Les livres chinois avant l’invention du papier

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LES LIVRES CHINOIS
AVANT L’INVENTION DU PAPIER
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PAR
ÉDOUARD CHAVANNES
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On sait que les Chinois sont les inventeurs du papier. C’est un certain Ts’ai Louen 蔡倫 qui, en l’an 105 de notre ère, eut l’idée de fabriquer avec des matériaux de rebut une substance à la fois légère et économique, remplaçant avantageusement celles qui jusqu’alors avaient reçu l’écriture. Le passage du Heou Han chou (chap. cviii, p. 2 vo)[1] qui relate cette découverte mémorable, nous renseigne en même temps sur les procédés auxquels on avait recours avant qu’on connût le papier : « Depuis l’antiquité les documents écrits étaient le plus souvent des liasses formées de fiches en bambou ; quand on se servait de tissus de soie (au lieu de fiches en bambou), on donnait (à ces tissus) le nom de tche [texte chinois]. Les soies étaient coûteuses et les fiches étaient pesantes ; toutes deux étaient incommodes. (Ts’ai) Louen conçut alors l’idée de se servir d’écorce d’arbre[2] , de têtes de chanvre, ainsi que de vieux chiffons de toile et filets de pêcheurs[3], pour en faire du tche [texte chinois]. La première année yuan-hing (105 ap. J.-C), il offrit son invention à l’empereur qui loua son habileté. À partir de ce moment il n’y eut personne qui n’adoptât l’usage (de son papier), et c’est pourquoi dans l’empire tous donnèrent (au papier) le nom de tche de l’honorable Ts’ai [texte chinois] » (n° 1) [texte chinois] [texte chinois]

L’expression [texte chinois] « le bambou et la soie », signifiant « les écrits », confirme le témoignage du Heou Han chou que ces deux substances étaient employées concurremment avant l’invention du papier. Tongfang Cho [texte chinois], dans une composition littéraire qu’il écrivit vers l’an 100 avant notre ère, dit que les innombrables dissertations de ses contemporains « sont exposées sur le bambou et sur la soie » (n° II) [texte chinois] (Ts’ien Han chou, chap. lxv, p. 2 v°). En 82 avant J.-C, l’ancien général chinois Li Ling [texte chinois], réfugié chez les Hiong-nou, félicite l’ambassadeur des Han, Sou W ou [texte chinois], dont l’appellation était Tseu-k’ing [texte chinois], en ces termes : « Tseu-k’ing, aucun ne vous dépasse parmi tous ceux qui, depuis l’antiquité, ont été cités sur le bambou et sur la soie ou représentés par les couleurs de la peinture » (n° III) [texte chinois] (Ts’ien Han chou, chap. liv, p. 9 r"). De même, Teng Yu [texte chinois] (2-58 après J. C.) fait cette déclaration au futur empereur Kouang-wou : « Je désire seulement voir illustrer votre prestige et votre vertu de manière à ce qu’ils deviennent (vastes) comme les quatre mers; si je puis y contribuer pour ma faible part, je ferai ainsi descendre ma glorieuse renommée sur le bambou et sur la soie » (n° IV) [texte chinois] (Heou Han chou, chap. xlvi, p. 1 i°).

§ 1. Les Écrits sur soie.

De ces deux substances, le bambou, comme l’indique le texte n° I, était le plus souvent employé. La soie, à cause de sa cherté, était rarement mise en usage ; il semble d’ailleurs qu’elle n’ait été utilisée que tardivement par ceux qui voulaient écrire ; mon impression est qu’on n’y eut recours qu’après l’invention du pinceau à l’époque de Ts’in Che-houangti (221-210 avant J.-C) ; du moins, n’ai-je relevé aucun texte qui fasse allusion aux écrits sur soie antérieurement à cette date.

Du texte n° I, on serait tenté de conduire que le mot tche [texte chinois], qui désigne aujourd’hui le papier, s’appliquait primitivement aux étoffes de soie [texte chinois] sur lesquelles on écrivait ; le papier ne fut d’abord connu que sous le nom de tche de l’honorable Ts’ai, afin de le distinguer du tche proprement dit qui était en soie ; ainsi s’explique que le caractère [texte chinois] ait été composé avec le radical de la soie. Je crois cependant que le texte du Heou Han chou n’est pas rigoureusement exact et qu’il y a une distinction à établir entre, d’une part le tche [texte chinois] qui, avant Ts’ai Loaen, était un véritable papier fait avec de la bourre de soie, et, d’autre part, le po [texte chinois] qui était une étoffe de soie. C’est ce que je vais essayer de démontrer.

Dans le Chouo wen [texte chinois], qui fut terminé en l’an 100 de notre ère, et qui est par conséquent antérieur à l’invention de Ts’ai Louen, le mot [texte chinois] est défini comme suit : (n° V) [texte chinois], ce qui signifie littéralement « une natte de bourre de soie ». Cette explication énigmatique à besoin d’être éclaircie : de nos jours encore[4], les formes dont on se sert en Chine pour lever les feuilles de papier sont constituées par une fine natte de bambou montée sur un cadre en bois ; on plonge cette forme dans la cuve pleine de pâte de papier ; en la retirant, on ramène une certaine quantité de pâte qui se dépose sur toute la surface de la natte et donne en se desséchant une feuille de papier. Le Chouo wen fait allusion à un procédé analogue ; en effet, tandis qu’il définit le tche comme étant « une natte de bourre de soie », c’est-à-dire ce qui se dépose de bourre de soie sur la natte qui tient lieu de forme, il définit le mot [texte chinois] « natte » de la manière suivante : « une natte pour épurer la bourre de soie » (n° VI) [texte chinois], et il donne encore du mot [texte chinois] « épurer » la définition : « l’acte de battre de la bourre de soie dans l’eau » (n° VII) [texte chinois]. Ainsi, on battait dans l’eau la bourre de cocons de soie pour la désagréger, pour la réduire en pâte, et pour en éliminer les parties grossières qui venaient flotter à la surface de l’eau ; on prenait ensuite une natte afin de recueillir la bourre de soie épurée qui se déposait à la surface pour produire après dessication une feuille de papier. Touan Yu-ts’ai [texte chinois] (1735-1806), dans son commentaire du Chouo wen, au mot [texte chinois][5], dit : Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/14 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/15 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/16 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/17 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/18 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/19 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/20 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/21 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/22 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/23 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/24 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/25 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/26 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/27 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/28 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/29 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/30 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/31 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/32 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/33 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/34 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/35 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/36 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/37 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/38 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/39 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/40 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/41 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/42 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/43 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/44 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/45 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/46 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/47 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/48 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/49 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/50 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/51 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/52 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/53 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/54 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/55 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/56 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/57 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/58 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/59 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/60 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/61 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/62 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/63 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/64 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/65 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/66 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/67 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/68 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/69 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/70 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/71 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/72 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/73 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/74 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/75 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/76 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/77 Page:Journal asiatique, série 10, tome 5.djvu/78 200 après J.-C, nous dit que de son temps les scribes se servaient encore du couteau à effacer (texte n° LXXII), ce qui prouve qu’ils continuaient à écrire sur les fiches en bois. Les fiches de Niya sont un des spécimens tardifs de ce que furent pendant plus de mille ans les livres chinois[6].

  1. Ce texte a été signalé pour la première fois par Stanislas Julien qui paraît cependant n’avoir pas eu recours directement au Heou Han chou (cf. St. Julien et P. Champion, Industries anciennes et modernes de l’empire chinois, p. 141) ; il a été ensuite étudié par Hirth, dans son article intitulé : Die Erfindung des Papiers in China (Chinesische Studien, Erster Band, p. 266-267).
  2. Le mot [texte chinois] signifie proprement « la peau ». Comme on le verra dans la note suivante, l’écorce dont se servait Ts’ai Louen était celle du mûrier à papier (Broussonetia papyrifera). Sur la fabrication actuelle de ce papier, voir St. Julien et P. Champion, op. cit., p. 149.
  3. Il ne faudrait pas croire que Ts’ai Louen mêlait tous ces ingrédients hétérogènes pour faire son papier. Chacune de ces espèces de substances servait à faire im papier d’une sorte particulière. Le Ko tche king yuan [texte chinois] (chap. xxvii, p. 7 v°) cite le Yu fou tche [texte chinois] qui dit : « Pour ce qui est du papier de l’honorable Ts’ai, quand il était fait de vieux chanvre, on l’appelait papier de chanvre ; quand il était fait d’écorce d’arbre, on l’appelait papier de mûrier (Broussonelia papyrifera) ; quand il était fait de vieux filets de pêcheurs, on l’appelait papier de filets » [texte chinois] J’ai vainement cherché ce passage dans les chapitres intitulés You fou tche du Heou Han chou, du Tsin chou, du Kieou T’ang chou et du Song che ; mais il peut m’avoir échappé.
  4. Cf. St. Julien et P. Champion, op. cit., p. 143.
  5. Chap. XIII, a, p. 33 r° et v° du Chono wen de Touan Ya-ts’ai, édition de 1889.
  6. Le texte le plus ancien où soient mentionnés les écrits sur fiches paraît se trouver dans le Che king (section Siao ya, décade I, ode 8, strophe 4) ; « nous redoutons ces écrits sur fiches » [texte chinois], disent des soldats qui se plaignent des fatigues endurées dans une expédition militaire, mais qui n’osent enfreindre les ordres écrits de leurs chefs.