Les localisations cérébrales/01

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LES LOCALISATIONS CÉRÉBRALES



Le cerveau divisé, comme on sait, en deux hémisphères symétriques, présente à sa surface une couche de substance grise, épaisse de plusieurs millimètres et repliée sur elle-même de manière à former chez l’homme et chez quelques animaux des circonvolutions qui en augmentent l’étendue.

Bien des raisons qu’il est inutile de rappeler ici ont prouvé que cette couche corticale, constituée par un nombre considérable d’éléments nerveux (cellules), est principalement le siége des actes psychiques. Mais on ignorait, jusque dans ces derniers temps, si certains de ces actes s’effectuent spécialement dans certaines régions circonscrites de l’écorce. Des hommes d’une compétence indiscutable s’étaient même prononcés contre la doctrine des localisations[1], soit par suite d’une réaction naturelle contre les extravagances de Gall, soit à cause de l’autorité scientifique de Flourens[2].

Mais les exagérations des phrénologistes ne pouvaient compromettre définitivement la cause des localisations ; et les affirmations de Flourens n’eurent qu’un crédit passager car on ne tarda pas à reconnaître que des mutilations sur les lapins et sur les poules, animaux qui ne brillent pas par leur intelligence, ne fournissent que des présomptions, loin d’apporter des preuves. On n’a pas cependant négligé l’investigation sur les animaux, mais on les a mieux choisis sous le rapport intellectuel, et surtout on a accordé une valeur plus grande aux bonnes observations pathologiques recueillies sur l’homme. On a compris que c’était à l’homme lui-même qu’il fallait s’adresser pour pénétrer les mystères du cerveau humain, méthode évidemment plus sûre et qui est d’ailleurs (vu l’existence de facultés propres à l’homme) parfois la seule applicable.

I

L’aphasie.

La faculté dont la localisation a été la première établie sur des faits scientifiques est précisément dans ce cas : c’est celle du langage[3]. Dès 1825 M. le professeur Bouillaud, se fondant sur quelques faits pathologiques, soutint qu’elle siége dans les lobes antérieurs du cerveau[4]. Il ne put faire accepter son opinion, bien qu’il ne précisât pas davantage, ou plutôt parce qu’il ne précisait pas assez. Car le territoire du langage étant situé, ainsi qu’on va le voir, tout-à-fait à la partie postéro-inférieure du lobe frontal, les lésions de la partie la plus antérieure de ce lobe pouvant, par conséquent, ne pas troubler ses fonctions, les adversaires de M. Bouillaud avaient beau jeu à lui citer l’histoire des blessés qui avaient conservé jusqu’à la fin de leur vie l’usage de la parole, quoique la partie antérieure de leur cerveau eût été labourée par un projectile[5].

Localisant davantage, M. le professeur Broca put échapper à ce genre d’objections. Il eut, à l’hospice de Bicêtre, l’occasion d’observer un individu présentant cette particularité singulière de ne pouvoir prononcer qu’un seul mot ou plutôt une seule syllabe : tan. Quelle que fut la question qu’on lui adressât, il répondait invariablement : tan. Et cependant cet individu n’était pas idiot ; sa maladie ne datait que de quelques années, et il était facile de se convaincre qu’il avait conservé son intelligence. À l’autopsie de ce malade, M. Broca ne trouva qu’une lésion limitée à la partie postérieure de la circonvolution frontale gauche.

Face latérale gauche du cerveau de l’homme[6]. Le sillon marqué en avant par les lettres ss et qui se dirige horizontalement d’avant en arrière porte le nom de scissure de Sylvius ; le sillon oblique, désigné en haut par R, est la scissure de Rolando. La circonvolution A se nomme frontale ascendante (ou marginale antérieure parce qu’elle limite en avant la scissure de Rolando). Elle se continue, comme on voit, avec la troisième circonvolution de Broca (F3) et qui est bornée en bas par la scissure de Sylvius. F2 et F1 sont les 2e et 1re circonvolutions frontales.

La circonvolution B est la pariétale ascendante (ou marginale postérieure parce qu’elle limite en arrière la scissure de Rolando), P1 et P2 sont les lobules pariétaux ; T1, T2 et T3 les circonvolutions temporales. La partie blanche, à droite de ces dernières, est le lobe occipital, c’est-à-dire la partie la plus postérieure du cerveau.

Peu de temps après, M. Broca observa un autre malade dont tout le vocabulaire se réduisait à quatre mots et qui avait également conservé son intelligence. L’autopsie lui permit de constater l’existence d’une lésion occupant aussi la troisième circonvolution frontale gauche. Pour un esprit aussi généralisateur que celui de M. Broca, l’enseignement de ces deux faits ne devait pas être perdu : par une induction hardie, il affirma que cette circonvolution était le siége de la faculté du langage[7].

Le retentissement du mémoire de M. Broca fut immense. Depuis longtemps les médecins connaissaient le symptôme que présentaient les malades de Bicêtre, et, par les noms d’alalie, de paralalie, etc., le distinguaient de l’aphonie, de la mutité, de l’idiotie et de la démence[8]. Dès que M. Broca eut annoncé qu’il correspond à une lésion parfaitement localisée, on se mit avec ardeur à vérifier cette assertion, et en peu d’années on publia de divers côtés un nombre considérable de faits d’aphémie ou d’aphasie (tel est le nom qui prévalut) avec autopsie.

Pour la plupart ils confirment la doctrine de M. Broca, bien que depuis un certain temps on ait cessé de livrer à la publicité les faits à l’appui devenus vulgaires, tandis qu’on s’empressait toujours de mettre au jour les faits contradictoires, plus intéressants parce qu’ils étaient plus rares. Ces derniers (recueillis souvent avec un parti pris évident) peuvent se ranger en trois catégories :

1o Cas où, avec des lésions situées ailleurs que dans la circonvolution sus-indiquée, coexiste une prétendue aphasie.

2o Cas où, avec des lésions situées ailleurs que dans la circonvolution sus-indiquée, coexiste une aphasie vraie.

3o Cas de destruction de la partie antérieure du cerveau, sans trouble du langage.

Examinons brièvement ces trois catégories :

1o Il est certain que dans les premiers temps qui ont suivi la découverte de M. Broca, quelques personnes peu habituées à une analyse psychologique, même élémentaire, ont considéré comme aphasiques des malades amnésiques ou déments. Rien d’étonnant qu’ils n’aient pas rencontré la lésion qu’ils cherchaient à tort.

2o Relativement aux cas d’aphasie avec lésion des parties profondes du cerveau, je ferai observer que si la lésion siége sur le trajet des fibres qui, de la troisième circonvolution, gagnent les nerfs de la langue et si elle en interrompt la continuité, elle équivaudra strictement à une lésion de la circonvolution elle-même. Dans ce cas, le fait loin de contredire la règle, la confirme, pourvu qu’on veuille bien l’interpréter exactement.

Quant aux faits qui ne peuvent être expliqués de cette manière, je me bornerai à rappeler l’erreur, post hoc, ergo propter hoc. De ce qu’une lésion, du lobe postérieur, par exemple, coexiste avec l’aphasie, il ne s’en suit pas qu’elle tienne cette dernière sous sa dépendance. Chez les vieillards surtout, les lésions cérébrales sont fréquemment multiples, parce que la cause qui produit chez eux le ramollissement cérébral (l’obstruction artérielle), agit simultanément sur un bon nombre de départements vasculaires ; et nul doute que maint observateur n’ait laissé échapper une petite lésion de la troisième circonvolution frontale, si son attention était détournée par une grosse lésion située ailleurs, surtout s’il n’était pas très-exercé à l’investigation si délicate du système nerveux. Personne d’ailleurs ne conteste que des symptômes nerveux divers, et notamment que l’aphasie, surtout quand elle n’est pas très-persistante[9], puissent exister sans lésion apparente, c’est-à-dire sans qu’une altération quelconque soit appréciable à nos moyens d’exploration encore imparfaits.

3o J’arrive à la troisième catégorie, c’est-à-dire aux lésions des lobes frontaux sans aphasie. Là encore il s’est glissé des erreurs d’observation, dans les histoires antérieures à ces dernières années. Puis c’est surtout sur le champ de bataille, c’est-à-dire dans des conditions peu favorables à une observation exacte, qu’on rencontre des destructions du cerveau fort étendues. Parfois, il est vrai, les blessés ont paru conserver l’intégrité du langage, mais dans ces on n’a jamais mentionné explicitement à l’autopsie la lésion de la troisième circonvolution gauche. Si un lobe cérébral était tout entier détruit, c’était le droit.

Car, il importe de le remarquer, les lésions de la troisième circonvolution frontale droite peuvent ne pas s’accompagner d’aphasie, tandis que les lésions de la troisième circonvolution frontale gauche entraînent toujours des troubles du langage. De là, doit-on conclure que les divers territoires de l’hémisphère gauche ne sont pas fonctionnellement symétriques avec ceux de l’hémisphère droit ? Bien des motifs qu’il est hors de propos de rapporter ici sont contraires à cette hypothèse ; au contraire l’explication suivante est toute naturelle :

On sait qu’à cause d’un entrecroisement des nerfs à la base du cerveau (disposition anatomique connue depuis Galien), c’est à l’hémisphère gauche du cerveau que correspond le côté droit du corps. Or, puisque nous sommes naturellement droitiers de la main, il faut nécessairement, suivant l’expression de M. Broca, que nous soyons gauchers du cerveau. En d’autres termes, puisque c’est la main droite qui nous sert le plus dans les divers actes de la vie, et qu’elle n’est en correspondance qu’avec l’hémisphère gauche, c’est celui-ci qui fonctionne, quand nous voulons écrire, faire un geste, etc. Quoi d’étonnant, dès lors, qu’il fonctionne aussi de préférence quand nous voulons parler ? Et si l’hémisphère droit agit moins activement dans nos relations avec le monde extérieur, qu’y a-t-il de surprenant que les lésions de sa troisième circonvolution frontale soient quelquefois sans notable influence sur le langage. Quand elles produisent une aphasie très-prononcée, les sujets sont généralement des ambidextres ou des gauchers.

Bien que je ne puisse, faute de place, qu’indiquer ici les éléments de la discussion, et que je doive renvoyer pour les détails à un ouvrage plus complet sur la matière[10], la critique précédente aura peut-être suffi à montrer que les faits opposés à la doctrine de M. Broca ne sont pas probants, ou qu’ils constituent des exceptions inévitables qui confirment sinon la lettre, au moins l’esprit de la loi. C’est donc dans un point bien limité de la couche corticale, dans la troisième circonvolution frontale et plus spécialement dans celle du côté gauche, que se trouve localisée la faculté du langage. On verra dans un prochain article qu’à d’autres portions de l’écorce répondent des localisations non moins solidement établies.

R. Lépine,
Professeur agrégé à la faculté de médecine,
Médecin des hôpitaux de Paris.
(À suivre.)
  1. M. le professeur Vulpian, dans son excellent ouvrage sur le système nerveux, dit relativement aux fonctions de la couche corticale que « rien n’autorise une hypothèse de ce genre. » (Leçons sur la physiologie du système nerveux, 1866, p. 719.)
  2. Voici comment s’exprime ce célèbre physiologiste : « On peut retrancher soit par devant, soit par derrière, soit par en haut, soit par côté, une portion assez étendue des lobes cérébraux sans que leurs fonctions soient perdues. Une portion assez restreinte de ces lobes suffit donc à l’exercice de leurs fonctions… » Mais la déperdition de substance devenant plus considérable « dès qu’une perception est perdue, toutes le sont ; dès qu’une faculté disparaît, toutes disparaissent. Il n’y a donc point de siéges divers, ni pour les diverses facultés, ni pour les diverses perceptions. » (Rech. exp. sur les propr. et les fonct. du système nerveux, 1842, 2e éd. p. 98 et suiv.)
  3. C’est uniquement pour la commodité de l’exposition que nous nous servons ici du mot de faculté, suivant en cela les errements de nos prédécesseurs ; nous sommes les premiers à reconnaître que cette expression n’est pas à l’abri de toute critique.
  4. Antérieurement, Gall avait déjà localisé la faculté du langage dans les lobes antérieurs, mais seulement dans leur portion sus-jacente à la voûte orbitaire. Comme cette localisation est tout à fait inexacte, on ne peut lui en faire un mérite.
  5. Voir notamment Bouillaud (Archives de médecine, 1825, l. VIII, et Bulletin de l’Académie, 1839, t. iv, p. 282, et id., 1848, t. xiii, p. 699 et suivantes.)
  6. Cette figure, ainsi que celle qui sera intercalée dans notre prochain article est empruntée aux leçons de M. le professeur Charcot sur les localisations dans les maladies cérébrales, qui ont paru l’an dernier dans le Progrès médical et qui seront prochainement publiées en un volume.
  7. Broca. (Société anatomique, 1861.)
  8. Voyez notamment : J. P. Frank, De alalia et aphonia, dans son Traité de médecine pratique ; Reil, De vocis et loquelœ vitiis. Hallæ, 1795. J. Frank, Praxeos medicœ… Lipsiæ, 1823, t. V, p. 44. Pinel, Traité de l’aliénation mentale, 2e édit. 1809. Goëthe l’indique en quelques traits dans Wilhem Meister, et l’illustre Lordat (de Montpellier) ; qui en avait été lui-même atteint d’une manière passagère, l’a soumis à une analyse psychologique délicate. (Analyse de la parole pour servira la théorie… Montpellier, 1843.)
  9. Par exemple, celle qui accompagne certains accès de migraine.
  10. Voir notamment pour la littérature de l’aphasie envisagée au point de vue de la doctrine des localisations, mon travail sur les Localisations dans les maladies cérébrales, Paris, 1875. Une nouvelle édition, entièrement refondue, est sous presse.