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Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/VIII

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CHAPITRE VIII.

Assemblées Politiques pendant l’interrègne.


1. Le mot d’interrègne porte avec soi sa définition, & tout le monde comprend assez qu’il désigne l’espace de tems, qui s’écoule depuis qu’un roi cesse de régner jusqu’à ce qu’un autre lui succede.

Interrègne.2. L’interrègne peut arriver en Pologne de quatre manières.

Par mort.3. En premier lieu, quand le roi meurt, & c’est ainsi que le trône vaque le plus Par abdication.ordinairement. En second lieu l’interrègne s’ouvre quand le roi abdique la couronne. Il est aisé de juger qu’un pareil événement est rare, les hommes aimant naturellement à commander. La chofe n’est pourtant pas, sans exemples. L’histoire apprend que Jagellon Ladislas, après avoir perdu sa femme Edwige, avoit formé le dessein d’abdiquer la couronne & de retourner en Lithuanie. Il s’imaginoit que les Polonois, qui jusques alors sembloient ne l’avoir vu de bon œil sur leur trône, qu’autant qu’il l’avoit partagé avec une princesse du sang des Piastes, n’auroient plus dans son veuvage aucun respect pour lui : mais les marques d’attachement que lui donna la noblesse, l’empêcherent d’effectuer sa résolution. Jean Casimir alla plus loin. Son abdication fut aussi effective que volontaire. Il quitta les rênes du gouvernement en pleine diette le 16 Septembre 1668. après un règne de vingt-ans.

Par abandon.En troisième lieu l’interrègne peut avoir pour cause l’abandon volontaire que le roi fait de sa couronne sans l’abdiquer formellement, mais en quittant le royaume secrètement & dans le dessein de n’y plus revenir. C’est ainsi que les Polonois déclarerent leur trône vacant, lorsqu’ils virent qu’Henri de Valois, qui les avoit abandonnés pour aller prendre possession de la couronne de France, ne revenoit point.

Par déposition.D’autres sujets odieux, tels que la tyrannie, l’inobservation ou des loix ou des Pacta conventa peuvent porter la nation à déposer le maître qu’elle s’est donné. Boleslas le hardi, Ladislas II, Micislas le vieux, & Ladislas Lostik s’attirerent cette honte par leur mauvaise conduite.

3. Quelque soit la cause de l’interrègne, les régles ou plutôt les opérations de la république sont toujours à peu près les mêmes ; ainsi nous ne parlerons que de l’interrègne naturel causé par la mort du roi.

Le primat devient Vice-roi pendant l’interrègne.4. Dès que ce malheur arrive, les fonctions du primat prennent une activité considérable. Sa première démarche, en qualité de Vice-roi, est d’envoyer des universaux aux palatinats & aux districts, tant de la Pologne que du grand duché, pour leur notifier la vacance du trône. Il faut remarquer que, si le siège de Gnesne étoit vacant, les importantes fonctions de la Vice royauté appartiendroient à l’évêque de Ploczko. Universaux du primat pour la diette de convocation5. Dans les universaux que le primat envoie, il indique la diette appellée de convocation, & les diétines qui doivent la précéder. Souvent il y joint diverses propositions concernant le maintien de la sureté publique ; parce qu’il n’est que trop ordinaire de voir des particuliers qui s’abandonnent au brigandage ou qui excitent d’autres troubles, dans un tems si propre à faire fermenter les passions. Il ne faut point oublier que ces universaux sont expédiés uniquement au nom du primat & munis seulement de son sceau, parce que les chancelliers du royaume & du grand duché perdent toute activité pendant l’interrègne.

Conseillers du primat.6. L’ordre & la bienséance veulent cependant que le primat, dans ses universaux, nomme les sénateurs qui lui servent alors de conseillers, & qui sont ceux que le hasard rassemble auprès du corps du roi défunt. Dans la suite plusieurs autres conseillers, tirés d’entre les évêques, les palatins & les castellans de Pologne ou de Lithuanie, s’attachent à lui. En vertu des anciennes constitutions, la noblesse met aussi près de sa personne des députés, soit pour l’assister, soit pour éclairer ses démarches ou pour tempérer sa puissance. Leur nombre n’est pas fixe, tantôt il y en a plus & tantôt moins : au reste cette précaution n’embarrasse gueres un primat habile ; car il n’est nullement obligé de faire de ses conseillers autant de confidens ; ainsi ne s’ouvrant qu’à propos, il demeure toujours le maître de former un parti considérable en faveur du candidat qu’il veut porter au trône.

Soins du grand trésorier.7. Pendant que le primat expédie les universaux, le grand trésorier fait dresser un lit de parade, où l’on expose le corps du roi défunt, après l’avoir embaumé. Il y reste jusques au couronnement du nouveau roi, qui le fait porter à Cracovie dans la sépulture de ses prédécesseurs : mais cette coutume n’est pas ancienne, car elle ne remonte qu’au tems de la mort de Sigismond Auguste, avant lequel l’on enterroit les rois plutôt ou plus tard suivant les diverses circonstances, & souvent dans des endroits différens, tellement qu’on peut dire qu’il n’y avoit rien de réglé là-dessus.

La proclamation de la mort du roi fait fermer tous les tribunaux.8. Les universaux ne sont pas arrivés dans les lieux de leur destination, que les palatins, les castellans, le staroste & les autres personnes considérables font publier la mort du roi, dans les villes & dans les campagnes, & aussitôt tous les tribunaux, tous les endroits où l’on a coutume de rendre la justice, sont obligés de cesser leurs fonctions, & leur activité demeure suspendue jusques au couronnement d’un nouveau roi.

Diétines.9. C’est alors que commencent les diétines. La noblesse y choisit les nonces qu’elle veut envoyer à la diette d’élection, elle leur donne ses instructions sur les points qui l’intéressent par rapport à l’élection future ; elle fait les réglemens qu’elle juge convenables en particulier pour la sûreté de son territoire. Comme une entière suspension de la justice laisseroit les réglemens en question sans force & sans vigueur, on crée alors des juges extraordinaires nommés en Polonois juges de Kaptur, terme singulier qui signifie juges à tête voilée, sans doute pour exprimer le deuil dans lequel la mort du roi plonge la république. Quoi qu’il en soit, les procès ne durent pas long-tems avec ces sortes de juges, car leurs décisions sont ou doivent être aussi promptes que sévères : mais elles n’ont pour objet que les causes criminelles, sans qu’on y puisse avoir recours pour les causes civiles.

Devoirs des généraux.10. Aussitôt que les généraux ont été informés de la mort du roi, leur devoir est de garder les frontières & d’empêcher, autant qu’ils le peuvent, qu’aucun voisin ne fasse une irruption dans l’intérieur de la république. Les anciens Polonois suivoient fidélement cet usage & ils avoient assez de forces pour en tirer profit. Maintenant tout le monde sait que leurs armées sont si foibles qu’on peut, sans les craindre, entrer chez eux & violenter impunément leurs suffrages. Les loix néanmoins s’expriment fortement à cet égard, & leur attention sur un objet de si grande importance va jusqu’au point, qu’elles permettent aux généraux de s’exempter d’assister à la diette d’élection, lorsqu’ils croient que la sureté publique l’exige : mais l’intérêt personnel leur fait trop bien sentir qu’ils doivent prendre part à la nomination de leur maître : ainsi l’on ne voit guère qu’en vertu de cette permission ils restent à la tête de leurs troupes.

11. Toutes choses étant disposées de la forte, les nonces se rendent au lieu marqué par le primat pour tenir la diette de convocation, & c’est ordinairement à Varsovie.

Diette de convocation.12. Cette diette ressemble aux autres dans les points fondamentaux ; même liberté, même unanimité de suffrages, tant pour l’élection du maréchal, que pour les articles qu’on veut statuer, mêmes cérémonies pour la réunion des deux chambres. Voici les seules différences remarquables. En premier lieu, le trône est différemment situé ; car le ciel en est rabaissé & le fauteuil du primat y est plus séparé des sièges qu’occupent les autres sénateurs, que dans les diettes qui se tiennent sous les yeux du roi : ainsi la place du primat est plus rapprochée du trône, par le moyen d’un arrondissement que l’on pratique exprès à la tête du rang où il se trouve. Enfin cette diette ne doit, suivant les constitutions, durer que deux semaines : mais comme les affaires qu’on y traite sont très importantes, & qu’il seroit moralement impossible de les arranger dans un terme si court, on a coutume de la prolonger.

Matières qui se traitent dans la diette de convocation.13. Voilà tout ce qui regarde l’essence de la diette de convocation, diette qui est toujours très nombreuse, parce que les diétines qui la précédent manquent rarement de se tenir : chaque palatinat & chaque district ayant à cœur d’y envoyer ses nonces, pour prendre de bonne heure part aux affaires de l’interrègne & à la nomination du roi futur. Il s’agit maintenant d’expliquer la nature des matières sur lesquelles roulent ordinairement les délibérations d’une si grande assemblée.

Kaptur.14. On y établit d’abord pour la sûreté publique, les jugemens généraux de Kaptur soumis à la discrétion des grands & petits maréchaux tant de Pologne que de Lithuanie. Ces jugemens-ci sont appellés généraux, pour les distinguer des jugemens particuliers de la même espèce, établis de côté & d’autre, dans les districts & dans les palatinats. Ces jugemens particuliers n’ont pour objet que les causes criminelles, qui concernent les habitans d’un territoire particulier : mais les généraux peuvent s’étendre indifféremment sur toutes les personnes qui viennent aux diettes de convocation & d’élection, de quelque territoire qu’elles soient.

Mesures pour la sûreté publique.15. On examine les mesures que le Primat, les généraux, les palatinats & autres territoires, ont prises chacun de leur côté pour la sureté publique, tant interne qu’externe. L’on y ajoute ou l’on en retranche, selon que l’assemblée le juge à propos.

Lecture des lettres.16. Le grand secrétaire ou le référendaire de la couronne lit ensuite à haute voix les lettres écrites au sénat par des rois ou autres princes étrangers. Le maréchal des nonces lit de même celles qui sont adressées à l’ordre équestre. Cette lecture manque rarement d’exciter bien des réflexions & bien des débats : car à proportion que l’on croit développer les sentimens de telles ou telles puissances soit pour favoriser ou pour exclure un candidat, soit pour gêner ou pour maintenir la liberté du champ électoral, les passions & l’intérêt fermentent chez tous les membres de la diette. Il n’est gueres de particuliers qui ne souhaitent, & qui ne tâchent de jetter dès lors les fondemens d’une élection convenable à leurs vues.

Conseillers du primat.17. On nomme dans cette diette les conseillers tirés de l’ordre des sénateurs & les Députés de la noblesse qui doivent assister le Primat, ainsi que le porte l’article 6. de ce chapitre : on en choisit d’autres pour demeurer auprès des généraux, tant de la Couronne, que de Lithuanie, afin de leur former une espèce de conseil de guerre, surtout lorsqu’on a lieu d’appréhender quelqu’irruption de la part des puissances voisines.

18. D’autres sont encore choisis dans les deux ordres pour examiner l’état actuel des biens qui font les revenus du roi, & pour en faire un fidèle rapport au tems de l’élection.

19. Ensuite outre les huit sénateurs qui, pendant l’interrègne, doivent suivant les constitutions garder le trésor de la république ; & qui sont, le castellan & le palatin de Cracovie, les palatins de Posnanie, de Wilna, de Sandomir, de Kalitsz, de Trocki & le grand Trésorier, l’on charge divers membres des deux ordres de dresser l’inventaire des bijoux de la couronne, afin de le présenter à la diette de couronnement.

Conduite envers les ministres étrangers.20. On doit, pendant la diette de convocation, selon les anciens réglemens, signifier aux ministres étrangers qu’ils aient à s’éloigner de Varsovie : & il faut leur marquer l’endroit où ils demeureront jusques à ce que la diette d’élection soit terminée. Si cependant ces ministres s’obstinoient à rester dans la ville, les mêmes constitutions veulent que, loin d’exercer contre eux la moindre violence, on les y laisse, en se contentant d’éclairer leur conduite, par le moyen de quelque personne chargée de cette commission. Il est facile de juger qu’en cela les loix n’ont d’autre but, que d’empêcher les brigues & la séduction : mais cette ordonnance trouve dans la pratique bien des contrariétés, aussi ne la met-on guère en œuvre que pour la forme. Lors qu’on fit cette sommation à M. le Marquis de Monti, sa réponse fut que les « ministres de France étoient depuis plus de deux siècles en possession d’assister aux élections des rois de Pologne ; & qu’il se flattoit qu’on ne voudroit pas commencer par lui pour abroger cet usage ; & il ajouta que, si pourtant le bien de la république exigeoit qu’il s’éloignât, il ne refuseroit pas de lui donner cette marque d’amitié. »

M. de Lowenvold ambassadeur de Russie dit en propres termes : « l’impératrice m’a envoyé pour résider de sa part à Varsovie & non à la campagne. »

M. de Welfzeck ambassadeur de Vienne déclara « qu’il ne pouvoit faire une pareille démarche ; & que, si on l’obligeoit à quitter la ville, il étoit persuadé que l’empereur son maître lui donneroit, pour lui servir de cortège & pour le ramener, les régiments qui étoient en Silésie. »

Ainsi vers l’ouverture de la diette pour l’avant-dernière élection, il n’y eut que messieurs de Wackerbath & le général Bauditz ministres de Saxe, qui se retirèrent au palais Dujazdon, à un petit quart de lieue de la ville, & non à deux lieues, comme le prétend mal à propos M. Massuet.

Exorbitance.21. Souvent dans la diette de convocation, on met sur le tapis la matière des exorbitances, & souvent faute de tems on diffère d’en parler jusques à la diette d’élection.

22. Sous le nom d’exorbitances, on entend principalement les griefs que la nation peut avoir contre le roi défunt, par exemple, la violation des pacta conventa, les impôts déplacés ou trop onéreux, l’argent du trésor mal employé, les jugemens iniques, la persécution soufferte par un ou plusieurs citoyens, les Starosties & les dignités données au plus offrant, la prédilection marquée pour quelque famille, la guerre, la paix, les traités faits sans l’aveu de toute la république : enfin mille autres choses semblables, dont la multitude manque rarement dans ces occasions d’accuser ses maîtres, soit quelle en ait raison ou non. Il y a aussi des exorbitances, dont les plaintes ne tombent que sur les particuliers, tels sont les abus de la faveur ou des charges, les intrigues ou les largesses des maisons puissantes pour corrompre les tribunaux, & pour disposer à leur gré du sort de leurs compatriotes : la trop grande complaisance pour la cour, la collusion avec les étrangers, en un mot, les attentats contre la tranquillité, la liberté & les franchises d’une noblesse, qui ne fonde avec raison son bonheur que sur une parfaite égalité de droits entre le riche & le pauvre.

23. Aucun tems n’est plus propre que l’interrègne, pour donner l’essor aux plaintes que la nation peut avoir à faire sur de pareils griefs ; car alors elle ne craint ni le roi ni ses favoris. En cela elle imite à peu-près les anciens Égyptiens, qui faisoient le procès à leurs maîtres, avant que de leur rendre les honneurs de la sépulture. Au reste la prudence & la sûreté des Polonois veulent qu’ils agissent de la sorte, puisque de l’examen des exorbitances, provient un nouveau plan pour les pacta conventa, & par conséquent l’espoir d’un meilleur sort sous le règne suivant.

Confédération, suite de la convocation.24. Si la diette de convocation est rompue, le parti le plus nombreux, qui est ordinairement celui du Primat, ne manque jamais de se confédérer : & si elle s’achève heureusement, elle se termine par une confédération générale des deux ordres, qui conviennent tantôt de donner l’exclusion aux Piastes, comme on le fit après la mort de Jean Sobiesky : tantôt d’exclure les étrangers, comme cela est arrivé à la fin du dernier règne.

25. Lorsqu’on a réglé ce point important, on convient du jour auquel s’assemblera la diette d’élection, & de la manière dont la noblesse devra s’y présenter, avec quelle suite & avec quels équipages. C’est une chose qu’il faut arranger nécessairement & même avec beaucoup de sagesse : car la populace immense, que les Polonois traînent ordinairement après eux, pourroit dans une semblable conjoncture causer bien du trouble & affamer la province.

26. Enfin le Primat, les sénateurs, les ministres & les nonces signent l’acte de la confédération : acte qui contient les pacta dont on est convenu pour la sûreté tant interne qu’externe, & pour la manière d’élire le roi. Ils signent outre cela un formulaire de serment approprié au rang de chacun d’entre eux, & par lequel ils s’engagent, en premier lieu, à ne nommer & ne choisir pour roi qu’un candidat tel que la confédération le désigne : en second lieu, à ne se livrer ni à l’intérêt particulier ni aux cabales : en troisième lieu, à regarder comme ennemi de la patrie quiconque n’accédera pas à la confédération présente, ou quiconque entreprendra de faire scission. Il y a de plus le serment du garde de la couronne, qui porte qu’il ne la remettra qu’à celui que les ordres assemblés auront librement reconnu pour chef de la république.

Diétines de relations.27. Après que la diette de convocation est séparée, les nonces s’en retournent dans leurs provinces, où l’on tient des diétines, auxquelles ils font rapport de ce qui s’est passé dans la diette. Sur ce rapport la noblesse de chaque district prend les mesures qu’elle juge convenables ; & il n’est pas rare de voir qu’on y en prenne de directement contraire au projet de la confédération formée sous les yeux du primat.

28. C’est donc de l’habileté du primat d’empêcher, autant qu’il le peut, par son activité & celle de ses adhérens, que cette foule innombrable de gentils-hommes, qui doivent figurer dans le champ électoral, n’y apportent quelque penchant à faire scission. Le meilleur moyen pour éviter ce malheur est de les engager par des libéralités, & par l’espoir d’un avenir flatteur, à signer le formulaire du serment & à se confédérer comme les autres. Mais il s’en trouve toujours quantité de rétifs, soit qu’ils aient déjà des vues opposées, soit qu’ils veuillent demeurer maîtres de bien vendre leurs suffrages, & d’embrasser le parti qui leur plaira suivant les circonstances. Quoiqu’il en puisse être, les diétines dont il s’agit, nomment leurs nonces pour assister à la diette d’élection, & indiquent le tems où les habitans des palatinats & des territoires monteront à cheval pour passer en revue, & pour se préparer à marcher chacun sous leurs drapeaux vers le champ de Wola.