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Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/XVII

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CHAPITRE XVII.

du caractére des Polonois.

1. Les Polonois sont naturellement robustes, aussi capables que les Moscovites

de soutenir la fatigue pendant l’hiver, & beaucoup plus propres qu’eux à résister aux ardeurs de l’été. Le cardinal de Polignac a prétendu qu’aucun autre peuple ne ressemble mieux aux François par les traits du visage & par la taille : il poussa même la parité jusqu’aux qualités du cœur & de l’esprit.

2. Sans examiner géométriquement l’idée de cet illustre prélat, l’on peut dire que les Polonois ont beaucoup de vivacité, beaucoup d’ouverture d’esprit, une conception qui les feroit briller dans les sciences, si leur éducation étoit mieux dirigée ; & une valeur qui deviendroit redoutable, pour peu qu’elle fût secondée par une bonne discipline. Ils sont affables & hospitaliers : ils accueillent les étrangers avec un empressement que l’on ne rencontre guère chez les autres nations. L’idole caressée doit cependant savoir qu’en général c’est un fond d’ostentation qui anime l’enthousiasme de leurs politesses : aussi bientôt leur inconstance naturelle leur fait jouer un rôle tout différent. Ennuyés d’avoir des attentions coûteuses, ils s’appliquent à dégoûter les personnes qui en étoient l’objet ; & ils y réussissent infailliblement par quantité de mauvaises manières. Amis légers, ennemis peu opiniâtres, ils passent leurs jours dans un flux & reflux continuel de brouilleries & de raccommodemens. Cette flexibilité d’humeur ; qui d’un côté les rend adroits courtisans, sert de l’autre à faire oublier promtement les injures & les bienfaits ; de sorte que la plupart du tems on peut se dispenser de compter sur leur reconnoissance ainsi que d’appréhender l’effet de leurs menaces. En les étudiant, on les trouve artificieux sous un air de candeur, orateurs nés dans leur langue, stilés aux intrigues presque dès le berceau, cependant plus féconds en expédiens détachés, que profonds dans les principes de la grande politique. Comme la constitution de leur gouvernement leur fournit mille moyens d’être artisans de leur fortune, leur cupidité fermente dès la première jeunesse, & ils ont continuellement l’intérêt public dans la bouche, pendant que le seul intérêt particulier dirige leur cœur. Au reste la soif des richesses n’est pas jointe chez eux avec l’avarice. Jamais nation ne fut plus fastueuse ni plus dépensière. J’ai vu des seigneurs, n’ayant qu’un bien médiocre, donner des fêtes où le vin seul montoit à sept ou huit cents ducats, & les présens en bijoux, en pelleteries, en étoffes de perse, en armes & en chevaux à plusieurs milliers, sans parler des autres frais qui devoient être encore plus considérables, puisque c’étoit toute la noblesse d’un pays que l’on traitoit avec une magnificence digne des meilleures maisons souveraines. Vraisemblablement le lendemain d’un pareil étalage doit être quelquefois fort triste pour son auteur : mais l’usage prévaut, la raison & les frayeurs de l’indigence n’opposent ici que de foibles barrières au luxe & à la prodigalité. Un monde entier de domestiques, une foule d’équipages, dont ceux d’un maréchal de France ne paroîtroient que l’abrégé, composent ordinairement le cortège d’un nonce ou d’un député au tribunal. De-là il suit que les Polonois, en multipliant coup sur coup leurs besoins, sont perpétuellement mécontens de leur sort, de leur roi & de leurs bienfaiteurs.

3. Par une suite de l’expérience réfléchie qui a conduit le pinceau qui vient de tracer ce tableau général, on doit avouer que la vertu, la candeur, la fermeté, le désintéressement, la générosité sans aprêt & le zêle du bien public ne sont point des qualités inconnues chez les Polonois. Il faut même ajoûter que la plupart des vices qu’on leur reproche naissent plutôt de la constitution de leur gouvernement, que du fond de leur tempérament, & de leur caractère. Celui-ci les porte à une certaine douceur qui les éloigne des grands crimes. Deux siècles montrent parmi eux beaucoup moins d’assassinats, d’empoisonnemens & d’autres excès semblables, que deux ans n’en font voir dans d’autres pays les mieux policés : en appréciant bien les choses, peut-être trouvera-t-on que rien ne sauroit être plus glorieux pour le cœur humain, dans un état où les loix sont sans vigueur, & où la licence & les passions peuvent prendre continuellement l’essort le plus vaste & le plus rapide.

Réflexions utiles aux ministres étrangers résidans en Pologne.4. De tout ce qu’on vient d’exposer concernant le caractère & les mœurs des Polonois, il résulte une observation à faire sur la conduite que doivent tenir les ministres étrangers que l’on envoie en Pologne. Le hasard m’a procuré à ce sujet quelques papiers de Wladislas Priemski Castellan de Kalitz, homme qui par ses belles qualités s’aquit beaucoup de réputation vers la fin du dernier siècle. Une longue lettre qu’il écrivit en 1695 à l’abbé de Polignac son ami intime montre quels étoient ses sentimens à ce sujet. Les voici recueillis fidélement en partie des éloges & en partie des conseils qu’il donnoit à ce ministre. « Si l’affabilité, si l’heureux talent de s’exprimer avec grâces & de penser sur le champ tant pour concilier les esprits que pour éviter les pièges, enfin si l’attention la mieux suivie & la prudence la mieux soutenue sont nécessaires aux ambassadeurs & aux autres ministres subalternes, c’est principalement en Pologne, où l’on traite sans cesse avec une foule de gens extrêmement déliés, & dont il ne faut quelquefois qu’un mécontentement pour faire avorter les manœuvres le plus habilement concertées. Il convient que le train de vie soit décent, mais point de faste, point de magnificence habituelle dans les conjonctures tranquilles ; car la prodigalité des nationaux éclipsera toujours celle de l’étranger : ainsi la profusion ne sert qu’à fatiguer inutilement sa cour, lors que c’est elle qui lui fournit de l’argent. Outre cela, l’ostentation d’une dépense continuelle & publique ne sauroit manquer d’inspirer de violens soupçons à la cour. Le pays n’est que trop sujet aux révolutions, par conséquent rien de plus naturel que de croire qu’on en prépare, quand on s’épuise pour plaire à la multitude. » Fondé sur ces principes, le Castellan n’approuvoit point que la maison de l’abbé fut ouverte, au point que la noblesse y vécût à discrétion. « Songez, lui disoit-il, que les verres de vin de Hongrie que vous faites boire à tout ce monde là, sont autant de doses de France que vous faites avaler au roi & à la reine. »