Les métamorphoses d’une goutte d’eau/Les métamorphoses d’une goutte d’eau

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LES MÉTAMORPHOSES
D’UNE GOUTTE D’EAU.


Je naquis d’un violent coup de tonnerre qui combina les deux gaz dont je suis formée : et, poussée par un courant d’air inférieur, je m’élevai jusqu’à ce que je fusse réduite en vapeur légère. J’eus bientôt la conscience de mon existence, et j’entrai dans un indicible ravissement en voyant au-dessus de moi l’infini peuplé de mondes resplendissants, et au-dessous la terre, cette magnifique manifestation de l’amour sans bornes du Créateur. Fière de la place que je croyais occuper dans la création, j’espérais, dans mon ignorance profonde, pouvoir m’approcher de ces sphères lumineuses qui (ainsi le pensais-je) étaient peut-être peuplées de créatures étranges, et observer sous quelles formes diverses Dieu avait distribué la vie dans l’univers. Alors je fus prise d’un superbe dédain pour la planète que j’habitais. Tout occupée de mes rêves, et jouissant avec plénitude de l’existence qui venait de m’être accordée, je ne mettais pas de bornes à mes ambitieux désirs. Je parcourais l’espace en tous sens afin de connaître les différentes densités de l’air, parfaitement oublieuse des devoirs qui m’étaient imposés comme à toute autre créature.

Orgueilleuse d’errer en liberté dans les couches épurées de l’atmosphère, loin des émanations grossières de cette terre avec laquelle je comptais bien ne jamais avoir rien de commun, je m’élevais sans cesse vers le soleil qui m’attirait invinciblement.

Ne tenant aucun compte de la loi de gravitation qui m’attachait à la terre, et entièrement absorbée par l’espoir d’arriver jusqu’à l’astre vivifiant autour duquel se fait sa révolution, j’avais oublié le reste du monde, quand je fus violemment rappelée à la réalité en heurtant le sommet d’une haute montagne dont le contact me convertit instantanément en neige éblouissante. Nul ne saura jamais l’âcre douleur occasionnée par cette contraction subite ! Ce fut sans contredit la plus grande de toutes celles qui signalèrent ma longue existence, soumise à tant de vicissitudes, hélas !

Pendant le long hiver qui me tint attachée aux flancs de la montagne, je me demandai plus d’une fois si je serais rendue quelque jour à ma forme vaporeuse, et je contemplais tristement les astres brillants dont j’avais eu l’ambition d’approcher. Je compris enfin qu’il fallait acheter par quelques traverses le bonheur suprême d’habiter éternellement l’empyrée, où l’air est si pur et la liberté si grande ! Qu’avais-je fait, moi, née d’hier, pour mériter cette grande félicité ? où étaient les luttes soutenues ? quelles étaient mes victoires ?

Le premier souffle du printemps me liquéfia, et je coulai dans un de ces lacs qui se trouvent au sommet des montagnes de moyenne grandeur. La coupe intérieure de ce vaste réservoir nous portait vers une des parois que nous cherchions à rompre pour nous échapper. Que de temps il nous fallut pour y réussir ! Je passai là de longues années, usant le roc à mon tour quand le mouvement des eaux me portait vers lui. Mes sœurs y avaient travaillé bien des siècles avant moi, en enlevant fort peu chacune ; mais nous étions si nombreuses et nos efforts furent si multipliés et si persévérants qu’un jour, se trouvant trop faible pour résister à la pression de l’eau, le roc s’ouvrit et nous livra passage.

Nous nous précipitâmes avec fureur, comme de folles captives qui avaient à peine osé espérer franchir jamais le seuil de leur prison. Je ne veux point arrêter ma pensée sur les ravages que nous causâmes dans l’effervescence de ces premiers moments de liberté.

Après avoir tourbillonné quelque temps, nous coulâmes dans toutes les directions, entraînant les débris de toutes choses. Ces premiers transports calmés, et tout à la sensation enivrante que m’apportait cette liberté si ardemment désirée, je glissais paisiblement sur le gazon à la lisière d’une forêt contemporaine des premiers âges du monde, quand je disparus tout à coup dans une fissure profonde qui se trouvait au pied d’un énorme chêne. Je coulai en terre jusqu’à une certaine profondeur, dissolvant les différents sels qui se trouvaient sur mon passage, jusqu’à ce que je fusse absorbée par le chevelu des racines de l’arbre séculaire. Je m’infiltrai dans les cellules, et, plus légère que le liquide qui les remplissait, je le poussai en partie devant moi, tandis que j’étais poussée moi-même par les gouttes d’eau qui me suivaient. Je montai rapidement dans les racines, distribuant les différentes matières que je tenais en dissolution en même temps que je me chargeais des sels que recélaient les milieux que je traversais. Mais cette force ascensionnelle qui m’attirait vers le feuillage ne répondait pas à mon ardent désir de recouvrer ma liberté. Cette attraction s’était même notablement ralentie quand j’arrivai à la
Je glissais paisiblement sur le gazon.
bifurcation de l’une des plus grosses branches. Je restai presque stationnaire dans le bois, dont le tissu était fort serré en cet endroit ; mais un vent furieux s’étant élevé, le chêne en fut si violemment secoué que la pression opérée en tous sens et successivement par cette grande agitation, me poussa vers les jeunes rameaux où l’aspiration se fit de nouveau sentir ; et en peu de temps j’arrivai, sous forme de séve, à une jeune feuille qui n’était pas encore dépliée. La tempête cassa la branche et en dispersa les feuilles. Celle qui me contenait fut portée vers le creux d’un rocher qui arrêta sa course vagabonde, et le soleil du midi, en la desséchant, me tira d’esclavage. J’en remerciai le ciel avec ferveur, et devenue curieuse d’observer de près toute cette création dont j’avais fait naguère si peu de cas, je profitai de la chaleur pour rester invisible à peu de distance de la terre. La température ayant subitement baissé, je fus précipitée en brouillard dans les eaux d’un ruisseau. Je suivais nonchalamment ses bords gazonneux, regardant les nuages que le couchant dorait de ses plus beaux rayons et aspirant à les rejoindre, quand je fus irrésistiblement entraînée dans un petit conduit en bois qui nous mena, moi et bien d’autres, à travers les champs et les prairies, vers une ferme bâtie dans un pli de terrain. Le conduit pénétrait par le haut dans une petite pièce, et laissait échapper l’eau venue de si loin au-dessus d’un alambic couvert d’une large pierre découpée d’un labyrinthe de petites rigoles. Pendant que j’en parcourais tous les détours, j’observai que le feu de la chaudière était entretenu successivement par un certain nombre de femmes, chacune ayant son fagot. Je compris à leurs discours qu’on brûlait en commun le produit de leur récolte, et qu’elles recevraient une quantité d’eau-de-vie proportionnelle au vin qu’elles avaient apporté, après, bien entendu, que le propriétaire de la distillerie aurait prélevé son droit.

Chassées par les nouvelles gouttes fraîches qui arrivaient sans cesse, nous tombâmes dans un infâme cloaque qui recevait le résidu de la distillation. Nous y croupîmes pendant un grand mois au milieu des émanations les plus nauséabondes. Je bénis de grand cœur la pluie abondante qui, en le remplissant, le fit déborder et me permit ainsi de quitter ce lieu infect. Je coulai vers une jolie rivière fort large, mais sans profondeur. Mêlée à ses eaux tranquilles, j’espérais me remettre un peu de la souffrance que je venais d’endurer et jouir enfin de quelque loisir ; mais à l’instant où j’y pensais le moins, je fus puisée par une grande roue à godets qui alimentait le réservoir d’une papeterie. Je tombai dans l’une de ces auges où se triture le chiffon, et me trouvai ainsi soumise à la
Je coulai vers une jolie rivière.
percussion incessante, et surtout assourdissante, d’une infinité de pilons qui réduisaient les lambeaux immondes qu’on leur soumettait en pâte blanche, fine et liquide. Arrivée à son degré de perfection, la pâte dont je faisais partie fut mélangée de résine en poudre et placée dans un petit auget toujours en mouvement, et en tête de la machine qui fabriquait le papier. La pâte coula doucement et également sur la toile métallique sans fin qui la conduisit, d’un mouvement lent et régulier, à un énorme cylindre horizontal garni de gros drap, lequel la transmit, bien égouttée et déjà à consistance de papier, à une série d’autres cylindres chauffés à la vapeur qui le séchèrent entièrement, et le rendirent à l’unique ouvrier qui surveillait la machine, tout prêt à être employé.

Je fus vaporisée par l’opération du séchage et lancée au plafond, d’où je retombai en pluie sur le carrelage de l’atelier. On l’avait disposé de façon à conduire l’eau dont il était incessamment inondé vers un petit canal qui la rendait à la rivière d’où elle provenait.

Je m’empressai de prendre le milieu du courant pour éviter tout danger d’être puisée de nouveau, et j’entrai bientôt dans un beau fleuve. Je ressentis une grande joie en pensant que je ne tarderais pas à faire partie du vaste Océan que je désirais si ardemment connaître. Ne voyant devant moi aucun obstacle dont j’eusse à me défier, je me laissai porter mollement à la surface, et me livrai tranquillement à la contemplation de la nature. Je déviai peu à peu sans m’en apercevoir, et je glissais tout près d’un fort beau quai planté de peupliers, quand une vanne s’ouvrant tout à coup, je m’engouffrai dans le coursier d’un moulin. Après avoir donné ma part d’impulsion à la roue, je me trouvai dans un grand canal de décharge presque à sec en ce moment. J’y séjournai longtemps, mais sans ennui, car je me trouvais dans une poudrerie. J’observai avec la plus grande attention la manipulation de cette étrange substance qui porte la mort au loin avec la rapidité du regard. J’admirais le courage de ces hommes insouciants du danger, toujours imminent, d’une explosion, et qui, moyennant un modique salaire, exposent volontairement leurs jours pour fournir à d’autres hommes le moyen de se tuer plus promptement. Tout était riant et calme dans le séjour où la mort planait sans cesse ; de belles vaches paissaient aux environs des magasins annexés à chaque usine, et surtout autour des séchoirs, bâtis les uns et les autres sur le canal où je gisais, et séparés des usines qui donnaient sur le quai par une charmante allée. Les pauvres bêtes recherchaient avec avidité l’herbe noircie par la poudre qu’on répandait involontairement en la transportant d’un lieu à un autre, la présence du
C’était un moulin qui venait de sauter.
salpêtre rendant sans doute cette pâture plus savoureuse.

Une grande activité régnait partout en ce lieu. L’on portait successivement la poudre dans trois moulins différents, suivant son degré de fabrication. De petits monticules faits de main d’homme, et plantés d’arbres divers, séparaient chacune de ces constructions, afin que l’explosion de l’une n’entraînât pas celle des autres. En voyant l’arrangement coquet de cette quantité de petites usines isolées les unes des autres, et reliées entre elles par la belle allée de peupliers, qui aurait pu penser qu’elles étaient destinées à la confection du plus terrible agent de destruction qu’on ait encore inventé !

Un jour, je fus puisée avec une multitude de mes sœurs par un poudrier, pour être versée dans le tube d’une presse hydraulique qui réduisait la poudre en feuilles plates et consistantes, qu’on portait ensuite à une machine qui les broyait et les rendait propres à passer dans des cribles de différentes grosseurs. J’avoue que je ressentis quelque orgueil de ma participation à la puissance de cette eau dont le vulgaire ne connaît pas toutes les propriétés. L’opération terminée, l’on nous rejeta dans le canal, et j’attendis qu’il se remplît pour retourner au fleuve. Un matin, à la reprise de l’ouvrage, j’entendis une détonation cent fois plus violente que le coup de tonnerre qui me donna l’être. C’était un moulin qui venait de sauter avec son petit magasin à poudre. À cet instant même, un vieillard qui en sortait chargé d’un sac de poudre, fut enseveli sous un déluge de pierres qui s’étendit à une grande distance. La vachère, qui, assise au bord du canal, les pieds pendants au-dessus de l’eau, chantait en tricotant son bas, eut son immense bonnet triangulaire emporté par une pierre de taille, et n’éprouva d’autre mal que d’être renversée par la secousse. Les pauvres bêtes, stupéfaites, ne cherchaient point à fuir ; elles s’étaient roidies sur leurs jambes et semblaient attendre.

Quand le tumulte fut apaisé, une foule de femmes et d’enfants éplorés vinrent à la recherche des poudriers qui, tous, avaient été précipités à terre par cette terrible commotion. Beaucoup étaient à demi asphyxiés, quelques-uns blessés, et deux ne se relevèrent plus ! Trois d’entre eux avaient été projetés de l’autre côté du fleuve, fort large en cet endroit, sans avoir éprouvé le moindre mal. Mais il en manquait un à l’appel ! c’était le patriarche des poudriers. Cet homme avait été témoin de six explosions sans avoir jamais été blessé. On le cherchait, et sa vieille compagne au désespoir le croyait noyé, quand les soldats du poste, accourus pour déblayer les abords des bâtiments, trouvèrent
Le soir, un forçat vint apporter quelques aliments à son malheureux camarade.
enfin sous un amas de pierres le pauvre vieillard que l’on crut mort ; il n’était qu’évanoui, et le grand air l’eut bientôt rappelé à la vie. On fut tout émerveillé de le trouver sans aucune blessure. Le hasard avait disposé les pierres en voûte au-dessus de lui, et il avait été ainsi préservé de tout mal.

L’on ouvrit les vannes du canal pour le vider entièrement, afin d’en retirer plus facilement les matériaux qui l’encombraient, et je quittai ces lieux, bien joyeuse d’être rendue à mes pérégrinations.

Après avoir été retenue quelques instants dans une écluse, pendant le passage d’un grand bateau chargé d’eau-de-vie, j’arrivai à Rochefort. Je longeai l’arsenal, livrée à de pénibles réflexions sur la nécessité d’y retenir la triste population que j’y voyais aller et venir, traînant sa chaîne après soi. Au milieu de débris amoncelés dans un coin, j’aperçus, presque à fleur d’eau, deux yeux brillants que je ne m’attendais guère à trouver là. Je m’arrêtai sur les choses sans nom qui cachaient si bien le malheureux enfoui dans cette vase infecte, espérant apprendre ce qui pouvait le retenir dans un tel lieu. Le soir, un forçat vint apporter quelques misérables aliments à son pauvre camarade blotti dans cette introuvable cachette pour se soustraire aux recherches dont il était l’objet. Il attendit là pendant quatre jours que l’alerte causée par le canon d’alarme qui avait signalé son évasion fût passée ; et pendant tout ce temps, le même compagnon d’infortune ne manqua pas de lui apporter un peu de nourriture. Le fugitif sortit enfin de cet horrible réduit, et j’éprouvai un certain soulagement en le sachant sauvé. Car, me disais-je, l’homme qui peut faire naître le dévouement au quel celui-ci doit la vie n’est pas mauvais sans rémission : Dieu réveillera sa conscience endormie et fera miséricorde à son repentir. Ô sainte liberté ! de quel prix es-tu donc pour celui qui t’a perdue, puisqu’on t’achète par de tels supplices !

Pendant que je philosophais ainsi, un âcre rayon du soleil m’aspira ; je fus repoussée vers l’intérieur des terres et ne pus arriver à l’Océan.

Après avoir erré, sans direction arrêtée, examinant chacune des choses qui étaient si nouvelles pour moi, je me trouvai fort près de terre par une belle nuit pleine de rayonnement, et je fus déposée en perle liquide à l’extrémité d’un brin d’herbe qui se mirait dans une fontaine charmante, où je tombai bientôt. Je restai plusieurs jours dans cette délicieuse retraite encadrée de rives fleuries, et j’oubliai bien vite les misères de cette rude vie, à laquelle j’étais condamnée. Un matin, une jeune fille tout en pleurs vint emplir un vase avec l’eau limpide de la fontaine, et je fus du nombre des mille gouttes qu’elle recueillit. Elle nous emporta dans
Je fus du nombre des mille gouttes qu’elle recueillit.
la chambre d’une malade qu’elle courut embrasser avec amour. C’était sa mère !

Le médecin mit dans un verre je ne sais quelle préparation qu’il étendit d’eau prise dans le vase qu’on venait d’apporter, et je fus précipitée une des premières dans le breuvage. Je me repentis amèrement de la curiosité qui m’avait fait monter à la surface, car j’avais instinctivement horreur du sort qui m’était réservé, et je demandais sans cesse à Dieu que cette humiliation me fût épargnée. Ah ! je reconnus alors combien avait été grande la sagesse de celles de mes sœurs qui s’étaient tenues modestement au fond du vase ! mais j’étais jeune, sans expérience, et avide de tout voir, de tout connaître ! Pendant que la jeune fille, en remuant le breuvage, prolongeait mon angoisse, le médecin lui disait : « Si le médicament opère, la malade, après un long assoupissement, aura une abondante transpiration, et alors tout danger disparaîtra. »

La pieuse fille souleva bien doucement la tête de cette mère chérie, et d’une main tremblante elle lui présenta la potion. Tout espoir avait abandonné la pauvre femme : avant de boire, elle porta les yeux sur sa fille et une larme brûlante s’en échappa, éloquent et muet témoignage de la douleur qu’elle ressentait à l’idée de la laisser seule en ce monde ! Elle prit cependant le verre qu’on lui offrait, mais en faisant un signe d’incrédulité.

À peine ingérée, je fus étourdie de l’extrême agitation qui se produisit dans l’estomac, et je m’y trouvai fort mal à l’aise. Comme je cherchais à en sortir au plus vite, je rencontrai l’orifice béant d’un vaisseau absorbant qui me conduisit au poumon. Là, mêlée au sang veineux, je le vis se transformer sous l’influence bienfaisante de l’air en sang artériel ; et, précipitée avec lui dans l’une des cavités du cœur, j’en fus immédiatement expulsée pour commencer le trajet circulatoire favorisé par les mouvements contractiles des artères. Je fus ainsi chassée jusqu’aux extrémités de ce corps que j’habitais, bien malgré moi ! Je revins lentement à travers le réseau veineux qui me ramena, avec le sang noir, vers le cœur, lequel nous lança de nouveau dans le poumon.

Où étaient, hélas ! et ma forme vaporeuse, et le soleil, et l’espace, sans lesquels j’avais cru qu’il me serait impossible de vivre ! serais-je donc condamnée à rester longtemps dans cette obscure prison, et le seul but de mon existence était-il désormais d’entretenir celle d’un être humain ? Me fallait-il renoncer aux charmantes espérances dont je m’étais bercée jusqu’alors ?

J’eus un instant de profond découragement ; mais je me relevai bientôt, résolue à lutter vaillamment contre les rigueurs du sort.

Après trois circulations accomplies, je vins
La pieuse jeune fille souleva doucement la tête de cette mère chérie.
m’arrondir en gouttelette sur le front de la malade. La jeune fille, qui guettait avec anxiété l’effet du médicament, me recueillit religieusement sur ses lèvres brûlantes dont l’ardeur me vaporisa aussitôt, et elle s’écria avec élan :

« Sauvée ! sauvée ! Merci, ô mon Dieu ! »

Elle tomba à genoux devant le crucifix qui était attaché à la muraille auprès du lit. La malade ayant demandé de l’air, on ouvrit la fenêtre et je m’échappai.

Je parcourus de grandes distances, veillant bien cette fois à éviter les pics neigeux, et recommençant cette joyeuse ascension vers le soleil, à laquelle j’avais trouvé tant de charmes. Mais par une nuit étoilée, l’air s’étant trop refroidi pour me tenir plus longtemps en suspension, je fus ramenée vers la terre, et, perle encore, je me trouvai dans le pétale concave d’une magnifique fleur de câprier qui crois sait sur une vieille muraille, et dont l’odeur subtile embaumait les alentours. Au fond de la corolle nichait toute une famille d’insectes microscopiques, vivant du pollen que leur fournissaient incessamment les mille étamines empourprées qui s’épanouissaient au-dessus de leur asile et les abritaient de leur ombre. Ces petits animaux se désaltéraient au nectaire de la fleur, et leur univers se bornait à ce délicieux réduit où s’accomplissait leur obscure destinée, exempte de toute inquiétude : car ils ignoraient même qu’il y eût un autre monde. Nés avec la fleur, ils devaient mourir avec elle. Garantis des intempéries par son tissu délicat, enivrés de ses parfums, ils ne voyaient du ciel que juste ce qu’il en fallait pour rappeler celui qui leur avait donné l’être ; et aucune appréhension du danger ne troublait cette voluptueuse sécurité.

J’enviai un moment leur sort, moi, pauvre créature errante, soumise aux moindres variations atmosphériques, douée d’une quasi-éternité, et condamnée à vagabonder sur la terre et à remonter sans cesse dans l’espace pour en être précipitée sans cesse, jusqu’à ce que, retrouvant mon expansion première, je me perdisse dans l’éther où flottent les mondes ! du moins, je l’espérais ainsi, ignorante que j’étais des lois qui régissent notre planète ; mais j’étouffai bientôt ces regrets qui rendaient plus pénibles encore les vicissitudes auxquelles j’étais soumise. Et puis, l’agitation et la souffrance n’ont-elles pas un sens ? n’est-ce pas la vie ? L’aspiration au mieux éternel vers lequel tend toute créature intelligente ne comporte pas cette quiétude absolue et pleine d’égoïsme qui constituait la félicité de mes petits voisins. Jouissant donc de l’instant de calme qui m’était accordé, je me roulai amoureusement sur ma couche de velours blanc. Une chèvre alléchée par la beauté de l’arbuste qui nous recelait vint en brouter les fleurs en se dressant le long du
Une chèvre alléchée par la beauté de l’arbuste.
mur. La secousse qu’elle imprima à la plante me fit tomber dans le petit réservoir ménagé entre les feuilles du grand chardon, afin que les petits oiseaux auxquels il a donné son nom ne mourussent pas de soif dans les jours de grande sécheresse. Je donnai un regret à mes humbles voisins, qui étaient passés de leur profond repos à un repos plus profond encore ! Fallait-il les plaindre, eux qui, n’ayant pas eu conscience de leur fin prochaine, avaient été dévorés tous ensemble roulés dans leur suaire merveilleux !

La maudite chèvre, en s’abattant, fit jaillir une partie de l’eau contenue entre les feuilles du chardon ; je fus projetée au milieu du chemin et mêlée à la fange qui le remplissait. Où était maintenant cette pureté qui me rendait si fière et me faisait considérer comme une fille des cieux ! Moi, si dédaigneuse naguère pour celles de mes sœurs que le sort condamnait aux usages les plus grossiers, j’étais tombée si bas que j’allais en être dédaignée à mon tour ! je fis de graves et salutaires réflexions sur la cruauté de l’orgueil, et je compris combien j’avais été injuste en refusant ma pitié à toutes ces perles avilies qui seront un jour relevées de leur souillure involontaire.

Le temps se chargea : la pluie tomba en abondance, et tout ne fut bientôt plus que boue. Je fus traînée aux pieds, puis laissée aux lames d’un décrottoir et rejetée sur un tas d’immondices. Avec quelle impatience fébrile j’attendais le bienfaisant rayon de soleil qui devait me relever de la profonde humiliation où j’étais tombée !

Cet affreux état dura plus d’un grand mois pendant lequel j’assistai, dans la cour d’une ferme, à mille détails vulgaires qui, tout en choquant mes délicatesses innées, ne laissaient pas cependant de m’intéresser parfois.

Le soleil luisit enfin et darda un rayon si brûlant qu’il me dégagea de mes liens honteux. Je m’élevai radieuse et à une telle hauteur, que je me trouvai bientôt dans cette région des orages où les éléments se combattent avec tant de fureur.

Là, je fus tiraillée par les deux électricités contraires ; et, après avoir été successivement attirée et repoussée plus de cent fois par chacune d’elles, je me trouvai au centre d’un gros grêlon qu’un tourbillon emporta avec une grande quantité d’autres. Le nuage sinistre que nous formions répandait l’épouvante dans toutes les contrées au-dessus desquelles il passait ; ceux qui le voyaient fuir bénissaient le ciel qui les épargnait. Enfin, n’étant plus soutenus par la couche d’air inférieure, nous nous précipitâmes sur des terres couvertes d’épis mûrs, et nous les ravageâmes si bien qu’il ne resta plus aucun espoir de moisson. Je gisais dans un fossé bordant le champ d’un pauvre
Le nuage sinistre que nous formions répandait l’épouvante.
cultivateur qui vint tout en larmes, accompagné de sa famille, pour constater le dégât. Ce désespoir m’émut, et, bien que j’eusse ma part dans leurs malédictions, je les trouvai justes. Je m’en consolai pourtant en pensant que je n’étais qu’un chétif instrument entre les mains de Dieu.

Après ce premier mouvement de révolte, le père de famille leva les yeux au ciel, se recueillit un instant et dit à ses enfants de ne plus murmurer, et de se soumettre humblement aux décrets de la Providence : que sans doute la grêle était chose nécessaire et bien ordonnée, puisqu’il y en avait tous les ans, et que celle qui venait de détruire leur récolte aurait pu tomber sur les blés de gens plus malheureux qu’eux encore. Ils prièrent tous ensemble en face de leur champ dévasté, et s’en retournèrent plus calmes, combinant déjà les moyens d’atténuer cette grande perte par leur travail. Un des petits enfants prit, en passant, le grêlon dont je faisais partie, et qui était vraiment d’une grosseur extraordinaire. Il le montra à ses voisins accourus pour compatir aux malheurs de celui dont le champ venait d’être grêlé ; tous voulurent voir et toucher le grêlon, qu’on laissa ensuite sur l’appui extérieur d’une fenêtre. La chaleur augmentant vers la fin de la journée fondit le grêlon, et je repris mon essor vers un gros nuage coloré des derniers rayons du couchant.

Nous traversâmes tout l’ancien continent et nous planions au-dessus de l’océan Pacifique, quand, à la suite d’un furieux orage, je fus précipitée en pluie sur le pont d’un grand navire, précisément dans un vase que l’on avait attaché à l’affût d’un canon pour recevoir l’eau du ciel. L’orage ayant cessé, un jeune homme vint prendre le vase qui était plein, et le transporta dans sa cabine. Cette eau était destinée à entretenir la fraîcheur d’une plante rare qu’il apportait des Indes à sa mère. Rien de plus touchant que la sollicitude du brave garçon pour cette fleur délicate qu’un coup de soleil eût desséchée, qui n’aurait pu résister au froid des nuits, et que le manque d’humidité faisait languir. Je me tenais blottie au fond du vase, car l’expérience m’avait rendue prudente, et je n’essayai point d’en sortir ; il fut plus d’une fois rempli soit avec l’eau de la pluie, soit avec une partie de la ration du jeune homme ; et quand ce fut enfin mon tour d’entretenir la vie du frêle objet de tant de soins, nous étions en vue des côtes.

Je passai dans l’organisme de la plante et je remplissais quelques cellules du parenchyme des feuilles, quand ce bon fils offrit à sa mère cette fleur précieuse venue de si loin, et si pieusement soignée. La bonne dame serra son fils dans ses bras avec une grande effusion. Elle était plus flattée de
La bonne dame serra son fils dans ses bras.
cette preuve d’amour que de toutes les belles choses dont il avait empli sa maison.

« Car, disait-elle, l’argent t’a procuré toutes ces merveilles, et il t’a suffi de vouloir une fois me les donner ; mais pour avoir réussi à sauver ta fleur des vicissitudes d’une température qui a varié sur tous les degrés de l’échelle thermométrique ; pour l’avoir garantie pendant un si long trajet de mille causes de destruction sans cesse agissantes, il t’a fallu penser constamment au plaisir que j’aurais à la posséder ; ce qui témoigne d’une persévérance dans ta volonté et d’une intensité dans ton amour qui font mon bonheur et mon orgueil ! »

La feuille m’exsuda, et je courus rejoindre mes sœurs qui, visibles ou non, flottent sans cesse dans l’air. Mais je rencontrai en mon chemin la surface polie d’un miroir sur lequel je me déposai forcément, obéissant aux lois immuables qui régissent la nature ; car je n’ai aucune influence sur ma destinée. Une jeune fille survint : elle avait les yeux rouges ; sans doute quelque chagrin secret pesait déjà sur sa vie ! Voulant voir si son visage portait les traces des larmes qu’elle avait versées, elle essuya la glace que j’avais ternie, et jeta son mouchoir parmi divers objets qu’on allait laver. Je me mêlai au ruisseau où l’on trempa le linge, et je glissai encore entre les joncs et les fleurs.

En me laissant aller paresseusement au courant, je me trouvai sous la feuille d’une rose qu’un enfant capricieux avait arrachée de sa tige, puis jetée à l’eau. Nous nous arrêtâmes un instant sous une touffe d’aunes au feuillage luisant qui rafraîchissait de son ombre le ruisseau dont les eaux lui baignaient incessamment le pied. Un insecte voulant se dérober à la voracité du rossignol qui le poursuivait de branche en branche, se laissa choir un peu en avant de nous. Le pauvre petit animal luttait désespérément contre une mort imminente, et son courage m’inspira le désir de le sauver. Je poussai tout auprès de lui la fleur que je portais ; il s’y accrocha avec cette sûreté d’instinct que le ciel a mis en toute créature vivante pour sa conservation. Nous le portâmes ainsi jusque auprès d’une touffe d’herbe fleurie, et là, j’abandonnai l’insecte et la rose.

Plus loin je rencontrai un remous dont je suivis le contre-courant et je me trouvai dans un petit bassin qui échancrait la rive. Je m’y reposai quelques jours, et je me disposais à reprendre le fil de l’eau quand une petite blondine à la figure de chérubin, la tête couronnée de bluets, me puisa pour me verser ensuite dans un bocal rempli de jolis poissons rouges.

L’enfant les soignait avec amour : chaque matin, à son réveil, ils avaient sa première pensée, et
Un beau lévrier fit tomber le bocal.
elle ne mangeait pas un gâteau qu’ils n’y eussent part.

Je me consolais de ma captivité en voyant la petite mine joyeuse de notre aimable geôlière pendant les heures qu’elle passait à contempler ses chers prisonniers. Elle les aimait et souriait à leurs ébats, et moi je prenais ma part de cette affection.

Un jour qu’elle tenait son bocal pour le mettre au soleil sur le balcon de sa chambre, un beau lévrier, son compagnon de jeux, se jeta étourdiment au-devant d’elle et fit tomber le bocal de ses mains. Je n’entendis que son premier cri, car j’eus à peine effleuré le seuil brûlant que je repris mes courses et mes espérances, jusqu’à l’hiver qui me surprit dans les régions moyennes de l’air, et me précipita en neige sur un glacier des Alpes.

Aidée de mes sœurs, je fis, en fondant, l’une de ces fissures profondes si dangereuses pour les curieux qui visitent ces merveilles de la nature. La terre m’absorba, et je filtrai jusqu’aux nappes inférieures qui alimentent les sources. Combien de temps restai-je dans cette affreuse obscurité et sous cette pression accablante ? je ne saurais le dire, puisque le jour et la nuit n’existaient plus pour moi ; et ce fut une phase bien douloureuse de ma vie ! Qu’était devenu mon beau soleil, et devais-je jamais le revoir ? Étais-je donc privée pour toujours du bonheur de m’en rapprocher de plus en plus, jusqu’à ce qu’il m’eût délivrée de cette forme palpable qui m’était imposée ! Devais-je attendre dans les entrailles de la terre la dissolution générale de ce monde dont je faisais partie !

J’étais tombée dans un anéantissement profond, et toute espérance m’avait abandonnée, lorsque je me sentis fortement aspirée, et que je montai rapidement dans un tube étroit, et d’une grande longueur. Enfin, je fus rendue à la lumière ! Je surgis d’un puits artésien, creusé jusqu’à des profondeurs infinies pour arroser une terre naguère stérile, et maintenant fécondée par cette eau bienfaisante. Je coulai longtemps sur le sol jusqu’à une série de rigoles qui me conduisirent dans une assez belle rivière, et j’entrai bientôt dans le réservoir d’une grande forge.

Là, je vis une foule d’hommes, noircis par le poussier de charbon, s’agiter nuit et jour pour produire le fer, métal devenu aussi utile en ce temps de civilisation que le pain qui sert à l’alimentation de l’homme. Les uns remuaient le minerai en le lavant ; les autres le montaient au fourneau ; d’autres encore surveillaient la fusion, et quand elle était à point, ils épanchaient le métal liquide en ruisseaux de feu. Lorsque la fonte était solidifiée, on la soumettait encore à l’action du feu, puis à la percussion d’énormes marteaux, ou bien à la pression de laminoirs de tous les calibres qui l’étiraient en bandes et en baguettes de différentes grosseurs.

Aux heures de repos, les femmes et les enfants des ouvriers venaient manger avec eux le pain qu’ils leur gagnaient littéralement à la sueur de leur front.

Mon Dieu, me disais-je, les hommes sont fous, en vérité, de tant s’agiter pour arriver au même résultat que les animaux : à sustenter ce corps périssable qui bientôt se dissoudra pour rendre aux éléments ce qu’il leur a emprunté ! Mais un examen plus attentif me fit reconnaître que l’emploi de ses forces physiques et intellectuelles est une nécessité pour cette créature privilégiée, que Dieu a douée d’une âme ayant conscience d’elle-même. Je compris que, dans l’ordre moral tout comme dans l’ordre physique, la stagnation était une cause de grande perturbation, et que l’action de la paresse sur l’intelligence vicie cette dernière, et produit une foule de maladies morales plus funestes encore que celles qui s’attachent au corps.

Je passai à mon tour sous la roue qui mettait en mouvement le gros marteau. Pendant que je tourbillonnais dans les bouillons occasionnés par la chute d’eau, un petit enfant roula dans la rivière. La mère se jeta inconsidérément après lui pour le sauver ; mais ils se fussent immanquablement noyés tous les deux si un batelier, témoin de l’accident, ne fût venu à leur secours et ne les eût retirés de l’eau à moitié morts de saisissement. Je me trouvais dans la chevelure frisée de l’enfant que sa mère réchauffait de ses ardents baisers, oubliant qu’elle était plus malade que lui. Elle secoua ses belles boucles brunes et je repris ma liberté à laquelle je fus assez indifférente d’abord, tant j’avais été émue du danger auquel venaient d’échapper cette pauvre femme et son fils.

Je me laissai pousser par la brise sans beaucoup m’inquiéter de la direction qu’elle m’imprimait, et je me fondis pendant la nuit dans la brume épaisse qui couvrait une grande ville. Le matin je me trouvai suspendue aux cils d’un petit ramoneur, à côté d’une larme que lui arrachait le sentiment de sa misère. N’ayant pas d’asile, il avait passé la nuit étendu sur le pavé et souffrant de la faim. L’enfant était si désolé qu’il ne pensait même pas à essuyer ses yeux.

« Ma mère ! où es-tu, ma mère ! disait-il à demi-voix. Un passant, touché de sa détresse et charmé de sa bonne mine, l’emmena chez lui. La joie sécha les larmes du pauvre abandonné en même temps que la brise m’emportait sur son aile.

Je gravitai de nouveau vers le soleil, bien fatiguée des travaux qu’il me fallait accomplir sur la terre. Je montai longtemps, puis, dans un de ces jours de mélancolie où la vie se concentre et où l’on ne tient
Il ne pensait même pas à essuyer ses yeux.
aucun compte des circonstances extérieures, je descendis insensiblement et sans m’en apercevoir, puis je me trouvai prise dans un de ces épais brouillards qui assombrissent les tristes journées d’hiver.

La nuit m’attacha sous forme de givre aux ailes d’un petit oiseau blotti sur une branche. Le pauvret, à son réveil, chercha vainement à se débarrasser de cette entrave. Un enfant, témoin de sa détresse, le saisit, et, après avoir secoué les frimas qui le couvraient, il le réchauffa dans son sein. Quel sort lui réservait-il ? Les enfants ont des tendresses si cruelles pour ces petits êtres emplumés, objets de leur éternelle convoitise !

J’étais tombée sur un rosier déjà tout couvert des prismes brillants dont je venais augmenter le nombre. Le soleil de midi nous fondit en même temps qu’un vent glacial nous cristallisait de nouveau, mais en glace cette fois. La campagne prit alors un aspect magique : c’étaient des arbres de cristal sur un sol de diamants, qui brisaient les rayons lumineux et les renvoyaient avec un éclat insupportable.

Ce sublime spectacle dura peu : le dégel couvrit la terre d’eau qui s’épancha de tous côtés. De ruisseaux en rivières, j’arrivai dans la Seine vers le milieu de son parcours et assez près de Paris. Je ne voulus point me mettre au fil de l’eau, préférant couler capricieusement le long des bords. Là, je rencontrerais mille obstacles qui ralentiraient ma course et me permettraient d’observer à loisir la fleur qui se penche sur l’eau, l’insecte qui chasse, le coquillage qui s’enfouit dans le sable à l’approche du danger, et ces myriades de petits poissons fuyant la voracité de leurs ennemis sous l’abri des plantes aquatiques.

Je marchais donc le plus lentement possible, et le printemps avait ranimé toute la nature que je n’étais pas encore arrivée dans la grande ville. Un matin, m’étant aventurée loin du rivage protecteur, je fus puisée pour le service de la machine d’un bateau à vapeur. Mise dans la chaudière, je fus pendant plusieurs jours vaporisée et condensée tour à tour ; et ce n’était pas sans orgueil que je sentais ma force d’expansion contribuer au mouvement accéléré de cette vaste embarcation. Cependant, je me fatiguai promptement de cette réclusion, et je parvins à m’échapper dans une bouffée de vapeur. Mais, hélas ! une pluie battante me précipita de nouveau dans la Seine, à Paris même ; et ses quais si vantés me semblèrent bien inférieurs aux vertes rives entre lesquelles j’avais si souvent coulé. Mêlée aux hideux débris que la grande ville vomit dans le fleuve par ses mille égouts, j’espérais, en me voyant presque hors de Paris, échapper enfin à leur contact flétrissant, quand je fus invinciblement entraînée dans un conduit aboutissant au corps d’une pompe mue par la vapeur. Arrivée dans le réservoir, puis chassée dans un dédale de canaux souterrains qui me conduisirent à une borne-fontaine, je tombai dans la cruche d’une jeune ouvrière matinale qui m’emporta chez elle. En passant devant la bouquetière, elle prit quelques roses qu’elle déposa dans un verre, et je fus du nombre des gouttes d’eau dont elle le remplit.

Cette jeune fille peignait des éventails. Souriant d’abord à son ouvrage, puis aux fraîches rivales de sa beauté qui lui servaient de modèles, elle vit se dérouler insensiblement dans son imagination le tableau des fêtes où brillerait l’éventail qu’elle faisait. Elle voyait les danses joyeuses d’un essaim de jeunes filles belles de leurs attraits, et aussi de leurs élégantes parures. Puis elle jeta un regard pensif sur sa chambre dénudée ; son front devint soucieux, et une larme furtive coula lentement le long de sa joue.

C’est qu’elle aussi avait assisté à ces fêtes brillantes dont le souvenir la navrait ! Une indicible amertume emplit son cœur qui était tout prêt à se révolter contre sa destinée, quand un soupir de sa mère aveugle vint l’arracher à cette préoccupation. Se rappelant alors la sainteté de son travail qui nourrissait cette chère infirme, elle courut l’embrasser, lui demandant intérieurement pardon de ses regrets sacriléges ; et pleine de courage elle se remit à peindre. Pendant une semaine, je fus témoin de ce labeur soutenu et de cette innocente vie. Un beau matin, l’eau et le bouquet furent jetés, non sans un soupir de regret, dans une petite cour infecte sur laquelle donnait la fenêtre de l’intéressante artiste. Je m’y trouvai confondue avec les résidus des ménages nombreux qui peuplaient la maison, et j’attendis impatiemment que le soleil, qui n’avait jamais trompé mon espoir, vînt me purifier encore de cette nouvelle souillure. Je ne souffris pas long temps. Ravie de nouveau à cette existence terrestre que je fuyais toujours, je fus longtemps balancée dans les airs ; mais je me résolus en pluie avant d’avoir pu quitter Paris. Rentrée dans le fleuve, j’en fus retirée pour aller dans un grand philtre qui fournissait d’eau les maisons opulentes. On me porta chez une jeune femme qui me plaça dans une baignoire où un délicieux enfant de deux ans se refusait à entrer ; mais enfin, le petit rebelle s’y laissa plonger, attiré par le plaisir de diriger une flotte de métal avec le barreau aimanté qu’on lui avait mis dans la main. De petits animaux en moelle de sureau nageaient aussi auprès de lui et revenaient toujours à la surface, quelque effort que fît l’enfant pour les faire aller au fond. À chaque tentative infructueuse, il lançait un petit rire perlé
Pleine de courage elle se remit à peindre.
et la jeune mère charmée, à genoux devant cette ravissante idole, ne songeait guère aux larmes que, peut-être, cet enfant adoré lui ferait verser un jour.

On jeta le bain et je retournai à la Seine, toujours soumise à mille chances diverses : allant de l’égout immonde à la demeure du riche, pour retomber encore dans la fange. Un porteur d’eau me vendit un jour à un fabricant d’instruments de précision qui m’emprisonna dans un niveau d’eau. Je me crus enfermée pour un temps indéfini, et j’en fus au désespoir ; heureusement, un maladroit fit tomber l’instrument en l’examinant ; il se brisa sur le seuil du magasin, et je filai vite entre les pavés jusqu’au ruisseau, qui me conduisit dans le fleuve dont j’étais sans cesse retirée.

Il m’arriva de me trouver au fond de l’encrier d’un écrivain qui traitait des sciences morales, et cherchait à résoudre le grand problème du bonheur : solution qui depuis des siècles occupe tant de vastes esprits sans que la question en soit beaucoup plus avancée. Chacun partant de soi et jugeant selon ses passions ou ses intérêts, il a été impossible d’arriver à un résultat satisfaisant. Après avoir longtemps médité, cet écrivain se ranime tout à coup, son œil brille, il trempe vivement sa plume dans l’encrier, et je contribuai à fixer ces mots :

« Quand les hommes, moins occupés d’eux-mêmes, seront pleins d’amour et de charité pour leurs frères, ils connaîtront le bonheur, quelles que soient d’ailleurs les conditions de leur existence personnelle. »

L’encre sécha, et j’essayai encore, mais en vain, de quitter ce ciel brumeux.

Une autre fois, après avoir subi cette opération du filtrage, bien nécessaire en vérité pour toute eau puisée dans la Seine, réceptacle de tant de choses immondes, je fus versée au fond d’une coupe de cristal curieusement gravée qu’on posa sur une table devant laquelle s’assit une jeune fille. Elle faisait le portrait d’un vieillard qui semblait en dormi dans un lit occupant le fond de l’appartement. C’était son grand-père, mort depuis quelques heures seulement. Malgré les larmes abondantes qu’elle étanchait à chaque instant, la pieuse fille travaillait avec application à bien reproduire l’image vénérée, et je fus employée à délayer la couleur qui donna le dernier trait à cette figure qui devait à la mort cette expression de béatitude que l’on remarque si souvent chez ceux qui s’éteignent doucement après une vie honnête et paisible. Aussitôt que je fus dissoute dans l’air, je m’empressai de quitter la chambre mortuaire.

Enfin, étant restée assez longtemps sans être puisée, je pus me mêler au courant et quitter cette ville dont l’activité me fatiguait. Je pensai avec
Mais enfin le petit rebelle s’y laissa plonger.
transport que bientôt j’arriverais à cet océan auquel je désirais être mêlée depuis si longtemps. Mais, à quelques lieues de Paris, je passai tout auprès d’un immense ouvrage en charpente qui occupait un espace considérable sur un des côtés du fleuve. J’expiai encore une fois ma curiosité, car je fus prise par cette grande machine qui alimente les réservoirs de Versailles. Après être montée par des conduits obscurs jusqu’à l’aqueduc de Luciennes où je vis le ciel un moment, je repris ma route dans les ténèbres vers le grand réservoir du château.

Les eaux jouèrent quelques jours après, et le hasard me dirigea sur les jets d’eau du bassin d’Encelade.

J’éprouvai un plaisir mêlé de vertige à me sentir lancée avec tant d’impétuosité. Nous tombâmes en fine vapeur où se dessinait un arc-en-ciel en miniature, et la brise me poussa sur une feuille de marronnier. J’y passai la nuit. Le lendemain, revenue à celle de mes transformations qui me rapprochait le plus de ma nature élémentaire, je me joignis à un léger nuage qui errait au-dessus du parc.

Attiré par le soleil, il s’éleva considérablement et fut bientôt dissous. Alors chacune des gouttes d’eau recouvra sa parfaite liberté.

Je me sentais heureuse et légère à ces hauteurs où les bruits de la terre ne sauraient arriver, et je repris mes courses d’autrefois. Un courant d’air froid réduisit mon volume qui était immense. Je redevins visible, et je formai le noyau d’un nuage, mes sœurs se combinant une à une, deux à deux, et ainsi de suite, jusqu’à ce que le nuage eût acquis une certaine intensité. Nous fûmes chassées par un vent très-fort ; et comme nous planions sur l’Atlantique, nous rencontrâmes un autre nuage chargé de l’électricité contraire à celle que nous recélions. De là ces décharges qui produisent les éclairs et les tonnerres, ces orages furieux qui sont la terreur des matelots ! Nous voyions de pauvres navires ballottés sur les eaux, d’autres démâtés, et les équipages qui les montaient bravant la mort cent fois par heure, pour veiller au salut de quelques planches commises à leur garde, bien plus qu’au leur propre. Tout ce tapage infernal finit par une pluie diluviale, et je tombai enfin dans cette mer que j’avais tant désiré connaître !

J’espérais être arrivée au terme de mes épreuves et de mes voyages ; je crus toucher au repos dont je sentais si vivement le besoin. Combien j’étais loin de ces beaux rêves de ma jeunesse quand, ne tenant aucun compte des événements accomplis en dehors de mon humble sphère d’action, je ne comprenais pas que je dusse être jamais soumise à leur influence, ni que rien pût m’arracher au culte de
Les eaux jouèrent quelques jours après.

Nous voguâmes longtemps de compagnie.
mon idéal ! À cette heure, fatiguée de la vie, attristée par tout ce que j’avais vu, froissée de mille façons, je ne demandais que le repos et l’oubli.

Pendant de longues années je me laissai bercer par les vagues sans le moindre souci de l’avenir, descendant quelquefois dans l’abîme pour en sonder les profondeurs.

Un jour que, tout en contemplant le ciel, cet objet de mon éternelle admiration, je songeais aux différentes circonstances de ma vie, souvenir qui doublait le prix de mon bonheur actuel, un rapide navire m’entraîna dans son sillage. Je le suivis longtemps, et je remarquai sur le pont un homme d’un noble et mâle aspect qui, toujours appuyé sur le bastingage, tenait constamment son regard fixé sur un point invariable de l’horizon. Une larme tomba auprès de moi, larme bien amère, en qui se résumaient les plus poignants regrets, ceux de la famille et de la patrie ! Nous voguâmes longtemps de compagnie, jusqu’à ce qu’une trombe nous enleva pour nous précipiter sur le malheureux bâtiment qu’elle abîma dans les flots.

Nous trouvâmes sous les tropiques des courants qui nous poussèrent, la larme et moi, jusqu’aux rivages de l’Inde. De là, nous glissâmes entre les îles de l’immense archipel de l’océan Pacifique ; puis nous doublâmes le cap Horn et descendîmes vers l’équateur. Là, un courant sous-marin nous mena au pôle nord. Nous y arrivâmes en plein été et fûmes très-surprises de trouver, dans ces contrées désolées où la végétation ne s’éveille guère que pendant trois mois de l’année, des hommes venus de loin pour arracher à la nature le secret de cette attraction magnétique qui les avait guidés dans ces pays perdus.

Nous ne tardâmes pas à être congelées au contact d’un glaçon mince et plat dont nous fîmes immédiatement partie. Un Esquimau, qui bâtissait sa hutte de neige, prit cette glace pour fermer l’ouverture devant y laisser pénétrer la lumière. Il tapissa cet étrange abri contre le froid d’une double rangée de fourrures, et rendit aussi commode que possible le pauvre réduit où sa vie allait être concentrée pendant cette longue nuit polaire.

Témoin de la vie quasi végétative de la famille habitant cette hutte, je fus prise d’une profonde pitié pour cette race qui, douée par le Créateur des mêmes facultés qu’il accorde au reste des hommes, est pourtant condamnée par les conditions de son existence physique à une espèce d’annihilation complète de l’intelligence. L’âme de ces créatures déshéritées devait-elle retourner à Dieu sans avoir eu conscience d’elle-même ?

Cependant, l’observation attentive des petits faits qui s’accomplissaient dans la hutte modifia singulièrement mon premier jugement. Si l’intelligence
Le saint amour de la famille.
était captive chez ces pauvres êtres qui semblaient au dernier degré de l’espèce humaine, le saint amour de la famille les animait et suffisait à les rendre heureux. Nécessaires les uns aux autres, les services mutuels entretenaient leurs sentiments affectueux ; car, dans ces contrées, moins qu’ailleurs encore, l’homme ne saurait vivre seul. Les Esquimaux ont même un grand attachement pour les chiens qu’ils attellent à leurs traîneaux de chasse. Les mères soignent leurs jeunes enfants avec une vigilance extrême, employant pour les préserver du froid les moyens les plus ingénieux. Sans cette sollicitude de tous les instants, les pauvres petites créatures ne pourraient résister aux hivers longs et cruels de ces âpres climats. Continuellement blotties auprès de leur mère sur la banquette couverte de doubles fourrures qui garnit le pourtour intérieur de leur habitation, elles ne souffrent aucunement du froid ; et, si quelque occupation éloigne cette femme pour un instant, un membre quelconque de la famille la remplace aussitôt pour empêcher la déperdition de la chaleur qui serait fatale à l’enfant.

Dans la saison du grand jour, quand le blanc linceul qui couvre cette terre désolée se replie, et que l’herbe commence à poindre, la famille abandonna la hutte après avoir emporté tout ce qui la garnissait, et elle émigra vers une contrée plus riche en pâturages. Le soleil d’août fondit la hutte et le glaçon de la fenêtre, et nous coulâmes jusqu’à la mer qui était proche. Je m’avançai le plus près possible du pôle, là où finit l’action absorbante du soleil, et je suis réunie aux glaces éternelles ! Mon temps d’épreuves est fini et l’heure du repos a enfin sonné pour moi ! J’attends donc patiemment dans la contemplation des grandeurs de Dieu, qu’il cesse d’animer le monde de son souffle vivifiant, et qu’il en disperse les éléments.