Les mœurs du tigre, récit de chasse/Chapitre II

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Le monde illustré (Parutions des 8, 15 et 22 mai 1886p. 18-28).

II



Ce même Steadman fut, une nuit, le héros d’une aventure assez singulière, et qui semblerait établir que la générosité, ou tout au moins l’indifférence, n’est pas le propre du seul lion.

Il était venu, en compagnie de mistress Steadman, passer quelques jours dans ma propriété de Nudjuffghur. Ce séjour dut être abrégé par suite d’une indisposition subite de Mme Steadman, qui demanda, naturellement, à regagner son domicile à Cawnpore. Je les escortai moi-même aussi loin que je pus. Les médecins de Cawnpore enjoignirent au colonel de transporter la malade sur-le-champ dans l’une des stations sanitaires, dans le voisinage de Meerut. Le pauvre officier ne se le fit pas dire deux fois. Sans autre escorte que dix cipayes accompagnant eux-mêmes les porteurs du palanquin au fond duquel gémissait la pauvre femme, il prit immédiatement et par le plus court, la route de Bareilly.

Or, on n’avait pas eu le temps de calculer les distances. On devait marcher nuit et jour. Les huit porteurs du palanquin, accompagnés des quatre coolies chargés des bagages, formaient toute la troupe. Steadman suivait à cheval. On sait comment sont voiturés les bagages, enfermés dans de moyennes caisses de fer-blanc, suspendues elles-mêmes par des filets aux deux bouts d’une sorte de perche que l’Indou place alternativement sur l’une ou l’autre épaule, sans s’arrêter de courir. On sait aussi que, pour éviter tout retard, les relais de huit hommes sont placés de six en six kilomètres, de telle sorte qu’un poste ne dessert qu’une station. Encore les porteurs n’ont-ils à faire ainsi que 3 kilomètres, puisqu’ils se remplacent avec une précision d’horloge. Ces équipes dépendent d’entreprises particulières et permettent d’accomplir en peu d’heures des trajets relativement fort longs.

Or, en la circonstance, le voyage de nos amis fut prolongé par une aggravation de la maladie. La chaleur devint insupportable à mistress Steadman. Il fallut attendre la nuit et par surcroît de précautions prendre par le plus long, afin de s’abriter autant qu’il serait possible sous l’ombre des bois. Ceci exigea, naturellement, des modifications dans le service, des changements de postes et de stations qui ne furent pas sans amener de longs retards. Très pressé d’en finir afin d’apporter au plus tôt quelque soulagement à sa compagne, le colonel donna l’ordre de passer n’importe où, malgré les craintes des natifs et parfois malgré leur résistance, car certaines lignes de l’itinéraire traversaient des régions dangereuses hantées par les tigres et les serpents.

Mais Steadman payait bien et, de plus, son implacable énergie faisait naître la confiance dans les âmes pusillanimes.

Il y avait trois jours que l’on avait quitté Cawnpore lorsque, après avoir traversé la Kalmee sur un pont rustique ou plutôt sur les larges pierres plates qui pavaient son lit très desséché en ce moment, on se trouva à la lisière de la forêt d’Alligunge. J’ai appris que depuis la guerre de 1857 cette jungle a complètement disparu. En ce moment elle était fort épaisse et possédait une renommée détestable. Les Hindous ne s’y engagèrent qu’en tremblant. Tout ce qu’ils purent obtenir du colonel, ce fut qu’on attendrait une heure avancée de la nuit avant d’y pénétrer plus profondément.

Vers une heure du matin, après les angoisses d’un premier séjour au milieu des fourrés et lorsque l’on jugea que le danger était moins imminent, la période de chasse du bâgh étant terminée (le tigre en effet ne rôde guère que de la chute du jour à minuit, et parfois dans les premiers moments de la chaleur), toute la troupe reprit sa marche. À mesure que l’on s’enfonçait, des signes non équivoques de la présence des fauves attestaient que l’on côtoyait leurs repaires. C’étaient les grandes herbes écrasées par le piétinement des éléphants et des rhinocéros, des touffes de poils laissées aux ronces, comme il arrive toujours à l’époque de la mue et des amours, des carcasses entières d’antilopes et d’axis, auxquelles les cornes adhéraient encore. Ça et là dans l’éloignement, montaient des brâmements plaintifs mêlés aux clameurs discordantes des singes qui ne dorment jamais d’une manière continue. La brise, devenue très sensible, apportait avec les puissantes effluves de la végétation, les fortes émanations des troupeaux et des félins. Vingt fois les hommes s’arrêtèrent, paralysés par l’effroi ; vingt fois l’officier dut recourir à la menace de son pistolet pour les contraindre à reprendre la route.

Plus tard, en me racontant les péripéties de ce voyage, le colonel éprouvait encore des émotions soudaines. Il baissait la voix, il lui arrivait de se laisser surprendre l’oreille tendue aux bruits du dehors.

Vers les trois heures, au moment de la première lueur de l’aube, la nuit étant encore fort épaisse, la lune qui jusque-là avait versé abondamment ses rayons se voila tout d’un coup. On se trouva


Il fallait passer.

plongé dans une dense obscurité, et il fallut recourir aux torches.

Or à peine celles-ci étaient-elles allumées qu’un cri spécial, une voix âpre et rauque, cette voix dont j’ai parlé plus haut se fit entendre à dix mètres environ, en avant sur la route. Le cri venait des fourrés, et il était patent qu’un tigre se trouvait là. Pétrifiés par la terreur, les coolies s’étaient arrêtés. Au reste, avancer ou reculer était chose indifférente en la circonstance, car la distance n’était pas suffisante pour permettre la fuite. Il était évident que le félin avait aperçu l’escorte. Tout le monde s’attendait donc à ce qu’il surgît du milieu des herbes et attaquât le convoi. À tout hasard, Steadman, un pistolet à la main, vint se placer au-devant de ses hommes pour faire tête au monstre.

Un temps inappréciable s’écoula. L’attaque prévue n’eut pas lieu. Le feulement retentit encore à la même distance et sur le même point. Les voyageurs avaient eu le temps de revenir de leur surprise. Préparés à tout événement, ils s’accordèrent encore quelques minutes de réflexion. La nuit était si sombre que l’on ne voyait rien. Mais ce qui était vrai pour l’œil de l’homme ne pouvait l’être pour la prunelle nyctalope du bâgh. Les hypothèses les plus contradictoires s’entassèrent dans ce court délai. On s’était trompé sans doute ; on n’avait probablement affaire qu’à un babiroussa, ce qui n’était point, d’ailleurs, une rencontre agréable.

Il fallait, néanmoins, poursuivre la route. Steadman décida l’un des coolies à s’avancer de quelques pas. L’homme se risqua, et revint, dix secondes après, claquant des dents et tremblant de tous ses membres.

— Sahib — dit-il — c’est le bâgh.

Il avait vu, en effet, de ses yeux vu, un tigre énorme, couché en travers de la route, et dont le regard flamboyant l’aurait fait reculer.

Or, il fallait passer.

La lune, enfin dégagée de nuages, se levait de nouveau au-dessus de la jungle.

Le colonel donna l’ordre de conserver les torches allumées et de s’avancer hardiment sur le chemin.

Les hommes hésitèrent.

Alors l’Anglais, le pistolet au point, se décida à donner l’exemple.

Mme Steadman venait de s’éveiller, et ce silence et ce repos l’avaient étonnée. Un peu mieux portante, elle écarta les rideaux du palanquin.

— Que se passe-t-il ? — demanda-t-elle.

L’officier lui fit signe et ajouta :

— Pas un mot, pas un geste ! Il y va de notre vie, à tous.

Et il s’enfonça dans la jungle.

Les porteurs, entraînés, suivirent.

Toute la troupe passa. Et, du fond de sa chaise à porteurs, la jeune femme terrifiée put voir le monstre, accroupi à dix pas du cortège, le suivre d’un œil tranquille et indifférent, se bornant à retourner la tête pour contempler le défilé, comme aurait pu le faire un chat domestique.

Quand on eut gagné quelques yards, Steadman reprit son cheval qu’un des coolies avait conduit par la bride, et qui avait donné des marques singulières de terreur. L’animal, en effet, au lieu de se cabrer, de ruer, suivant l’habitude, avait marché, tête basse, la queue pendante, fléchissant sur ses jarrets, que l’épouvante secouait comme des roseaux. Pendant quelque temps, on demeura sous le coup des appréhensions. Il fallut cependant se rendre à l’heureuse évidence. Le soleil levé trouva les voyageurs à la lisière occidentale de la forêt d’Alligunge. Ils s’étaient déjà relayés deux fois, et le tigre du chemin n’avait pas un seul instant fait mine de les poursuivre.

Le colonel m’a toujours déclaré que, pour lui, chasseur expérimenté, ce fait était demeuré une énigme. Il en avait vainement cherché le mot, et, finalement, s’était contenté d’une explication banale, peut-être juste, après tout, à savoir : que le fauve avait copieusement festoyé avant de se trouver en tête-à-tête avec la caravane, et que celle-ci n’avait dû son salut qu’à une indigestion de la bête. Il avait eu, d’abord, la pensée que le tigre était peut-être aveugle. Mais, outre que cette hypothèse n’eût pas justifié son inaction, l’odorat étant plus que suffisant à le guider, le colonel avait fort bien observé la dilatation et le rétrécissement des prunelles de l’animal au passage de la lumière des torches. Force lui était donc de s’en tenir à la première version, à moins de recourir aux légendes indiennes qui soumettent le tigre aux influences actives ou passives de Kâli, lorsqu’elles n’en font pas l’incarnation immédiate de la hideuse déesse.

Je demandai à Steadman, lorsqu’il me fit le récit de cette rencontre :

— Et vous n’avez point essayé de tuer la bête ?

Il me répondit avec un bon sourire :

— Mon cher William, je n’en ai pas eu l’occasion. Et, d’ailleurs, je vous confesserai, en toute sincérité, qu’en eussé-je eu la faculté la volonté m’eût fait défaut. Je me serais cru coupable d’un crime en portant la main sur ce tigre. Je lui devais quelque reconnaissance.