Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre I

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I. Alcoolisme aigu ou ivresse alcoolique.


L’ivresse alcoolique comprend trois phases bien différenciées, bien caractéristiques.

Dans la première phase ou phase d’euphorie physique et psychique, l’individu éprouve une sensation de bien-être qui le rend gai, content de tout et de tout le monde, loquace, expansif. Son activité psychique semble augmentée et ses facultés intellectuelles deviennent plus brillantes, quand elles sont d’une bonne moyenne à l’état habituel. Le débile, en pareille circonstance ne gagne rien, au contraire, il perd vite le sentiment de la réalité, confond tout et devient rapidement absurde. À ce degré, l’homme ivre possède encore une demi-conscience et la faculté de se contenir, au moins dans une certaine mesure. Mais déjà il existe chez lui une sorte d’anésthésie morale, il ne s’étonne plus de rien. Après une heure ou deux, le tableau change, c’est la deuxième phase, phase d’ataxie physique et intellectuelle : confusion des idées, incoordination des mouvements, maladresse pour les actes les plus simples comme de mettre son chapeau, de revêtir son pardessus ; titubation dans la marche, langage incohérent, décousu, langue épaisse, parole embarrassée. À ces symptômes s’ajoutent quelquefois la diplopie, les illusions et les hallucinations visuelles, auditives ou tactiles qui déterminent chez le sujet des expressions absurdes de joie, de colère, de tristesse ou d’attendrissement, souvent entre-mêlées les unes avec les autres d’une façon tout-à-fait cocasse. Les nausées et les vomissements ne sont pas rares.

La troisième phase est la période comateuse, caractérisée par un sommeil profond, persistant ; la résolution complète des membres et l’abolition de toutes les fonctions de la vie de relation, la perte des reflexes, une anesthésie générale. Cette dernière phase peut durer un ou plusieurs jours et le sujet sort de l’accès courbaturé, fatigué, avec une céphalée intense. Il lui faut souvent un ou deux jours pour se remettre.[1]

Courteline nous présente plusieurs cas d’ivresse alcoolique. Voici d’abord une observation d’ivresse légère, ne dépassant pas la première phase. La Brige[2], invité à une petite fête de famille, absorbe tour-à-tour du Léoville, du Mâcon, du Sauterne, du Champagne, du kirch, du vieux rhum, du cognac, de la bière et du punch. La Brige, que nous retrouverons plus loin parmi les persécutés-persécuteurs, n’est pas dénué de talents qui pourraient à l’occasion en imposer pour des qualités sérieuses. L’alcool lui donne un coup de fouet et il raconte lui-même comment les choses se sont passées : « je fis des mots, contai diverses anecdotes dont je savais l’effet certain, et tins la tablée tout entière sous le charme de mon esprit si franchement original et primesautier. »

Ici apparaissent la vanité, l’orgueil du buveur, mais sa conscience commence à s’anesthésier, quoiqu’il se contienne encore et cherche à dissimuler son état : « J’ai la chance, quand je suis pincé, de m’en rendre compte aussitôt, inappréciable avantage qui me met en situation de parer à la circonstance et de prendre toutes les mesures qu’elle nécessite ; je cache mon tabac, bois de l’eau à ras bords, et limite les frais de ma conversation à quelques réponses évasives et brèves, quitte… » et ici se montrent quelques autres symptômes, un léger embarras de la parole, et la diplopie, « quitte si un mot récalcitrant fait mine de s’empâter sur ma langue à tourner mentalement autour jusqu’à ce que j’en aie trouvé l’équivalent !!… Un pivot invisible imprimait à la table une rotation folle, et, sur les épaules des dineurs, les visages se dédoublaient, dansaient dans cette buée légère et tremblottante des poêles chauffés à l’excès ».

L’agitation physique de La Brige se manifeste par des tours de gymnastique qu’il exécute avec des chaises, puis il rosse le piano à coups de poing, enfin tourbillonne une valse. Mais l’ivresse s’est accrue peu à peu, et La Brige perd le sentiment de la réalité et le respect des convenances. Grimpé sur une chaise, il harangue la compagnie : « Eh bien ! parfaitement, je suis gris ! je suis gris comme trente-six lanciers polonais… et si vous n’êtes pas satisfaits, vous pouvez aller vous baigner !!! ». Irrité du calme d’un vieillard que ses plaisanteries n’ont pu dérider, il l’insulte : « C’est comme ce vieil imbécile !… C’est comme ce vieil imbécile ! … », mais il ne peut terminer sa phrase.

Là finit l’observation de La Brige. Elle dépeint surtout la première phase de l’ivresse. Dans la suivante, nous voyons apparaître l’incoordination des mouvements, un embarras plus prononcé de la parole, les illusions et les autres troubles de la deuxième phase.

Théodore[3] « est un collégien de dix-sept à dix-huit ans, au visage blême de crétin éreinté… qui n’a pas même trouvé moyen de décrocher un accessit à la distribution des prix au lycée St-Louis » ; il arrive chez son père, à trois heures du matin, « soûl comme une bourrique » et c’est la cinquième fois que cela se répète depuis le commencement des vacances. Il a diné en ville avec des camarades, puis est allé à Montmartre, et enfin a terminé la soirée dans un café, comme il le dit lui-même : « Nous étions soûls comme des ânes ; il est donc hors de discussion que nous n’avons pas hésité à nous faire conduire au café. Il faudrait être fou furieux ou bien ignorant de l’âme des hommes pour ne pas se rendre à une évidence fille d’une déduction logique. » Au café, il rencontre un ancien consul de Mésopotamie qui, monté sur une table, « imite la danse mauresque en faisant remuer ses intestins » ; il lui envoie en plein visage un verre de vin, mais comme tous deux sont ivres au même point, cela n’a aucune importance et n’altère en rien leurs relatons. Un vieux monsieur inoffensif, dont la binette ne lui revient pas, reçoit de lui une paire de gifles. Un de ses amis a l’idée d’entrer dans un fiacre en passant par la lanterne.

On voit qu’à son arrivée à la maison, Théodore est en état d’ivresse avancée, qu’il est en plein dans la deuxième phase. En effet, les mouvements coordonnés sont totalement disparus. Le pauvre a déjà de la peine à marcher dans la rue, mais qu’est-ce qu’il prend dans l’escalier de la demeure paternelle !!! La difficulté est compliquée par l’obscurité. Péniblement, marche par marche, se traînant les pieds, les doigts écarquillés, il avance… Après une chute, il se relève, mais la période des illusions commence : « Pas moi… qui glisse —, c’est l’escalier ! » Puis, il ne sait plus où il en est : « Ah ça ! mais quel étage que j’suis ?… Bon sang de sort, en v’la une affaire, j’sais pus quel étage que j’suis !… Va falloir que je r’descende !… Soupé !!! J’vais demander au concierge ! » Il appelle le concierge à tue-tête, mais au lieu de celui-ci, ce sont les locataires qui lui répondent et d’une façon peu encourageante. Involontairement il heurte du pied une boîte à lait en fer-blanc. Cela lui donne l’idée de compter les paliers au passage en frappant avec sa boîte. Enfin il trouve son étage et la porte de son appartement. Mais le plus difficile reste à faire : introduire la clef dans la serrure ; il y réussit pourtant après l’avoir échappée et l’avoir retrouvée, au milieu d’un dialogue aigre-doux avec le locataire d’en face qui nous en apprend long sur le compte du pauvre crétin. Son premier mouvement, une fois la porte ouverte, est de chercher des allumettes, mais il s’étale sur le plancher et encore cette fois il trouve que c’est le parquet qui glisse, et il nous explique : « Oh ! c’est que moi, j’ai ça d’agréable ; je peux avoir mon compte bien pesé… pas moyen qu’on s’en aperçoive. Bon œil, bon pied, et pas le moindre embarras dans la langue… sauf pour certains mots difficiles, comme par exemple… l’oss… inaton. C’est pas que je ne puisse pas les dire, non, c’est que véritablement on ne peut pas les prononcer… La langue française est pleine de difficultés… tous les étrangers vous le diront. » Pendant ce monologue il cherche des allumettes et ses mains hésitantes rencontrent la table qu’il prend pour la cheminée et l’encrierqu’il prend pour le porte-allumettes : « Ah ! les voilà ». Il plonge ses doigts dans l’encrier, et surpris de les sentir mouillés, il goutte : « Non !… c’est un œuf ! Si j’connaissais l’imbécile qui m’a fichu un œuf sur ma cheminée, je lui apprendrais mon nom de baptême. » Ses doigts qui errent à l’aventure rencontrent les panneaux d’un placard qui lui sert à la fois de buffet et de bibliothèque : « La fenêtre !… si je donnais un peu d’air ? » Il ouvre tout grand le placard et demeure planté, s’éventant, aspirant avec délice l’haleine d’une nuit embaumée. À la fin : « Drôle de printemps ! … Il fait noir comme dans un four… et ça sent le gruyère à plein nez… jamais vu un mois de mai pareil ».

À ce moment apparaît M. Couique, le père de Théodore, réveillé en sursaut et ne sachant de quoi il s’agit. Théodore, en réponse aux questions de son père, s’embarrasse de plus en plus dans ses mots. Il raconte qu’il a dîné rue de …iroénil… il est incapable de dire Miroménil, qu’il est allé à Montmartre, rue de la Tour d’Au… de la Tour d’Au, et sans son père qui vient à son secours, il ne pourrait jamais dire, de la Tour d’Auvergne. Mais il tente d’expliquer à son père l’embarras de sa parole : « Dis-donc, y a pas des moments où tu regrettes de ne pas être espagnol ? — À cause ? — À cause de cette saleté ! — Quelle saleté ? — Saleté de langue française ! » La scène continue. Théodore trouve que ce n’est pas bien, ce que fait son père qui profite de ce qu’il est son père pour « l’abreuver d’hum… d’hum… d’humiliations ». L’embarras de la parole, la titubation et l’incoordination des mouvements sont suivis de nouvelles illusions et de changements brusques et subits dans les sentiments et les émotions de l’ivrogne. Son père lui a donné la fessée pour lui apprendre à rentrer à des heures convenables. « Ce vieillard m’a maudit (il pleure)… Mais j’ai rudement rigolé ! (il rit) « … J’ai rigolé comme pas un client au monde ne peut dire qu’il a rigolé… Je le jure (il étend le bras et rencontre la lampe qu’il culbute) Zut !… J’ai cassé le pot-à-l’eau !… sur la tombe de ma grand’mère… ! » Puis il s’en prend à la femme de chambre qui lui a caché les allumettes, exprès pour lui faire des blagues : « Elle aura de mes nouvelles, la femme de chambre ! C’est le jour de l’an dans onze mois… tu parles si j’y fous des étrennes… la peau ! oui, et mon nom de baptême… avec les trente-deux manières de s’en servir !!! »

Il se remet à la poursuite des allumettes, se traînant à quatre pattes autour de la table et chantant :

« Pour boire à notre belle France,
Amis, versez-moi du veau froid. »

En chemin, il croit rencontrer la table de nuit, et entre dans la cheminée, secouant la plaque avec son dos : « Oh ! l’orage !… Non !… ce vent. Y a de quoi en crever ! D’où diable ça peut bien venir ? » Il lève la tête et voit la lune s’encadrant exactement dans l’ouverture de la cheminée : « Qu’est-ce que c’est que ça ? » … Il rit, mais non sans quelque inquiétude : « En voilà une table de nuit… Il y fait autant de courants d’air que sur la Porte Saint-Martin… et l’on voit le pot-de-chambre au travers !!! »

Cette deuxième période est suivie d’un sommeil profond. Le lendemain, Théodore se rappelle vaguement la soirée précédente ; mais en retour il constate très bien les symptômes qu’il ressent dans le moment : « Rien ne saurait donner idée de la gueule-de-bois dont je détiens le record, et le mal de tête qui m’opprime défie toute comparaison, c’est comme si des équipes entières de terrassiers étaient occupées, sous mon crâne, à me percer d’une oreille à l’autre, une espèce de Boulevard Haussman. »

De cette observation peut se rapprocher celle de Jomard[4] qui, assis au pied d’un réverbère, pleure de rire en lisant le « Journal Officiel », puis injurie un agent, passant sans transition aucune de l’euphorie à l’irritabilité.

La quatrième et dernière observation de délire alcoolique aigu offre à étudier les symptômes de la deuxième et troisième phases de l’ivresse.

La Biscotte[5], cavalier de 1re classe, rentrait soûl, « plus soûl à lui seul que tout un régiment de bourriques polonaises », chaque fois qu’il avait obtenu une permission de minuit. Les suites de sa soûlerie le tenaient « huit jours hébété, dormant debout, avec des yeux couleur de faïence d’où le regard était parti ». Son ami Lidoire, son « pays », avait proclamé hautement que les choses se passeraient, le soir dont il est question, comme les soirs précédents. En effet, vers minuit et quart, une voix lugubre, qui gémissait : « Lidouère ! Lidouère ! », vint réveiller la chambrée endormie. C’était La Biscotte, ivre à rouler, ivre à ce point qu’il ne trouvait plus son lit et demeurait, hésitant, dans l’encadrement de la porte, secoué d’ivresse, les bras angoissés, cramponnés aux montants. L’embarras de la parole, la langue épaisse et empâtée, frappent dès les premières paroles : « Mon pauv’ieux… s’suis soûl comme eun’vache ! » Lidoire vient à son secours, « La Biscotte butait à chaque pas ; de ses bottes et de son bancal, il battait au passage le fer des couchettes, et il répétait : « S’suis-t’y soûl !… s’suis-t’y soûl !… bonsoir de bonsoir », avec dans le dire, une nuance de constatation satisfaite et admirative. » C’est, en effet, un des symptômes secondaires du délire alcoolique, que cette auto-admiration, cette constatation satisfaite, de pouvoir pousser la soûlerie à un tel degré de perfection. L’incoordination des mouvements est accompagnée d’un raidissement, d’une rigidité musculaire quasi invincible et ne permettant que des mouvements brusques et désordonnés. La Biscotte, abandonné à lui-même, près de son lit, devient plus muet qu’un poteau et plus raide, planté sur ses pattes et regardant tourbillonner l’ombre, comme une brute, incapable du moindre mouvement volontaire, incapable de se déshabiller et de se coucher sans l’aide de Lidoire. Une fois que celui-ci l’a mis au lit, il devient plein de reconnaissance ; ses facultés affectives sont touchées, mais sa gratitude se mêle de tristesse et de remords. La Biscotte est un simple, un inférieur au point de vue moral et intellectuel, et il n’a pas le vin gai : « Merci bien, Lidouère…, te r’mercie beaucoup… merci bien… T’sais, mon’ieux, s’me le rappelerai, qu’est-ce que tu as fait pour moi…, s’me le rappelerai toute ma vie… q’t’es venu me sercher à la porte… ’ q’tu m’as ertiré mon sako, mon falzar et mes tartines… q’tu m’as fourré au pieu, kif-kif, eun’maman… Pour sûr que s’me l’rappelerai », Sa voix se mouille : « Quien, Lidouère, veux-tu que j’te dise ?… Eh ben ! t’es un bon cochon !… voilà qu’est-ce que tu es…, t’es un bon cochon…, oui, t’es un bon salaud !… Z’ai qu’toi d’ami à l’escadron, mon’ieux dégoûtant »… Il pleure maintenant : « T’as eun’pauv’gueule… S’peux pas la r’garder sans avoir évie d’pleurer, tel’ment qu’a m’rappelle l’patelin »… Il sanglotait… Obligé de se relever, mais incapable de le faire, Lidoire revient à son secours. Il ne sait plus rien ; l’univers entier se limite à son éternel « s’suis-t’y soûl ! » Sur ses jambes, où coule de l’ouate, son buste oscille, cassé, ballotté, de tribord à bâbord. Revenu à son lit, sans savoir comment, il se remet à pleurnicher. Ému jusqu’à l’âme, convaincu de son infamie, il entonne le chapitre des remords et le prolonge à l’infini, ravalant ses sanglots, se traitant de « sale cochon », disant qu’il souhaitait d’être mort et qu’il déshonorait l’armée. « Il voulait aller au magasin rendre à l’officier d’habillement son galon de premier soldat et sa trompette dont il ne pouvait plus sonner, et qu’il essayait de briser sur le plancher parce qu’il n’en était plus digne »… Pendant sa sortie, il avait eu un différend avec un civil. Ce souvenir lui revient tout-à-coup, se mêlant à ses illusions, au désarroi complet de sa faible intelligence, affaiblie davantage par l’ivresse où il est plongé : « Mon’ieux, c’t’épatant !… y a un client sous mon lit… qui le soulève avec son dos !… s’monte ! s’monte ! s’monte !… Ah !… c’t’épatant !… Oh ! Bon Dieu !… s’parie qu’c’est l’civil… qui s’aura fourré sous mon pieu… et qui le soulève… pour m’embêter… Faut qu’z’aille voir… » Il se lève : écroulement formidable et instantané.

Les troubles psychiques sont accompagnés des troubles physiques que nous avons vus et auxquels nous pouvons ajouter le hoquet, les vomissements et le relâchement des sphincters.

Finalement, La Biscotte s’endort d’un sommeil comateux, et nous avons vu au commencement de son histoire, quelles sont les suites de son ivresse…

Les quatre observations que nous venons de lire décrivent bien, dans ses trois phases, le délire alcoolique aigu. Dans les deux types que nous allons étudier maintenant, apparaissent les troubles que l’on rencontre dans l’alcoolisme chronique. Nous ne trouverons pas tous les symptômes de l’intoxication, nous ne verrons pas la terminaison de l’affection, mais nous pourrons étudier les diverses manifestations de l’alcoolisme chronique à l’état latent.

Le capitaine Hurluret[6], « enfant de soldat, éclos dans le demi-jour d’une arrière-salle de cantine, avait grandi au soleil, à la bonne franquette, entre les taloches de la maman, et les coups de soulier paternel sans que jamais se développassent, devant ses yeux, d’autres horizons que les murs des casernes… Enfant de troupe, soldat, officier, il se para à son corps défendant, de galons noblement gagnés ; au fond, vieux gamin de caserne, il regrettait la chambrée, l’odeur violent de ses cuirs… Du reste, il frayait peu avec ses collègues… Il mangeait au mess par obligation, mais la dernière bouchée dans le bec, il filait doucement à l’anglaise et s’allait soûler dans son coin, au fond d’un obscur café… S’il n’avait que peu d’amitié pour ses collègues, il avait, en retour, un amour passionné pour ses hommes, où se sentait un fonds de vieille faiblesse fraternelle. Sous des dehors sévères, brusques, même un peu brutaux, se cachaient son bon cœur, son indulgence pour les peccadiles de ses hommes ; très fort pour le chambardement, ayant le coup de gueule facile, et, à la rigueur, le coup de botte, mais en fin de compte un bon soulard, incapable d’une méchanceté, et empli pour ses hommes d’une grosse tendresse brutale, une tendresse de garçon boucher pour le bull-dog dont il cingle les fesses de claques sonores et retentissantes »…

Au physique, grand de taille, le nez illuminé, des yeux de souris cerclés par l’alcool d’une braise incandescente, une haleine fleurant le bouchon et le fond de baril. Quand il était sous l’influence de l’absinthe, des discours incohérents transperçaient par instants les murs, des propos interrompus, scandés de jurons, marquaient la cadence de la phrase ; les éclats de sa voix remplissaient les cours immenses de la caserne ; dans les échos des corridors, ses bottes fiévreusement promenées, tapaient comme aux dalles d’une église…

Voici avec quel respect il préparait son absinthe : « Lui-même avait repris la carafe, et simultanément il arrosait les verres : trois gouttes pour l’un, trois gouttes pour l’autre, avec une parcimonie jalouse et calculée de vieil artiste méticuleux. Il y en eut pour cinq bonnes minutes. L’œil fixe, la main haute, imprimant à la carafe de petites secousses régulières, Hurluret ne soufflait plus mot, absorbé dans l’accomplissement d’un sacerdoce… »

Dans cette observation, les troubles inhérents à l’alcoolisme chronique ne sont qu’ébauchés. Dans le cas du capitaine Marjalet[7] au contraire, nous voyons le vrai type de l’alcoolique chronique. Les jours où il n’avait pas bu, il était l’homme le plus inoffensif du monde, doux, humble, parlant peu et à demi-voix, se montrant timide et presque craintif avec ses hommes. Quand il pénétrait dans la chambrée, avant même que le brigadier eût lancé son « Fixe », il avait dit « Repos », avec un petit geste de la main indulgent et paternel. C’était un vieux soldat, sorti des rangs et connaissant le fourbi du métier. Malheureusement il était gris neuf jours sur dix, d’une ivresse bruyante, tapageuse, dont les éclats révolutionnaient le Quartier, emplissaient les chambrées, les escaliers, les cours. Alors, il entrait en coup de vent, le feu aux joues, le képi de travers, et tout de suite du pet !… « En voilà une chambrée ! Quelle bauge !!! Je n’ai que des cochons dans mon escadron !… N. de D., il faut en finir, tout le peloton couchera à la malle ce soir ! » Pendant ce temps les hommes, tête nue, immobiles au pied des lits, attendaient un ordre de « repos » qui s’obstinait à ne pas venir… Il passait les trois quarts du temps à un café où il restait des heures entières, « buvant de grandes verrées d’absinthe dans lesquelles il vidait des topettes de cognac. Du reste, il ne s’était jamais oublié. » Ivre à rouler, il restait digne, marchait droit et vite dans les rues, rendait le salut à ses hommes, conservant jusqu’au bout le respect de son métier, de son uniforme et de sa croix. Sa manie, quand il avait bu, était de voir la malpropreté partout, et son mot favori : « Jusqu’à la gauche », une expression de caserne qui ne signifiait pas grand’chose, mais impliquait évidemment en lui une idée confuse d’éloignement, personnifiait l’éternité en son imagination vague de vieil ivrogne. Un jour il condamna un bleu à être garde d’écurie jusqu’à la gauche. Il donna l’ordre au maréchal des logis : « à partir d’aujourd’hui, il ne bougera plus de l’écurie… Quand vous descendrez de semaine, vous le passerez en consigne à votre successeur en lui disant de le passer au sien, et comme ça… jusqu’à la gauche !!! » Pendant trente-cinq jours d’affilée, le bleu conserva la garde de l’écurie, vivant là, couchant là, ne sortant que quelques instants dans la journée, le temps de courir se chercher une croûte. Mais, les plus belles choses ayant le pire destin, il se fatigua, et le matin du trente-sixième jour, il attendit son capitaine dans la cour et, bravement, lui demanda de relever sa punition. Marjalet, comme bien l’on pense, n’avait pas le moindre souvenir de la punition ni des circonstances dans lesquelles elle avait été imposée. Aussi son sang ne fit-il qu’un tour, et le sous-officier de semaine, pour avoir suivi la consigne et laissé le bleu garde d’écurie jusqu’à la gauche, attrapa-t-il huit jours de boîte !

Au physique, Marjalet était un gros homme, court, gras, “ mais de cet embonpoint qui dénote aux yeux de l’observateur, une mauvaise santé ”[8], son teint est blafard ; au repos, il offre une expression d’hébétude, l’œil en dedans, en proie à une vague somnolence, mais dès que le moindre incident réveille son irritabilité morbide, sa peau se colore, ses joues tremblent, son nez devient écarlate, ses jambes vacillent. C’est bien là la description de l’alcoolique chronique. Au point de vue intellectuel, il est plongé dans une hébétude, dans une sorte de torpeur ; sa mémoire, sa volonté sont diminuées ; il ne songe plus qu’à une chose et ne jouit plus que d’une chose : l’alcool.

  1. Gilbert Ballet, etc : Traité de Pathologie mentale, p. 381.
    E. Régis : Précis de Psychiatrie, 4e édition, p. 317.
    V. Magnan : De l’alcoolisme.
  2. G. Courteline : Un homme qui boit (Potiron).
  3. G. Courteline : Théodore cherche des allumettes.
  4. G. Courteline : Blancheton, père et fils.
  5. G. Courteline : Lidoire et la Biscotte.
     "  "   Lidoire, tableau militaire en un acte.
  6. G. Courteline : Le Train de 8 hrs 47 ; Les Gaietés de l’Escadron théâtre).
  7. G. Courteline : Les Gaietés de l’Escadron.
  8. B. Ball : Leçons sur les maladies mentales.