Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre VI

La bibliothèque libre.

VI. Psychoses organiques. — Démence Sénile.


La démence sénile, que nous allons étudier maintenant, résulte non de la vieillesse elle-même, qui est un état physiologique, mais de la sénilité, état pathologique fait d’usure cérébrale et susceptible de se produire à une époque plus ou moins avancée de la vie. Les principaux symptômes sont une incapacité plus ou moins grande pour le travail, un manque de précision et de lucidité dans les idées et le jugement ; l’amnésie portant surtout sur les faits récents ; l’apathie, l’indifférence pour les faits graves contrastant avec une émotivité excessive pour les petits faits qui concernent les malades personnellement ; la perte des bonnes manières, de l’usage et du bon-ton ; la perte du respect, de la politesse, de la bienséance et de la décence dans les discours, les gestes, la tenue, la façon de vivre. À ces symptômes psychiques se joignent souvent des symptômes somatiques consistant surtout en troubles dus à l’artério-sclérose. Du côté physique on remarque fréquemment que les fonctions organiques s’exécutent avec la plus grande régularité, celles d’ordre digestif surtout, et il semble que la vie intellectuelle et la vie physique soient devenues tout-à-fait indépendantes l’une de l’autre[1].

Nous trouvons dans Courteline, une bonne observation de démence sénile dans le personnage du père Soupe[2].

Soupe, âgé de 64 ans, est expéditionnaire depuis 37 ans, à la Direction des Dons et Legs. Nous trouverons en lui la déchéance intellectuelle, la perte de la mémoire et de l’affectivité avec un état physique florissant, montrant bien le contraste qu’il y a entre l’aliénation mentale vraie et un simple affaiblissement de l’intelligence… « Le père Soupe était un petit vieux à lunettes, de qui l’édentement, peu à peu, avait avalé les minces lèvres. Sur sa face luisante, comme vernie, ses sourcils broussailleux débordaient en auvents et des milliers de filets sanguins se jouaient par la fraîcheur caduque de ses joues, y serpentaient à fleur de peau avec le grouillement confus d’une potée de vers de vase… Stupide, de cette stupidité hurlante qui exaspère à l’égal d’une insulte, il passait les trois quarts du temps à faire la sieste en son fauteuil, le reste à ricaner tout seul sans que l’on pût savoir pourquoi, à se frotter les mains, à pouffer bruyamment, la tête secouée des hochements approbatifs d’un petit gâteux content de vivre »… Dans ses propos, dans ses actes, il péchait contre les règles les plus élémentaires de la politesse et de la bienséance : « Trois heures, annonça le père Soupe, qui avait les belles digestions des gens de conscience immaculée : je vais aller faire mes petits besoins ! » Un jour, de la cuvette commune dont ses compagnons se servaient pour se rincer les doigts, il s’était servi pour se laver les pieds, prenant le bureau pour un établissement de bains !… « Soupe avait courte la rancune, s’il avait l’irritation lente et le soleil du lendemain le retrouvait fidèle au poste, rasséréné, rasé de frais, satisfait de lui et des autres. Entre les trous de sa cervelle, les mauvais souvenirs passaient sans laisser trace, comme passe de l’eau à travers un tamis ».

La démence sénile se distingue nettement de la paralysie générale qui a des caractères tout spéciaux et que nous allons voir présentement.


Paralysie Générale.


Sous le terme de paralysie générale, on entend, non pas une maladie, mais une affection à évolution lente, progressive et fatale, qui survient sous des influences pathogènes prolongées et généralement combinées ; qui se traduit par le développement progressif de troubles démentiels constants, de troubles délirants fréquents et de désordres ataxiques, et qui est déterminée anatomiquement par des lésions diffuses, par une méningo-encéphalite. Les symptômes psychiques sont un affaiblissement de l’intelligence caractérisé par des idées délirantes, absurdes, mobiles, illogiques, incohérentes, contradictoires, asystématiques. Les symptômes physiques se rattachent à la motricité et consistent surtout en ictus apoplectiques, mouvements automatiques, vertiges ; en paralysies des 3e, 4e, et 6e paires crâniennes se manifestant par du strabisme, de la diplopie, du ptosis, de la parésie pupillaire. On constate encore des troubles de la parole, de l’écriture, du tremblement[3].

L’observation de Letondu, expéditionnaire à la Direction des Dons et Legs, nous offre une étude complète des symptômes de la paralysie générale[4]. « Arrivé à l’heure précise, il s’enfermait en son bureau, s’y verrouillait à double tour et y demeurait de longues heures sans que l’on pût savoir ce qu’il y fabriquait. D’humble, propre et rempli de sa petitesse, ce pauvre diable au front concave où des rides couraient en cordes de contrebasse, était devenu la terreur du ministère. Un jour, d’un coup de pied violent, il fend la porte de son bureau ; le lendemain, avec des fleurets qu’il a apportés, il boutonne les murs de sa pièce dont le papier n’est plus que loques et lambeaux. Il manifeste une prédilection marquée pour les exercices du corps. Il lève des poids à force de bras et les laisse retomber bruyamment sur le sol, au grand effroi des employés logés au-dessous qui reçoivent sur la tête des débris de plafond. Il est hanté de cette monomanie : la régénération de l’homme par la gymnastique, et il ne monte plus les escaliers de la Direction, et n’en parcourt plus les couloirs, qu’en criant à tue-tête sous prétexte de développer ses pectoraux. Il devient irritable, susceptible, agressif, en veut à ses supérieurs, s’oublie dans son langage et répond grossièrement à son chef La Hourmerie. De propre qu’il était, il change complètement, néglige sa toilette et se présente au bureau le teint boueux, la cravate lâche et le faux-col en accordéon. Il néglige également, et depuis longtemps, son travail. Quoique les bureaux ferment à quatre heures, Letondu ne s’en va jamais avant dix heures, mais ce n’est pas pour travailler qu’il reste ainsi après ses camarades. Non, tantôt il garde l’immobilité pendant des heures, « les jambes en branches de compas » ; tantôt il monte et reste debout sur sa cheminée, « seul dans la nuit, effrayant et inexplicable » ; tantôt il exécute « dans la diagonale du bureau, des allées et venues de bête en cage, les mains aux reins et déchaussé ! »… Pour donner de la souplesse à ses poumons, il achète un clairon et « arrache à l’instrument des sons rauques, abominables, qui emplissent les corridors de meuglements de mastodonte égorgé. » Puis il imagine de renouveler des jeux de l’antique. « Il arriva un matin, une roue de wagonnet sous le bras dont il se mit à se servir comme d’un disque. Projetée à toute volée d’une extrémité à l’autre de la pièce, la lourde masse en fer en venait heurter la porte qu’elle défonçait peu à peu. » Un jour, « marchant sur les traces des athlètes lacédémoniens, qui s’oignaient d’huiles parfumées, il inventa de se badigeonner, depuis les pieds jusqu’à la tête, avec de l’huile de foie de morue ! »

Enfin il eut l’âme de Platon et résolut d’humilier l’administration en donnant désormais une somme de travail grotesquement disproportionnée avec la somme d’argent qui en était le salaire. Il entrait dans les bureaux, raflait la besogne sur les tables, enlevait aux expéditionnaires des dossiers volumineux et emportait le tout sous son bras sans un mot d’explication.

C’était plutôt simple… Seulement, l’économie administrative y laissait les yeux de la tête. Rien ou à peu près ne survivait du beau fonctionnement d’une maison sagement ordonnée naguère tombée depuis entre des mains furieuses, et devenue comparable à ces horloges détraquées dont s’immobilisent les rouages autour d’un cylindre affolé qui tourne, tourne, tourne sans cesse, atteint de rotation frénétique. Avec ça un symptôme plus grave à lui seul que l’ensemble de tous les autres, attestait l’écroulement final de cette intelligence sombrée, l’écriture du pauvre garçon allait s’altérant de jour en jour… Au cours d’une expédition souvent écourtée de moitié, il arrivait que des phrases entières se faisaient remarquer par leur absence ; d’autres, privées de leurs incidentes (restées en route, celles-ci, évaporées en la mémoire du copieur au même instant qu’absorbées), semblaient de distraites personnes venues au bal sans faux-cols… Certaines phrases étaient vêtues en chienlits et parlaient de trente-six choses à la fois : du legs un tel et de la mort de Sénèque ; de la loi sur les successions et de l’énergie d’Arria qui se plongea un couteau dans le sein en criant : « Poete, non dolet ». Des idées de persécution se mêlaient à ses idées de grandeur, à ses idées délirantes. Seul dans son bureau, il tenait des discours incompréhensibles : « Je me rendrai à la chambre des Députés, portant le fer sous le feuillage, comme Armodius et Aristogiton. Je monterai à la tribune, et là, en présence d’un peuple innombrable venu des quatre coins du globe pour m’acclamer, je dirai… je dirai des choses formidables… qui étonneront les plus sceptiques… et glaceront le cœur des plus braves d’une indicible épouvante… Que d’hommes ! — je dis : en cette maison que d’hommes justement accusés de servilité et de bassesse, seraient ici soupçonnés du contraire !!! Si ce contraire n’était encore un moyen détourné, qui les signale… à la réprobation générale… Salut aux gens de bien ! Salut aux âmes irréprochables ! Salut aux cœurs purs dignes de ce nom ! salut aux consciences d’élite ! Aux honnêtes gens de tous les temps passés, présents et à venir, j’entre et je dis : Je vous salue, Messieurs !!! Mais, honte à ceux-là, misérable et vil troupeau de brutes, que guide la seule flétrissure de leur néfaste réciprocité, à travers une vie inutile, semée en apparence des plus nobles attributs de la vertu, en réalité du fumier de la duplicité, de la déloyauté et de la perfidie… Une enquête », criait-il, « une enquête ! La révélation des monstrueuses turpitudes qui souillent les dessous de cette maison importe au salut de la Chose Publique ! Des faits… !… Et des noms !… Oui, des noms !… Des noms plus encore peut-être !! Ou moins, qu’importe ?!!… jetés comme autant de soufflets à la face rougissante de honte d’un univers à jamais consterné, voilà ce qu’il faut !!!… Haut les cœurs ! Haut les âmes !!! À moi les hommes de bonne volonté et de généreuse initiative !… Une enquête !!!… Une enquête !!!… Une enquête !… » Et dans un flot de rauques aboiements, il voua à l’exécration des humains, « cet ignoble La Hourmerie », son chef de bureau… Il poussa plusieurs « pouah » significatifs, et essuya bruyamment, de sa botte, les crachats semés sur le plancher en signe de dégoûtation : « Pouah ! pouah ! ah pouah !, Ah cochonnerie !… » Tout cela débité sur un ton emphatique, sur un ton « de prêtre en chaire, déclamé avec une majesté imposante ».

Son délire de persécution le conduit finalement à l’agression, à l’homicide. Dans un accès de violence impulsive et brutale, il tue La Hourmerie. « Ce gaillard-là n’avait pas cané devant l’ouvrage. Il avait tapé comme un sourd, de haut en bas, avec une telle autorité que la pointe du couteau de cuisine dont le cadavre était traversé de part en part, entamait une lame du parquet. Le manche seul apparaissait hors du plastron écarlate de la chemise : de quoi Letondu semblait fort satisfait d’ailleurs, chantonnant une petite chanson et jetant des coups d’œil de biais sur son chef-d’œuvre, pendant qu’il s’essuyait les mains à la mousseline des rideaux ». Le pauvre fou est interné à Bicêtre avec la camisole de force…

Cette observation nous montre la marche clinique de la paralysie générale, d’une manière assez complète pour nous en faire saisir les principaux symptômes. Il me reste maintenant à vous parler de quelques types à idées délirantes de grandeur, de vanité ; un cas de confusion mentale ou de délire des prisonniers et l’observation de deux maniaques en crise aiguë.

  1. B. Régis, loc., cit., pp. 498 etc.
  2. G. Courteline : MM. Les Ronds-de-Cuir.
  3. G. Ballet, etc. : Traité de Pathologie mentale, pp. 885, etc.
  4. G. Courteline : MM. Les Ronds-de-Cuir.