Aller au contenu

Les mathématiques en Grèce au milieu du Vème siècle/Avant-propos

La bibliothèque libre.
Texte établi par Hermann et Cie,  (p. 3-9).


AVANT-PROPOS



Croyez-vous que l’histoire des sciences ait jamais pu contribuer à leur avancement ? » — « Croyez-vous que l’histoire, toute l’histoire depuis la plus lointaine préhistoire jusqu’à celle de la grande guerre et de l’après guerre ait jamais fait avancer la solution d’une question économique, sociale ou politique pendante ? ». C’est le problème de l’utilisation de l’histoire tout entière, lequel ne met pas en question sa légitimité comme science »[1].

Il n’est pas de notre goût d’entrer dans la discussion de cette question dialectique. Aussi bien la peut-on et la doit-on résoudre ainsi que tant de questions dialectiques comme Diogène a résolu la question « dialectique » de la possibilité du mouvement[2]. Mais nous avons le droit de dire que l’histoire des sciences et la question de son utilité pour le progrès des sciences, comme la question de l’histoire politique, militaire, économique, etc., et celle de leur utilisation pratique, sont sur des plans tout à fait différents. Même si, en aucune façon, l’histoire ne pouvait jamais être utile aux progrès des choses dont elle est l’histoire, elle resterait utile, nécessaire à la connaissance de ces choses elles-mêmes. Elle fournirait toujours un élément intégrant de notre savoir sur ces choses en ce sens qu’elle nous apprendrait comment ces choses ont eu et ont les aspects réels et concrets sous lesquels elles nous ont été et sont données.

C’est prétendre que l’éminente utilité de l’histoire des sciences, consiste à nous apprendre ce que les sciences ont été pour l’homme et leur place, leur rôle dans l’évolution de l’humanité. Par là, elle est un facteur essentiel de l’histoire générale — beaucoup trop négligée jusqu’ici, car l’ignorance de l’histoire des connaissances humaines altère toute tentative d’histoire de la civilisation.

L’homme a toujours eu une représentation du monde (peu importe son caractère d’exactitude). Et cette représentation est au centre de ses déterminations d’ordre pratique et social. Ses actes sont commandés par ce qu’il sait techniquement, et son savoir technique est lié à la fois comme effet et comme cause avec sa représentation du réel, des choses, en conclusion, de son univers. Cela n’est pas moins vrai de sa civilisation matérielle (les « âges » commandés directement par les techniques) que de sa civilisation intellectuelle et spirituelle qui a des rapports certains et capitaux (bien que tout soit encore à faire dans, la précision de ces rapports) avec sa culture technique (y compris la technique sociale), surtout par l’intermédiaire de ses représentations du réel. Si ces représentations sont collectives (elles le sont pour l’immense part) elles ont encore bien plus de poids que leurs modalités individuelles, dans la reconstitution de la civilisation générale, et de l’évolution ou des évolutions de l’humanité.

Ainsi, je suis prêt à faire bon marché de l’utilité d’une histoire des sciences au point de vue — très étroit et très partiel — de leur avancement technique. Mais l’histoire des sciences est, un aveugle le verrait, pièce première de l’histoire des civilisations. En particulier l’histoire des idées philosophiques a des rapports étroits et évidents avec l’évolution générale d’une civilisation, qu’elle permette d’en atteindre l’esprit profond, dont elle est une résonance ou qu’elle ait influé directement sur l’histoire des esprits (les deux temps sont complémentaires : notre xviiie siècle). Mais peut-on comprendre l’évolution de la philosophie, dans sa majeure partie, sans l’histoire des sciences. On vient de parler du xviiie siècle, mais que dire de Platon, d’Aristote ? Je crois que cette histoire contribue, pour une large part, à donner et la signification de ces philosophies dans l’esprit de leurs auteurs et de leur temps, et l’esprit de ce temps lui-même, dans l’évolution de la civilisation.

Il n’est que trop visible qu’aussi bien par le côté matériel que par le côté intellectuel, la science d’une époque déteint jusque sur les manières de penser des masses. Certes, celles-ci restent très loin, pour la compréhension du contenu épistémologique, des savants et des gens éclairés. Mais, ce qui est bien plus important dans l’histoire générale, elles sont imprégnées d’un esprit foncier, encore une fois d’une représentation du réel, très humble, très vague, très indéterminée, tout ce qu’on voudra, mais qui est — avec un certain retard — fonction de l’esprit scientifique et des techniques de l’époque comme de son esprit religieux.


C’est que les sciences ne sont point, n’ont jamais été, même dans leurs plus humbles débuts, des techniques pures. La technique leur est un peu comme la virtuosité à la pensée musicale du compositeur, et à son intelligence par les vrais musiciens. La technique est un corps qui suppose pour vivre et se développer, un ressort interne, une âme. On comprend du reste, que je parle par métaphore. Toute science est toujours organisation et organisme. Son formulaire, capital au point de vue des applications, implique l’esprit inventif et créateur. Le rôle essentiel de l’histoire des sciences c’est de retrouver et de préciser à chaque instant cet esprit, continu dans son évolution, tout aussi bien, quand il se contredit violemment, que lorsqu’il se développe sans plus. Ses révolutions sont impliquées, comme ailleurs, par son évolution.

Aligner, chronologiquement, des formules et des progrès techniques est une besogne aussi vaine que ridicule, si on la borne là. Ce qui a pu faire croire à l’inutilité foncière de l’histoire des sciences, c’est que les historiens des sciences, en se croyant des historiens, ne nous servaient à peu près que ce plat peu nutritif. C’était pourtant déjà mieux que le recueil anecdotique auquel d’autres avaient borné la même histoire : recueil à peu près exclusif d’erreurs et de légendes : la pomme de Newton, après le « j’ai trouvé » d’Archimède ou les effets militaires des miroirs ardents. Mais au point de vue de la véritable histoire des sciences (celle qui prend son point d’appui, son centre sur l’histoire de la pensée et des idées scientifiques, et a pour fin de la replacer, dans l’évolution de l’humanité) cette histoire n’est rien : squelette décharné, osselets reliés par des ficelles. Non, l’histoire des sciences est avant tout l’histoire de leur esprit philosophique, de la représentation que les hommes se sont faits à chaque instant de l’univers, quand ils essayent de la préciser et de la légitimer, d’apporter leurs preuves et leurs raisons aussi loin qu’ils le peuvent. Les formulaires sont des conséquences : ils n’ont été établis que par cette pensée en acte. Dans la science, il y a les artisans et les maîtres : les premiers n’existent que par les seconds. Les formulaires sont ce que connaissent les artisans et ce qu’ils appliquent — parfois sans les bien comprendre (Clapeyron et Sadi Carnot) même s’ils les ont trouvées. — Les maîtres sont ceux qui pensent et dont les pensées créent la pensée scientifique, âme des techniques et de ce qui les dépasse. Encore une fois, ne confondons pas exécutants, même virtuoses, avec compositeurs. L’histoire des sciences doit mettre chacun à son rang et tout subordonner au rang, c’est-à-dire aux penseurs et à ceux qui ont créé et ont été les animateurs. Leur pensée, voilà le fond du tableau et le sujet central. Le reste vient se plaquer à sa place, — la place secondaire.

Fournir une des pièces capitales de l’histoire de la civilisation, de l’histoire de la pensée humaine, voilà donc le premier et le considérable intérêt que présente l’histoire des sciences et sa contribution, à nulle autre seconde, pour la connaissance de l’homme et la détermination de son savoir.

II

Il y a plus. Cette représentation du monde est intéressante à suivre dans sa courbe, ses rebroussements, ses reprises, pour elle-même, sans songer à ses répercussions sur la marche des civilisations. Il serait prodigieusement intéressant de noter, même si cela n’était point utile par ailleurs, comment nous arrivons à quelques connaissances sur l’Univers, sur nous-mêmes et notre place dans cet Univers, comment et pourquoi ces connaissances se sont succédées, modifiées et finalement accrues. Car, si le progrès a pu être contesté dans tant de domaines où l’on a, depuis la Renaissance, essayé de le faire pénétrer, il est le moins contestable et dans les sciences et dans leurs applications matérielles et techniques (fonctions réciproques les unes des autres). Cette histoire, par elle-même, sans autre conséquence, est bien aussi intéressante et aussi importante que celle des révolutions de palais du bas Empire[3].

Peut être pourrait-on objecter ici qu’elle est d’une érudition un peu vaine. Ce qui nous intéresse à ce dernier point de vue, n’est-ce pas notre savoir actuel qui s’est substitué à tout ce qui l’avait précédé ? Mais, pédagogiquement, comme humainement parlant, je ne crains pas là-dessus le démenti des maîtres-savants de notre époque, le savoir actuel n’est assimilable et vraiment compréhensible que s’il se présente comme l’aboutissant d’une histoire où beaucoup de faits sont tombés, comme dans toutes les histoires, et heureusement pour la capacité de notre esprit, mais où il n’en est que plus important de mettre en relief ceux qui doivent subsister, qui vraiment ont subsisté. Et ils sont déjà assez nombreux et assez bien reliés entre eux, pour constituer, à eux seuls, toute l’histoire, digne de ce nom, et digne de nos efforts.

C’est par là que les sciences se comprennent pleinement, c’est par là qu’elles sont en relation avec tout l’homme, et qu’elles constituent une philosophie essentielle à la philosophie late sensu. La théorie de la connaissance n’est qu’une idéologie vague ou une dialectique verbale, sans l’histoire philosophique de la science. Dans l’état actuel de la civilisation, la philosophie ne saurait être prise au sérieux, si elle ne fait une part, sa part, à l’évolution historique de nos connaissances, par quoi, seul, se comprend leur actuelle signification.

III

Les purs techniciens font d’ordinaire bon marché de la philosophie, de la pensée, des idées, en un mot de l’homme dans sa plénitude. Mais ce n’est pas aux manchots à nous montrer comment se servir de nos bras. Ou plutôt ils nous le montrent, sans s’en douter, en nous permettant de voir, ce qui, hélas ! leur manque. Il est trop certain que l’étroitesse de la spécialisation —— par ailleurs pièce première de tout progrès scientifique —— met, cruelle rançon, des œillères à qui s’y résout paresseusement. L’humanité n’a que trop tendance à devenir termitière : les époques de stagnation qu’indique toujours directement la stagnation scientifique, ont été plus nombreuses et plus longues jusqu’ici que les époques puissamment novatrices. Or, l’esprit philosophique, surtout cet esprit qui, délaissant le verbalisme dialectique se tourne vers l’expérience humaine, où l’expérience scientifique a sa part et qui n’est point petite —— plus directement cette province, cette « marche » que fournit à la philosophie la pensée scientifique, impossible à dégager en dehors de son histoire, n’est—ce pas le remède précieux, l’antidote même des dangers de l’esprit de spécialisation ? Il faut que ces deux esprits se corrigent l’un l’autre. Il ne faut pas qu’ils se corrigent aux dépens l’un de l’autre.

Des maîtres de l’enseignement scientifique spécialisé et technique ont, ces derniers temps, préconisé comme le moyen de choix pour apprendre et faire comprendre les sciences —— sans souci extra-scientifique, mais exclusivement par souci pédagogique — d’asseoir aussi bien dans l’enseignement secondaire que dans l’enseignement supérieur, l’enseignement scientifique sur des bases historiques. C’est, leur semble-t-il, la seule possibilité d’intéresser et d’approfondir en faisant réfléchir comme il faut et où il faut. Nous nous garderions de mêler notre incompétence à leur compétence. Nous ne pourrions qu’amoindrir celle-ci. Mais, en ajoutant notre humble compétence en un autre domaine, nous dirions volontiers que c’est le seul moyen de remédier dans l’enseignement aussi, à certain verbalisme philosophique sans cesse renaissant, et de contribuer à donner à l’enseignement des sciences, comme il lui est dû, comme il est nécessaire, sa part dans un véritable « humanisme ». Humanisme adapté à notre vie contemporaine d’abord, mais qui en Grèce comme à la Renaissance, comme au XVIIe et au XVIIIe siècles a toujours fait à la science sa part — et considérable. C’est la voie par où l’on peut sortir de survivances désuètes, et d’une culture qui, par ce qu’elle garde de formel, est à l’antipode du véritable « humanisme ».

  1. Car encore que l’histoire ne fût pas une science (à distinguer science de savoir : tout cela est affaire de mots et de définition, peut-être manière de voir subjective et momentanée) l’histoire n’en reste pas moins la seule façon de nous représenter notre passé, et le passé de quoi que ce soit, passé qui, à l’exception de l’instant présent (?) est le tout de nous-mêmes et des choses. Voilà qui suffit à légitimer l’histoire, qu’elle soit ce qu’elle voudra, ou ce que nous saurons ou pourrons la faire. En fait, notre savoir ne serait pas grand’chose s’il n’enveloppait, en quelque sorte hors du temps, que les lois constantes et abstraites sous lesquelles évoluent les phénomènes qui constituent notre univers : nôtre non seulement parce qu’il est un entre une infinité d’autres que ces lois rendaient possibles, mais encore parce que nous en sommes nous-mêmes un élément. Il reste essentiel de comprendre comment l’évolution de ces phénomènes a amené dans le temps par l’interférence de ces lois abstraites, leurs conditions nécessaires, l’aspect concret sous lequel nous est donné ce monde. Il y entre évidemment un élément de contingence, même si nous admettons un déterminisme absolu ; car d’autres univers étaient possibles, et il faut bien que nous essayions de raconter par exemple la genèse de notre système solaire (qui pouvait avoir plus ou moins de planètes, de masses plus ou moins considérables, à des distances plus ou moins grandes) si nous prétendons à le connaître. Que nous connaissions ou ignorions les causes qui lui ont donné son aspect, il n’en reste pas moins que nous ne connaîtrons notre univers réel que si nous sommes capables d’en reconstituer l’histoire. En somme, rien ne nous est donné jamais dans notre expérience que sous son aspect particulier, concret, individuel. Le nominalisme a raison en ce point. L’expérience humaine n’est à son départ composée que d’individuels. Tout le reste est atteint à travers. Mais alors la connaissance de ce réel n’est possible que si l’on peut savoir l’histoire de ces individuels.
  2. Nous ne voulons pas dire qu’il n’y ait pas d’autres solutions (?) ou plutôt d’autres façons de parler de ces questions. Mais il y a, entre autres, cette solution pragmatique ou technique.
  3. L’ambition de Renan, avoue-t-il en 1891 à la Fête de Bréhat, eût été de composer une histoire de la science « racontant la manière dont l’homme est arrivé à savoir un peu comment le monde est fait ».