Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/IX

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Administration de librairie (1p. 167-194).

CHAPITRE IX.

Dévouement de Martin. — La volière. — Surprise conjugale de M. Chalumeau. — Ambition déçue de M. Duriveau. — Arrivée de M. Beaucadet. — Conversation entre le comte et Scipion. — Tel père, tel fils. — Cynisme d’un jeune homme blasé. — Conditions posées par Scipion. — Dernier mot de M. Duriveau.

Au bruit du coup de feu qui retentit si près de la fenêtre du jardin d’hiver, la stupeur et l’épouvante furent générales ; les femmes poussèrent des cris aigus et se précipitèrent vers les issues de la serre. Plusieurs des convives du comte, qui l’entouraient au moment de l’explosion, s’encoururent aussi de côté et d’autre (M. Chalumeau fut du nombre de ces fuyards) ; quelques-uns, au contraire, se groupèrent courageusement autour de l’amphitryon.

Le comte, un peu pâle, mais toujours ferme, revint auprès de la fenêtre dont Martin l’avait violemment écarté ; et, après un premier mouvement de trouble et de surprise, ne sachant pas encore d’ailleurs la cause du coup de feu, il dit à ses convives avec un sang-froid railleur qui faisait honneur à son courage :

— Rassurez-vous, Messieurs, c’est sans doute le signal d’un feu d’artifice… une surprise que me ménageaient mes gens… Seulement mon valet de chambre m’a paru un peu empressé d’aller prendre sa place…

Au moment où il prononçait ces mots, Martin, après quelques minutes d’absence, revint en courant, ouvrit du dehors une porte du jardin d’hiver, entra et dit à son maître d’une voix émue :

— Il s’est sauvé du côté du chalet ; j’ai perdu ses traces dans l’épaisseur du bois.

— Qui cela ? — s’écria le comte.

— L’homme qui était caché là, monsieur le comte. Je l’avais vu, à la clarté des lampes du jardin d’hiver, se lever brusquement de ce massif où il était blotti… Peut-être n’avait-il pas de mauvaise intention ; mais, dans mon premier mouvement, je n’ai pas réfléchi : croyant que M. le comte courait quelque danger, j’ai sauté par la fenêtre pour atteindre cet inconnu… dans ma lutte avec lui, un pistolet, dont il était armé, est parti ; je me suis mis à sa poursuite… et…

— Mais vous êtes blessé… — s’écria vivement le comte en s’approchant davantage de Martin.

— Je crois que oui… monsieur le comte… à la main… mais c’est peu de chose, la balle m’a effleuré le poignet.

— Il n’importe, il faut vous faire panser, — dit le comte ; et comme plusieurs de ses gens étaient accourus au bruit de l’explosion, il dit à l’un d’eux :

— Qu’on aille à l’instant chercher le médecin de Salbris.

— Et ce brigand, quelle figure avait-il ? — dit M. Chandavoine avec effroi, — c’est peut-être ce scélérat de Bamboche, que l’on traque de tous côtés et dont le signalement est affiché.

En apprenant que Bamboche, dont il entendait prononcer le nom pour la première fois depuis son arrivée en Sologne, était traqué de tous côtés, Martin, malgré les émotions qui l’agitaient, tressaillit de surprise, les paroles expirèrent sur ses lèvres.

Frappé de l’expression de ses traits, le comte lui dit :

— Qu’avez-vous donc, Martin ?

— Rien, Monsieur le comte… rien… Je me sens un peu faible… le sang que j’ai perdu, sans doute…

— Avez-vous au moins pu le bien dévisager, le brigand ? — demanda M. Chandavoine.

— Oui, Monsieur, — reprit Martin, — il était très-petit, très-brun… et très-jeune… dix-huit ou vingt ans au plus, — ajouta Martin avec assurance, — il portait une blouse blanchâtre et une casquette.

— Ce n’est pas là le signalement de Bamboche, — dit M. Chandavoine, — mais puisqu’il portait un pistolet, ça ne peut être qu’un assassin.

— Un assassin ! Et pourquoi diable voulez-vous qu’on m’assassine, mon cher Monsieur ? — dit le comte avec une dédaigneuse insouciance, — à moins que ce ne soit un avertissement salutaire de certain correspondant anonyme, — ajouta le comte avec un sourire amer et contraint sans s’expliquer davantage. — Allons, Messieurs, ceci ne vaut pas la peine de vous occuper un instant : c’est l’affaire du brave Beaucadet, le maréchal des logis de gendarmerie, que je ferai venir demain pour entendre ma déposition… Martin, allez vous faire panser… Vous êtes, je crois, un bon serviteur… Quant au misérable qui vous a blessé… quoiqu’il ait disparu, Beaucadet se mettra sur ses traces : c’est un fin limier, il le découvrira, j’en suis sûr, et on en fera bonne justice.

Pendant ces dernières paroles du comte, M. Chandavoine avait tiré de sa poche un papier qu’il lisait attentivement ; tout à coup il s’écria :

— Ah ! voici qui est bien extraordinaire !

Et comme le comte le regardait d’un air interrogatif, M. Chandavoine ajouta :

— Je persistais à croire que l’homme embusqué pouvait être le scélérat nommé Bamboche, et je lisais son signalement qu’on a distribué dans le pays et que j’ai reçu au moment de venir chez vous, Monsieur le comte. Ce signalement, je l’avoue, ne ressemble en rien au portrait fait par votre domestique, de l’homme qui l’a blessé. Mais voici le curieux de la chose : nous avons parlé à dîner de cette fameuse Basquine dont on a dit tant de bien et tant de mal.

— Eh bien ! — fit le comte, dont le front s’assombrit au nom de cette femme.

— Lisez, Monsieur le comte — dit M. Chandavoine en tendant le papier à M. Duriveau, qui le prit et le parcourut, — vous verrez que ce brigand de Bamboche porte, tatoués sur le bras, ces mots : Amour pour la vie à Basquine.

— En effet, ce misérable porte écrit sur le bras le nom de cette horrible créature. Quel mystère ! — disait le comte, si profondément étonné, qu’il ne remarquait pas que, selon le signalement, le nom de Martin était aussi tatoué sur le bras de Bamboche.

Soudain, au milieu d’un assez grand tumulte, on vit, à l’extrémité de l’une des allées du jardin d’hiver, déboucher M. Chalumeau, pâle, effaré, courroucé, tenant rudement par le bras Mme Chalumeau, confuse, éplorée, et qui, la tête baissée sur sa poitrine bondissante, aurait voulu, ainsi qu’on le dit vulgairement, « être à cent pieds sous terre. »

Immédiatement après les deux époux, venait Scipion, l’air insolent et railleur, les mains plongées dans les poches de son pantalon ; à quelque distance derrière lui s’avançaient les autres convives du comte, tellement stupéfaits de l’aventure et de l’audace du vicomte, qu’ils gardaient un profond silence çà et là interrompu pas un bourdonnement de paroles échangées à voix basse.

— Monsieur le comte ! — s’écria M. Chalumeau d’une voix tremblante de colère, en s’approchant du père de Scipion, — c’est une indignité !… et je vous en rends responsable…

— Puis-je savoir, Monsieur ?…

— Je vous dis que vous en êtes responsable, Monsieur le comte ! — s’écria l’électeur infortuné en interrompant M. Duriveau. — Oui, vous êtes cause et responsable de tout ; car lorsqu’on possède un fils comme le vôtre… Monsieur, on l’enferme… oui, Monsieur, on le séquestre lorsqu’on reçoit des dames.

— Mais, Monsieur…

— Mais, Monsieur, — s’écria l’électeur avec indignation, — savez-vous… ce qui vient de se passer ? Savez-vous ce qu’il vient de m’arriver, Monsieur ? Savez-vous où j’ai trouvé mon épouse, Monsieur ?

— Je ne sais rien, Monsieur, — dit froidement le comte, refoulant à grand’peine les violents ressentiments soulevés en lui par cette nouvelle équipée de Scipion, — mais si vous avez quelques explications à me demander, je vous prie, dans notre intérêt commun, de vouloir bien passer chez moi, afin de ne pas rendre ces explications publiques.

— Ne pas les rendre publiques… — s’écria M. Chalumeau avec un éclat de rire sardonique ; — mais, je voudrais que ma voix pût s’entendre d’ici… à Romorantin, afin de pouvoir proclamer de tous mes poumons que mon épouse est une malheureuse… et que votre fils est un…

Scipion, touchant du bout du doigt l’épaule de M. Chalumeau, l’arrêta net, en lui disant de sa voix claire et hautaine :

— Un ?

L’électeur se retourna brusquement vers le vicomte, le toisa d’abord d’un air indigné ; puis, se campant résolument en face de lui, il s’écria d’un air de bravade :

— Je dis, Monsieur, que vous êtes un homme… un homme pétri de passions adultères… indécemment adultères !

Scipion, qui ne riait jamais, ne put s’empêcher de sourire, et dit à M. Chalumeau avec un geste de condescendance :

— Bon… maintenant allez !…

— Comment ! que j’aille ? je ne suis pas votre valet, Monsieur ! Je n’ai pas besoin de votre permission pour…

— Monsieur, — dit le comte, — je vous en conjure ; si ce n’est pour vous, que ce soit au moins pour Madame… mettez un terme à cette scène pénible… et, d’ailleurs, croyez-moi, les apparences sont souvent trompeuses, et…

— Ce ne sont pas les apparences qui sont trompeuses, ce sont les femmes ! — s’écria l’électeur en regardant la trop sensible Chalumeau, comme s’il eût voulu l’écraser sous ce sanglant sarcasme ; — des apparences !… — reprit-il exaspéré, — des apparences !… Au bruit du coup de feu, la tête remplie de l’histoire de ce brigand que l’on poursuit, je me sauve, j’ouvre la première porte qui se trouve devant moi… c’était la serre chaude… je la traverse… j’arrive à une rotonde où était une volière… je m’y réfugie… j’entends à travers une porte comme un frôlement et une voix de femme… Cette voix… je la reconnais : je pousse la porte, c’était un boudoir, et, dans ce boudoir, messieurs, qu’est-ce que je vois ?… le fils de Monsieur… embrassant mon épouse…

— Je vous répète, Monsieur, — dit le comte pouvant à peine se contraindre, et jetant sur Scipion un regard terrible, — je vous répète, monsieur, que je suis confus de tout ceci ; mais le scandale que vous faites est, en vérité, déplorable !…

— Je fais du scandale !… c’est moi qui fais le scandale ? — s’écria M. Chalumeau exaspéré, — c’est trop fort !… Ah ! l’on a bien raison de dire : tel père, tel fils !…

— Monsieur !

— Monsieur ! — riposta l’électeur influent avec un courroux majestueux, olympique, — vous pensez bien que moi et mes amis politiques, nous ne pouvons être représentés devant la France par un père dont le fils nous a…

— Nous a… nous a… — dit à l’électeur son ami Chandavoine, — parle pour toi… Dis donc… t’a…

— C’est vrai, mon pauvre bonhomme… — répondit M, Chalumeau en soupirant, — dont le fils m’a…

Le comte l’interrompit.

Outré de cette scène et voulant y mettre à tout prix un terme, il dit à l’époux outragé :

— Soit, Monsieur ; si précieux que m’eussent été votre suffrage et celui de vos amis… j’y renonce. Maintenant, je l’espère, vous comprendrez que, tout flatté que je sois de l’honneur que vous m’avez fait de venir chez moi, les choses, à mon profond regret, en sont venues à un tel point, que je dois craindre de vous retenir ici plus longtemps.

— Venez, madame… venez, effrontée, — dit l’électeur d’une voix formidable en entraînant la malheureuse Chalumeau, qui faisait tout au monde pour s’évanouir ; mais sa florissante, rebondissante et luxuriante santé s’opposait à son désir ; il manquait à cette innocente le manège nécessaire pour jouer convenablement un évanouissement simulé.

M. Chalumeau se dirigeait vers la porte, lorsque Scipion lui dit en ricanant :

— Ah çà ! vous savez que, quand vous voudrez… je suis prêt…

L’électeur, instruit par quelques mots que son ami Chandavoine lui dit à l’oreille, de la signification des paroles de Scipion, lui répondit avec une dignité suprême :

— Je ne suis pas un spadassin, Monsieur, je suis un époux abominablement outragé.

— Maintenant, — dit Scipion avec une gravité narquoise, — je puis déclarer que monsieur est dupe d’une illusion et je dois proclamer la complète innocence de madame.

— Mon ami… vous l’entendez ? — hasarda la pauvre Chalumeau.

— Belle garantie ! — s’écria l’électeur. Venez, madame… venez.

 
 

Le départ des convives du comte s’effectua au milieu d’un profond silence et d’un embarras mortel ; la partie féminine de l’assemblée, qui jalousait généralement Mme Chalumeau, regardée dans le pays comme une élégante, était ravie de l’aventure, et témoignait de sa vertueuse indignation. Parmi les hommes, quelques-uns jalousaient M. Chalumeau, plus gros propriétaire que la plupart d’entre eux ; d’autres s’étaient occupés de Mme Chalumeau ; mais leurs soins n’avaient pas été agréés, bien qu’on eût parlé de certain neveu du mari, colossal lieutenant de carabiniers, qui avait passé plusieurs semestres à la Gaudriole (nom de fantaisie donné par M. Chalumeau à sa villa) ; somme toute, hommes et femmes furent délicieusement satisfaits de l’énorme scandale qui allait pour longtemps défrayer toutes les conversations du pays.

Le comte, doué d’assez d’empire sur lui-même pour se contraindre jusqu’à la fin, s’était tiré de son mieux de la position si difficile où il se trouvait à l’égard de ses convives, et avait courtoisement accompagné jusqu’au perron la femme qui, pendant le dîner, avait été placée près de lui.

Enfin, la dernière voiture sortit du château du Tremblay.

Le comte, au lieu de rentrer chez lui, descendit le perron : suffoquant de rage contenue, il espérait que la marche, que le grand air apaiseraient sa violente surexcitation, et qu’il retrouverait assez de calme pour avoir avec son fils un entretien décisif, entretien rendu plus indispensable encore par ce nouvel incident qui complétait la journée.

Héros, le matin, d’une déplorable aventure qui devait produire sur la population du pays la plus fâcheuse impression, Scipion venait le soir même de combler la mesure, rendant hostiles au comte les gens les plus considérables de la haute bourgeoisie.

Scipion blessait ainsi au vif les deux plus ardentes passions du comte, son ambition et son amour ; son ambition, car la burlesque aventure du vicomte avec Mme Chalumeau ruinait les projets électoraux de M. Duriveau, en lui aliénant les voix qui pouvaient assurer sa candidature ; son amour, car le même jour devait voir son mariage avec Mme Wilson et celui de Raphaële avec Scipion, et celui-ci semblait vouloir, à force de froideur, de scandales, retarder ou compromettre une union qui seule pouvait combler les vœux les plus ardents de son père.

Le comte, dans sa fiévreuse agitation, se promenait de long en large dans la cour d’honneur du château, pressant quelquefois son front brûlant entre ses deux mains crispées, et jetant de temps à autre un regard d’ironie amère sur les clartés resplendissantes qui s’échappaient de toutes les fenêtres de l’immense rez-de-chaussée à travers lesquelles il voyait passer et repasser l’étincelante livrée de ses nombreux domestiques.

Pour la première fois de sa vie, cet homme si infatué de son opulence, cet homme si glorieux de pouvoir dire qu’après lui son fils, et sans doute le fils de son fils, éblouiraient, domineraient les humbles par le prestige de cette immense fortune ; pour la première fois, cet homme, poussé par la fatalité de sa position, ressentait une sorte de dépit amer, en songeant que tous ces biens, toutes ces splendeurs, seraient acquises de droit et sans peine à cet insolent et audacieux enfant, contre lequel il ressentait en ce moment presque de la haine ; car, malgré la rare énergie de son caractère, le comte redoutait le flegme glacial et railleur de son fils ; aussi la conscience de cette faiblesse l’exaspérait davantage encore contre lui-même et contre Scipion. Jamais… peut-être, le comte n’avait éprouvé plus péniblement le tardif et vain regret de s’être montré jeune-père envers ce fils audacieux ; il se voyait, il se sentait débordé, s’il ne tranchait pas dans le vif, si, ce jour-là même, et de haute lutte, il n’imposait pas au vicomte une autorité jusqu’alors méconnue… ou plutôt inconnue.

Une vive lueur, accompagnée d’un bruit de sabre traînant et d’éperons retentissants, arracha le comte à ses pénibles préoccupations ; il retourna la tête, et vit, à la lueur d’une lampe que tenait un de ses gens, M. Beaucadet descendre majestueusement les degrés du perron.

Singulièrement contrarié de cette visite, le comte s’avança vers le sous-officier, et lui dit brusquement :

— Que voulez-vous ?

— Monsieur le comte, — dit Beaucadet d’un air grave et pénétré qui ne lui était pas naturel, — un grand malheur vient d’arriver.

— Quel malheur ?

— J’ai été à la métairie du Grand-Genévrier, afin de procéder à l’interrogatoire de la fille dite Bruyère, soupçonnée d’infanticide…

— Eh bien ?

— La malheureuse était coupable… car, en me voyant, moi et mes hommes… elle s’est jetée dans l’étang….

— Grand Dieu !!! — s’écria le comte.

— Et elle s’est noyée… — dit Beaucadet.

— Oh !… c’est affreux, — murmura M. Duriveau avec une expression d’horreur, en cachant sa figure dans ses mains.

— Je suis venu, monsieur le comte, — reprit Beaucadet, — afin de vous…

— C’est bon… laissez-moi.

— Mais, monsieur le comte…

— Laissez-moi, vous dis-je.

— Représentant de la loi… — dit Beaucadet de sa voix officielle — j’ai le droit d’instrumenter en son nom. Je viens d’apprendre que, ce soir, un coup de pistolet a été tiré par un homme embusqué, sur un de vos domestiques… Mon devoir, Monsieur le comte, est de verbaliser et de…

— Eh ! verbalisez tant que vous voudrez ; mais laissez-moi en repos, — s’écria le comte hors de lui, en frappant du pied avec fureur.

— Mais, Monsieur le comte, ce n’est pas tout ; le domestique blessé se nomme Martin, et je le soupçonne… de…

Beaucadet n’acheva pas, car le comte, sans l’écouter davantage, disparut dans une des sombres allées du parc.

— Il m’importe peu qu’il ne m’écoute pas, — dit le sous-officier, — l’occasion est fameuse pour interroger ce Martin, que je soupçonne d’être un fier drôle, vu que son nom est écrit sur un des bras de ce brigand de Bamboche… qui s’est fait saluer par mes gendarmes, le grand gueux !…

Ce disant, Beaucadet regagna le château.

 
 

Une demi-heure environ après sa rencontre avec le sous-officier, le comte gravissait les degrés du perron.

M. Duriveau était pâle, mais parfaitement calme. En entrant dans le vestibule, la première personne qu’il aperçut fut Scipion.

Le vicomte, se disposant à rentrer chez lui, allait allumer son cigare au bougeoir que son valet de chambre lui tendait d’une main, tandis qu’il portait de l’autre un flacon de rhum sur un plateau d’argent.

— Scipion… venez, j’ai à vous parler — lui dit le comte, d’une voix tranquille…

— Attends… j’allume mon cigare.

— Vous l’allumerez chez moi, — répondit patiemment le comte.

Scipion, tenant entre ses lèvres le cigare qu’il n’avait pas eu le temps d’allumer, suivit nonchalamment son père à travers les somptueux salons, étincelants et déserts.

Bientôt le comte ouvrit la porte de son appartement particulier, et son fils y entra après lui.

Le comte poussa les verrous de la porte de sa chambre à coucher, grande pièce garnie de meubles de laque noire et or, tendue de damas vert, éclairée par un candélabre à trois bougies, dont un abat-jour de soie affaiblissait l’éclat.

La physionomie de M. Duriveau était grave, sévère ; il resta quelques instants sans adresser la parole à son fils, et le regarda fixement.

Le vicomte, indolemment adossé à la cheminée, promenait entre ses lèvres son cigare non allumé, il est vrai, ses deux mains plongées dans les goussets de son pantalon, se dandinant tour à tour sur une jambe et sur l’autre ; sa charmante figure était plus pâle encore que d’habitude, et les paupières de ses grands yeux bruns s’injectaient légèrement, car, tout en mettant à mal la vertu de Mme Chalumeau, il avait prodigieusement bu de vin de Porto ; mais le vicomte n’était nullement ivre, comme on aurait pu s’y attendre ; le vin depuis longtemps ne l’enivrait plus, il possédait parfaitement sa raison, il avait toute sa tête, il était seulement ce qu’en argot d’orgie on appelle plein ; chez lui cette plénitude se manifestait d’ordinaire en redoublant encore son dédaigneux sang-froid, son flegme impertinent. Aussi, en attendant que son père prit la parole, il alluma tranquillement son cigare à l’une des bougies du candélabre placé sur la cheminée.

M. Duriveau lui arracha son cigare des mains, et le jeta au feu en disant :

— On ne fume pas chez moi, Monsieur.

— Ah bah ! — reprit Scipion en regardant son père avec ébahissement, — et depuis quand ne fume-t-on plus ici ?

— Depuis que je suis résolu de prendre ma place, Monsieur, et de vous mettre à la vôtre, — dit le comte Duriveau d’une voix dure et tranchante.

— Oh ! oh !… — repartit froidement Scipion, habitué à tourner en railleries les rares accès de sévérité de son père, — il paraîtrait que nous allons jouer un peu de Poquelin… je suis Clitandre ou Damis… et voici que tu prends le rôle du bonhomme Orgon ou du bonhomme Géronte. Ce sera-t-il long ? feras-tu mourir ton coquin de fils sous le bâton ? Où donc est Scapin pour me dire : Seigneur Damis, au diable votre père ! peste soit du fâcheux vieillard | Quand ce maudit barbon nous fera-t-il donc ses héritiers ?

Il est impossible d’exprimer avec quel aplomb impertinent ce persiflage fut débité par Scipion.

Quoiqu’il s’attendit à ces sarcasmes, dont il s’était amusé longtemps, et qu’il se fût promis d’être calme, le comte, cédant à un involontaire emportement, s’écria, en faisant un pas vers son fils d’un air menaçant :

— Insolent…

— Bon ! voici la scène du bâton ; je m’y attendais, — dit Scipion avec un redoublement d’audace ; — or, çà, vite… un bâton… vite un bâton au seigneur Géronte !

— Scipion !! — s’écria le comte d’une voix terrible en interrompant son fils et le saisissant par le bras d’une main tremblante.

Puis, après un moment de silence, il reprit avec une profonde amertume :

— C’est ma faute… je vous ai encouragé à ces effronteries… J’ai toléré ces familiarités insolentes… C’est le fruit de l’éducation que je vous ai donnée… Cette dernière leçon est rude… elle sera bonne…

— Bah ! — dit Scipion, — toutes les éducations se valent. Préval a été élevé par un prêtre, sous l’aile maternelle, et il vient de commettre un faux qui mérite les galères ; d’Havrincourt sort de l’École Polytechnique, et il vient d’être interdit comme prodigue… Allons donc, tu es trop modeste ! ton élève te fait honneur.

— Assez… monsieur, assez ! vous ne me connaissez pas encore… mais nous ferons connaissance, et mordieu ! dès aujourd’hui, dès cette heure, je vous le répète, chacun de nous reprendra sa place… et désormais vous serez aussi soumis, aussi humble, aussi respectueux envers moi que vous avez été jusqu’ici insolent et railleur.

Scipion, qui s’étonnait peu, fut surpris ; jamais, jusqu’alors, les rares remontrances de son père n’avaient résisté à une plaisanterie ; jamais, jusqu’alors, son père ne lui avait parlé avec cette fermeté, cette résolution de reprendre et de maintenir son autorité.

— Ainsi, — reprit-il en regardant M. Duriveau avec une compassion profonde, et comme s’il se fût apitoyé de le voir descendre à une mercuriale si bourgeoise, — ainsi, tu parles sérieusement ?

— Très-sérieusement, monsieur.

— C’est nouveau… mais peu délectable… Et à propos de quoi choisis-tu ce beau jour pour venir ainsi blaguer morale et autorité paternelle ?

— Vous avez l’audace de me le demander… lorsqu’il n’y a pas une heure… un horrible scandale…

— Ah çà ! voyons, — dit Scipion en haussant les épaules, — regarde-moi sans rire… Rappelle-toi donc ta bonne histoire de la marquise de Saint-Hilaire… que tu nous as contée cet hiver à souper chez Zéphirine.

Un instant le comte resta muet, atterré, sous le souvenir que lui rappelait son fils.

— Allons, n’aie pas peur, — lui dit Scipion, avec une bienveillance ironique, — je ne te dis pas ça, moi, comme un reproche… au contraire… Ne fais donc pas le modeste, c’est niais ; ton aventure valait cent fois la mienne, car la marquise de Saint-Hilaire était ravissante ; autant qu’il m’en souvient, tu étais à la campagne chez le marquis, brave et beau garçon d’ailleurs, tu lui avais gagné au whist deux mille louis dans la soirée, et, au milieu de la nuit, il te surprend chez sa femme… C’était superbe, sans compter le bouquet… un duel matinal dans le parc avec le marquis, duel où tu lui casses la cuisse d’un coup de pistolet, dont il est allé mourir en Italie… Je t’ai toujours envié cette affaire-là… Tuer un si beau mari ! moi qui n’ai jamais tué que ce gros capitaine, parce que je lui avais coupé la figure d’un coup de fouet en conduisant mon four-in-hand… le vilain homme ! il était grêlé, velu comme un ours, et n’avait pas de bas dans ses bottes… Pouah ! quel décédé… comme ça vous fait honneur !

Le comte ne trouvait pas un mot à répondre… La leçon était terrible… dans sa rage impuissante il porta ses deux poings crispés à son front en murmurant :

— Mon Dieu !… mon Dieu !

— Sais-tu ce que tu aurais dû me dire à propos de ce que tu appelles le scandale de ce soir ? — reprit Scipion avec une impitoyable ironie. — Car je suis juste, moi… je connais les devoirs sacrés d’un père. Tu aurais dû me dire : — N’as-tu pas honte, ô mon fils !… une grosse petite femme ragotte, qui s’appelle Chalumeau, et qui porte une robe à brandebourgs ! — Je t’aurais répondu respectueusement : — Ô mon père ! par caprice de gourmand blasé, n’avons-nous pas quelquefois été au cabaret manger du mironton, vrai ragoût de portier… mais appétissant une fois en passant ? — Cette excuse t’aurait désarmé ; tu m’aurais donné ta bénédiction et nous aurions bu un flacon de rhum à la santé de la marquise de Saint-Hilaire, la belle de tes beaux jours.

— Soit, — reprit le comte, en tâchant de se relever de ce coup accablant. — J’ai eu tort de vous parler légèrement de quelques écarts de jeunesse que j’aurais dû vous taire ; mais vous ne devez pas avoir l’audace de me les reprocher, et ils n’autorisent en rien votre indigne conduite de ce soir, doublement blessante pour moi, car vous saviez pourquoi j’invitais ces gens-là à dîner.

— Toi, député ? allons donc : pour être bon député, tu prends encore beaucoup trop de choses au sérieux…

— Que vous ne respectiez ni ma maison, ni mes projets, — reprit le comte, sans relever le persiflage de son fils, — je n’ai pas le droit de m’en étonner… mes exemples vous autorisent… Soit encore, — ajouta le comte avec une profonde amertume. — Mais ce scandale n’est pas le seul d’aujourd’hui.

— Comment ?

— Ce malheureux enfant…

— Ce malheureux enfant ?

— Découvert tantôt… dans cette tanière.

— Eh bien ?

— Mais… Monsieur, c’est horrible !

— Quoi ?

— Votre action…

— D’avoir fait un enfant à cette petite ? Allons donc ! mais à ce jeu de paternité précoce, tu dois me rendre au moins dix points, car tu étais plus jeune que moi, m’as-tu dit, quand tu as rendu mère, style d’Ambigu-Comique, cette petite ouvrière en dentelles, ta première fantaisie de jeunesse… qui, je crois même, est devenue folle…

À ce nouveau coup, à ce nouveau reproche, plus terrible que le premier, les traits du comte s’altérèrent profondément, il tressaillit… puis, poussé à bout par l’inexorable et fatale logique de son fils, il s’écria :

— Mais elle ne s’est pas tuée de désespoir, elle !

— Qui ça… tuée ? — demanda Scipion.

— Bruyère…

— Elle ! — s’écria Scipion.

Et son pâle visage se colora.

— Elle ! — répéta-t-il encore.

Et son front s’inonda de sueur.

— Oui… ce soir… on est allé pour l’arrêter… comme prévenue d’infanticide ; alors, éperdue de honte… elle s’est noyée ; noyée !… entendez-vous ? Ah ! du moins, ceci abat votre audacieux sang-froid, séducteur imberbe, indigne fanfaron de vice, — s’écria le comte avec une imprudence effrayante, car c’était risquer d’exaspérer jusqu’à la férocité le détestable cynisme de cet adolescent.

Ceci arriva :

Une larme involontaire venue aux yeux de Scipion disparut vite ; son front, un instant incliné sous le poids d’une pensée terrible, se redressa insolent, hautain ; sa voix altérée se raffermit, et, d’un ton railleur, il reprit :

— Ah bah !… cette petite est morte ?

— Oui… morte… — répéta le comte en regardant attentivement son fils. — Morte !… entendez-vous ? Morte !…

— Eh bien ! — répondit Scipion avec une flegme effrayant, — si tu as ton beau duel avec le marquis… j’ai une femme qui s’est jetée à l’eau pour moi… ça nous met manche à manche.

— Monstre ! — s’écria le comte hors de lui.

— Mauvais joueur ! — dit Scipion en haussant les épaules : puis il ajouta tranquillement : — À quand la belle ?

Et il prit dans la poche de son gilet un cure-dent dont il se servit.

Il y eut un moment de silence profond, effrayant, dans cette : grande chambre. Le fils, triomphant de s’être montré si fort ; le père, épouvanté de ce qu’il venait d’entendre.

— Il me fait peur, — dit à demi-voix le comte, en regardant son fils ; puis il reprit d’une voix altérée : — Non… il est impossible qu’à votre âge vous soyez ainsi endurci… l’habitude de railler de tout et sur tout vous a emporté plus loin que vous ne le vouliez… c’est une plaisanterie… mais une plaisanterie… féroce… vous la regrettez… et…

Scipion interrompit son père, et lui dit avec un incroyable accent de supériorité :

— Ce que je regrette, moi, c’est de te voir, avec tout ton esprit, patauger comme tu fais dans ton vertueux bourbier ! Ta position envers moi est si fausse, que tu déraisonnes. Tant que ce que tu appelles vertueusement à cette heure mes vices, mes scandales, mes férocités, n’a pas contrarié tes projets, tu as ri comme un fou de mes roueries, et tu les as encouragées en me citant les tiennes pour exemple ! Est-ce vrai ? oui ou non ?

Cette fois encore, subissant la conséquence inexorable de l’éducation et des principes funestes qu’il avait donnés à ce malheureux enfant… le comte ne trouvait pas,… ne pouvait pas trouver un mot à répondre… car Scipion était dans le vrai, et, comme il abusait avec une joie cruelle de son avantage, il poursuivit, en parlant de son père à la troisième personne, avec une explosion d’audacieux dédain :

— Il est délicieux… parce qu’il s’agit de la femme d’un de ses imbéciles d’électeurs, mon aventure n’est plus drôle, et il s’en faut de l’épaisseur des… brandebourgs de la Chalumeau, que ce père dénaturé ne m’appelle aussi adultère !  ! Il est étourdissant !… Parce que le dénoûment de ma fantaisie champêtre pour cette vertu rustique peut, selon lui, m’empêcher de me marier avec Raphaële Wilson, il vient me moraliser dans le goût de ces brutes de tantôt, qui prétendaient argumenter à coups de fourches !

— Et quand cela serait ! — s’écria le comte, — et quand ma susceptibilité, ma moralité, si vous voulez… s’éveillerait parce qu’il s’agit de vos intérêts ?

— De mes intérêts ? à moi ?

— Et qui vous dit qu’en voulant être député, Je ne songe pas autant à votre avenir qu’au mien ? Et pour Mme Wilson, n’ai-je pas le droit de craindre que le scandale de ce matin, de ce soir, ne compromette votre mariage avec elle ?

— Vraiment ! — dit le vicomte avec un sourire sardonique et jetant sur son père un regard pénétrant. — Et si je changeais d’idée, à propos de ce mariage, moi ?

— Que dites-vous ? — s’écria le comte avec une terreur secrète.

— Oui… s’il ne me plaisait plus d’épouser Raphaële Wilson ? — reprit lentement Scipion, en jetant de nouveau sur son père un coup d’œil perçant.

Le comte ne répondit rien.

Un nuage passa devant ses yeux, tout son sang afflua vers son cerveau… mais, cette émotion terrible, il tâcha de la dissimuler à son fils.

Deux mots d’explication sont indispensables au sujet de l’amour du comte Duriveau pour Mme Wilson.

Cet homme impétueux, énergique, aimait comme aiment les gens de son âge et de son caractère, lorsque, après une vie de plaisirs faciles ou éphémères, ils ressentent, pour la première fois, malgré les années, un amour ardent, profond, et, chaque jour encore avivé, irrité, tantôt par les provoquantes séductions d’un demi-abandon, tantôt par de sévères refus qui pourtant n’ôtent pas tout espoir. Car, il faut le dire, Mme Wilson aimait trop sa fille et aimait trop peu le comte, pour n’avoir pas déployé dans cette singulière intrigue les irrésistibles ressources qu’une femme charmante, coquette, spirituelle et usagée, qu’une femme surtout qui n’aime pas, peut employer afin d’atteindre un but d’où dépend la vie d’une enfant adorée.

Tous les incitants dont l’ensemble rend indomptable, presque insensé, l’amour qu’éprouve un homme entre les deux âges, lorsqu’il croit son amour partagé : la certitude d’avoir fait oublier ses années, à force de soins, d’esprit, de prévenances, de dévoûment et de passion ; la conviction, après tout vraisemblable, d’être ardemment aimé pour soi, à une époque de la vie où les hommes ne peuvent plus guère espérer de pareils succès ; enfin l’idolâtrie aveugle qu’un homme, orgueilleux surtout, ressent alors pour la femme dont l’amour semble légitimer les prétentions du plus présomptueux amour-propre, tous ces incitants, disons-nous, avaient exaspéré la passion du comte jusqu’aux dernières limites du possible.

Et puis, chose peut-être grossière, mais capitale… en pareille occurrence, cet homme, que de nombreuses galanteries et l’abus des plaisirs avaient refroidi au moins autant que l’âge, sentait que son ardente passion pour la charmante veuve faisait de lui un nouveau Jason. Ceci semble-t-il tenir trop à la matière ? Qu’on relise le penseur immortel qui a nom Molière ; dans ses écrits comme dans la réalité, c’est surtout l’ardeur sensuelle et contrariée qui rend l’amour des vieillards si opiniâtre, si acharné, si implacable. Quoi de plus sérieux, de plus emporté… nous dirions presque de plus touchant, car cet homme souffre cruellement, que la passion d’Arnolphe pour Agnès ; mais aussi quoi de plus lubrique que cette passion ?

L’amour du comte ainsi posé, l’on comprendra son angoisse effrayante, lorsqu’il venait à songer que cet amour, que la possession de cette femme charmante, si chaudement désirée et attendue, était à la merci de son fils… car le comte savait l’inébranlable volonté de Mme Wilson : le même jour devait voir le mariage du comte et de son fils.

Que l’on songe donc à l’anxiété de M. Duriveau en se rappelant non-seulement les froids dédains de Scipion pour Raphaële pendant cette journée, mais encore la sinistre découverte de l’enfant mort et le suicide de Bruyère, mais encore la scandaleuse aventure de Mme Chalumeau. L’amour de Mme Wilson résisterait-il à de si rudes épreuves ? et si, par un soudain revirement de volonté, Scipion, ainsi qu’il semblait le faire pressentir, se refusait à ce mariage, et si la rapide émotion à peine dissimulée par Scipion, lorsqu’à table, il avait pris contre son père la défense de Basquine, en termes dignes et sérieux, lui, toujours sardonique et railleur, si cette émotion était de sa part l’indice d’une passion dépravée pour cette créature si diversement jugée, passion qui détournait peut-être alors Scipion d’un mariage d’abord consenti, alors comment le décider, comment le contraindre à ce mariage ?

La pensée du comte se perdait dans cet abîme ; pour lui ce fut un moment terrible.

Bien tard, il est vrai, et poussé par le seul intérêt de ses passions, cet homme avait enfin conscience de sa dignité paternelle, si longtemps méconnue, outragée… cet homme avait enfin conscience des vices de son fils ; pour la première fois de sa vie, il parlait en père, et son fils, à chaque reproche, lui jetait à la face ces terribles récriminations : — Qu’est-ce que ce scandale dont vous vous êtes vanté devant moi ? — Qu’est-ce que cette infamie auprès de l’infamie dont vous vous êtes glorifié devant moi ?… — Et ce n’était pas tout : à cet instant même, le comte se sentait, par son aveugle passion pour Mme Wilson, dans la dépendance absolue de son fils, celui-ci pouvant rendre impossible le mariage du comte en refusant d’épouser Raphaële.

— Que faire ? que faire ? — se disait le comte dans sa terrible angoisse. — S’il refuse d’épouser Raphaële, parler à Scipion de la sincérité, de la violence de mon amour… quels sarcasmes ! invoquer mon autorité paternelle… quels persiflages !

Et cet homme impérieux, hautain, entier, cet homme qui ressentait alors instinctivement ce qu’il y a d’auguste, de sacré dans la paternité… en vint à regretter d’avoir parlé à son fils un langage digne et ferme ; et bien plus… certain de ne rien savoir, de ne rien obtenir de cet adolescent en employant la sévérité, il se résolut lâchement, et frémissant de honte et de rage, de revenir à son rôle de jeune-père, afin de tâcher de pénétrer ainsi les secrets desseins de son fils.

Toutes ces réflexions s’étaient présentées à la fois à l’esprit du comte, en moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire ; sachant que Scipion ne serait pas dupe d’une transition, si habilement ménagée qu’elle fût, mais ne voulant pas lui laisser deviner la cause de ce brusque changement dans son attitude et dans son langage, le comte fit quelques pas dans sa chambre d’un air pensif en se disant tout haut à lui-même, de façon à ce que Scipion l’entendit :

— Ma foi ! j’y renonce.

Puis, revenant vers son fils, et s’adressant à lui d’un ton cordial :

— Allons… mauvais sujet… allume ton cigare.

Malgré les précautions du comte, l’impression profonde qu’il avait ressentie en entendant son fils parler de la rupture possible de ses projets d’union avec Raphaële, n’avait pas échappé à Scipion ; mais celui-ci crut bon de cacher cette remarque, et lorsque le comte lui eut dit avec une apparente cordialité :

— Allons, mauvais sujet, allume ton cigare,

Le vicomte, tout en approchant son panatellas de la bougie, dit à son père :

— Maintenant je te reconnais ; mais, tout à l’heure… je t’aurais renié…

— Que diable veux-tu que je te dise ? — reprit le comte avec une feinte bonhomie ; — tu as réponse à tout… ; tu me bats avec mes propres armes… Je jouais de mon mieux mon rôle de… Géronte, comme tu dis, méchant garnement ; mais il paraît que le rôle était mauvais.

— Pitoyable !… Ça te servira de leçon ; du reste, rassure-toi… je réparerai la brêche que j’ai faite à ta candidature… Il faut que tu sois député… ça sera amusant… ainsi, tu seras député… c’est dit, et moi aussi… Nous le serons tous.

— Toi aussi ?… vraiment !

Maintenant, non, je ne suis pas encore un homme sérieux, comme dit ton ami Guizot ; mais quand je t’aurai fait pour un million de dettes, quand j’aurai enlevé avec éclat une duchesse et une femme politique (une femme politique, ça doit être drôle) ; quand j’aurai encore tué une couple d’hommes en duel,… quand je fumerai du poivre-long, parce que le caporal me semblera de la feuille de rose, quand je boirai de petites épingles parce que le trois-six me fera l’effet d’eau panée ; enfin, quand je serai tout à fait éreinté, Je serai un homme sérieux, et, à mon tour, ton ami Guizot me fera député ; une fois que, par son appui, je serai jeune député comme d’Armainville et Saint-Firmin, tu verras mon aplomb. Tiens… écoute.

Et Scipion, baissant les yeux, mais haussant le front, dit d’un air de dédaigneuse suffisance que l’humilité affectée de ses paroles faisait ressortir davantage encore :

« — Je demande à la chambre devant laquelle j’ai l’honneur de parler pour la première fois, la permission d’apporter mon bien humble, mon bien infime, mon bien obscur concours au gouvernement du Roi, etc., etc… » Et en terminant mon speech ministériel : « Puis-je espérer que la chambre daignera pardonner à ma timide inexpérience… J’ose attendre cette bonté de la chambre… car elle n’aura jamais pour moi autant de bienveillante indulgence que je ressens pour elle de profond respect… »

Puis, reprenant sa voix naturelle, Scipion ajouta :

— Et, après cela, que le diable m’emporte si, l’année suivante, ton ami Guizot, qui vénère les bons blagueurs, ne m’envoie pas ministre plénipotentiaire auprès de… la reine Pomaré… À propos, en voilà encore une que je t’ai fait faire l’année dernière à Mabille. Avoue que j’ai été superbe ! quand je lui ai dit : Rosita, Je te présente papa… Nous souperons tous quatre avec Mogador… Mais, pas de bêtises ! je réponds de l’auteur de mes jours devant mes créanciers.

— Silence, donc ! mauvais sujet, — dit le comte ; — veux-tu bien ne pas parler ici de nos folies de garçon… nous, qui allons… bientôt nous marier…

Malgré sa résolution, le comte ne put cacher une légère émotion lorsque, jetant sur son fils un coup d’œil à la fois inquiet et pénétrant, il prononça ces mots :

— Nous, qui allons bientôt nous marier…

Scipion regarda fixement son père, alluma lentement un second cigare, et lui dit :

— À propos de notre mariage… avoue que tu as voulu me rouer ?

— Moi !… comment ?… à propos de ton mariage, j’ai voulu te rouer !

— Voici : il y a peu de temps, grâce à toi, mon mariage était arrêté avec Mlle de Francheville d’Ormon ; trois millions de dot, orpheline, un des plus grands noms de France !… c’était sortable… cinquante mille écus de rente… ça met à flot ; orpheline… ça ne gêne pas ; un grand nom… ça restaure… surtout quand on est peut-fils d’un gargotier de Clermont, le père Du-riz-de-veau ; prononcez Du Riveau, par corruption ambitieuse et nobilière.

Quoique les sarcasmes sur l’origine de la famille, habituels d’ailleurs à Scipion, fussent particulièrement désagréables à l’orgueil du comte, trop inquiet des suites de l’entretien pour se fâcher, il reprit :

— Allons, je t’abandonne ton grand-père… l’aubergiste ; mets-le, selon ta coutume, à toutes sauces ; mais conclus… veux-tu en venir ?

— Lorsqu’il s’est agi de ce riche mariage, je m’amusais alors (ce que tu ignorais) à jouer au parfait amour avec Raphaële Wilson.

— Toi ?…

— Oui, je la voyais chez sa tante, lorsque nous allions aux matinées de jeu de ce gros imbécile de Dumolard. Cet amour de pensionnaire me réveillait assez ; mais le mariage avec les trois millions, l’orphelinage et le grand nom, me plurent beaucoup, je consentis donc à me marier selon son désir ; ce qui ne m’empêcha pas, bien entendu, de continuer de faire ma cour à Raphaële Wilson… Tout à coup… tu tires la ficelle, et… changement à vue… le riche mariage devient impossible ; les trois millions de Mlle de Francheville d’Ormon se fondent en créances véreuses : la jeune fille a changé d’avis, son tuteur aussi… sornettes de ton invention… car tu ne voulais plus de ce mariage.

— Je t’assure…

— Tu veux être député ? Apprends à ne pas interrompre l’orateur ; tu répondras plus tard… Mlle de Francheville était en pension au Sacré-Cœur ; impossible de la voir, de rien savoir par moi-même. Je n’épousai donc pas, je n’en mourus point ; mais je restai convaincu que l’auteur de mes jours m’avait drôlement roué… dans son intérêt personnel, et qu’il s’était posé à mon endroit en Robert-Macaire, me laissant le rôle désobligeant de Gogo ou de Bertrand.

— Scipion !

— N’interrompez pas l’orateur… Peu de temps après la rupture de cette riche union, tu viens me reparler mariage, et tu me proposes… qui ? Raphaële Wilson : mon amante ! Fortune : absente ! naissance : banquière écartelée de Dumolard… Toi, me proposer un tel mariage… une fille obscure et sans fortune ; toi !!! je me dis : Je suis volé… Mais… dissimulons, — ajouta Scipion avec un accent de traître de mélodrame.

Le comte pâlit, une horrible angoisse lui brisa le cœur. Il dit à son fils, en tâchant de cacher ses sentiments :

— Continue…

— Pour la forme… je fis quelques objections : — Mon père, pourquoi rompre un mariage magnifique pour une si piètre union ? — Rassure-toi, ô mon fils ! tu n’y perdras rien ; je t’assure, en toute propriété, cinquante mille écus de rente, le tiers de ma fortune, le jour de ton mariage. — Cette générosité de l’auteur de mes jours, qui me donnait, après tout, ce qui était ou serait à moi, parut me toucher de reconnaissance et me décider. Je dissimule toujours ; et d’abord, comme je soupçonne la petite Wilson d’avoir manigancé dans tout cela, et qu’il ne me plaît pas d’être fait au même, je redouble de protestations d’amour. Je parle à Raphaële de notre prochain mariage ; ce qui lui chauffe la tête ; j’en obtiens un rendez-vous, et, quoi qu’il arrive maintenant… j’ai fait mes frais.

— Raphaële ! — s’écria le comte.

— Pardieu !!! — reprit Scipion avec une incroyable impudence en secouant du bout de l’ongle la cendre de son cigare. — Quant à toi, — reprit-il en jetant sur son père un regard sardonique, — je continuai de te dire : J’épouserai, afin de voir le fond de ton jeu… Ça n’a pas été long ; atout de dame de cœur… Tu es fou de la mère, qui, abusant de ta jeunesse, a probablement mis pour condition à son mariage avec toi, que j’épouserais la fille… c’est touchant ! Partie carrée dans le goût de notre souper avec Mogador et Pomaré. Or, voici la moralité de la chose : Maintenant ma seule volonté peut te conduire à l’autel avec l’objet de tes vœux ; et Raphaële Wilson a été ma maîtresse… De toi ou de moi, qui est roué ?

— Ce n’est pas trop mal, — fit le comte en contraignant merveilleusement sa secrète épouvante. — Mais tu joues pour l’honneur ; car, à quoi te sert d’avoir été l’amant de Raphaële Wilson et de tenir, comme tu le crois, mon mariage entre tes mains ?

— Comment, à quoi ça me sert ? Mais à beaucoup. J’ai le secret de ta passion,… ma volonté seule peut la satisfaire ;… je te ferai chanter… comme on dit en argot.

— Voici qui est pitoyablement raisonné, mon garçon.

— Ah bah !

—Certainement ; j’admets qu’en refusant de te marier avec Raphaële, tu m’empêches d’épouser sa mère, quel avantage tires-tu de cela ? Aucun. Si le contraire arrive, à quoi bon cet étalage de rouerie, puisque tu dois consentir à ce mariage ?

— Oui… mais à quelles conditions ? c’est ce que tu ignores…

— Et ces conditions ?

— Ce n’est pas moi qui les poserai.

— Et qui donc ?

— Une femme charmante.

— Une femme ? — dit le comte surpris.

— Oui… une femme qui m’adore, qui s’intéresse beaucoup à mon avenir ; mais comme elle est très-originale et surtout très-peu jalouse des épousées… elle tient à discuter avec toi, avec toi seul… et en secret, les conditions de mon mariage et les clauses de mon contrat.

— Tu plaisantes… Soit. Et le nom de cette femme ? qui me paraît avoir des goûts… un peu notaire.

— Le mot est joli… Le nom de la femme est : Basquine.

Le comte bondit comme s’il eût été mordu par un serpent ; l’indignation, le courroux, l’horreur éclatèrent à la fois sur ses traits jusqu’alors empreints d’une feinte cordialité.

— Il est donc vrai… Cette horrible créature dont vous avez pris à dîner la défense contre moi… vous la connaissez ?

— Depuis un mois, j’ai cet honneur… je ne voulais pas te dire cela ce soir devant tes électeurs.

— Ainsi, — s’écria le comte avec un redoublement d’effroi, — vous connaissez ce monstre de cupidité, de dépravation, de noirceur et d’hypocrisie…

— Jaloux… — dit Scipion en haussant les épaules ; — je l’aurais bien présenté… mais je te savais si amoureux…

— Et cette horrible créature… vous l’aimez, peut-être

— Comme un fou. — Et les traits charmants Scipion se colorèrent légèrement, ses grands yeux bruns rayonnèrent.

— Et ce que j’adore en elle n’est pas son merveilleux et double talent de danseuse et de chanteuse ; je laisse ces admirations aux frénétiques de notre avant-scène… ce que j’adore dans Basquine… le sais-tu ?… c’est ce que tu lui reproches ainsi que tant d’autres, mais, sans preuves : elle est trop superbement rouée pour en laisser ; ce que j’adore en elle, c’est sa dépravation enragée, son esprit audacieux, infernal, si admirablement caché par sa magnifique hypocrisie qui la fait passer pour un ange et lui ouvre le salon des femmes les plus prudes… des altesses et des impératrices… Eh bien ! à moi… à moi seul Basquine a avoué ses vices, parce qu’elle m’a jugé seul digne de les idolâtrer ! — dit Scipion avec un détestable orgueil.

— Le malheureux est perdu… cette horrible créature l’a pris par la vanité du vice, — murmura le comte épouvanté.

— Oui, ce que j’idolâtre en elle, — poursuivit Scipion avec une exaltation croissante, — c’est le contraste de cette âme noire comme l’enfer avec cette figure angélique, couronnée de cheveux blonds ; aussi, j’ai défendu ce soir Basquine contre les accusations, afin qu’elle conserve toujours cette auréole de vertu qui nous réjouit tant, et qui éblouit si fort les naïfs et les prudes… Comprends-tu maintenant mon idolâtrie pour ce démon ? Mais, hélas !… j’idolâtre platoniquement… car elle à remis l’heure du berger… l’heure du diable, a-t-elle dit, après mon mariage avec Raphaële, mariage dont elle, Basquine, veut seule avec toi régler les conditions… Ainsi, prends garde, — ajouta Scipion avec un accent de menace inexorable, — satisfais Basquine… mon mariage, et par conséquent le tien, sont à ce prix… sinon, non.

— Le comte croyait assez connaître les antécédens de Basquine pour voir dans la passion dépravée qu’elle avait su inspirer à son fils, un abîme où pouvaient non-seulement s’engloutir ses plus chères espérances, à lui, Duriveau, mais encore l’avenir, l’honneur, peut-être la vie de Scipion. Tout à coup, se frappant le front, comme si un souvenir soudain lui venait à l’esprit, le comte tira de sa poche le signalement de Bamboche, que l’un de ses convives lui avait remis : sur ce signalement, on lisait, on le sait, que le prisonnier fugitif avait, entre autres tatouages, ces mots écrits sur la poitrine, à l’endroit du cœur :

Amour éternel à Basquine.

Le comte donna ce papier à son fils.

— Lisez et vous verrez que cette infâme a été la maîtresse d’un assassin… du bandit que l’on traquait ce matin dans ces bois.

Scipion lut le papier, le remit au comte, et répondit froidement :

— Qu’est-ce que cela prouve ? que c’est peut-être pour elle que cet homme est devenu bandit et assassin… Ça ne m’étonne pas.

— Mais moi, Monsieur, cela m’épouvante pour vous, — s’écria le comte en se redressant de toute sa hauteur, le regard menaçant, le geste impérieux, l’attitude énergiquement décidée.

Et comme un sourire de persiflage errait sur les lèvres de Scipion, le comte s’écria :

— Oh ! il n’y a plus à railler, à parler de Géronte et d’Orgon ! j’ai été faible, imprudent, lâche, criminel, oui, criminel, car je vous ai laissé impunément souffleter sur ma joue la dignité paternelle : mais c’est assez. Je vous dis, moi, que c’est assez, entendez-vous ? — s’écria le comte effrayant d’indomptable résolution. — Il ne s’agit plus maintenant de roueries insolentes ou infâmes, que le monde tolère, et que j’ai eu, je l’avoue, l’indignité d’encourager en vous citant mon exemple ! il s’agit d’un amour affreux, qui peut vous conduire à l’infamie, oui, à l’infamie, parce que aimer cette infernale créature, c’est aimer sciemment le vice, la dépravation, et risquer d’arriver peut-être un jour au crime ; parce que… — Puis s’interrompant avec un violent mouvement d’indignation contre lui-même, — le comte ajouta, — Eh ! après tout, je suis bien bon de discuter avec vous ? Est-ce que ça se discute ? Mais vous ne savez donc pas qu’oser vous enorgueillir devant moi de votre odieux amour, qu’oser ériger une horrible créature en arbitre de ma destinée et de celle d’un ange de candeur indignement séduite… vous ne savez donc pas qu’oser cela à vingt ans, c’est mériter, non plus l’indignation paternelle…

— Mais celle du Père-Éternel… les foudres de Jupin probablement ? — dit Scipion en ricanant.

— Non, c’est mériter la prison…

— La prison ?…

— Oui, — s’écria le comte exaspéré, — oui, si vous m’y contraignez, vous saurez, mordieu ! ce que c’est qu’une maison de correction, car vous ne serez majeur que dans dix mois !… oui, une maison de correction ! entendez-vous, avec la rude discipline de la prison, vous qui raillez mon autorité ; avec le pain de la prison, vous que la bonne chère a blasé ; avec l’habit de la prison, vous que le luxe a blasé ! La transition est brusque et vous étonne… j’y comptais.

— Brusque ? la transition ? mais non, pas trop, — dit Scipion en reprenant son sang-froid un moment ébranlé ; — de la haute comédie, nous passons au drame, et du drame à la maison de correction, c’est un peu Gazette des Tribunaux… voilà tout.

— Oui… et je veillerai ferme à ce que votre nom ne figure pas un jour dans ce journal… quoique ce nom ait été celui d’un misérable aubergiste, — dit le comte avec amertume. — Si ridicule que vous semble ce nom, il ne sera pas, du moins, entaché d’infamie. Ah ! vous croyez qu’il ne s’agit que de se donner la peine de naître, pour abuser de toutes les jouissances de l’opulence, et être conduit par cet abus au blasement de tout, à la plus hideuse dépravation !

— Je déclare ce reproche absurde, — dit Scipion imperturbable en faisant tourbillonner la fumée de son cigare, — vous n’avez eu, comme moi, que la peine de naître pour être riche et jouir du labeur hasardeux de grand-papa Du-riz-de-veau, abominable usurier, de plus, fripon du temps du directoire… c’est tout dire.

— Vous m’effrayez trop pour que j’aie souci de vos insolences, — s’écria le comte. — Ah ! vous parlez de conditions ? Voici les miennes : Vous ne reverrez jamais l’horrible femme dont vous avez prononcé le nom. Vous réparerez une séduction indigne, en épousant Mlle Wilson.

— Toujours afin que vous puissiez épouser la mère ? Vous êtes bien vertueusement orfèvre, Monsieur Josse.

— Je vous dis que vous épouserez Mlle Wilson ; vous resterez ici dans cette terre, à ma volonté, deux ou trois ans, plus peut-être, sans mettre les pieds à Paris. Ce séjour, l’affection d’une femme douée des plus rares qualités, ma sévère vigilance, suffiront pour apaiser votre fièvre chaude de perversité, qui fait, après tout, pitié, parce qu’à votre âge, ce n’est pas encore, Dieu merci ! vice incarné, mais folle exagération, déplorable monomanie… et de cela, on guérit ; on guérit bien les fous. Soyez donc tranquille, je serai votre médecin.

— Vous êtes bien bon… mais si je refuse d’épouser Raphaële Wilson ; en d’autres termes, si je vous empêche ainsi d’épouser sa mère ?…

— Détrompez-vous… ne croyez pas tenir entre vos mains le sort d’un amour que j’avoue… Entendez-vous bien ?… d’un amour dont je me glorifie, moi, parce qu’il est honorable. Ainsi donc, si vous refusez de réparer votre indigne séduction, je dirai loyalement à Mme Wilson… ce que vous êtes… Je lui dirai l’amour infâme que vous avez osé m’avouer ; je l’éclairerai sur les malheurs affreux dont sa fille serait victime en vous épousant… Et comme, avant tout, Mme Wilson adore son enfant… elle s’estimera heureuse, trop heureuse, et pour elle et pour Raphaële, d’échapper au sinistre avenir que vous leur prépariez. Cette franche démarche, loin d’être un obstacle à mon union avec Mme Wilson, resserrera davantage encore la noble affection qui nous unit. Votre profonde rouerie n’avait pas envisagé la chose sous ce point. C’est dommage.

Scipion haussa les épaules, et, reprenant le triste avantage qu’il paraissait avoir perdu, il répondit au comte avec une ironie amère :

— Je suis aux regrets d’abuser de ma supériorité ; mais vraiment vous me donnez trop beau jeu… vous oubliez que Raphaële a été ma maîtresse, et, de plus, vous ignorez… ce que j’ai appris en lisant ce soir un petit billet qu’elle m’a remis à la chasse ; vous ignorez, dis-je, qu’hélas ! cette chère fille sera peut-être prochainement, ainsi que l’on dit tous les ans de la reine Victoria : dans une position intéressante

— C’est un mensonge infâme, dont je vois le but.

— Lisez, — dit Scipion à son père en lui remettant un billet

Le comte lut… et resta consterné.

— Vous voyez donc bien, à cette heure, pour ne pas mourir, non plus seulement d’amour, mais de honte, Raphaële voudra m’épouser à tout prix, — dit Scipion. — Ainsi, quoi que vous appreniez de moi à sa mère, celle-ci, poussée par sa fille, qui peut-être lui avouera tout, tiendra doublement à mon mariage avec Raphaële, et en fera d’autant plus… l’impérieuse condition du vôtre… Vous voilà donc plus que jamais dans ma dépendance ; allons, avouez que vous avez agi en franc étourdi, ce qui est d’ailleurs d’assez jeune air. Quant à votre menace d’une maison de correction… pour un homme d’esprit comme vous, c’était bête et brutal… voilà tout.

Malgré sa prodigieuse impertinence, le raisonnement de Scipion, à propos du mariage de son père, était logique ; le comte resta un moment stupéfait, Puis, exaspéré par l’insolente audace de son fils, par la colère, par les violents ressentiments qui l’agitaient depuis si longtemps, pâle, égaré, cédant à l’emportement de son caractère, muet de rage, il s’élança sur son fils, le geste menaçant.

— Prenez garde ! — s’écria Scipion, sans rompre d’une semelle, et regardant intrépidement son père, — il ne s’agit plus ici de Géronte et de Damis, mais de deux hommes qui se valent !  !

Heureusement, deux ou trois coups, frappés en dehors de la porte de la chambre à coucher, firent retomber le bras du comte ; il essuya la sueur qui lui coulait du front, resta un moment silencieux ; puis, d’une voix encore altérée ; il dit :

— Qu’est-ce ?

— C’est moi, Beaucadet, — reprit la voix importante du sous-officier.

— Eh ! Monsieur ! — s’écria le comte, — il est inconcevable que vous veniez ainsi me relancer chez moi !

— Il s’agit d’une affaire de vie ou de mort, — répondit la voix du gendarme.

Le comte, à ces mots, alla brusquement ouvrir la porte au sous-officier, pendant que Scipion allumait un nouveau cigare, et se plongeait indolemment dans un fauteuil.

— Une affaire de vie ou de mort ? — demanda-t-il vivement à Beaucadet, qui entra d’un air mystérieux.

— Oui, Monsieur le comte… ça peut aller là… si l’on n’y prend pas garde… mais moi… en ma qualité d’œil de la justice… Je veillerai tout grand ouvert…

— Mais enfin, de quoi s’agit-il ? — demanda impatiemment le comte.

— Vous avez, Monsieur le comte, un valet de chambre nommé Martin ?

— Oui.

— Il a été blessé légèrement ce soir ?

— Oui, oui…

— Je viens d’interroger le susdit, qui m’était déjà suspect.

— Martin ?

— Oui, Monsieur le comte, d’après les réponses évasatoires et équivoques dudit suspect, j’aimerais à croire qu’il fait partie d’une bande de malfaiteurs dont Bamboche (ah ! grand gueux, te faire saluer par mes gendarmes !) dont Bamboche serait le bourgeois et Bête-Puante et lui, le susdit Martin, les commis…

— Lui… Martin ? Vous êtes fou, dit le comte, en haussant les épaules, — j’ai sur cet homme les meilleurs renseignements.

— Mais vous ne savez pas, Monsieur le comte, que le susdit Martin a été l’intime de Bamboche, vu que celui-ci porte le nom de Martin enluminé sur sa gueuse de poitrine… le signalement que voilà vous prouvera…

— En effet, — reprit le comte, en se rappelant cette circonstance.

— Tiens, ce brave Bamboche porte en tatouage le nom de Martin comme il porte celui de Basquine, — dit le vicomte en cachant son étonnement sous un accent de persiflage et de défi, car il semblait braver son père en prononçant de nouveau le nom de Basquine. — M. Martin se trouve là en très-bonne compagnie… mais qui vous a dit, mon digne gendarme, que ce Martin était notre Martin ?

— Ce doit être lui, Monsieur le vicomte, — répondit Beaucadet, — mon cœur de maréchal-de-logis me le dit. — Puis se retournant vers M. Duriveau. — Aussi rusons, M. le comte, rusons ! pour pincer mes gaillards, il ne faut pas leur donner l’éveil… n’ayez donc l’air de rien… n’ayez aucune crainte… dormez tranquille… Ayez seulement une paire de pistolets, une carabine et un bon couteau de chasse sous votre oreiller… enfin, la moindre chose, et avant quatre ou cinq jours, foi de Beaucadet, nous saurons à quoi nous en tenir, vu que nous tiendrons ceux que j’aime à croire les commis de ce grand gueux, qui s’est fait saluer par mes gendarmes.

— Demain… je vous reverrai… nous causerons, — dit le comte à Beaucadet en faisant quelques pas vers la porte.

— Demain matin, Monsieur le comte, je serai respectueusement à votre sonnette.

Et le sous-officier sortit.

Scipion, durant cet entretien, était resté plongé dans le fauteuil, où il fumait ; plusieurs fois seulement, il avait haussé les épaules ; le sous-officier parti, il dit à son père avec une ironie amère :

— Nous avions laissé la conversation à un geste assez menaçant… de votre part… Vous alliez, je crois, lever la main sur moi…

— Et j’avais tort. Je vous en demande pardon… — dit froidement le comte, — la violence ne prouve rien, n’avance rien. J’aime mieux vous dire ces simples paroles : Dans quinze jours, sans condition et sans sortir d’ici… vous aurez épousé Raphaële Wilson.

— Ah bah ! j’épouserai ?… tout bonnement ?… comme cela ?

— Vous épouserez… tout bonnement, comme cela, — répondit le comte avec un calme parfait.

— Vous n’avez plus personne à me donner à épouser ? — demanda Scipion en se levant alors du fauteuil.

— Personne…

— Alors, bonsoir, — dit le vicomte en se dirigeant vers la porte ; puis, la main sur la clef, il se retourna et dit à son père :

— Dites donc, n’allez pas trop rêver à Mme Wilson, ça vous porterait malheur.

Le comte ne répondit rien.

Scipion sortit.