Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/V

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Administration de librairie (1p. 77-102).

CHAPITRE V.

Bruyère. — Son logement. — Elle soigne les enfants et donne des conseils aux laboureurs. — Le père Jacques. — Comment finissent les travailleurs. — D’où venait la science de Bruyère. — Un rêve du père Jacques.


Bruyère.

À peu de distance de la métairie, Bruyère venait de rencontrer les gens qui se rendaient auprès d’elle pour être conseillés, ainsi que disait la Robin ; voulant d’abord accomplir son devoir, la jeune fille avait prié ses rustiques clients de l’attendre quelques instans au dehors.

Lorsque Bruyère entra dans la cour de la métairie, le ciel crépusculaire, d’un sombre azur à son zénith où scintillaient déjà quelques étoiles, restait encore à l’occident d’une transparence lumineuse, dernier reflet du soleil couché, qui donne un charme si mélancolique aux belles soirées d’automne ; sur ce fond de pourpre pâle se dessina la figure de Bruyère ; de très-petite stature, mais parfaitement proportionnée, elle portait un sarrau à manches demi-longues, en grosse étoffe de laine blanchâtre largement rayée de brun, serré à la taille par une flexible ceinture de joncs fins comme de la soie, tressé par Bruyère avec une adresse merveilleuse. Grâce à son ampleur et à l’épaisseur de son tissu, le vêtement de la jeune fille, montant jusqu’à la naissance du cou et descendant à mi-jambe, se drapait en plis d’une simplicité gracieuse ; son peu de longueur l’empêchait d’être jamais souillé de la fange des marais ; ses larges manches, ne descendant pas plus bas que le coude, laissaient voir les bras ronds et légèrement hâlés de la jeune fille ; ses pieds enfantins chaussaient de petits sabots creusés dans le bouleau et noircis au feu ; l’eau d’un ruisseau limpide où Bruyère venait de faire son ablution du soir, leur avait donné un lustre d’ébène. Forcée par la pauvreté d’aller jambes nues, Bruyère, avec l’industrieuse adresse du sauvage, s’était façonné aussi en jonc des espèces de bottines qui montaient au-dessous du genou et s’arrêtent au cou-de-pied préservé par le sabot ; rien de plus joli, de plus net que ce tissu souple et luisant, serrant étroitement le contour arrondi d’une jambe charmante, ainsi garantie de la rougeur et des gerçures presque toujours causées par le contact de la fange.

Par une habitude singulière, malgré le froid, malgré la pluie, malgré l’ardeur caniculaire, la jeune fille ne portait jamais rien sur sa tête nue ; quelquefois seulement, lors de la floraison des bruyères, elle attachait quelques-unes de leurs flexibles branches dans sa coiffure, sans doute en glorification du nom dont on l’avait baptisée, en la trouvant, toute petite, abandonnée dans les landes et couchée au milieu d’une touffe de bruyères roses. (Depuis, le même mystère enveloppait toujours sa naissance.) Ses cheveux châtains, très-abondants, naturellement ondés et séparés en bandeaux, étaient d’une nuance si harmonieuse, qu’elle se fondait dans l’ombre légère projetée sur le front par l’épaisseur de la chevelure, où tremblaient alors quelques brindilles de bruyère rose. De fins sourcils, bruns comme les cils démesurément longs et frisés, qui frangeaient ses paupières, surmontaient les yeux de Bruyère ; ces yeux très-grands étaient d’une couleur bizarre : vert de mer ; selon l’impression du moment, ils devenaient tantôt clairs, brillants comme l’aigue-marine, tantôt d’un vert sombre et limpide, comme celui des flots, toujours transparents malgré leur profondeur. Cette couleur singulière et changeante donnait quelque chose d’extraordinaire au regard de Bruyère, regard déjà singulièrement pensif, et souvent aussi d’une mobilité et d’un éclat extrêmes.

Ces traits étaient encore remarquables par leur fini précieux, car il régnait une merveilleuse harmonie dans l’ensemble de cette charmante et mignonne créature. Sa beauté rare, rendue un peu étrange par un accoutrement original, sa grâce sauvage, son incroyable adresse pour mille petits ouvrages qu’elle inventait ; son intelligence, étonnamment vive et pénétrante à divers endroits, la surprenante et affectueuse obéissance des animaux dont elle prenait soin, l’espèce de divination ou plutôt de prévision presque immanquable, dont elle paraissait douée à propos de choses rurales ; toutes ces excentricités innocentes faisaient passer la jeune fille, aux yeux de ces naïfs habitants de ce pays désert, pour une créature charmée, c’est-à-dire soumise à l’influence d’un sort jeté sur elle lors de sa naissance ; mais au rebours du commun des habitudes superstitieuses, loin d’inspirer la crainte ou l’éloignement, Bruyère inspirait au contraire des sentiments de vive reconnaissance ou de sympathie sincère, car l’influence, quelque peu surnaturelle, qu’on lui accordait, ne se manifestait jamais que par des services rendus ; la pauvre petite gardeuse de dindons trouvait moyen, dans son infime position, d’être serviable à beaucoup et avenante à tous.

À son entrée dans la cour de la métairie, Bruyère était non précédée, mais entourée de son nombreux troupeau, au plumage noir et lustré, à la tête écarlate. Deux coqs-d’Inde énormes, portant orgueilleusement leur crête et leur jabot d’un pourpre éclatant, nuancé d’un vif azur, se rengorgeaient d’un air formidable, faisant, comme on dit, la roue, hérissant leur plumage et arrondissant leur queue, magnifique éventail d’ébène glacé de vert sombre. Tous deux ne quittent pas d’une minute, l’un la droite, l’autre la gauche de Bruyère ; tantôt ils la regardaient de leur œil rouge et hardi, tantôt ils gloussaient d’une voix si triomphante, si insolente, si provoquante, qu’ils semblaient défier bêtes ou gens de s’approcher, malgré eux, de leur conductrice.

À la vue de ces deux monstrueux oiseaux, de trois pieds de hauteur, de cinq pieds d’envergure, à l’aile vigoureuse, au bec acéré, aux éperons aigus, on concevait assez que M. Beaucadet, malgré sa vaillance, devait avoir été quelque peu embarrassé de se défendre à coups de fourreau de sabre contre de si rudes assaillants.

À un signe de Bruyère, tout ce volatile s’arrêta en gloussant de joie devant la porte d’un perchoir, dont la jeune fille ouvrit seulement l’étroit guichet, afin de pouvoir compter son troupeau : il passa ainsi un à un devant elle, par rang de taille, les plus jeunes d’abord, le tout sans se presser, avec une discipline admirable, pendant que les deux gros coqs-d’Inde, qui, par leur âge, par leur dévouement, jouissaient de quelques privilèges, laissaient majestueusement défiler leurs compagnons devant eux, hâtant même de quelques coups de bec fort équitablement répartis la lenteur des retardataires ou des flâneurs. Lorsque le troupeau eut gagné son gîte, moins ces deux importants personnages, Bruyère ouvrit la porte du perchoir. Quoique à ce moment la figure de la jeune fille fût empreinte d’une mélancolie profonde, un doux sourire de satisfaction effleura ses lèvres à l’aspect de l’ordre réellement surprenant qui régnait dans le hangar : la gente emplumée y était déjà symétriquement étagée par rang de taille ; les plus petits du troupeau, entrant les premiers, allaient, selon l’habitude que leur avait donnée Bruyère, se percher au plus haut de trois perches de bois rustiques disposées en retraite, les unes au-dessus des autres. L’instinct observateur et l’intelligence de la jeune fille devinant l’inconcevable éducabilité dont sont doués tous les animaux, elle avait, dans son humble sphère, à force de patience et de douceur, accompli des prodiges.

Tout au faîte du hangar, et dominant le perchoir, était, si cela se peut dire, le nid de la jeune fille.

Toute petite, Bruyère, par un sentiment de pudeur précoce et de dignité de soi, un des traits les plus saillants de son caractère, avait invinciblement répugné à partager la litière commune où, dans cette métairie comme dans toutes les autres, filles et garçons de ferme couchent pêle-mêle au fond de quelque écurie, sans distinction d’âge ni de sexe ; Bruyère avait obtenu du métayer la permission de se construire, au-dessus du perchoir, et attenant à la charpente, comme un nid d’hirondelles, un petit réduit auquel elle arrivait en grimpant les degrés du perchoir avec l’agilité d’un chat. L’enfant trouvait du moins dans cette espèce de nid, tapissé de mousse et de fougères bien sèches, mêlées d’herbes aromatiques, un coucher sain et l’isolement convenable à son âge et à son sexe. Bientôt aussi elle eut dans son troupeau des gardiens vigilants, car la burlesque aventure de Beaucadet n’avait pas été la seule de ce genre. L’année precédente, un garçon de ferme, dans l’audace de son brutal amour, ayant voulu pénétrer la nuit dans le réduit de Bruyère, la gente emplumée poussa de tels gloussements, s’abattit de tous les coins du perchoir avec une telle furie sur le téméraire amoureux, qu’il se hâta de fuir, étourdi par ce vacarme, effrayé par ces attaques imprévues.

Bruyère, sa tâche de chaque soir accomplie, ferma la porte du perchoir, plaça soigneusement dans un coin un petit panier recouvert de feuilles fraîches qu’elle tenait à la main, et sortit de la cour de la ferme afin de donner audience aux personnes qui venaient la consulter ; celles-ci l’attendaient au dehors des bâtiments, assises sur un tronc d’arbre renversé, non loin de l’énorme genévrier qui donnait son nom à la métairie.

Que l’on ne s’étonne pas d’entendre l’humble gardeuse de dindons parler, dans l’entretien suivant, un langage témoignant une certaine éducation, une rare élévation d’esprit, et révélant des connaissances non-seulement variées, mais surtout admirablement applicables à propos des choses rurales : l’esprit le plus pénétrant, les dispositions les plus heureuses, n’auraient jamais doué un enfant de son âge de ce savoir pratique que peuvent seules donner la longue habitude des travaux agrestes et l’opiniâtre étude des lois et des phénomènes de la nature : car l’intelligente observation du passé sert presque infailliblement à prévoir l’avenir.

Sans aucun doute, Bruyère s’était assimilé avec un rare bonheur les enseignements et les fruits d’une expérience autre que la sienne.

Ainsi s’explique ce qu’il y avait d’extraordinaire dans le savoir de Bruyère, dans la sûreté de ses prévisions, dans la naïve sagesse de ses conseils. Quant aux gens simples et ignorants dont Bruyère était devenue l’oracle, ils devaient voir et voyaient en elle une créature quelque peu surnaturelle ou charmée, ainsi qu’ils disaient.

Deux hommes, l’un d’un âge mûr, l’autre, vieillard à cheveux blancs, une femme jeune encore, tenant sur ses genoux un enfant de cinq ou six ans, tels étaient les nouveaux clients de Bruyère, tous d’ailleurs misérablement vêtus.

— Que voulez-vous de moi, ma chère dame ? — demanda Bruyère d’une voix affectueuse et douce, à la femme qui tenait un enfant sur ses genoux.

À cette question, le vieillard et l’homme d’un âge mûr s’éloignèrent de quelques pas de leur compagne par un louable sentiment de discrétion.

— Hélas ! mon Dieu, ma chère fille, — répondit tristement la femme, — je suis de Saint-Aubin ; on dit dans le val que vous savez des paroles contre les maladies, et je viens vous demander de parler contre la maladie de mon pauvre petit que voilà.

Et elle montra son enfant couvert de haillons : il était pâle et d’une effrayante maigreur ; ses yeux bouffis s’appesantissaient sous une somnolence invincible.

Bruyère secoua tristement la tête.

— On vous a trompée, ma chère dame… je ne sais pas de paroles contre les maladies des enfants…

— On dit pourtant dans le val, qu’au printemps passé, vous avez parlé contre la maladie de toute une bergerée d’aigneaux, et que presque tous ont réchappé… faites pour ce petit enfant malade ce que vous avez fait pour les aigneaux, ma bonne chère fille, — dit naïvement la pauvre femme d’une voix suppliante. — Je vas vous conter comme c’est venu. Ce petit à toujours été, voyez-vous, plus chétif que ses deux aînés… mais enfin il se traînait… L’hiver, comme vous savez, a été bien dur… À l’automne, mon pauvre homme avait pris les fièvres en arrachant des souches dans un terrain submergé ; ces fièvres, ça lui a coupé bras et jambes ; il est journalier ; pourtant il allait comme il pouvait… Mais notre met (huche) restait vide le plus souvent ; sans quelques pannerées de pommes de terre germées qu’un bon voisin nous a données, nous mourrions tout à fait de faim, et puis la dernière grand’foudre (ouragan) de février a emporté presque tout le chaume de notre toit ; il ne tenait plus quasi à rien ; mon pauvre homme est venu dans les bois de ce côté-ci du val, couper des genêts pour recouvrir un peu notre toit, et recueillir du graine-épi pour nous chauffer ; mais les gardes à M. le comte ont défendu à mon homme de rien ramasser… Dam, alors, il a plu chez nous autant que dehors, et la nuit surtout, c’était froid… froid comme gelée ; depuis ce temps-là, mon pauvre petit a pâli, a toussé, a tremblé… et puis enfin fondu comme vous le voyez, — dit la femme en pleurant. — Ah ! ma bonne chère fille… je n’espère plus qu’en vous… vous pouvez ce que vous voulez… C’est rien… quelques paroles à dire. Délivrez-le donc de son mal, s’il vous plaît, comme vous en avez délivré les aigneaux.

Plusieurs fois, durant cette naïve et triste consultation, Bruyère avait été sur le point d’interrompre la pauvre femme ; mais elle ne s’en était pas senti le courage ; après avoir attentivement regardé l’enfant, et pris ses deux petites mains livides et froides dans la sienne, elle dit à sa mère en soupirant :

— Aux agneaux, voyez-vous, il ne manquait ni le lait de leur mère pour les nourrir, mi sa toison pour leur tenir chaud ; leur seul mal était d’être enfermés jour et nuit dans une bergerie basse, sans air, remplie de fumier… là dedans, les agneaux étouffaient, beaucoup mouraient. Au métayer j’ai dit : Pour vos agneaux de printemps, grand air, verdure et soleil… la nuit, étable ouverte et fraîche ; les agneaux respireront un air pur ; sous le flanc de leur mère, ils n’auront jamais froid ; les petits levrauts, les petits chevreuils des forêts naissent, grandissent et deviennent robustes, sans autre abri que le sein de leur mère et la tallée de chênes où elle les a mis bas… Mais les petits du pauvre, — ajouta Bruyère, les yeux remplis de larmes, — mais les petits du pauvre sont plus à plaindre que les petits de la brebis de l’étable ou de la chevrette des forêts : leur mère ne peut les réchauffer sur son sein glacé… et, quand son lait se tarit, ils ne trouvent pas, eux, leur nourriture dans la plaine ou dans le bois. Votre enfant a souffert du froid, de la faim… chère et pauvre mère ; son mal vient de là… et contre ce mal, hélas ! je n’ai pas de paroles.

— Il faut donc qu’il meure, ma chère fille, puisque vous n’avez pas de paroles contre son mal ! — dit la mère en sanglotant.

— Un médecin… l’a-t-il vu ?

— Il n’en vient jamais chez nous… c’est trop loin, et puis, est-ce que nous pourrions jamais le payer… ni les drogues non plus ?… c’est pas le malheureux monde comme nous qui peut voir des médecins.

Bruyère regarda l’enfant avec un silencieux attendrissement ; son cœur souffrait à la pensée de renvoyer cette pauvre mère sans un mot d’espérance.

— Et pourtant… il faudrait si peu de chose, peut-être, pour sauver la chère petite créature ! — reprit Bruyère d’un air pensif : — un vêtement bien chaud… un lit bien sec… et chaque jour du lait pur et tiède…

— Bonsoir, petite Bruyère, — dit soudain une grosse voix joyeuse.

La jeune fille releva la tête, et vit venir à elle, les mains tendues, la figure rayonnante, un grand homme maigre et basané, portant large chapeau rond sologneau, blouse blanche et guêtres blanches.

— Que le bon Dieu vous garde, — ajouta-t-il en s’approchant de Bruyère, — et qu’il vous garde longtemps pour les bonnes gens, car m’est avis que vous êtes un petit (un peu) cousine avec le bon Dieu ; quand vous le voulez, il n’y a pas de malheur qui tienne.

— Qu’y a-t-il de nouveau, maître Chouart ? — demanda Bruyère.

— Ce qu’il y a de nouveau ? de ce soir… ma récolte est engrangée, mon froment battu… Je comptais sur une centaine de setiers de grain, c’était déjà superbe, j’en ai cent vingt et deux… Voilà de vos charmes… et…

Bruyère, un moment pensive, interrompit vivement l’homme au grand chapeau.

— Vous êtes content de votre récolte, maître Chouart ?

— Si j’en suis content ? à chaque boisselée de plus que je mesurais, je disais tout bas : — Merci, petite Bruyère… merci, petite Bruyère… comme si j’avais prié le bon Dieu, même que…

Bruyère l’interrompit encore.

— Puisque vous êtes content, maître Chouart, il faut me rendre contente aussi…

— Je venais pour ça ; et comme on dit que vous ne voulez jamais d’argent pour avoir dit des paroles… je…

Nouvelle interruption de Bruyère, qui reprit en montrant à l’homme au grand chapeau la pauvre femme dont le regard suppliant semblait dire à la jeune fille : — Vous qui pouvez tant… sauvez donc mon enfant.

— Voilà une digne femme du val… son petit enfant est bien malade… il serait, j’en suis sûre, sauvé, s’il avait un petit lit bien chaud, un bon vêtement, et, pendant un mois ou deux, un peu de lait chaque jour… Eh bien ! je vous en prie, maître Chouart, donnez à sa mère une brassée de la dernière laine de vos brebis, dans un demi-sac de toile… voilà le matelas… Votre ménagère trouvera bien, dans l’armoire, une jupe de futaine dont on en fera deux pour l’enfant… voilà le vêtement. Chaque jour vous mettrez un pot de lait de côté pour ce pauvre petit… sa mère ira le chercher à votre maison… Faites cela, maître Chouart, — ajouta Bruyère d’une voix douce et pénétrante, — faites cela… et c’est moi qui vous devrai…

Oui… bien, — je ferai cela pour cette brave femme, — s’écria l’homme au grand chapeau, — et je le ferai de bon cœur… mais pour vous ? petite Bruyère, mais pour vous ?

— Un jour je vous ferai dire ce que je veux… par quelque autre pauvre femme, — dit Bruyère avec un sourire mélancolique.

— Ah ! j’entends… — dit maître Chouart d’un air fin, — vous… c’est les autres… Ah ! l’on a bien raison, petite Bruyère ! Petite Bruyère ! vous êtes charmée.

— Ah ! ma chère fille, — dit la mère en prenant les mains de Bruyère, qu’elle baisa deux fois avec reconnaissance, — comme on fait bien de venir à vous ! Mon enfant est à demi sauvé… Mais, — ajouta-t-elle timidement et avec hésitation, — ce n’est pas tout, si vous vouliez dire seulement quelques paroles contre sa maladie… mon pauvre enfant serait sauvé tout à fait…

Bruyère crut, avec beaucoup de sens, que ses conseils doubleraient d’autorité et seraient encore plus scrupuleusement suivis s’ils étaient accompagnés de quelque mystérieuse particularité ; aussi, semblant réfléchir à la demande de la mère, la jeune fille détacha lentement une des branches de bruyère qui ornaient ses cheveux bruns, l’approcha de ses lèvres vermeilles qui paraissaient murmurer de mystérieuses paroles, puis, d’un air solennel qui contrastait avec sa petite taille et sa figure enfantine, elle tendit à la pauvre femme cette brindille verte et rose, et lui dit :

— Prenez cette branche de bruyère…

— Merci, ma chère fille… — dit la pauvre femme en prenant le léger rameau avec une sorte de circonspection respectueuse.

— Dès que vous aurez le matelas que maître Chouart vous donnera pour votre enfant, — poursuivit la jeune fille, — vous couperez ce petit rameau de bruyère en sept morceaux… ni plus, ni moins… c’est important.

— En sept morceaux ? — répéta la femme en écoutant la jeune fille avec un profond recueillement.

— Mais, pour le couper, vous attendrez le coucher du soleil, — ajouta Bruyère en portant son index à ses lèvres, pour donner, par ce geste, plus de poids encore à sa recommandation.

— Oh ! bien sûr, j’attendrai le coucher du soleil, — reprit la mère.

— Alors, — poursuivit la magicienne, — vous mettrez dans la laine du matelas les sept brins de bruyère, et vous le recoudrez.

— Et à quel endroit du matelas faudra-t-il les mettre, ma chère fille ?

— Trois brins à un bout, quatre brins à l’autre.

— Trois brins à un bout, quatre à l’autre, — répéta la femme, toujours avec le même respectueux recueillement.

— Seulement vous mettrez un peu plus de laine du côté où seront les quatre morceaux, et de ce côté-là s’appuiera la tête de votre enfant.

— Je ne l’oublierai pas… ma chère fille.

— Mais faites bien attention, — ajouta Bruyère d’un air grave, — pour que les brins du rameau gardent l’effet des paroles, il faut que, tous les quinze jours… vous décousiez le matelas, que vous laviez bien sa toile, au lever du soleil.

— Bon ! ma chère fille.

— Et qu’ensuite vous mettiez la laine au grand air pendant sept heures.

— Tous les quinze jours… pendant sept heures… oui, ma chère fille, je n’y manquerai pas non plus.

— Et, dans un mois, vous viendrez me revoir, — ajouta majestueusement Bruyère.

— Oh ! je viendrai… je viendrai… et ça sera pour vous dire que mon enfant est sauvé, — répondit la femme en serrant son fils contre son sein avec un transport d’espérance.

Cet entretien semi-cabalistique semblait frapper maître Chouart d’une admiration profonde mêlée d’une innocente jalousie, car les avis excellents qu’il avait reçus de Bruyère n’avaient pas été entourés de ces belles formules magiques ; il allait sans doute en exprimer ses regrets à la petite magicienne, lorsque les deux autres clients, le vieillard et l’homme d’un âge mûr, s’approchèrent à leur tour.

Le plus âgé des deux nouveaux clients de Bruyère paraissait triste. Son fils, homme de quarante ans environ, qui l’accompagnait, semblait aussi grandement soucieux. La pauvre femme les laissa tous deux avec Bruyère, dont elle s’éloigna quelque peu, ainsi que maître Chouart, l’heureux métayer, possesseur d’une si belle récolte, grâce aux bons avis de la jeune fille.

— Que voulez-vous de moi, mon bon père ? — demanda celle-ci au vieillard d’une voix affectueuse et douce.

— Ma chère petite sainte, — s’écria le vieillard, tâchant d’exprimer par cette appellation l’espèce de respect et de confiance que lui inspirait le renom de Bruyère — ma chère petite sainte, je viens pour que vous disiez des paroles contre notre terre de labour de l’autre côté du val. C’est lassant, à la fin… Depuis tantôt dix ans que j’en ai hérité d’un mien oncle, la récolte va s’amoindrissant, que c’est pitié ; on croirait qu’une année empire d’autre… les dernières étaient déjà bien mauvaises ; l’autre et celle-ci sont encore plus méchantes… Sur vingt arpents de froment… qu’est-ce que j’ai récolté ? à peine cinquante setiers. Quelle moisson !… des demi-épis… et si clairs et si chétifs !… Autant dire que ça m’aura produit semence pour semence… Ah ! maudite sois-tu, terre ingrate| s’écria le vieillard en frappant du pied avec désespoir.

— Oh ! le père a bien raison, — dit le fils, — tout va de mal en pis. Maudite soit la terre si ingrate au pauvre laboureur !… Maudite soit la terre si maligne et si revêche !

En entendant ces imprécations contre le mauvais vouloir de la terre, le charmant visage de Bruyère prit soudain une expression de tristesse et d’affliction, comme si elle avait entendu outrager injustement quelqu’un qui lui eût été cher et sacré. S’adressant au vieillard avec un accent de doux reproche mêlé d’une certaine exaltation, qui donna à sa beauté un rare caractère d’élévation :

— Oh ! respectez, aimez, bénissez la terre du bon Dieu ! mère généreuse, infatigable ; pour un grain ne rend-elle pas dix épis ? pour une glandée une forêts de chênes ? Toujours ouvert, son sein est prêt à tout féconder, depuis la graine que le vent sème, depuis le noyau du fruit tombant du bec des oiseaux, jusqu’à la semence que vous répandez dans vos sillons. Oh ! non, non, jamais la terre n’est ingrate ; si, à la longue, elle s’appauvrit, si elle s’épuise, la pauvre nourricière ! c’est qu’en mère prodigue, toujours elle a donné au-dessus de ses forces, parce que toujours on lui a demandé sans trêve ni repos… Oh ! terre ! terre sainte et bénie ! quand, selon la loi du bon Dieu, te couvriras-tu partout et sans peine de bois, de moissons et de fleurs ? quand verras-tu tous tes laborieux enfants vivre dans l’abondance et dans l’allégresse !!

Il est impossible de rendre l’attitude, la physionomie de Bruyère en prononçant ces paroles ; ses grands yeux vert de mer, levés vers le ciel, brillant aussi vifs que les étoiles qui commençaient à poindre, au zénith… Les dernières lueurs rosées du crépuscule jetaient de mystérieux reflets sur la ravissante figure de la jeune fille, radieuse de foi, d’espérance dans la paternelle bonté du Créateur…

La femme et son enfant, le vieillard et son fils, ainsi que l’autre métayer, écoutaient Bruyère en silence, et la contemplaient avec une admiration respectueuse. Pour ces gens simples et ignorants, ce langage, quelque peu poétique, qu’ils venaient d’entendre, était une sorte d’évocation magique qui augmentait encore le prestige dont était entourée la Jeune fille.

Celle-ci, après avoir cédé à un moment d’entraînement involontaire, sentit qu’il état besoin de substituer des faits à des paroles, et, après un moment de silence, s’adressant au vieillard :

— Non, non, je vous le dis, mon bon père, la terre jamais ne refuse ses dons, à moins qu’elle n’ait trop longtemps et trop donné.

— Trop donné ! s’écria le vieillard avec amertume et colère, — trop donné ! la misérable ! Depuis dix ans, qu’est-ce donc que je lui ai demandé ? Bon an mal an, sa récolte de froment. Si elle a été prodigue… ce n’est guère que la première fois… mais après, d’année en année, elle a été de plus en plus avare… Aussi, peut-être qu’en me donnant des paroles contre cette maudite, chère petite sainte… le mal changera en bien, car je n’espère plus qu’en vous.

— Écoutez, bon père, — reprit doucement Bruyère, — après tout un jour de travail sans relâche, que faut-il pour réparer vos forces épuisées ? Nourriture et repos, n’est-ce pas ?

— C’est bien le moins, chère petite sainte.

— Oui, c’est bien le moins, et c’est justice… bon père… mais cette pauvre terre… que vous maudissez, lui avez-vous donné, après chaque récolte, nourriture et repos, c’est-à-dire hivernage et engrais ?

— Engrais ?… Un petit (un peu) ; hivernage… jamais… Il ne manquerait plus que cela, — s’écria le vieillard, — si peu qu’elle donne, la mauvaise !  ! du moins elle donne… vaut encore mieux ce peu que rien…

— Oui, bon père, peu vaut mieux que rien ; mais beaucoup ne vaudrait-il pas mieux que peu ?… Et elle vous donnerait beaucoup, la généreuse mère, si elle avait nourriture et repos suffisants… et encore, repos absolu, non, car le bon Dieu est si bon, qu’il a voulu que, pour la terre, changement de culture valût repos…

— Comment cela, chère petite sainte ? — dit le vieillard de plus en plus surpris.

— Depuis dix ans, vous ne donnez, à cette-pauvre terre, qu’un tout petit de nourriture, et vous lui demandez du grain, et puis du grain, et encore et toujours du grain… rien que du grain… Que voulez-vous, bon père ?… à la fin la nourricière souffre, s’épuise, et ne peut plus produire.

Le vieillard et son fils se regardèrent, indécis et étonnés ; ils étaient de ces laboureurs qui suivent aveuglément les coutumes d’une routine ignorante, fument rarement et à peine, et n’ont aucune idée des cultures intelligemment alternées et variées, d’une action si puissante sur la production.

— Au lieu d’épuiser la terre en lui demandant toujours la même chose, — reprit Bruyère, — suivez mon conseil, bon père, et bientôt vous remplirez votre grange et votre bourse.

— Hélas ! chère petite sainte, faites, vous qui pouvez tout !

— Vous avez, n’est-ce pas ? quarante arpents de terre ; dans ces quarante arpents, il y en a de la bonne, il y en a de moins bonne, il y en a de mauvaise ?

— J’ai huit arpens qui, dans le peu qu’ils donnent, rendent, à eux seuls… autant que les trente-deux autres, — répondit le vieillard.

— Eh bien ! si vous donniez, à ces huit arpents, toute la nourriture, si maigre qu’elle soit, que vous donnez aux quarante ?

— Oh ! avec ça ils seraient fumés… fumés comme de la terre à maraîcher.

— Et alors, bon père, en une année, ces huit arpents-là, en vous coûtant bien moins de frais, bien moins de peine, vous rapporteraient quatre fois plus que vos quarante arpents ne vous rapportent à cette heure, surtout si, après leur avoir demandé une année de froment, vous leur demandiez l’année d’ensuite des pommes de terre… l’autre année un seigle… l’autre année un trèfle, et après le trèfle un nouveau froment… allant toujours ainsi d’une culture à l’autre en alternant… car, vous voyez, bon père, ce qui épuise la pauvre nourricière… ce n’est pas de toujours produire… Elle ne demande qu’à donner… ce qui l’épuise, c’est de toujours produire la même chose ; vous n’employez ainsi qu’une de ses fécondités… et elle en a mille. Croyez-moi donc, votre grange sera pleine avec huit arpents bien cultivés ; elle sera presque vide avec quarante arpents mal cultivés.

— Et mes autres trente-deux arpents ? — dit le vieillard d’un air pensif.

— Les moins mauvais… mettez-les en sainfoins ; vous y nourrirez quelque bétail, le bétail vous donnera l’engrais, et sans l’engrais pas de grain.

— Et ma plus mauvaise terre ?

— Semez-y des sapins… cet arbre de notre pauvre Sologne… c’est l’arbre du bon Dieu ; son bois sert à bâtir les maisons, sa feuille chauffe le four, sa pomme flambe au foyer, sa sève coule en résine ; les pires terres sont bonnes pour lui ; il croît sans soins ni peines, et, à six ans, il rapporte déjà par son dépressage.

Ces conseils si simples mais si sages, basés qu’ils étaient sur l’étude et sur l’expérimentation des diverses aptitudes du sol, étaient trop clairs, trop logiques, trop pratiques surtout, pour ne pas frapper vivement l’esprit du vieillard ; mais la coutume, cette terrible fatalité des mœurs agricoles, luttait violemment contre les bons instincts du vieillard qui lui disaient de se rendre aux avis de Bruyère ; celle-ci, devinant la cause de cette hésitation, appela maître Chouart et lui dit :

— Maître Chouart ? l’an passé, quel conseil vous ai-je donné ?

— Ah ! chère fille ! — s’écria le métayer, — un conseil charmé ! c’est le cas de le dire ! Je cultivais beaucoup de terre, à grands frais et mal, vous m’avez dit : cultivez peu et bien. Cette année j’ai deux fois moins de frais et quatre fois plus de récolte ; mais voilà le plus fort : je manquais de fumier… et, l’engrais, comme vous dites, c’est le pain de la terre, je manquais donc de fumier, et je n’avais pas de quoi en acheter, car cela m’aurait coûté peut être 70 francs par arpent… Qu’est-ce que vous me dites de votre jolie petite voix douce ? « En août, semez un carabin, maître Chouart, il sera fleuri en octobre, enfouissez-le, fleurs, tiges, feuilles et tout, il n’y a pas d’engrais meilleur et moins cher ; faites ensuite vos semailles sur la terre ainsi nourrie, et vous verrez la belle récolte ! » Je vous ai écouté, j’ai enfoui mon carabin en fleur : ça ne m’a presque rien coûté ; j’ai fait ensuite mes semailles, et au printemps mon froment tallait dru et serré comme un pré… je viens d’engranger et de battre… j’ai plus de dix setiers à l’arpent… je vous dis que c’est pire qu’en Beauce !

— Dix setiers à l’arpent ! — s’écria le vieillard avec un mélange de doute et d’admiration.

À cet instant, Bruyère aperçut le petit vacher, qui, sortant de la métairie, accourait vers elle.

— Le père Jacques vous appelle… vous appelle que c’est pitié, — dit l’enfant à la jeune fille, — nous ne pouvons dormir dans l’étable tant il gémit !

— Cours lui dire que je viens, — répondit Bruyère dont le visage s’attrista soudain ; puis s’adressant au vieillard :

— Mon bon père, maître Chouart vous dira ce qu’il a fait… sa bonne expérience vous encouragera, suivez mes conseils… vous vous en trouverez bien, et vous ne viendrez plus me demander de parler contre la terre nourricière… Mais je vais vous dire des paroles qui peuvent changer votre terre épuisée en terre féconde ; ces paroles, les voici, bon père ; retenez-les :

Cultivez peu… cultivez bien.

Année nouvelle, culture nouvelle.

À fréquent engrais, terre fertile.

Semez des prés… semez des prés…

Sans pré, pas de bétail.

Sans bétail, pas d’engrais.

Sans engrais, pas de grain.

— Pratiquez ces préceptes, bon père, — ajouta Bruyère d’une voix douce et pénétrée, — vous ne maudirez plus… vous bénirez la terre du bon Dieu…

Après avoir dit ces mots, Bruyère alla baiser au front le petit enfant endormi dans les bras de sa mère, serra cordialement de sa petite main la main calleuse de maître Chouart, fit au vieillard un geste d’adieu rempli de grâce et de respect ; puis regagnant rapidement la métairie… elle disparut légère et charmante comme une fée…

Avant d’entrer dans l’écurie abandonnée, du fond de laquelle le père Jacques l’appelait en gémissant, Bruyère prit, où elle l’avait déposé, le petit panier qu’elle rapportait des champs au moment où ses clients étaient venus à sa rencontre ; ce panier contenait de superbes mûres sauvages d’un rouge violet ; quelques gouttelettes de leur suc avaient teinté de pourpre les fraîches feuilles de vigne folle qui garnissaient intérieurement le panier.

Bruyère, se glissant par l’une des larges et nombreuses crevasses qui lézardaient les murailles, entra dans l’écurie.

La lune se levait ronde et éclatante ; un de ses rayons, traversant le toit effondré, éclairait faiblement l’extrémité de ce hangar en ruine.


Le père Jacques.
Comment finissent les Pauvres.

Là s’arrêta Bruyère, car, de cet endroit, partaient de temps à autre les douloureux gémissements qui, plusieurs fois, avaient attiré l’attention des gens de la ferme, durant leur repas. La jeune fille attachait tristement ses yeux sur un tableau peu nouveau pour elle, mais qui, pourtant, la navrait toujours d’une douleur nouvelle.

Une litière de paille de seigle jonchait le sol humide à peine défendu de la pluie et de la neige par quelques bottes de genêt, placées sur des perches, remplaçant à cet endroit la toiture dont la charpente, à jour et rompue, se dessinait en noir sur la transparence bleuâtre du firmament où la lune resplendissait alors.

Sur cette litière sordide, infecte, plus sordide et plus infecte que celle des animaux de labour, s’agitait faiblement une forme humaine, à demi enveloppée de quelques lambeaux de couverture : c’était ce que la vieillesse, la misère et d’incurables infirmités pouvaient offrir de plus horrible, de plus contristant.

Que l’on se figure un vieillard de quatre-vingts ans, perclus d’une si étrange, d’une si effrayante façon, que l’on aurait dit qu’une puissance impitoyable, le frappant de paralysie subite au moment où, le front baissé vers un sillon, il le fouillait péniblement, avait voulu condamner ce malheureux à rester à jamais le corps et la face inclinés vers la terre.

Et ce n’était pas une puissance surhumaine, mais la simple volonté de l’homme exploitant l’homme qui avait réduit cette créature de Dieu à une si effrayante déformation.

Et ce n’était pas là un de ces phénomènes aussi rares que désolants, çà et là enregistrés par la science. Qui n’a trop souvent rencontré dans les champs, des vieillards, hommes ou femmes, se traînant à l’aide d’un bâton, littéralement pliés en deux, de sorte que leur torse penché en avant formait un angle presque droit avec leurs membres inférieurs, et paraissait soudé dans cette position ? Rien de plus fréquent que ces déviations de la taille chez des êtres voués à un travail incessant et au-dessus de leurs forces… Ces corps, déjà faibles, et affaiblis chaque jour par une nourriture insuffisante, perdant tout ressort, toute énergie, gardent peu à peu le pli, la position qui leur est la plus habituelle ; incessamment courbés vers la terre, leurs articulations se rouillent, leurs membres débiles, exposés au froid, à l’humidité, deviennent perclus, l’âge arrive, et un jour ces malheureux augmentent le nombre des martyrs du travail.

Certes, on lirait dans une légende qu’un Dieu vengeur, voulant punir un meurtrier, l’a frappé d’immobilité alors que, penché vers sa victime, le poignard levé, il s’apprêtait à l’égorger… et que ce Dieu, pour donner aux hommes un exemple terrible, a dit à l’assassin :

— Tu vivras… mais ton corps maudit conservera toujours la position qu’il avait au moment où tu allais frapper ta victime…

Quoique bizarre, cette légende ne manquerait pas de moralité.

Mais quand on songe aux cruels paradoxes de certains oisifs et heureux du monde, renforcés de faux prêtres et de savants économistes qui légitiment les plus impitoyables égoïsmes en proclamant de par la volonté divine que l’homme est à Jamais voué, sur cette terre, aux larmes, à la misère, à la désolation, l’on ne s’étonnerait pas d’entendre quelqu’un de ces religieux croyants à la fatalité du mal, s’écrier, à propos d’une pareille légende :

— Prolétaires des campagnes ! votre race maudite aura incessamment le front baissé vers cette terre aride que vous fécondez de vos sueurs ; c’est votre destinée ! notre Dieu vous condamne par notre bouche à un labeur, à une misère, à une souffrance éternelles ; et pour qu’il soit bien avéré aux yeux de tous que ce sort est fatalement

le vôtre, grand nombre d’entre vous, frappés d’immobilité par la volonté divine, au moment où, accomplissant leur destinée, ils fouillaient péniblement le sillon, grand nombre d’entre vous resteront à jamais dans cette position pour être les vivants symboles du sort immuable de votre race maudite et déshéritée

Et si des paroles d’une telle barbarie ne sont pas prononcées, des faits plus barbares encore s’accomplissent chaque jour.

L’isolement, l’abandon, une fin misérable, une agonie souvent remplie de tortures après des années d’un écrasant labeur ; tel est le sort qui, dans notre état social, attend les invalides de l’agriculture.

Aucune prévoyance tutélaire, aucune sollicitude pour l’avenir de ceux-là, instruments infatigables de la richesse foncière du pays.

Et pourtant… ceux-là cultivent le blé… et ils ne mangent jamais de froment.

Ceux-là sèment les verts pâturages, engraissent de nombreux troupeaux… et ils ne mangent jamais de viande.

Ceux-là font fructifier la vigne… et ils ne boivent jamais de vin.

Ceux-là récoltent la chaude oison des brebis… et ils grelottent sous de sales haillons.

Ceux-là façonnent le bois dont le foyer s’emplit, dont le toit s’édifie… et ils meurent sans feu et sans abri…

Enfin, pour ceux-là insouciance impitoyable, mépris homicide, heureux encore s’ils trouvent, comme le vieillard perclus, protégé de Bruyère, la litière d’une étable abandonnée pour y mourir au milieu de douleurs atroces.

À la vue de Bruyère, le vieillard perclus, roulé dans sa litière, interrompit ses douloureux gémissements, tourna péniblement la tête vers la jeune fille.

La face de cet octogénaire était livide et d’une effrayante maigreur ; le feu de la fièvre animait seul ses yeux caves à demi éteints ; couché sur le côté, ses genoux osseux touchaient sa poitrine décharnée ; depuis près de deux ans, ses membres étaient restés pour ainsi dire soudés dans cette position ; sa main droite avait seule conservé quelque liberté de mouvement.

Ce vieillard devait à la charité du métayer, bien pauvre lui-même, cet abri et le peu de grossière nourriture qu’il partageait avec les gens de la ferme. Pendant de longues années, le père Jacques, c’était le nom du vieillard, avait travaillé dans cette métairie, d’abord comme laboureur défricheur ; mais ce rude métier, pratiqué au milieu des landes marécageuses, ayant développé chez lui les premiers symptômes de sa cruelle infirmité, le métayer, sûr de son zèle et de sa probité, lui avait confié son troupeau. Les fonctions de berger, quoique actives, ne demandent pas, comme le labour et le défrichement, un déploiement de forces vives ; le père Jacques conserva la garde du troupeau jusqu’au jour où, complétement perclus et absolument plié en deux, il tomba exténué sur la litière dont il ne devait plus se relever. L’isolement où on le laissait au fond de cette étable, l’acuité de ses douleurs incurables, la conscience de ne devoir être délivré que par la mort, avaient plongé le vieillard dans une apathie profonde, surtout remarquable par une opiniâtre taciturnité ; la seule personne en faveur de qui le vieillard rompait ce silence absolu, était Bruyère.

Quelques hommes, aussi singulièrement que merveilleusement doués par la nature, naissent géomètres, astrologues, peintres, musiciens, etc., etc. Par quel mystérieux phénomène ces organisations privilégiées atteignent-elles et dépassent-elles, souvent sans labeur et de prime-saut, la limite de certaines connaissances ? Nul ne le sait… mais c’est un fait aussi évident qu’inexplicable.

Le père Jacques était une de ces organisations privilégiées. Né agriculteur, dès longtemps il avait pressenti, non-seulement les améliorations, mais les révolutions que la science, que les études agricoles devaient apporter dans la culture (études et sciences malheureusement encore peu appliquées, grâce à l’effrayante ignorance où on laisse obstinément croupir la population des champs) ; de nombreuses expériences, pratiquées sur quelques pieds de terrain, avaient convaincu le père Jacques de toute la valeur de ses idées. Touchant à la géologie par la connaissance de l’action de différents engrais calcaires, comparés aux différentes natures du sol ; touchant à l’histoire naturelle par ses curieuses observations sur l’hygiène et sur la physiologie du bétail ; touchant enfin à la botanique, par un classement et une appropriation très-intelligents, des divers engrais végétaux, le père Jacques était un trésor de science pratique… et ce trésor, il l’avait longtemps tenu enfoui ; nul n’en avait soupçonné l’existence.

Cette dissimulation n’avait eu pour cause, ni la méchanceté, ni l’égoïsme, ni cette espèce d’âpre jalousie qui conduit quelquefois le savant à cacher ses découvertes avec autant de soin que l’avare son or… Non, une profonde, une incurable insouciance avait seule empêché le père Jacques de faire montre et application de son savoir. Quel intérêt, quelle incitation d’ailleurs pouvaient le porter, l’encourager à cela ? Que le champ de son maître rapportât beaucoup, ou peu ou point, que lui importait ? Son salaire insuffisant et son rude labeur étaient les mêmes ; dans sa naïve ignorance de soi, le vieux laboureur ne pouvait être poussé par l’ambition de passer pour un novateur. Pourtant, comme il était, après tout, bonhomme, et que les désastreuses traditions de la routine le révoltaient, plusieurs fois il se hasarda de donner quelques conseils, admirables de raisonnement et de savoir pratique ; on lui tourna le dos en le traitant de fou, et il se le tint pour dit ; désormais, agriculteur ou berger, il se contenta de fonctionner ni plus ni moins intelligemment que ses compagnons ; puis vint enfin le jour où, perclus de tous ses membres, il tomba sur la litière qu’il ne devait plus quitter. De ce moment, il sembla se vouer à un silence absolu.

Cependant, au bout de quelques mois de cette cruelle existence, privé de la distraction des objets extérieurs, en proie à d’atroces douleurs, face à face avec ses pensées, le vieillard ressentit comme un remords d’avoir rendu si longtemps stérile la merveilleuse aptitude qu’il tenait de Dieu, et qui aurait pu être si féconde.

Bruyère, alors âgée de quatorze ans, entourait le vieillard de la plus tendre sollicitude, et lui était chère à plus d’un titre ; la gentillesse et l’intelligence de cet enfant étaient extrêmes ; son esprit naturel s’était singulièrement développé, grâce à l’éducation ; éducation que le plus étrange instituteur du monde, Bête-Puante, le braconnier, lui donnait presque chaque jour au milieu, de la solitude des landes ou des bois. Car cet homme, après avoir quitté une vie humble et obscure, mais toute intelligente, pour une vie vagabonde, s’était plu à cultiver avec amour ce qu’il y avait de généreux, de tendre, d’élevé, dans l’esprit et dans le cœur de la jeune fille.

Le père Jacques, de plus en plus frappé des rares qualités de Bruyère, résolut de se servir d’elle pour répandre et propager le trésor de connaissances qu’il avait amassé, et qu’il se reprochait si amèrement d’avoir enfoui si longtemps… À Bruyère… mais à elle seule… il parla depuis lors, résumant son savoir en axiomes concis, simples et lucides ; il enseigna patiemment la jeune fille, dont l’esprit pénétrant s’assimila bien vite ces excellents préceptes.

Le père Jacques, connaissant, pour ainsi dire, les besoins superstitieux des habitants de ce pays solitaire, avait fait formellement promettre à Bruyère de ne jamais divulguer la source de son savoir, ses conseils devant avoir d’autant plus d’autorité, qu’ils sembleraient plus extraordinaires et plus mystérieux. L’espèce de prestige dont la jeune fille était déjà entourée, grâce à sa beauté, à son charme, à son originalité native, servit à souhait le père Jacques ; on eût raillé les conseils de l’octogénaire perclus ; dans la bouche de Bruyère, ils furent accueillis avec une surprise presque superstitieuse, et passèrent pour des oracles, lorsqu’on vit une heureuse réussite les accompagner presque infailliblement.

Tel était le secret de la science de Bruyère…

Malheureusement, plus tard, la douleur, l’isolement, l’âge enfin vinrent affaiblir l’esprit du vieillard ; sa mémoire s’effaça presque entièrement ; si parfois encore le passé se retraçait à son esprit, il prenait ces rares et vagues ressouvenirs pour des rêves récents ; depuis quelques mois, surtout, à peine la présence de Bruyère pouvait-elle l’arracher à sa morne apathie.

Deux fois, cependant, le père Jacques était sorti de sa torpeur, et avait adressé la parole à d’autres qu’à la jeune fille.

La première fois, il avait instamment demandé à entretenir le comte Duriveau, propriétaire de la métairie ; mais le comte ayant accueilli cette prière avec un dédain railleur, le père Jacques avait seulement répondu :

Il a tort, il a tort.

Puis, le pauvre perclus avait prié qu’on lui amenât le braconnier Bête-Puante.

Celui-ci vint.

Après un long et secret entretien avec l’ancien berger, entretien dans lequel le nom de martin fut fréquemment prononcé, le braconnier sortit de l’étable, pâle, bouleversé.

Et le père Jacques retomba dans son silence obstiné.

En vain le braconnier, revenant le lendemain, tenta d’arracher de nouveau quelques paroles au père Jacques ; celui-ci resta muet.

Une autre fois, en suite de la visite d’un inconnu qui avait l’apparence d’un paysan, et que l’on ne revit plus à la ferme, le père Jacques avait de nouveau mandé le braconnier et s’était encore longuement entretenu avec lui… Un mois environ après cette conversation (il y avait peu de temps de cela), l’une des deux chambres délabrées, occupées par le métayer, fut séparée de son logement par un couloir, et rendue, sinon confortable, du moins à peu près habitable, grâce à des meubles simples et commodes apportés de Vierzon, la ville la plus voisine. Au bout de quelques jours, pendant la nuit, une petite charrette fermée de rideaux de coutil se rendit à la ferme du Grand-Genévrier ; une femme, enveloppée d’une mante de paysanne, descendit de cette voiture, et, depuis lors, elle habita la chambre dont on a parlé, chambre qu’elle ne quittait jamais, vivant dans une si complète solitude, qu’excepté le métayer, qui l’avait reçue, et Bruyère qui la voyait chaque jour, les gens de la ferme avaient à peine aperçu cette inconnue.

Malgré ces événements, auxquels il n’était pas étranger, et dont il eut connaissance par le braconnier, le père Jacques ne vit jamais cette femme et se renferma dans son silence habituel : seulement, depuis le matin du jour où se passent les événements que nous racontons, le vieillard avait paru en proie à une agitation singulière.

Contre sa coutume, durant le cours de la journée, il avait impatiemment appelé Bruyère, qui, depuis plusieurs jours, lui rapportait des champs un panier de mûres sauvages dont la saveur légèrement acide rafraichissait le palais desséché du vieillard.

— Voilà vos mûres, père Jacques, — dit Bruyère en s’agenouillant auprès de la litière, — pardonnez-moi si je vous ai fait attendre… mais de pauvres gens du val étaient venus me demander conseil… et je leur ai enseigné ce que vous m’avez appris… Ils me remercient, ils me bénissent, — ajouta Bruyère d’une voix touchante et pénétrée. — Ah ! combien il m’en coûte de ne pouvoir leur dire : C’est le père Jacques qu’il faut remercier… qu’il faut bénir…

On eût dit que le vieillard, perdant la mémoire qui lui était un instant revenue, oubliait déjà pour quelle cause il avait durant une partie du jour si impatiemment appelé Bruyère ; paraissant à peine la comprendre et la reconnaître, il jetait sur elle un regard morne.

— Vous m’avez appelé, — lui dit tristement Bruyère, — vous voulez me parler, père Jacques ?

— Le père Jacques ne parle plus à personne, — répondit le vieillard d’un air presque égaré, après un moment de silence, — et personne ne lui parle… pourquoi parlerait-il ? Quand Sauvageon, le grand vieux bœuf noir à tête fauve est mort de fatigue et fourbu, est-ce qu’il parlait ? est-ce qu’on lui parlait ?

À ces mots, qui ne prouvaient que trop l’affaiblissement de l’esprit du vieillard, Bruyère soupira ; puis, voulant l’arracher à de sinistres pensées, elle lui dit :

— Souvenez-vous donc de ce que vous êtes, de ce que vous avez été, père Jacques ; il n’y a pas eu dans votre temps de meilleur défricheur que vous ; on parle encore de votre courage au travail ; on dit dans le val qu’à la houe vous avez défriché jusqu’à un quart d’arpent en un jour !

— Oui, — dit le vieillard avec une sorte de fierté, en paraissant rassembler ses souvenirs, — oui, j’avais une houe deux fois lourde et grande comme celle des autres, et de l’aube au soir je la maniais si dru et si près de terre, que je ne regardais pas le ciel… une fois par heure… Mais bah ! — reprit-il avec accablement et amertume, — pourquoi se souvenir de ça ? Sauvageon aussi était un brave bœuf de labour… il n’avait pas son pareil pour les défrichements de terrains à souches et à racines, il arrachait quasi seul la charrue… Aussi Sauvageon, devenu fourbu, comme moi, a crevé à la peine, dans cette étable là-bas, au coin à droite. Sauvageon ou moi, c’est la même chose. Seulement il est mort, et, avant de mourir, il ne s’est pas souvenu de son temps de jeunesse et de force. Vaut-il pas mieux perdre la mémoire et rester muet que d’envier tout haut Sauvageon ?

— Mais, père Jacques… vous n’étiez pas seulement un travailleur fort et courageux, songez donc à tout ce que vous m’avez appris, à ces préceptes qui changent les terres stériles en terres fécondes… — reprit Bruyère d’une voix émue, — c’est une récompense… cela… que de se dire que l’on fait tant de bien, avec les choses que l’on sait.

Un nouvel éclair de fierté brilla un instant dans les yeux éteints du vieillard, et il répondit :

— C’est vrai… dans mon temps… j’ai su bien des choses… si j’avais parlé… si l’on m’avait écouté… misère serait devenue richesse, malheur… bonheur…

Puis, s’interrompant tout à coup, le vieillard, de plus en plus accablé, reprit avec une ironie amère :

— Non, je n’étais pas seulement un fort bœuf de labour, comme Sauvageon… l’intelligence ne me manquait pas. Elle ne manquait pas non plus à Capitaine, mon dernier chien… d’un signe, il conduisait, poussait ou arrêtait le troupeau où je voulais, et, à lui seul, il défendait mieux qu’une plaisse (sorte de haie) la lisière d’un bois ou d’un champ… Eh bien !… tout intelligent et brave chien qu’il était, il est mort ici, entre mes genoux, aveugle, édenté… et presque estropié par un loup qu’il avait étranglé… Capitaine, moi ou Sauvageon, c’est la même chose ; va ! les méchans disent : Ils ne crèveront donc pas… ces vole-pain, ces sert-à-rien ; les bons disent : Pauvre Sauvageon ! pauvre père Jacques !… pauvre Capitaine ! Dans leur temps, quel bœuf !… quel laboureur !… quel chien ! Aujourd’hui les voilà tous trois sur la paille, estropiés par leur devoir, et bons à rien, qu’à crever le plus tôt possible.

Des larmes roulèrent dans les yeux de Bruyère, jamais le vieillard ne s’était plaint de son sort avec autant d’amertume.

— Père Jacques, — dit-elle d’une voix émue, en se penchant vers le vieillard, — vous ne me reconnaissez donc pas ? c’est moi, Bruyère, qui vous aime bien… Tout à l’heure encore, vous m’appeliez, m’a-t-on dit… que me vouliez-vous ? Parlez… votre fille vous obéira…

À ces mots de Bruyère, un éclair de mémoire et de raison brilla dans les yeux du vieillard, il passa la main sur son front, et répondit d’une voix faible :

— Oui… c’est vrai… tout le jour, petite, je t’ai appelée… Pourquoi donc ?… Je ne sais plus… Peut-être pour te parler du rêve qui m’est venu… Mais pourquoi si tard ? — ajouta le vieillard en se parlant à lui-même : — Pourquoi si tard est-il venu, ce rêve ?

— Quel rêve, père Jacques ?

— Un rêve… comme déjà… je crois, j’en ai fait deux… il y a longtemps… longtemps… — dit le vieillard en tâchant de rassembler ses souvenirs, — une fois… après ce rêve… j’ai voulu voir monsieur le comte… Oui, je ne me trompe pas, c’était monsieur le comte… il n’est pas venu… il a eu tort… Pourquoi ?… je ne sais plus… mais le braconnier est venu à sa place… Et puis… après l’autre rêve… l’autre rêve… je ne sais plus…

— Vous m’appeliez, père Jacques, pour me parler de votre rêve ? — dit doucement Bruyère, afin de ne pas contrarier le vieillard. — Eh bien ! contez-le-moi, je vous écoute ; mais ensuite il faudra manger ces mûres que vous aimez et qui sont saines pour vous.

Le vieillard portait de nouveau les mains à son front, qu’il pressait convulsivement comme sil eût voulu arrêter la raison et la mémoire qu’il sentait prêtes à lui échapper ; il reprit d’une voix précipitée :

— Oui, c’est cela… Toute la journée je t’appelais… c’était pour te parler du rêve… Je rêvais, vois-tu… qu’on t’avait remise à moi toute petite, et que je t’avais apportée là-bas… dans la lande aux vanneaux… près de la glandée, et que je t’avais mise au milieu d’une touffe de bruyère… tu avais à peu près cinq ans… et puis j’ai fait comme si je t’avais trouvée là par hasard.

— Vous !… vous ! — s’écria la jeune fille ne sachant si le vieillard délirait, ou se rappelant un fait depuis longtemps passé ; aussi répéta-t-elle avec stupeur : — Vous…

— Je ne sais pas… c’est possible… puisque je rêve cela maintenant…

— Mais ces rêves, père Jacques, — reprit Bruyère, toute bouleversée par cette révélation inattendue, — mais ces rêves… c’est peut-être la mémoire qui, de loin en loin, vous revient… Mais qui donc m’avait remise entre vos mains ?

— Attends… C’était… une personne… une personne… je ne sais plus… il y avait pourtant en elle quelque chose… qui m’avait frappé… Qu’est-ce que c’était donc ?

Et de nouveau le vieillard passa sur son front sa main tremblante.

Bruyère, de plus en plus troublée, inquiète, contint sa curiosité dévorante, et se tut, craignant de rompre le fil si faible, si vaillant, qui reliait les pensées incertaines du vieillard.

— Tu sais bien, — reprit-il après quelques moments de silence, pendant lesquels il parut recueillir ses souvenirs, — tu sais bien, les ruines du fournil… sur la berge de l’étang, derrière la métairie.

— Hélas !… — murmura Bruyère à ces paroles, dont l’incohérence apparente semblait ruiner de vagues espérances trop tôt conçues, trop tôt acceptées.

— Oui, — reprit le vieillard, — c’était bien… comme cela dans mon rêve… Au fond de ce fournil abandonné… il y avait un four, dont l’entrée était bouchée, alors… attends que je me rappelle. Oui, c’est bien cela… alors, en enlevant une brique, je cachais, dans ce four abandonné, ce… que m’avait remis… la personne… en me disant… — Pour donner cela… à cette enfant… que vous appellerez… Bruyère ; vous attendrez qu’elle ait… vous attendrez… c’est pour cela… que jusqu’ici… je ne… t’avais rien dit… et aujourd’hui je parle… parce que… parce que… Hélas ! mon Dieu !… je… ne sais plus… je ne me rappelle plus, — murmura le vieillard, dont la voix, d’abord assez sonore, se voilait de plus en plus.

— Il y avait un fait si précis dans cette révélation du vieillard, que Bruyère s’écria :

— Cet endroit dont vous parlez… ces ruines du fournil… je le connais… m’est-il permis d’y aller chercher ce que vous y avez caché ? Cela a-t-il rapport à ma naissance ? Oh ! par pitié, père Jacques ! encore un effort… répondez-moi…

— Oh !… ma tête tourne, — dit le vieillard en fermant les yeux, et comme épuisé par les efforts de mémoire qu’il venait de faire afin de raconter à Bruyère ce qu’il prenait pour un rêve, et ce qui n’était qu’un de ses rares retours de mémoire.

— Père Jacques, — s’écria Bruyère penchée sur la litière du vieillard, — je vous en supplie : encore un effort… Cette personne… était-ce ma mère ?… mon père ?.. Savez-vous s’ils vivent encore ?…

— Je ne sais plus… — murmura le vieillard d’une voix anéantie.

— Ma mère ?… un mot encore, et ma mère ?

Le père Jacques agita machinalement ses lèvres ; quelques sons inarticulés s’en échappèrent encore, puis il ferma les yeux, poussant de temps à autre de douloureux gémissements, comme si, distrait un instant de ses souffrances par son entretien avec la jeune fille, il les eût ressenties avec une nouvelle violence.

Après de nouvelles tentatives, Bruyère, certaine que ses instances seraient vaines, et navrée de son impuissance à soulager le vieillard, rehaussa quelque peu la paille qui lui servait de chevet, plaça à sa portée le petit panier de mûres sauvages, et sortit de l’étable, tremblante, émue, agitée, pensant à l’étrange révélation du père Jacques.

Si ardente que fût sa curiosité à l’endroit de la mystérieuse cachette indiquée par le vieillard, la jeune fille surmonta son impatience ; une pâle lumière se voyait encore dans la chambre du métayer, et Bruyère, pour se rendre aux ruines du fournil, attendit que tout le monde fût couché.

Et puis d’ailleurs, chaque matin et chaque soir, Bruyère se rendait auprès de la femme inconnue qui, arrivée nuitamment à la métairie, y demeurait depuis assez longtemps.

La jeune fille, ayant donc longé les bâtiments dont la cour était bordée, sortit de cette espèce d’enceinte, et alla frapper à une petite porte qui s’ouvrait derrière la maison, et donnait sur la berge de l’immense étang marécageux dont on a parlé, et dont les eaux étaient alors très-hautes.

À ce moment aussi, Beaucadet, hâtant la marche de son cheval et celle de son escorte, se rapprochait de plus en plus de la métairie du Grand-Genévrier, où il venait arrêter Bruyère, accusée, ou plutôt soupçonnée d’infanticide.