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Les misères des enfants trouvés (Sue)/II/III

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Administration de librairie (2p. 25-40).

CHAPITRE III.

Philosophie de l’homme-poisson. — Comment Bamboche allait voir son grand-père. — Martin se casse un bras pour obtenir la grâce de Bamboche. — Départ de la troupe. — Les chevelures.

Telles étaient les causes qui avaient jeté Léonidas Requin dans la carrière aventureuse des phénomènes vivants.

— Ah çà ! bourgeois, — dit-il à la Levrasse, lorsque la mère Major se fut assurée du départ du charretier, nous sommes en famille… je peux remuer les bras ?

Ma surprise fut extrême ; j’avais jusqu’alors sincèrement cru que la longue robe sans manches de l’homme poisson cachait des nageoires ; la Levrasse, visiblement contrarié de l’indiscrétion de son nouveau commensal, lui fit un signe expressif, afin de l’engager à ne pas le démentir, et reprit :

— Si tu veux donner le nom de bras à tes nageoires, pour avoir l’air d’un homme comme un autre… à la bonne heure… mon garçon. Mais, pour parler sérieusement, voici un gamin qui t’aidera en tout, et ses deux bras suppléeront aux tiens.

Léonidas regarda la Levrasse avec étonnement, et reprit :

— Le père Boulingrin, en m’engageant, ne m’avait pas prévenu de cette condition ; comment… je ne pourrais pas me servir de mes bras, même en famille ? Et l’on me donnerait la becquée comme à un infirme ? Allons donc, bourgeois ; ç’a été déjà bien assez de rester immobile dans ma piscine pendant toute la route ; je joue mon rôle de mon mieux devant le public… mais, une fois rentré dans la vie privée, je reprends l’usage de mes droits naturels, et entre autres de ceux-ci :

Ce disant, l’homme-poisson fit passer, à travers les fentes latérales de sa robe ses deux maigres bras, serrés dans le tricot d’un gilet de laine, les agita et les détira comme pour se délasser d’un long engourdissement.

— Apprends donc, maladroit, — s’écria la Levrasse, — que pour que le public donne dans nos banques, il faut que nous ayons l’air d’y donner nous-mêmes ; le bavardage d’un gamin comme celui-là (et la Levrasse me désigna) peut tout perdre ; ne valait-il pas mieux l’avoir pour compère sérieux ?… Du reste, ça te regarde… Léonidas : du jour où l’on ne croira plus à tes nageoires, tu es frit, mon garçon.

— Ceci, bourgeois, est une grande vérité philosophique, — répondit l’homme-poisson avec une gravité comique ; — toute la science de la vie est là : faire croire à ses nageoires.

 

L’arrivée de l’homme-poisson ne m’avait que momentanément distrait de mon inquiétude sur le sort de Bamboche, victime de son attachement pour moi. Durant plusieurs jours, tous mes efforts pour me rapprocher de mon ami furent vains ; chaque matin, je voyais la mère Major descendre dans la cave pour aller le chercher et lui donner sa leçon ; mais elle remontait courroucée, s’écriant qu’il refusait opiniâtrement de travailler la moindre crampe.

Alors, la Levrasse, rasant discrètement la terre, avec son allure de chat sauvage, se dirigeait vers la cave, où il disparaissait pendant un quart d’heure au plus ; après quoi il revenait sans qu’on eût entendu aucun bruit, aucun cri, et si je m’informais de mon compagnon, la Levrasse me répondait par une grimace grotesque.

Léonidas Requin, affectueux envers tous, naturellement apathique et craintif, ne désirait qu’une chose : le repos ; il semblait d’ailleurs parfaitement heureux de son sort, écoutait avec un calme stoïque les grossièretés de la mère Major ou les paroles sournoisement méchantes de la Levrasse, mangeait bien, dormait la grasse matinée et cherchait le moindre rayon du soleil pour s’y étaler ; là, sans doute, il philosophait à son aise lisant et relisant son divin Sénèque. Seulement, de temps à autre, il se posait et faisait jouer ses nageoires factices, puis mangeait un poisson cru pour s’entretenir la main, disait la Levrasse.

Léonidas m’a avoué plus tard qu’il n’avait pas tout d’abord trouvé ma condition fâcheuse, et, qu’en comparant, mon éducation acrobatique, qui développait ma vigueur, mon agilité, mon adresse, sans me rendre impropre à d’autres professions, lui paraissait très-préférable à la stérile éducation universitaire qu’il avait reçue.

Un jour, il me proposa de m’apprendre à lire ; malgré mon vif désir de m’instruire, je refusai, craignant de me montrer infidèle à l’affection de Bamboche en répondant aux avances amicales de ce nouveau compagnon et en devenant trop intime avec lui.

Ce faux homme-poisson me donna aussi beaucoup à penser ; ce fut pour moi comme une nouvelle preuve à l’appui des mauvais principes de Bamboche, car, un jour, Léonidas Requin, se délectant au soleil, son cher Sénèque sur les genoux, et étendu sur le gazon de la cour, après un copieux déjeuner, me dit avec abandon :

— C’est pourtant au poisson cru que je mange et à mes fausses nageoires que je dois enfin la béatitude dont je jouis ; j’avais beau être savant, j’avais beau être rempli du désir de travailler pour gagner honnêtement ma vie, je crevais de faim… Maintenant je trompe les bonnes gens avec mes nageoires et je me goberge comme un pacha…

— Bamboche a donc raison, — me disais-je ; — encore un homme qui n’a de bonheur que depuis qu’il trompe et qu’il ment !

À bout de moyens pour me rapprocher de mon ami, j’imaginai de limiter, pensant que l’on m’enfermerait peut-être avec lui. Un matin je refusai à mon tour de faire mes exercices.

— Petit Martin, — me dit la Levrasse de sa voix doucereuse, — je ne te donnerai seulement pas une chiquenaude ; mais puisque tu ne veux pas cramper, Je doublerai la dose de ton ami Bamboche… à ton intention.

Cette menace me déconcerta ; je savais la Levrasse capable de la tenir, je tentai un autre moyen.

— Montrez-moi le tour le plus difficile, le plus dangereux, je l’apprendrai, quand je devrais m’y casser le cou, mais à condition que, lorsque je saurai ce tour, vous ferez grâce à Bamboche.

— Soit, — me dit la Levrasse avec son sourire narquois et méchant. — Quand tu sauras le saut du lapin, ton ami Bamboche aura sa grâce.

Rien de plus pénible et de plus périlleux que ce tour : il consistait à s élancer du haut d’une sorte de plateforme d’une toise d’élévation ; à tourner une fois sur soi-même et à se retrouver sur ses pieds ; la moindre maladresse pouvait, en vous faisant retomber à faux, occasionner la fracture d’un membre ou la luxation du cou, luxation toujours mortelle. L’espoir d’obtenir la grâce de Bamboche me donna une telle ardeur, que je fatiguai même la robuste activité de la mère Major ; mes forces s’épuisaient, je m’opiniâtrais toujours. Enfin, pris de vertige et de faiblesse au milieu de mes évolutions, je retombai si malheureusement, que je me cassai le bras gauche.

Pour cette fois, accessible à un sentiment de pitié, la Levrasse m’accorda la grâce de mon ami. Je venais d’être transporté dans mon lit par Léonidas et par la mère Major, lorsque Bamboche entra. Je n’ai jamais su pourquoi ou dans quel but la Levrasse lui avait confié la cause de ma blessure ; mais cet enfant indomptable, à qui les plus cruels traitements n’arrachaient jamais une plainte, une concession ou une larme, se jeta sur mon lit tout en pleurs, et s’écria :

— C’est pour moi… pour avoir ma grâce, que tu t’es cassé le bras ?

— N’est-ce pas pour moi que, depuis huit jours, tu es puni ? — lui dis-je en l’étreignant avec une joie indicible.

— Oh ! c’est touchant, oh ! c’est navrant, oh ! c’est attendrissant, hi, hi, hi, — fit la Levrasse, en grimaçant et en feignant de pleurer d’une manière grotesque, tandis que l’homme-poisson, sincèrement ému, voyant qu’on n’avait plus besoin de lui, s’en allait relire, disait-il, le fameux traité de Amacitia (de l’Amitié),

Si j’insiste sur ces preuves réciproques de dévouement puéril que Bamboche et moi nous échangeâmes durant notre enfance, c’est qu’elles posent les bases de cette affection qui, plus tard, malgré les conditions les plus diverses, les croyances morales les plus opposées, ne fut jamais ébranlée, et nous commanda mutuellement les plus grands sacrifices, toujours accomplis avec une religieuse satisfaction.

Lorsque, seul avec Bamboche, je l’envisageai attentivement, je fus effrayé de la sombre altération de ses traits : il était encore plus pâle qu’à l’ordinaire, il avait dû horriblement souffrir.

— On t’a donc fait bien du mal ? — lui dis-je.

— Oh ! oui, reprit-il avec un sourire sinistre et une expression de joie sauvage ; oh ! oui… bien du mal ! Dieu merci !

— Dieu merci ?

— Oui, j’aurai un jour tant de mal à faire à la Lévrasse…

— Il te faisait donc beaucoup souffrir ?

— Il me faisait voir mon grand-père, — répondit Bamboche en riant d’un rire farouche.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Il m’attachait aux pieds un des poids en fer qui servent à nos exercices, et puis il me prenait par-dessous les oreilles et m’enlevait de terre pendant quelques minutes, et il recommençait deux ou trois fois.

— Je ne m’étonne plus : il disait que sa correction ne faisait pas de bruit.

— Un homme qu’on écorche ne souffrirait pas plus, — me dit Bamboche d’une voix sourde ; — quelquefois il me semblait que ma tête allait s’arracher de mon cou, il me passait comme des flammes bleues devant les yeux et je me trouvais mal. Alors je n’essayais pas de me débattre contre la Levrasse, il est trop fort : ça ne m’aurait servi à rien… mais je ne cédais pas, et je me disais : Va… va… fais-moi bien des tortures… c’est pour toi que tu amasses.. Attends que Basquine soit ici… tu verras comme je te rendrai tout cela en monnaie rouge

Je fus épouvanté de l’expression avec laquelle Bamboche prononça cette dernière menace

Les soins que réclamait ma blessure, à peu près bien pansée par la mère Major, habituée à ces sortes d’accidents, et aussi une lettre que reçut la Levrasse au sujet de la nouvelle Basquine que nous devions prendre en route, hâtèrent notre départ.

Selon la coutume de presque tous les saltimbanques, notre bourgeois possédait une espèce de voiture nomade, qui, en voyage et lors des représentations dans les fêtes foraines, servait de logement à la troupe.

Cette voiture, longue de quinze pieds environ, haute de dix, se divisait en trois compartiments éclairés au dehors par des chatières et communiquant intérieurement par de petites portes ; le compartiment du devant servait de magasin, celui du milieu, de cuisine, le dernier, de logement commun. Cette sorte de chambre, assez spacieuse, était emménagée comme la cabine d’un navire : huit lits, en forme de caisses, longs de sept pieds et larges de trois, s’y étageaient en deux rangs ; une ouverture grillagée, pratiquée dans l’impériale donnait suffisamment de jour et de clarté ; trois chevaux, loués de ville en ville pour un ou deux jours, suffisaient à traîner cette sorte de maison roulante qui, dans l’épaisseur d’un double plancher, contenait les toiles et tréteaux nécessaires pour l’érection de notre théâtre en plein vent ; l’âne savant, Lucifer, aussi robuste qu’un cheval, s’attelait à un petit fourgon supplémentaire, tour à tour occupé par la Levrasse et la mère Major, qui, ainsi, surveillaient du dehors la marche de la grande voiture ; enfin le charretier qui avait amené la boîte de l’homme-poisson fut mandé avec son haquet, et un matin, notre caravane abandonna la maison louée jusqu’alors par la Levrasse.

Je n’avais pas eu la moindre nouvelle de mon ancien patron, Limousin. À toutes mes questions à ce sujet, la Levrasse avait répondu par le silence ou par une grimace. Je donnai donc un dernier souvenir au Limousin, chez qui, du moins, je n’avais jamais subi, de mauvais traitements, et je fus établi dans un des lits de la voiture, ayant auprès de moi Bamboche ; il me rendait mille soins avec une fraternelle sollicitude, et, de temps à autre, il semblait possédé d’une joie délirante en songeant que bientôt nous allions retrouver Jeannette.

La Levrasse décida que nous ferions une première station au bourg voisin ; là devait se trouver un chirurgien qui mettrait un nouvel appareil sur mes blessures. Nous devions de plus rencontrer dans cet endroit plusieurs jeunes filles qui, prévenues à l’avance, attendaient le passage de la Levrasse pour lui vendre leurs chevelures qu’il achetait et levait toujours lui-même sur pied, ainsi qu’il disait en parlant de ces moissons capillaires.

Le lendemain de cette journée, nous devions arriver dans le village où demeurait le charron, père de Jeannette, la nouvelle Basquine de la troupe.

Je n’oublierai jamais le singulier et triste spectacle auquel j’assistai dans le bourg de Folleville, où nous nous arrêtâmes pour faire panser ma blessure. La fracture était simple, dit le chirurgien ; le premier appareil avait été assez habilement posé par la mère Major, ma guérison devait marcher rapidement. La population du bourg étant nombreuse, et ayant été affriandée par le premier passage de l’homme-poisson, la Levrasse consentit à donner ce qu’il appelait une petite représentation ; elle se composa de l’exhibition du phénomène, précédée de quelques tours de force exécutés par la mère Major et par Bamboche. Pour s’épargner les embarras de monter notre théâtre de toile, la Levrasse décida que la représentation aurait lieu dans une grange, et que la mère Major veillerait à la recette pendant qu’il irait récolter les chevelures.

Ma blessure m’empêchait de paraître et d’assister aux exercices. Le chirurgien m’avait pansé dans une salle basse de l’auberge ; là, pour la première fois, je vis la Levrasse pratiquer l’un de ses étranges commerces.


La Vente des Chevelures.

Assis sur une chaise, je tenais mon bras en écharpe, lorsque je vis entrer dix ou douze femmes, presque toutes jeunes ; deux ou trois étaient assez jolies, mais la pauvreté sordide de leurs haillons annonçait le plus grand dénûment ; leurs visages exprimaient la tristesse et surtout la confusion, comme si elles eussent ressenti une sorte de honte en faisant à la misère ce dernier sacrifice.

Bien des années se sont passées ; et pourtant cette scène m’est encore présente dans ses moindres détails.

Un jour sombre, pénétrant difficilement à travers les carreaux verdâtres de deux fenêtres dites à guillotine, obstruées par des toiles d’araignée, éclairait à peine cette grande pièce d’auberge, au plafond bas et rayé de solives noirâtres, aux murailles jadis blanchies à la chaux ; deux tisons fumaient dans l’âtre au milieu d’un monceau de cendres.

Les pratiques de la Levrasse, comme il disait, l’attendaient, celles-ci assises sur un banc, les autres sur le bord d’une longue table ou sur des escabeaux. L’une de ces pauvres créatures restait à l’écart, à demi cachée dans l’ombre projetée par la saillie de la haute cheminée ; je distinguais à peine dans l’obscurité sa coiffe blanche, un bout de jupe en lambeaux et ses pieds nus.

Toutes ces femmes semblaient inquiètes de savoir si leur chevelure conviendrait à la Levrasse, et, à quelques paroles échangées entre elles, je compris qu’elles ressentaient aussi beaucoup de honte d’être les seules du bourg qui, par besoin, pussent consentir à vendre leurs cheveux.

Quelques-unes d’elles pourtant paraissaient insoucieuses ou résignées : celle-ci, assise sur une table, chantonnait entre ses dents, battant une mesure monotone avec ses sabots qu’elle heurtait l’un contre l’autre ; celle-là mordait avidement dans un morceau de pain dur et noir.

La porte s’ouvrit, la Levrasse parut ; il portait son costume mi-parti masculin et féminin : pantalon rougeâtre, jupon d’un vert foncé, casaquin juste en gros velours de coton noir, chevelure retroussée à la chinoise. À sa vue, toutes les femmes se levèrent avec cette déférence humble et intéressée que le vendeur dans le besoin témoigne toujours à l’acheteur.

Mon bourgeois avait à la fois l’air sardonique et guilleret ; il fit un salut grotesque en jetant un regard circulaire sur ses pratiques.

— Salut à la compagnie, — dit-il de sa voix grêle ; — le marché me paraît assez fourni… Ah çà ! mes poulettes, dépêchons-nous, je suis pressé : vite, vite, à bas les coiffes ! et déployons les chignons… Mais il faut que les chevelures soient diablement belles pour que je les achète, je vous en avertis, car on m’en offre de tous côtés presque pour rien, vu que le pain est cher…

À ces mots, une grande anxiété se peignit sur tous les visages.

La Levrasse, m’apercevant, me dit :

— Petit Martin, tu as un bras de bon ; aide-moi à approcher ce banc le plus près possible de la fenêtre, je n’achète pas chat en poche, moi ; je veux voir clair à mes affaires…

J’aidai mon bourgeois à placer le banc auprès des croisées, formant un angle droit avec elles ; le jour, effleurant ainsi les chevelures, permettait de mieux juger leurs reflets.

— Allons, mes poulettes, allons, — dit la Levrasse, — le marché est ouvert…

Toutes ces pauvres créatures s’empressèrent de s’asseoir sur ce banc… moins celle qui restait toujours à demi cachée dans l’ombre de la cheminée, et dont je ne distinguais que la coiffe blanche et les pieds nus.

— Eh !… vous, là-bas ! — lui dit la Levrasse, — est-ce que vous ne venez pas ?… il y a encore place.

— Tout à l’heure, Monsieur… — répondit une voix douce et craintive qui me parut altérée par les larmes.

— Bien, bien, — dit la Levrasse, — aux derniers les bons… n’est-ce pas ? vous voulez vous faire désirer… À votre aise, ma fille, ces ficelles-là sont connues… et vous n’y gagnerez pas un liard de surenchère.

Puis, se retournant vers les femmes assises sur le banc, il ajouta :

— Allons, mes poulettes… à bas les coiffes !

Pendant quelques secondes, un sentiment de regret, de honte, presque de pudeur, sembla tenir ces femmes immobiles. Enfin, une de celles qui paraissaient le plus résignées ôta brusquement sa mauvaise coiffe d’indienne.

Ce geste fut comme un signal, toutes les chevelures dénouées tombèrent sur le front et sur les épaules de ces femmes ; chevelures blondes, brunes, châtain, clair ou foncé ; ici rares et soyeuses, là épaisses et rudes, plus loin touffues et crépues ; ailleurs, enfin, mélangées de quelques cheveux blancs, dissimulés aussi soigneusement que possible, car, hélas ! il était facile de voir que chacune de ces femmes avait de son mieux, ainsi que disait la Levrasse, paré sa marchandise… Triste et douloureuse coquetterie que celle-là !

— Hum, hum, on ne m’enfonce pas, moi, d’abord, — se disait la Levrasse en passant et repassant devant le banc, inspectant, maniant, soupesant et toisant même chaque chevelure au moyen d’un pied-de-roi, afin de juger de la longueur, de la souplesse, du poids… et de la couleur des cheveux. — Non, non, on ne me fait pas la queue à moi… et, c’est le cas de le dire… — ajouta-t-il en ricanant, — nous connaissons les frimes… mes poulettes. Nous savons ce qu’on obtient avec la poudre de charbon, l’huile ou le saindoux.. et comment on rend une vraie teignasse à peu près présentable.

Puis ayant de nouveau examiné la marchandise, il s’écria :

— Par ma foi, je joue de malheur… Dans mes tournées, cette année… je ne trouve rien à ma convenance… pas plus ici qu’ailleurs… Décidément… — ajouta-t-il d’un air dédaigneux et mécontent, après avoir jeté un dernier coup d’œil sur ces têtes cachées par des flots de cheveux qui retombaient sur le front ; — décidément, rien de tout ça… ne me va… C’est de la pacotille… de la vraie camelote.

Un soupir de déception douloureuse s’exhala de toutes ces poitrines, jusqu’alors comprimées par les angoisses de l’attente ; puis un mouvement machinal, presque spontané, inclina davantage encore ces têtes échevelées.

— Que diable voulez-vous que je fasse de ce que vous m’offrez là ? Je ne suis pas marchand de crin et de filasse, — ajouta mon bourgeois avec cette brutale férocité du trafiquant qui veut, avant tout, déprécier ce qu’il désire acheter.

— Allons, mes poulettes, — reprit-il, — remettez vos coiffes… il n’y a pour moi rien à faire ici… C’était bien la peine de perdre mon temps.

Pendant cette scène dont je ne sentais pas alors la dégradante cruauté, mais qui me serrait le cœur, j’avais vu la femme au béguin blanc, jusqu’alors cachée dans l’obscurité projetée par la haute cheminée, sortir de ce recoin et se diriger à pas lents vers la porte, mettre sa main sur le pêne de la serrure, puis, s’arrêtant soudain… baisser la tête avec accablement comme si elle eût hésité à sortir.

J’ai rarement rencontré des traits plus réguliers, plus doux que ceux de cette jeune fille : elle paraissait avoir au plus dix-sept ans ; un mauvais fichu de cotonnade rouge cachait à peine son cou et ses épaules ; sa jupe, rapiécée en vingt endroits avec des morceaux d’étoffes de couleurs différentes, était soutenue par des bretelles en lisière.

Il fallait que sa beauté fût bien grande pour être aussi remarquable malgré l’extrême : maigreur de son pâle visage, où se voyait encore la trace de larmes récentes.

Après être restée quelques secondes à la porte, la main toujours posée sur le loquet de la serrure, la jeune fille sembla faire un violent effort sur elle-même, leva au ciel ses beaux yeux bleus, et revint lentement reprendre sa place dans l’ombre de la cheminée.

À ce moment la Levrasse disait brutalement :

— Allons, remettez vos coiffes, il n’y a pour moi rien à faire ici. C’était bien la peine de perdre mon temps !

Puis, faisant quelques pas vers la porte, la Levrasse ajouta :

— Bonsoir la compagnie…

Alors il se passa une scène de marchandage à la fois ignoble et pénible.

Scène pénible, parce que c’était pitié de voir ces malheureuses qui ne savaient que trop combien le pain était cher, ainsi qu’avait dit la Levrasse, prier, supplier cet homme, quelques-unes avec larmes, d’acheter à tout prix leurs cheveux, pauvre et dernière ressource sur laquelle elles avaient tant compté.

Scène ignoble, parce que la Levrasse, abusant avec une indigne rapacité de la misère de ces infortunées, marchandait opiniâtrement sou à sou, répétant sans cesse que l’acquisition ne lui convenait pas et la dépréciant sans merci.

Enfin, de guerre lasse, ces malheureuses subirent les offres de l’acheteur ; elles demandaient trois ou quatre francs de leur chevelure, la Levrasse consentit à grand’peine à leur en donner vingt sous…

Les vingt sous furent acceptés… C’était du moins du pain pour trois ou quatre jours…

Il y eut encore un moment qui me causa une impression cruelle : ce fut de voir, pour ainsi dire rasées, toutes ces têtes naguère couvertes d’ondoyantes chevelures que la Levrasse moissonnait avec ses énormes ciseaux, et qu’il nouait ensuite soigneusement en écheveaux avec des rubans de fil.

Le marché était sans doute excellent, car la figure sardonique de la Levrasse rayonnait de joie, ses plaisanteries méchantes ne tarissaient pas.

— Au lieu d’être tristes, réjouissez-vous donc, mes poulettes, — disait-il en faisant grincer les ciseaux sur ces têtes penchées qu’il dépouillait. — Ces cheveux, qui ne vous servaient à rien du tout, vont avoir l’honneur de faire l’ornement de la tête de grandes dames d’un certain âge, qui portent des tours ou des perruques… Ils seront ornés de turbans d’étoffes d’or et d’argent, de pierreries magnifiques, de superbes diamants… vos cheveux ! tandis que, sur votre tête, ils n’auraient été toujours couverts que de vos coiffes crasseuses… Et puis, vous qui criez toujours misère, vous pourrez au moins dire qu’une partie de vous-mêmes ira en voiture, dans les plus belles fêtes de la capitale… ce qui est joliment flatteur… je m’en vante, et pourtant… vous ne payez rien pour ça… au contraire… c’est moi qui vous paye… Tenez, mes poulettes, je suis si bon que j’en suis bête… aussi, je vous le déclare, à l’avenir… je ne payerai rien… on me donnera ses cheveux… pour l’honneur…

Les cruels lazzis de la Levrasse furent interrompus par la belle jeune fille dont j’ai parlé.

Elle s’avança près de la fenêtre, s’assit timidement sur le bout du banc, ôta sa petite coiffe, et courba la tête sans prononcer une parole.

À la vue de sa magnifique chevelure d’un noir de jais qui se déroula si longue, qu’elle tomba jusqu’à terre, où elle se replia autour de ses pieds nus ; si épaisse, qu’elle cachait les haillons de la jeune fille qu’on eût dit alors enveloppée d’un manteau noir, la Levrasse, malgré son habitude de dépréciation, ne put s’empêcher de s’écrier :

— C’est superbe !… extraordinaire !… je n’ai jamais rien vu de pareil !…

Un murmure de surprise avait accueilli l’apparition de la jeune fille, jusqu’alors restée inaperçue de ses compagnes ; l’une d’elles dit à voix basse :

— Tiens, Joséphine… qui vend aussi ses cheveux… elle qui va se marier…

— Avec Justin, qu’elle aime tant, — dit une autre.

Et l’on voyait sur presque tous les visages une expression de chagrin et de pitié… Joséphine était douce et bonne, puisqu’elle inspirait un tel intérêt à ses compagnes, qui venaient pourtant de se résigner, comme elle, à un pénible sacrifice.

— Vous allez vous marier, ma jolie fille ? — dit la Levrasse en contemplant d’un œil de convoitise la magnifique chevelure déployée devant lui, et la maniant avec un frémissement de joie, — Eh bien !… vous avez raison de vous défaire de ça… c’est inutile en ménage… une bonne dot vaut mieux : — ajouta la Levrasse d’un ton sardonique. — Et cette dot, moi, je m’en charge… Tenez… la voici… une bonne pièce de quarante sous toute neuve… J’espère que je fais bien les choses et de moi-même, car je n’ai payé les chignons de ces dames que vingt sous pièce ;… mais aussi… quelle différence !…

— Je voudrais. Je voudrais bien… quatre… francs… — balbutia Joséphine d’une voix basse et tremblante.

— Quatre francs ! s’écria la Levrasse, — quatre francs ! Mais vous êtes folle !… Vous voulez donc faire un festin de Balthasar pour vos noces ?… Quatre francs ! Impossible à moi de favoriser ces prodigalités-là… Quatre francs !… Voyons, mettons cinquante sous, et n’en parlons plus.

Ce disant, la Levrasse saisit d’une main avide et impatiente les longs cheveux noirs de la jeune fille.

— Pauvre Joséphine !… — murmura une de ses compagnes, tandis que les autres témoignaient par leurs regards attristés qu’elles partageaient cette commisération.

Mais Joséphine, se dégageant des mains de la Levrasse, dit avec une expression de douleur et de honte qui prouvait combien elle souffrait de ce débat :

— Je voudrais quatre francs… il me les faut…

Puis, la pauvre fille devenue pourpre de honte, se hâta d’ajouter comme pour faire excuser sa cupidité :

— Ce n’est pas pour moi… mais il me les faut… absolument.

— Quatre francs… — dit brutalement la Levrasse, — quatre francs… Allons donc ! je serais volé.

Joséphine se leva brusquement. Ce mouvement dégagea sa charmante figure des épais cheveux qui la voilaient… Les larmes ruisselaient sur ses joues. Au geste résolu qu’elle fit pour ramasser sa petite coiffe, tombée à ses pieds, la Levrasse, craignant de perdre une pareille aubaine, s’écria :

— Allons, voyons méchante… vous aurez vos quatre francs… mais j’y perds… Tenez… voilà encore deux francs.

Joséphine se rassit sur le banc, courba le front, et dit bien bas, d’une voix tremblante :

— Je voudrais… garder… quand vous les aurez coupés… une toute petite tresse… de mes cheveux…

— Encore ! — s’écria la Levrasse ; — mais vous êtes insatiable, ma chère…

Puis, après un moment de reflexion, il reprit :

— Allons, il est dit que vous m’ensorcelez… Vous aurez votre petite tresse… mais une vraie queue de rat, pas davantage.

Et il approcha ses terribles ciseaux.

— Monsieur… arrêtez… — s’écria une jeune fille en saisissant le bras de la Levrasse… — ce n’est que quatre francs, après tout… et, en nous cotisant toutes, — ajouta-t-elle en consultant ses compagnes du regard…

— Oui… oui… c’est ça… cotisons-nous, — reprirent plusieurs voix.

— Vraiment. Vous crevez de faim… et vous faites les généreuses… — dit amèrement la Levrasse en se dégageant de l’étreinte de la jeune fille, qui l’empêchait de faire jouer ses ciseaux. Vous oubliez donc que le pain est cher…

Hélas ! cette fois encore, la misère paralysa les meilleurs instincts ; cette fois encore, la voix impérieuse du besoin couvrit et fit taire un premier cri de générosité parti de l’âme.

Les dures paroles de la Levrasse rappelèrent à ces pauvres créatures qu’elles étaient trop infortunées pour pouvoir se montrer compatissantes… N’est-ce pas la pire des infortunes que celle-là ?

Un morne silence vint succéder à l’élan généreux des compagnes de Joséphine ; celle-ci, qui s’était peut-être laissée aller à un moment d’espérance, dit vivement à la Levrasse :

— Dépêchez-vous, Monsieur, dépêchez-vous.

La Levrasse ne se fit pas répéter cette recommandation ; il plongea soudain et fit jouer ses ciseaux dans cette magnifique chevelure qui, tombant de tous côtés, laissa bientôt voir la douce et pâle figure de Joséphine inondée de pleurs et complétement rasée.

La Levrasse, fidèle à sa promesse, remit à la jeune fille une longue tresse, grosse à peine comme le petit doigt… Joséphine la roula et la plaça dans son sein.

 

Alors il me fut impossible de retenir mes larmes, et depuis ce jour, j’ai gardé bien présent le souvenir de cette scène douloureuse.

 

Sans doute, les gens positifs prendront tout ceci en profond dédain et diront en raillant :

Mon Dieu !… que voilà de phrases pour quelques poignées de cheveux ! Qu’est-ce que ça nous fait à nous que ces paysannes soient tondues comme des enfants de chœur ? C’est vingt sous de plus dans leur poche…

Mais vous aurez pitié de cette autre conséquence de la misère… (Elle en a tant… de conséquences… la misère !…) Oui, vous en aurez pitié,… vous, jeunes femmes, qui, souriant devant votre miroir, vous plaisez à orner de fleurs et de pierreries votre belle chevelure,… ou bien, coquetterie plus grande, à la laisser nue et sans parure…

Vous aurez pitié, vous, heureuses mères, si orgueilleuses des longues tresses qui couronnent le front angélique de l’enfant que vous embrassez si tendrement chaque soir.

Vous aurez pitié, vous, amants qui avez pressé sous vos lèvres ardentes les cheveux humides et parfumés de votre maîtresse.

Vous aurez pitié,… vous enfin… qui aimez, qui respectez, qui adorez Dieu dans sa créature, et qui souffrez amèrement de tout ce qui la flétrit, la dépare et la dégrade.

 

La petite représentation, composée des exercices de la mère Major et de l’exhibition de l’homme-poisson, avait été très-fructueuse.

Le lendemain matin nous partîmes au point du jour afin d’arriver le soir au bourg où nous devions trouver la nouvelle Basquine de la troupe.

Durant tout le jour, Bamboche extravagua de bonheur, de joie et d’amour, il allait enfin revoir Jeannette… et elle ne devait plus quitter notre troupe.