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Les misères des enfants trouvés (Sue)/II/XII

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Administration de librairie (2p. 127-136).

CHAPITRE XII.

Influence du milieu dans lequel on vit. — La chanson. — La dernière nuit passée dans l’île. — Bamboche revient à de bons sentiments. — Surprise désagréable.

Deux jours s’étaient à peine écoulés dans le calme et dans la solitude de notre île, que les symptômes d’amélioration morale que j’avais déjà remarqués chez mes deux compagnons, et ressentis en moi, se manifestaient de plus en plus…

Était-ce, si l’on peut s’exprimer ainsi, le changement d’air ?… de ne sais… mais on eût dit que depuis que nous avions quitté la troupe de la Levrasse et l’atmosphère corrompue dans laquelle nous avions jusqu’alors vécu, nos aspirations devenaient meilleures et s’épuraient chaque jour.

Seulement nous nous cachâmes d’abord soigneusement les uns aux autres ces heureux et salutaires sentiments, car, hélas ! nous étions déjà assez corrompus pour éprouver la honte du bien.

Les circonstances de la seconde soirée passée dans l’île sont au nombre de mes souvenirs les plus présents.

Nous avions activement et joyeusement travaillé tout le jour à sarcler nos pommes de terre et nos racines, déjà envahies par les mauvaises herbes ; nous avions ramassé du bois mort pour notre feu, et, en ma qualité d’ancien maçon, j’avais rajusté quelques tuiles de la toiture, tandis que Bamboche et Basquine faisaient la cueillette des fruits ; tel avait été pour nous le charme de ces travaux, que nous ne nous étions pas reposés deux heures.

Après avoir gaiement soupé de pommes de terre cuites sous la cendre et de fruits savoureux, nous étions, Basquine, Bamboche et moi, couchés sur la pelouse qui s’étendait devant la masure.

Depuis quelque temps le soleil avait disparu ; la soirée était d’une tiédeur charmante, et quoiqu’il n’y eût pas encore de lune, les étoiles scintillaient assez pour éclairer faiblement l’obscurité de la nuit… il ne faisait pas le plus léger souffle de vent ; l’air était si pur, si calme, si sonore, que, parmi les bouillonnements de la source qui ruisselait entre les rochers, nous distinguions mille bruits divers… tantôt murmurants et voilés comme une plainte, tantôt clairs, argentins, comme le timbre d’une cloche de cristal.

Contre notre habitude, nous restions silencieux et rêveurs.

— Comme c’est joli… le bruit de cette source !… — dit soudain Basquine.

— Oui, — répondit Bamboche ; — c’est à quoi je pensais… ça vaut mieux que la musique qui accompagnait nos exercices.

— Oh ! c’est bien vrai… — dis-je avec un soupir.

Et tous trois, nous redevînmes silencieux.

Bientôt le chant de je ne sais quel oiseau… chant plaintif, monotone, mais d’une douceur infinie, s’éleva au loin, à plusieurs reprises… assez espacées…

Puis l’oiseau se tut…

Nous n’entendîmes plus que le bouillonnement de la petite source.

Ce chant triste, voilé, solitaire, me causa une attendrissement inexplicable.

— Tiens… l’oiseau se tait… — dit Bamboche d’un ton de regret. — C’est dommage, n’est-ce pas, Basquine ?

Notre compagne ne répondit pas d’abord.

— Basquine… est-ce que tu dors ? — lui dit Bamboche.

— Non… — répondit-elle doucement, — je pleure…

— Pourquoi donc ?

— Je ne sais pas… Je n’ai aucun mal, je me trouve bien heureuse là… avec vous deux… Mais j’ai pensé à mon père… à ma mère… à mes sœurs ; alors j’ai pleuré presque sans m’en apercevoir, et ça me fait du bien…

Je m’attendais à ce que Bamboche allait railler ou gronder Basquine ; il n’en fit rien ; il lui dit d’une voix attendrie :

— Pleure, va… c’est quelquefois meilleur… que de rire… et puis… vois-tu ?…

Bamboche n’acheva pas sa phrase, soit qu’il fût trop ému, soit qu’il voulût nous cacher son émotion.

Pendant quelque temps nous gardâmes encore un profond silence.

Bamboche l’interrompit le premier en disant :

— Basquine… si tu ne pleures plus… chante-nous donc quelque chose… puisque l’oiseau ne chante plus.

— Je veux bien, — dit Basquine, — mais quoi ?

— Ce que tu voudras.

La pauvre enfant n’avait que le choix entre plusieurs chansons graveleuses ou obscènes : elle n’en savait pas d’autres.

Elle commença donc de sa voix enfantine, d’une pureté angélique :

Bonjour, mon ami Vincent,
Tu reviens de ton village,
Veux-tu me faire présent
De……

— Non… pas de paroles… — s’écria brusquement Bamboche en l’interrompant, — un air… seulement… l’air que tu voudras… mais sans paroles.

— J’aime mieux cela aussi… dit Basquine, — je ne sais pas pourquoi je m’aperçois que les paroles… me gênent

Ainsi que Bamboche, j’avais été, pour la première fois, douloureusement révolté en entendant cette voix d’ange, dont l’accent mélancolique et doux ne m’avait jamais semblé plus enchanteur, dire ces premières paroles d’une chanson ignoble… Basquine avait éprouvé le même sentiment de dégoût et de honte, puisqu’elle avait dit, la pauvre créature, que, ce soir-là, sans savoir pourquoi, les paroles la gênaient.

Par quel phénomène éprouvions-nous, tous trois, cette délicatesse subite, Basquine, habituée à chanter effrontément des obscénités, nous, à les entendre ?

Je ne pouvais alors me rendre compte de cette étrangeté ; mais, à cette heure, plus expérimenté, il me semble voir dans la manifestation de cette délicatesse soudaine, ainsi que dans l’amélioration de nos sentiments, dues sans doute à la salutaire influence de la solitude et d’un travail attrayant, une preuve nouvelle que la corruption la plus incarnée ou la plus précoce n’est jamais incurable. Non ! non ! dans certains milieux donnés, elle cède à des aspirations involontaires vers le bien, vers le juste, vers le beau, moments divins où l’âme déchue tend à remonter vers la sphère dont elle est tombée ; moments précieux… mais, hélas ! fugitifs, où toute réhabilitation est encore possible.

Sur l’invitation de Bamboche, Basquine se mit d’abord à chanter, sans paroles, l’air de mon ami Vincent… mais elle le chanta sur une mesure lente et triste qui, dénaturant le caractère commun de ce flon-flon, lui donnait un accent singulièrement mélancolique.

Puis, ainsi qu’un oiseau s’élance vers le ciel après avoir quelque temps rasé la terre… Basquine, s’animant peu à peu, parvint, grâce à des transitions d’un art aussi instinctif que merveilleux, à fondre ce premier thème dans une improvisation ravissante de douceur et de mélancolie.

C’était quelque chose de naïf, de triste, de tendre, d’ineffable… d’ailé, si cela se peut dire, qu’un poëte eût comparé peut-être au chant d’un petit séraphin, implorant de sa voix enfantine le pardon de quelque pécheur.

Cette comparaison me vint à la pensée, parce que Basquine avait commencé par chanter assise ; mais à mesure qu’elle parut céder à je ne sais quelle mystérieuse inspiration, d’un mouvement presque imperceptible, elle se mit à genoux, et continua de chanter, les mains jointes et son adorable visage tourné vers le ciel tout rayonnant d’étoiles.

Bamboche et moi, nous écoutions Basquine dans une sorte d’extase recueillie ; jamais elle n’avait jusqu’alors ainsi chanté ; nous nous étions rapprochés l’un de l’autre, et, machinalement, nous nous étions agenouillés comme elle.

Bientôt je sentis le front de Bamboche s’appuyer sur mon épaule. et ses larmes tombèrent sur ma main.

Jamais je n’avais vu Bamboche pleurer ; aussi, je ne puis dire mon émotion en sentant ses larmes tomber sur ma main, au milieu de l’obscurité… je jetai mes deux bras autour du cou de mon compagnon ; j’allais lui parler, lorsqu’il me dit d’une voix basse et entrecoupée :

— Laisse… laisse-la chanter… cela me fait tant de bien… Il me semble qu’elle demande pardon pour moi. Pauvre petite… elle ne pensait pas à mal… Ni moi non plus autrefois, je n’y pensais pas à mal !… Mais on m’a perdu et je l’ai perdue aussi… elle…

 
 

Si extraordinaires que dussent me paraître ces tardifs remords de Bamboche, ils ne m’étonnaient pas ; le chant de Basquine me plongeait aussi dans une émotion navrante.

Bien des années après cette scène, et alors que de toute la hauteur de son génie, Basquine dominait les plus illustres artistes, elle m’a avoué que de ce jour où, le cœur gonflé d’une tristesse infinie en songeant à son père, à sa mère, aux premières croyances de son enfance… et enfin au sombre avenir que lui préparait sa flétrissure si horriblement précoce… elle avait, pour ainsi dire à son insu, improvisé cette plainte désolée au milieu de notre île solitaire, de ce jour l’art, dans ce qu’il a de plus naïf, de plus idéal, et pourtant de plus humain, s’était vaguement révélé à sa jeune intelligence.

« Des paroles eussent été impuissantes à exprimer ce que j’éprouvais ce soir-là, de tendre et de déchirant à la fois, me disait alors Basquine. Il m’a semblé entendre une voix plaintive qui chantait en moi… et j’ai répété ce chant presque sans m’en apercevoir et tout naturellement, tant il rendait fidèlement mes impressions. Ce chant… je me le suis toujours rappelé avec attendrissement, et, à cette heure encore, ajouta-t-elle avec un triste sourire, je ne peux le répéter sans fondre en larmes. »

 
 

Au bout de quelques minutes, la voix vibrante de Basquine, que nous écoutions dans un silence recueilli, se voila… baissa peu à peu, et son chant expira progressivement sur ses lèvres, comme une plainte harmonieuse qui se serait évanouie au loin…

Puis l’enfant courba sa tête sur sa poitrine, et resta quelques instants silencieuse.

Mais… ne nous entendant pas parler, elle se retourna bientôt vers nous et nous vit Bamboche et moi fraternellement embrassés…

— Qu’avez-vous ? — s’écria-t-elle en entendant nos sanglots, car l’attendrissement de Bamboche, m’avait gagné.

— Qu’avez-vous ? — reprit Basquine agenouillée devant nous en pressant ma main et celle de Bamboche, — vous pleurez ?

— Oui… nous pleurons comme tu pleurais tout à l’heure, — répondit Bamboche, — et ces larmes-là font du bien…

Puis nous étreignant tous deux sur sa large poitrine, il s’écria avec un accent que je n’oublierai jamais :

— Nous ne sommes pas méchants… pourtant !!

Non… oh ! non, jamais je n’oublierai avec quelle expression Bamboche prononça ces mots, empreints à la fois de repentir du mal qu’il avait fait, de douloureuse récrimination contre la fatalité de sa destinée qui l’avait poussé au mal, et d’une tendance sincère à rentrer dans la voie du bien.

 
 

Nous nous étions fait deux lits de bruyère et de mousse, l’un pour moi dans la première pièce de la masure, l’autre pour Basquine et pour Bamboche dans la seconde pièce…

Cette nuit-là, Bamboche partagea ma couche après avoir baisé Basquine au front, en lui disant :

— Bonsoir, ma sœur.

 
 

Bamboche dormit peu, je le sentis s’agiter pendant toute la nuit ; plusieurs fois il soupira profondément ; à la première lueur du crépuscule, il m’éveilla. Sa physionomie était pensive, douce et grave.

Nous entrâmes dans la pièce où dormait encore Basquine ; elle avait le sommeil léger comme celui d’un oiseau. En nous entendant, elle ouvrit ses grands yeux, et nous regarda, souriante et étonnée.

Nous sortîmes tous trois.

Quelques étoiles scintillaient encore ; le Levant commençait à s’empourprer ; l’air était d’une fraicheur délicieuse ; mille senteurs aromatiques s’exhalaient des herbes baignées de rosée… La matinée s’annonçait digne de la soirée de la veille.

— Écoute, Basquine… écoute, Martin, — nous dit Bamboche en nous faisant asseoir à ses côtés sur l’un des blocs de rochers qui bordaient la pelouse, — il faut que nous nous parlions franchement, que chacun dise son idée sans honte… nous ne sommes que nous trois.

Basquine et moi, surpris de l’accent sérieux de Bamboche, nous le regardâmes en silence ; il continua :

— Pour vous mettre à l’aise… je vais commencer… vous vous moquerez de moi après si vous voulez… mais je serai franc…

— Nous moquer de toi… et pourquoi ? — lui dis-je.

— Parce que je caponne… parce que je renie le cul-de-jatte dont je vous ai tant parlé… parce que je me renie moi-même… Mais, c’est égal, faut parler franc…

Puis s’adressant à moi :

— Frère, tu te rappelles comment notre amitié est venue : d’abord je t’ai roué de coups, tu me les as rendus ; je t’ai repris en traître, tu t’es laissé faire ; ça m’a touché… je t’ai parlé de mon père.

— C’est vrai…

— Alors ça m’a attendri… tu t’es fourré dans l’attendrissement… et depuis, nous avons été frères…

— Oui… et nous le serons toujours…

— Plus que jamais… car je me sens meilleur que je n’étais… et c’est encore… en me souvenant de mon pauvre père… que ce qui m’arrive… m’est arrivé…

— Qu’est-ce qui t’arrive ? — demanda Basquine.

— Une fois mon parti pris sur le sac de plomb qui remplaçait le sac d’or, — répondit Bamboche, — nous avons commencé à courir les bois…

— Et ça t’a rappelé… ton père… et le temps où, tout petit, tu bûcheronnais avec lui, — dis-je à Bamboche, — tu me l’as avoué…

— C’est vrai… et depuis ces deux jours que nous sommes ici… seuls, tranquilles dans ce bel endroit… travaillant à la terre, ramassant du bois, cueillant des fruits, vivant en paysans, je ne me reconnais plus… Pourquoi suis-je changé ?… je n’en sais rien… mais ça est… Je n’ai pas dormi de la nuit… je me suis bien tâté, bien interrogé, et je me suis toujours répondu à moi-même : depuis la mort de mon pauvre père, j’ai mené une vie de gueux… pour moi et pour les autres… il faut que ça finisse… j’en ai assez… je n’en veux plus…

Et comme nous le regardions de plus en plus surpris :

— Ça vous étonne ?… moi aussi. Je vous dis que je n’y comprends rien ;… mais ce qu’il y a de sûr, c’est que depuis que je n’ai plus sur le dos la Levrasse, la mère Major, le paillasse et toute la s… séquelle, je respire à mon aise, quoique j’aie, par-ci, par-là, le cœur bien gros… parce que… parce que…

Et, regardant Basquine avec une expression indéfinissable, il n’acheva pas.

Puis il reprit en étouffant un soupir :

— Mais, sauf ces moments où j’ai le cœur gros, je l’ai plein de joie… parce que je commence à me dire que cette canaille de cul-de-jatte pourrait bien m’avoir enfoncé ; car, cette nuit, je me disais : voyons, mon pauvre père est mort en travaillant ; toute sa vie il a eu de la misère, quoiqu’il ait était honnête et laborieux… Bon, c’est vrai… mais ça n’empêche pas que tous les braves gens diraient de lui, avec estime : pauvre b… je sais bien que les brigands comme le cul-de-jatte diraient : s… dupe ! mais personne, ni bons ni méchants, ne diraient de mon père : mauvais gueux !

— Oh ! non, — m’écriai-je, ainsi que Basquine.

— Eh bien ! — reprit résolûment Bamboche, j’ai bien songé à ça cette nuit ; on dira peut-être de moi : pauvre b…, s… dupe ! mais on ne dira jamais : mauvais gueux

De nouveau Basquine et moi nous nous exclamâmes de joie.

— Quand mon père a été mort, — reprit Bamboche, — ma première idée, et c’était la bonne, a été de travailler ; j’ai demandé du pain et du travail à un riche… Il m’a répondu en aguichant contre moi son chien, c’est vrai, mais tout le monde n’est pas des brigands pareils.

— Bien sûr ! — m’écriai-je.

— Alors pour mon malheur, j’ai rencontré le cul-de-jatte, et puis après la Levrasse et toute la bande, et ça m’a perdu… Mais, minute, il y a quelque chose qui regimbe là dedans, — et il se donna un grand coup de poing dans la poitrine. — Et je reviens là… On ne dira plus de moi : Mauvais gueux, je l’ai déjà été assez pour moi… et pour les autres.

Et il regarda de nouveau Basquine avec une expression de tendresse et de commisération profonde, puis il ajouta :

— Et c’est à elle pourtant que je dois aussi une part de ce changement-là… Hier soir, pendant qu’elle chantait… comme pour demander pardon pour moi, mon cœur se fondait en regardant le ciel, et je me disais : on parle du bon Dieu !… comme il serait bon de nous laisser longtemps dans ce pauvre petit coin de terre où nous ne faisons de mal ni de tort à personne : vivant de cette vie-là, seuls, tous trois, nous deviendrions bons tout à fait… et une fois guéris des palabres du cul-de-jatte, bien résolus à ne plus broncher, nous…

Un fâcheux incident interrompit Bamboche.

Basquine et moi, préoccupés de ce qu’il nous disait, nous n’avions ni vu ni entendu certain personnage qui, après avoir tourné la masure, vint à nous et nous dit d’une voix formidable :

— Au nom de la loi… je vous arrête… suivez-moi chez M. le maire.