Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/XII

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Administration de librairie (4p. 157-174).

CHAPITRE XII.

Suite du journal de Martin. — Visite du capitaine Just. — L’amour et le devoir.

Une demi-heure environ après l’arrivée de M. de Noirlieu, le prince est sorti de chez Régina, l’air pensif, presque satisfait ; il m’a dit, et il a eu de la peine à me dissimuler l’espèce de joie triomphante qu’il ressentait sans doute en me donnant cet ordre :

— Madame de Montbar n’y est pour personne, excepté pour le capitaine Clément.

Et le prince a quitté l’appartement.

Sachant sans doute par Régina que Just allait venir, peut-être M. de Montbar attendait-il d’elle un sacrifice héroïque. Peut-être dans l’entraînement de sa reconnaissance lui avait-elle déjà promis de rompre avec Just. Enfin avait-il dû venir aujourd’hui et à cette heure ? ou bien la princesse lui avait-elle écrit pendant mon absence ? Je l’ignore encore. Peut-être allait-elle demander à Just de s’éloigner pendant quelque temps…

À cette pensée, je me suis senti saisi d’une grande compassion pour Just… qu’un coup imprévu allait si cruellement frapper. Je me suis presque reproché d’avoir agi ainsi que j’avais fait… mais la conscience d’avoir accompli un devoir m’a rassuré… car si le prince parvient à regagner le cœur de sa femme, à bonheur égal… Régina, du caractère dont je la sais, vivra plus heureuse avec son mari qu’avec son amant, parce qu’elle pourra porter, le front haut, ce bonheur légitime.

Vers les cinq heures, M. de Noirlieu est sorti, accompagné de la princesse, qui ne l’a quitté qu’au bas du perron. La sérénité qui brillait dans les traits du vieillard me disait assez qu’il avait trouvé irrécusables, ainsi qu’elles l’étaient, les preuves de l’innocence de Madame de Noirlieu.

En remontant chez elle, Régina m’a dit :

— Je n’y suis absolument que pour M. Just Clément ; mettez de la lumière chez moi. Il est inutile que vous me préveniez pour le dîner. Mademoiselle Juliette me servira, si plus tard j’ai besoin de quelque chose ; dès que M. Just Clément sera arrivé, vous me l’annoncerez.

— Oui, Madame la princesse.

À six heures moins un quart, le capitaine est arrivé ; il pressentait quelque grave événement, car il m’a dit en entrant, d’un air alarmé :

— Est-ce qu’il est arrivé quelque chose à la princesse ?

— Non, Monsieur Just… rien que je sache…

— Je respire… — a-t-il dit à demi-voix, et son visage s’est éclairci.

— Pauvre Just ! — ai-je pensé.

— Voulez-vous m’annoncer chez la princesse ? — m’a-t-il dit.

— Oui, monsieur Just.

Et je l’ai introduit dans le parloir.

J’étais décidé, quoi qu’il pût m’en arriver, à écouter cette fois l’entretien de Just et de Régina, non par une basse curiosité, mais parce que, dans leur intérêt même, il m’était nécessaire de savoir leur résolution.

J’avais heureusement une excuse et un prétexte dans le cas où mon indiscrétion eût été surprise ; c’était de paraître apporter seulement alors de la lumière dans le premier salon.

Dès que Just fut entré, j’allai donc vite chercher une lampe que je plaçai à ma portée, sur une console, prêt à la prendre en main au besoin, comme si j’arrivais seulement à l’instant. En me tenant d’ailleurs au milieu de cette pièce, je pus facilement tout entendre… L’épaisseur des portières voilait à peine la voix de Just et de Régina.

Régina était restée quelques moments silencieuse ; lorsque je rentrai dans le premier salon, j’entendis Just dire à la princesse avec anxiété :

— Régina, mon Dieu, qu’avez-vous donc ? Après votre billet… si laconique… cette pâleur… ce silence…

— Just… écoutez-moi… Ce matin… on m’a remis entre les mains la preuve de l’innocence de ma mère…

— Vrai ?… — s’écria Just dans une sorte de transport.

Puis il ajouta, d’une voix émue :

— Tenez, je crois que je ressens cela… aussi profondément que vous… Vous devez être si heureuse… Mais ce bonheur a quelque chose de si saint, de si austère… que maintenant je comprends votre émotion…

— Les preuves de l’innocence de ma mère étaient si évidentes, — reprit Régina d’une voix de plus en plus altérée, — qu’il y a quelques instants encore mon père était ici plus tendre qu’il ne l’a jamais été… il me parlait de ma mère avec des larmes d’admiration.

— Enfin, voilà donc vos derniers chagrins oubliés…

— Just… de grâce… écoutez encore… celui-là… qui a ainsi vengé la mémoire de ma mère… celui-là qui… mérite de ma part… une reconnaissance…

— Éternelle… inaltérable !… — s’écria Just, — car je sais aussi, moi, ce que vous avez souffert. Combien de fois la perte de l’affection de votre père, le souvenir de l’outrage qui pesait sur la mémoire de votre mère n’ont-ils pas attristé les joies les plus pures de notre amour ! aussi votre reconnaissance, Régina, je veux la partager… Ce n’est pas à vous seule d’acquitter cette dette sacrée…

— Arrêtez ! — s’écria Régina. — Ô mon Dieu !… on dirait d’un piège que j’ai tendu à sa générosité… ajouta-t-elle en tremblant.

— Un piège ?… à ma générosité !!!

— Savez-vous quel est celui à qui je dois cette reconnaissance inaltérable que vous voulez partager ?

— Achevez…

— Du courage… mon Dieu !… c’est…

— C’est ?…

— Mon mari.

Il y eut un moment de nouveau et profond silence, pendant lequel il me sembla entendre les pleurs étouffés de Régina.

— C’est votre mari… eh bien ! — reprit Just d’une voix étonnée, — pourquoi ces larmes ? pourquoi ces craintes, Régina ?… Pourquoi m’avoir interrompu ?… Je vous le dis encore : ce n’est pas à vous seule d’acquitter cette dette sacrée envers celui à qui vous devez… le plus heureux, le plus beau jour peut-être de votre vie… Pourquoi donc, moi qui ai partagé vos joies, vos peines, ne partagerais-je pas aussi votre reconnaissance pour M. de Montbar ?

— Pourquoi ? — s’écria Régina, voyant avec frayeur combien Just se doutait peu de ce qu’elle avait à lui apprendre, — pourquoi ? parce qu’il est, hélas ! des choses que vous ne soupçonnez pas…

— De grâce… parlez… Régina.

— Depuis le retour de mon mari, vous le savez, ma position était devenue intolérable… dissimuler mon amour pour vous.. ; quand cet amour remplissait mon cœur… ma vie… je ne le pouvais plus… il m’est aussi impossible de cacher ce qui est vrai, que de dire ce qui est faux… Aussi j’ai franchement avoué à mon mari, qu’au point où en étaient venus mes rapports avec lui, depuis un an, une séparation sans bruit, sans scandale, ainsi qu’il convient à des gens comme nous, était nécessaire… inévitable.

— Ce projet nous en avions souvent causé… mais pourquoi ne m’avoir pas averti ?…

— Eh ! mon Dieu ! à quoi bon vous tourmenter de ces pénibles discussions ? Je ne voulais vous en parler que pour vous dire… Tout est arrangé… nous sommes libres…

— Cette séparation ? — dit Just sans cacher son anxiété, — il s’y refuse ?

— Il a été admirable de générosité, — reprit Régina avec accablement ; — il ne veut pas que la reconnaissance qu’il a droit d’attendre de moi influe en rien sur ma résolution de me séparer de lui… Si j’y persiste… demain il part pour l’Italie… et me rend ma liberté… se confiant, pour le ménagement des convenances, à ma délicatesse… à la vôtre, Just… il l’a dit…

— Cette conduite est digne et noble… je l’avoue, — dit Just avec émotion, — mais alors…

— Mais alors, n’est-ce pas, — s’écria Régina, — il est inexplicable que je ne vous dise pas : nous sommes libres, réalisons ce rêve… si beau… si éblouissant que nous osions à peine y arrêter les yeux ? qui nous retient ? mon mari me rend ma liberté… j’ai retrouvé la tendresse de mon père… la mémoire de ma mère est vengée… Just… mon bien aimé… je suis enfin à vous… à toujours… à tout jamais !!…

— Régina… vous m’effrayez… est-ce du délire ?… mon Dieu !…

— Non, ce n’est pas du délire… mon mari m’aime… comprenez-vous maintenant ?

— Il vous aime ! — dit Just comme s’il n’avait pu croire à ce qu’il entendait.

— Oui… il m’a toujours aimée, toujours passionnément aimée…

— Lui ! — s’écria Just avec une expression de doute amer.

— Ah ! j’ai fait tout au monde pour ne pas le croire… allez !… — s’écria Régina ; — mais comment résister à ses larmes, à ses aveux si… écrasants pour lui… et pourtant… touchants à force de franchise et de repentir… comment ne pas croire à son accablement, à son désespoir si vrai… à sa résignation si navrante ; comment ne pas croire ?… Eh ! mon Dieu, Just ! à quoi bon vous dire tout cela ?… il fallait bien qu’il fût sincère… Je tremblais d’être convaincue et je le suis…

Il y eut un nouveau silence…

Just reprit le premier la parole.

— Et qu’exige M. de Montbar ?

— Il n’exige rien… il ne demande rien… il supplie… voilà tout… Oui… après le service immense qu’il m’a rendu… oui, après m’avoir convaincue, prouvé qu’il m’a tendrement aimée… il implore… Hélas ! c’est là sa force…

— Et que demande-t-il ? — reprit Just d’une voix altérée.

— Il me supplie… de me laisser aimer, de lui laisser l’espoir. de regagner mon amour… « Si cette tentative est vaine, — m’a-t-il dit, — eh bien ! mon sort s’accomplira… vous n’entendrez jamais parler de moi… et vous userez alors de cette liberté que je vous rends aujourd’hui ; car, entendez-moi bien, Régina, — a-t-il ajouté, — quoi qu’il arrive, quoi que vous décidiez.. vous êtes libre… absolument libre… je ne vous demande rien au nom de mes droits… Je les ai perdus… Si j’ose, une dernière fois, vous implorer, c’est au nom de mon amour… c’est au nom de ce que j’ai souffert, de ce que je souffre… » — Voilà ce qu’il m’a dit, et tout cela… je le crois… Je n’ai rien promis… mais j’ai juré à mon mari que je n’oublierais jamais les devoirs que ma reconnaissance m’imposait. Maintenant, Just, c’est à vous que je m’adresse : que faut-il faire ? que voulez-vous que nous fassions ?

— Régina… — lui dit Just avec un accent passionné, — Régina… m’aimes-tu ?

— Vous me le demandez ? — répondit Madame de Montbar avec une naïveté de sentiment inexprimable.

— Alors, — reprit Just presque tout bas et d’une voix palpitante de passion, — alors, pas de folle générosité… accepte la liberté que l’on t’offre… le bonheur ; … l’avenir est à nous… tout un long avenir d’amour… entends-tu, Régina ?… d’un amour non plus contenu par le devoir comme le nôtre à dû l’être jusqu’ici… mais d’un amour libre, ardent… fou !

— Oh ! ne me parlez pas ainsi… ne me regardez pas ainsi… vous me brisez, vous me rendez lâche… Hélas ! j’ai besoin de tout mon courage… quand je songe…

— Et moi, je ne veux pas que tu songes à autre chose qu’à notre amour… ma Régina…— dit Just, avec un redoublement d’ardeur. — Je veux qu’en attendant ce moment si prochain et si doux, tu trouves comme moi ton délice et ton tourment dans cette pensée enivrante… bientôt nous serons libres

— Assez !… oh ! assez… Ayez donc pitié de moi, — murmura la princesse.

Just, impitoyable, continua d’une voix à la fois si tendre, si pénétrante, que, malgré moi, je tressaillis encore de jalousie et de douleur :

— N’est-ce pas ? ma Régina… tu comprends… tu sens tout ce qu’il y a dans ces mots : nous sommes libres ?… Libres… c’est être près de toi… là… toujours là… mon ange adoré… libres !  ! c’est cette vie d’amour… d’art, de poésie, de noble travail, d’actions généreuses, de douce obscurité, que nous avons tant rêvée… car tu sais… nous le disions : dans l’amour tout se trouve… depuis l’embrasement des sens, jusqu’aux plus suaves, aux plus nobles jouissances de l’âme… de l’esprit et du cœur… libres… mon ange, c’est la vie avec toi, à toi, pour toi… par toi… libres… c’est pouvoir à chaque instant du jour baiser tes mains, ton cou, tes yeux, tes cheveux…

— Oh ! tais-toi… tais-toi… tu me brûles… — balbutia Régina d’une voix expirante. — Tais-toi…

Et il me sembla que, mettant sa main suppliante sur les lèvres de Just, elle tâchait d’étouffer ainsi les paroles de son amant.

— Eh bien ! non, non… je ne te parlerai plus de cela… — reprit Just d’une voix aussi tremblante, aussi basse que celle de Régina, — non… je ne parlerai plus de cela… car moi aussi… cela me dévore… cela me tue… Eh bien !… quand nous serons libres… après ces voluptueux enivrements dont la pensée seule nous bouleverse… nous nous reposerons dans les doux épanchements de deux âmes pleines de fraîcheur et de sérénité… Oh ! viens… viens, Régina, viens… nous ne serons pas entourés de ces splendeurs qui souvent te pèsent… Mais nous serons riches de bonheur ! Oh ! mais riches… à rendre heureux tout un monde… Et si un jour tu as quelques ressouvenirs de ton opulence passée… tu diras un mot… mon travail, mon intelligence te créeront des trésors… Mais purs ceux-là comme la source où je les aurai puisés… mais glorieux ceux-là et pour moi et pour toi… Oh ! viens, mon ange… viens, te dis-je… nous ne nous appartenons plus… tu es à moi… comme je suis à toi !

— Grâce… Just… grâce… mais pensez donc… mon Dieu !

— À quoi ? voyons ? pauvre généreuse… ton mari a vengé la mémoire de ta mère. C’est bien… c’est beau… il a fait son devoir d’homme d’honneur. J’ai été le premier à te le dire : tu ne serais pas seule à être reconnaissante envers lui ; mais qu’est-ce que cela fait à notre amour ?

— Mais il m’aime… mais il souffre ! mais il est malheureux… lui !

— Il t’aime ! — s’écria Just, — il t’aime ! Comment ! pendant une année il t’a délaissée, il t’a accablée de ses froids dédains, il t’a incurablement blessée au cœur… toi qu’il aurait dû bénir… adorer à genoux… et un jour, voyant que, par sa faute, il a perdu cette noble et vaillante affection, dont tu lui as donné tant de preuves, il lui prend la fantaisie de venir te dire qu’il t’aime encore ? et tu le croirais ?

— Il dit vrai, Just… je vous le jure… par ma mère, il dit vrai… S’il m’était permis de vous confier… son secret… vous verriez que, inexplicable en apparence, ce malheureux amour… n’est que trop réel…

— Et mon amour à moi, n’est-il pas réel aussi ? n’ai-je pas aussi bien souffert, l’as-tu oublié ? Ce départ si déchirant que tu m’as imposé, je m’y suis résigné… tu m’as dit : reviens… Je suis revenu… Plus tard, lorsque tous deux nous avons si souvent eu à lutter contre les entraînements de notre passion, combien de fois ne m’as-tu pas dit d’une voix mourante, lorsque éperdu, brisé, pleurant, je tombais à tes pieds :

— Oh ! mon Just, c’est généreux à toi d’écouter ma prière : de me respecter ! — disais-tu. — Car, hélas ! je t’adore, je suis sans force. Je ne peux que le dire : Grâce… Oui !… oh oui ! vous avez été bon, vous avez été noble, courageux comme toujours.

— J’ai été bon, noble, courageux, parce que je savais qu’une faute te causerait des remords… si affreux, que mon amour même serait peut-être impuissant à les calmer… voilà ce qui m’a donné force et courage… Mais, à cette heure, nous pouvons être libres, heureux… sans remords pour toi ! Mordieu ! je ne jette pas ainsi mon bonheur au vent ! Tant pis… L’amour pour tous ! chacun pour son cœur !… tu m’as rendu d’un égoïsme féroce en amour, et puisque ton mari te rend ta liberté…

— Mis c’est sa générosité qui m’accable.

— Sa générosité ?… ah ! pardieu ! elle est grande ! Que pourrait-il donc faire ? Voyons ! tu ne l’aimes plus… Heureusement, devant cela, tombent ces contrats, ces chaînes prétendues indissolubles, Est-ce au nom de la loi qu’il viendra t’imposer son amour ?… se battra-t-il avec moi ? Eh bien ! après ?… qu’il me tue ou que je le tue !

— Oh ! Just ! pas de ces idées… c’est horrible !

— Enfin, un duel heureux ou malheureux pour lui, changera-t-il sa position ? Il te demande de lui laisser essayer de regagner ton cœur… Quant à cela, je ne peux que te dire encore : M’aimes-tu ?

— Si je t’aime !…

— Alors… à quoi bon cette tentative ?… Est-ce qu’il ne sait pas que tu n’auras jamais l’indignité de lui dire : — Essayez de vous faire aimer, — bien certaine d’avance qu’il n’y parviendra pas.

— Eh ! mon Dieu… — s’écria Régina avec un accent d’angoisse inexprimable, — est-ce que j’éprouverais ces déchirements affreux, si je savais que faire, si, comme vous, je pouvais prendre résolument un parti ?… Ça vous est bien facile, à vous… mais moi je ne le peux pas… comme cela… tout de suite… Surtout quand je songe à…

— Régina, dit Just d’un ton de surprise amère, — vous hésitez…

— Mon Dieu, — s’écria la pauvre créature que j’entendis fondre en larmes, — ne me parlez pas ainsi, ne me regardez pas ainsi… Vous savez bien que je vous aime… Oui, Just, je vous aime éperdument ; mon seul rêve serait de passer mes jours près de vous, toute à vous. Mais je ne peux pas non plus m’empêcher de penser qu’il m’aime aussi, lui… qu’il a bien souffert… qu’il souffre toujours… Il ne peut pas invoquer ses droits pour se faire aimer… je le sais bien… mais enfin ces droits, il pourrait en abuser, me rendre la vie insupportable… en me séparant à jamais de vous, ou me forer à un scandale… qui maintenant m’épouvante… malgré mon amour pour vous… Enfin… Just… est-ce vrai, cela ? ne pourrait-il pas nous faire bien du mal ?

— Beaucoup de mal… — répondit Just d’une voix sourde ; — mais le mal… appelle le mal.

— Mon Dieu, que je suis malheureuse ! — s’écria Régina d’un ton déchirant ; — vous ne voulez rien entendre non plus ; vous ne voulez pas voir la position où je suis envers lui, qui vient de venger la mémoire de ma mère, et qui se montre envers nous d’une admirable générosité… Il ne faut pourtant pas non plus être injuste et impitoyable pour ceux qui souffrent et qui se repentent !

Et j’entendis Régina éclater en sanglots.

Après quelques instants de silence, pendant lesquels dut s’opérer un changement presque complet dans les sentiments de Just, il reprit d’une voix douce et triste :

— Vous avez raison, Régina… il ne faut pas être injuste… impitoyable pour ceux qui aiment… qui se repentent et qui souffrent cruellement de n’être plus aimés…

— Que dites-vous ?

— La vérité… Régina… Un moment le fatal égoïsme de la passion m’a aveuglé… je vous ai dit : ne pensons qu’à nous… servons-nous de la générosité de votre mari, puis, désormais heureux, oublions-le dans son désespoir. Je vous ai dit cela… Régina… c’était mal… c’était lâche…

— Oh ! vous êtes ce qu’il y a de meilleur, ce qu’il y a de plus noble au monde…

— Je vous aime, Régina, voilà tout ; je veux que toujours nous soyons dignes l’un de l’autre… Tout à l’heure… brisée, déchirée par une de ces luttes affreuses auxquels les grands cœurs sont seuls exposés… vous êtes venue à moi dans vos irrésolutions, dans vos angoisses, dans vos terreurs. Pauvre femme… et à moi, que vous croyez généreux et fort… vous, vous m’avez demandé, que faut-il faire ?

— Oui… Just… parlez… et quoi que vous ordonniez, j’obéirai ; dites : que faut-il faire ?

— Ce n’est pas moi qui vais vous le dire, Régina… c’est mon père, — reprit Just d’une voix profondément émue ; il m’a souvent répété dans son langage simple et austère : — « Mon enfant… je n’admets pas l’indécision dans les graves questions de la vie ; un seul parti est à prendre, celui du devoir… Quant aux conséquences, tôt ou tard, le bien engendre le bien… Souvent on est dupe de son bon cœur, disent les sots et les méchants, c’est faux. — Quand une loyale et bonne action a-t-elle été funeste à son auteur ? jamais. — Peu importe l’ingratitude : le bien se fait pour le bien, — celui à qui vous donnez votre manteau aura-t-il moins chaud, parce qu’il sera ingrat ? Non, — le bien est fait, songez à un autre : — Si l’on ne baise pas la main qui donne… jamais du moins on ne la déchire, sinon les fous, les enragés. Faut-il juger l’humanité au point de vue des fous et des enragés ? Un proverbe dit : Fais ce que dois… C’est juste ; le proverbe ajoute : advienne que pourra. Cette invocation au hasard est indigne. — Fais ce que dois, le bien adviendra. Voilà le vrai. »

— Oui… il me semble entendre votre bon et noble père, — dit la princesse ; — voilà ses sentiments, voilà ses paroles…

— Eh bien ! Régina, à ces enseignements nous ne faillirons pas ; nous dirons, comme mon père : un parti seul est à prendre, celui du devoir… Faisons ce que devons… le bien adviendra. Vous devez à votre mari une reconnaissance éternelle ; il vous a persuadée de son amour… il souffre, il se résigne, il se repent, il vous demande comme grâce suprême de permettre qu’à force de dévouement il tente de regagner votre cœur… Régina… vous n’hésiterez pas…

— Just… oh ! mon Dieu !… — dit la princesse d’une voix tremblante, — je ne sais… mais maintenant… j’ai peur… cette épreuve m’épouvante…

— Elle doit vous effrayer, Régina, car elle m’effraye aussi pour mon amour… Sans cela… cette épreuve, je ne vous la conseillerais pas.

— Que dites-vous ?

— Si cette épreuve était par vous résolue d’avance, je vous l’ai dit, Régina, souffrir qu’elle fût tentée, serait une indigne hypocrisie.

— Mon Dieu… mais vous-croyez donc que je puis l’aimer encore d’amour, lui ?

— En disant oui… je me tromperais peut-être, Régina… en disant non, je pourrais me tromper encore… Qu’adviendra-t-il de cette épreuve, de ce devoir accompli ?…

— Hélas !… vous l’ignorez comme moi… et, je vous le dis… à cette heure ce doute m’épouvante.

— Quoi qu’il arrive de cette épreuve… il en adviendra le bien, comme disait mon père.

— Le bien ?

— Ou vous m’aimerez toujours, Régina, et cette épreuve aura, par sa générosité même, affermi, consacré notre amour, ou… votre mari aura regagné votre cœur… et votre bonheur… le sien… seront assurés…

— Mais vous… mon Dieu ! mais vous ?

— Ma part sera belle encore, Régina… oui… belle grande… et consolante. Ce bonheur dont vous jouirez, lui et vous… n’y aurai-je pas contribué par mon sacrifice ? N’est-ce donc rien que cela ?

— Et moi ! — s’écria Régina, cédant à une nouvelle angoisse à la pensée de perdre l’amour de Just, — Et moi, je ne veux plus de cette épreuve, je vous dis qu’elle m’épouvante : je me suis crue forte, généreuse, eh bien ! je ne le suis pas… voilà tout. Mon mari m’offre ma liberté… j’accepte ! Et, d’ailleurs, n’avez-vous pas fait pour moi autant que lui ? n’avez-vous pas été blessé pour moi, dans un duel terrible où vous m’avez sauvé l’honneur… la vie… car je me serais tuée si j’avais été victime de l’infâme dont vous m’avez vengée…

— Régina… écoutez-moi…

— Non, non, — s’écria la princesse avec un redoublement d’exaltation. — Après tout, je t’aime… toi… je n’aime que toi ; tu es la seule espérance qui me reste au monde… Tu es venu à moi quand j’étais si malheureuse… Tu m’as consolée ; sans toi, je serais morte… Je ne veux pas risquer de te perdre à présent ! Il ne faut pas être égoïste, dis-tu… Je le veux bien… Mais il ne faut pourtant pas non plus se suicider, quand votre mort ne sert à personne.

— Régina… je vous en conjure…

— Je me connais bien… peut-être… Je te dis qu’il me sera impossible d’aimer mon mari maintenant… Je prendrai tout sur moi… C’est à moi qu’il offre la liberté… ce sera moi seule qui accepterai.

— Je vous en conjure…

— N’attends jamais cela de moi ; tu diras, si tu veux, que je suis lâche, égoïste, impitoyable… Eh bien ! il faudra que tu m’aimes ainsi… Tant pis… chacun pour son cœur… tu l’as dit… et…

Un violent coup de sonnette ayant retenti à la porte extérieure de l’appartement de la princesse, je ne pus entendre ses dernières paroles. Je courus ouvrir. C’était M. de Noirlieu, père de Régina.

Régina ne devait pas s’attendre à cette nouvelle visite de son père, en ce moment surtout bien inopportune.

Mais que faire ?

Dire ma maîtresse absente ?…

Mensonge inutile… M. de Noirlieu l’eût attendue… car, je n’en pouvais douter, à l’expression de bonheur impatient, je dirais presque de bonheur avide, que je lus sur les traits du vieillard, je devinai que sa tendresse paternelle n’avait pas été assouvie par la visite du matin.

— Ma fille… est chez elle ? — me demanda M. de Noirlieu.

— Oui, Monsieur le baron, — ai-je répondu, réfléchissant que la moindre hésitation de ma part, jointe à la présence assez étrange de Just chez la princesse à une pareille heure (il était près de huit heures du soir) pouvaient donner à M. de Noirlieu de fâcheux soupçons.

Ouvrant donc aussi bruyamment que possible la porte du premier salon, afin d’éveiller l’attention de Régina, j’ai précédé le baron, et avant d’arriver au parloir, j’ai toussé plusieurs fois.

Grâce à ces précautions, lorsque j’ai soulevé les portières, j’ai trouvé Régina et Just en apparence calmes, contenus.

La princesse m’a dit vivement, d’une voix sévère :

— Je vous avais défendu de…

— Monsieur le baron de Noirlieu… — me suis-je hâté de répondre en interrompant Régina.

— Mon père !… — s’est-elle écriée.

Puis elle a dit tout bas à Just :

— Nous l’avions oublié… Ah ! c’est notre punition…

Au moment où la princesse disait ces derniers mots, M. de Noirlieu entra.

Il s’avança d’abord vers sa fille, l’embrassa tendrement à plusieurs reprises, et lui dit :

— Mon enfant… c’est encore moi. Que veux-tu ! je ne t’ai vue que deux heures ce matin.

M. de Noirlieu s’interrompit, et remarquant seulement alors la présence de Just, il fit un mouvement de surprise.

Régina lui dit d’une voix assez tranquille :

— Mon père… Monsieur Just Clément…

Just s’inclina devant M. de Noirlieu.

Celui-ci reprit avec beaucoup d’affabilité :

— Je suis doublement heureux, Monsieur, d’avoir l’honneur de vous rencontrer chez ma fille, car j’ai bien souvent entendu prononcer votre nom avec toute la considération qu’il mérite. M. votre père était un des hommes que nous aimions… que nous estimions le plus au monde.

— C’est au bon souvenir que vous avez bien voulu, Monsieur, conserver de mon père, que j’attribue un accueil si obligeant, et dont je voudrais seulement être plus digne, — répondit Just avec déférence à M. de Noirlieu.

Puis le capitaine fit sans doute un pas pour se retirer discrètement, car j’entendis Régina lui dire d’une voix légèrement altérée, malgré la contrainte que s’imposait la malheureuse femme :

À bientôt… j’espère, Monsieur Clément !

Il y avait dans l’accent de Régina, en prononçant ce seul mot :

À bientôt…

Le seul qu’elle pût dire en présence de son père… quelque chose de si suppliant, de si navrant… que les larmes me sont venues aux yeux.

Sans doute Just répondit à la princesse en s’inclinant respectueusement, car aucune parole n’était venue jusqu’à moi lorsque le capitaine sortit du parloir.

Presque au même instant j’entendis M. de Noirlieu dire à sa fille en parlant du capitaine Clément :

— Il est charmant.

Just passa rapidement devant moi, sans doute si absorbé qu’il ne m’aperçut pas.

Je le suivis.

Une fois dans le salon d’attente, il s’arrêta, ayant l’air de chercher quelqu’un du regard.

Au bruit que je fis en fermant la porte, il se retourna vers moi, et me dit :

— Ah ! vous voilà Martin… je vous cherchais.

Puis après un instant de silence :

— Dites-moi, avez-vous là de quoi écrire un mot ?… J’ai oublié… de donner à Madame de Montbar… une adresse qu’elle m’avait demandée… et, de crainte d’être indiscret, je ne voudrais pas retourner chez elle… M. Noirlieu étant là…

— Voilà ce qu’il vous faut pour écrire, Monsieur Just, — lui dis-je. Et je lui montrai sur ma table du papier, de l’encre et des plumes destinés aux personnes qui venaient quelquefois s’écrire chez la princesse sur un registre destiné à cet usage.

Just, sans s’asseoir… écrivit quelques mots à la hâte…

Je m’étais éloigné par convenance, mais je l’observais attentivement… j’ai vu une larme… tomber sur le papier…

Just a fermé le billet avec un pain à cacheter… et sans doute, de crainte que je ne visse ses yeux pleins de-pleurs, il m’a dit sans se retourner vers moi et en marchant vite vers la porte :

— Vous remettrez, je vous prie, ce billet à la princesse… lorsque M. de Noirhieu sera parti.

Et Just a disparu.

Ce billet… je l’avoue… je l’ai lu…

Le pain à cacheter était encore humide, je n’avais à redouter aucune suite de mon indiscrétion. :

Voici ce que Just écrivait :

« Je pars… il le faut… du courage… j’attendrai… Si vous avez à m’écrire, adressez vos lettres chez moi à Paris : elles me parviendront… »

 

Une grosse larme effaçait à demi, sans le rendre illisible, le mot j’attendrai

Je refermai et recachetai la lettre…

 
 

Vers les dix heures, M. de Noirlieu est parti.

La princesse a accompagné son père jusqu’à l’escalier ; lorsqu’elle est revenue, je lui ait dit :

— Voilà un mot que M. Just a laissé pour Madame la princesse.

Je lui ai présenté la lettre.

En la prenant, la pauvre femme tremblait si fort, que deux fois sa main a heurté le petit plateau d’argent.

Elle m’a dit alors d’une voix si basse, que je l’ai à peine entendue :

— C’est bien… vous pouvez… vous retirer et fermer… la porte…

Il m’a semblé voir Régina trébucher deux fois, et s’appuyer sur un meuble en traversant le premier salon…

Je ne m’étais pas trompé…

Les portières du parloir s’étaient refermées sur elle depuis une minute au plus, le temps de lire le billet de Just, lorsque j’entendis le bruit d’une chute… je courus…

Régina était tombée sans connaissance à deux pas de sa cheminée, tenant à la main le billet de Just.

Au risque de ce qui pouvait arriver, je jetai vite le billet au feu, craignant l’indiscrétion de Mademoiselle Juliette ; puis je tirai violemment, et à plusieurs reprises, le cordon d’une sonnette.

La femme de chambre de la princesse arriva presque aussitôt. — Madame se trouve mal, — m’écriai-je. — Vite… Mademoiselle… du secours ; je vais vous envoyer Madame Félix.

(C’était l’autre femme de la princesse.)

Et, sortant précipitamment, j’ai couru à l’office où était cette femme, qui s’est hâtée d’aller rejoindre Mademoiselle Juliette.

 

Tel a été le dénoûment de ce drame domestique, dont j’ai fait, pour ainsi dire, agir les personnages à mon gré, ou plutôt selon l’inspiration de ma conscience, selon les exigences sacrées du droit et du devoir.

 

Je suis remonté chez moi dans un trouble, dans une anxiété inexprimable, surtout ému de la plus douloureuse compassion envers Just… dont la conduite avait été d’autant plus généreuse, que d’abord il avait cédé à ce sentiment d’égoïsme inséparable de l’amour, puis qu’à cet accès de personnalité avait succédé l’austère sentiment du devoir, du sacrifice

Régina aussi m’a profondément touché, parce qu’elle a été vraie, parce qu’elle a été femme.

D’abord, sous l’impression de la reconnaissance qu’elle devait à son mari, dont la conduite venait d’être digne et généreuse, Régina, la première, a parlé à Just de la nécessité d’une séparation : puis, ressentant les angoisses, les craintes que lui inspirait la pensée d’oublier Just ou de perdre son amour, elle a voulu s’opposer de toutes les forces de sa passion à la résolution qu’elle avait d’abord sollicitée.

Just… Régina !…

Pauvres chères âmes, victimes de la fatalité de leurs sentiments élevés…

Oh ! qu’il m’a fallu de courage pour résister à la double tentation de calmer leurs scrupules et de satisfaire mon orgueil en paraissant tout à coup et leur disant :

« Cette reconnaissance qui, surtout, vous enchaîne tous deux à M. de Montbar,… elle est vaine… il n’y a aucun droit… Moi seul ai réuni les preuves nécessaires à la réhabilitation de la mémoire de Mme de Noirlieu.

« Vous êtes tous deux profondément touchés de la résignation de M. de Montbar qui ne demande qu’à tenter de reconquérir le cœur de sa femme à force de soins et d’amour, puis de s’éloigner à jamais si cette tentative est vaine.

« C’est moi qui, le suivant au milieu d’une orgie où il allait lâchement étourdir son chagrin dans l’ivresse, lui ai soufflé au cœur ces inspirations à la fois dignes et résignées qui font sa force, comme vous dites tous deux. »

Oh ! mon Dieu !… en parlant ainsi, avec quelles bénédictions

j’aurais été accueilli de Just et de Régina ! avec quelle cordiale affection ils m’auraient appelé leur ami peut-être ! Leur ami !… moi, pauvre

enfant trouvé… pauvre laquais que je suis.

Oui, cela eût été doux à mon cœur et à mon orgueil !… Mais de ce que Just et Régina ignorent ce que j’ai fait pour eux en suis-je pour cela moins leur ami ?… les ai-je moins conduits autant qu’il a été en moi dans la voie du devoir et de l’honneur ?

Voie souvent bien rude, bien douloureuse. Hélas ! qui le sait mieux que moi ? Oh l’oui, rude, douloureuse comme celle de tout calvaire… Mais une fois arrivé au sommet avec la lourde croix qu’on a longtemps portée… quel regard de mélancolique satisfaction l’on jette au loin… sur ce chemin si péniblement parcouru… et qui garde parfois les traces sanglantes de notre passage !

Ô Claude Gérard, mon maître, mon ami… merci de tes enseignements, de tes exemples… Ils m’ont donné la force et le courage de le gravir… ce cruel calvaire

Non, non, cette tentation de tout révéler à Just et à Régina était une pensée mauvaise.

Mon orgueil me rendait injuste… M. de Montbar a souffert aussi lui, cruellement souffert… Si sa douleur à manqué de dignité, n’est-ce pas là une des conséquences de la funeste éducation qu’il a reçue… éducation que trois mots résument :

Orgueil. — Richesse. — Oisiveté.

Si le prince a longtemps cherché des consolations indignes de lui, n’a-t-il pas accueilli avec un empressement, avec une modestie qui l’honorent, les inspirations meilleures que j’ai tâché de lui donner selon mon cœur ? Sa conduite envers sa femme, dont celle-ci a été justement touchée, prouve assez qu’il a noblement compris mes conseils.

Enfin, avant ma rencontre avec lui, n’a-t-il pas obéi à un sentiment de généreuse jalousie en essayant de sortir de cette nullité dont il rougissait, surtout en entendant sans cesse répéter autour de lui le nom glorieux du capitaine Just ?

Malheureusement cette résolution trop tardive n’a pas été encouragée par Régina, pour qui seule sans doute il l’avait tentée ; alors, il est retombé dans ses grossiers enivrements.

Il n’importe ; cette tentative l’honore, le relève ; et plus j’y réfléchis, plus il me semble que j’ai agi avec impartialité envers Just et le prince, avec désintéressement en ce qui me touche ; car, hélas !… c’est en vain que j’ai tâché d’étendre dans mes larmes solitaires le feu dont malgré moi je suis toujours consumé !

 

Les faits sont accomplis.

Maintenant… à qui appartiendra l’avenir ? à Just, ou au prince ?… Dieu seul le sait.

Mais, quoi qu’il arrive, le bonheur de Régina me semble assuré, — soit avec son mari, — soit avec son amant.

Quant aux entraînements inconsidérés où l’excès ou l’exagération de sa reconnaissance envers M. de Montbar pourrait jeter la princesse… je suis tranquille….

Si M. de Montbar, contre mon attente, contre ses promesses, faiblit devant ses bonnes résolutions, s’il ne se maintient pas à la hauteur de la situation difficile, mais belle et élevée, que je lui ai ménagée, d’un mot je peux briser le piédestal où je l’ai exhaussé au yeux de Régina ; d’un mot… je peux rejeter le prince bien plus bas qu’il n’est jamais tombé dans l’esprit et dans l’estime de Régina.

En tous cas, je suis là, je veillerai… j’aviserai.

 
 

28 juin 18…

Plus de quatre mois se sont écoulés depuis que Just, en s’éloignant, a abandonné Régina à ses seules inspirations.

Il m’a été impossible de savoir où s’est retiré Just : la discrétion de la vieille Suzon a été impénétrable.

Tout ce que j’ai pu apprendre d’elle, c’est que Just avait été pendant deux mois entre la vie et la mort, par suite d’une maladie de langueur… Depuis peu de temps il est convalescent.

Je n’avais pas oublié que le prince, lors de notre entretien pendant la nuit qui suivit le bal costumé de la barrière, m’avait demandé comme une grâce de pouvoir m’écrire s’il avait besoin de mes conseils ; je l’avais prié de m’adresser ses lettres poste restante à Paris, au nom de M. Pierre.

La femme du brave Jérôme était allée elle-même, une fois par semaine, au bureau restant, demander s’il n’y avait rien pour M. Pierre.

J’aurais craint, en m’acquittant moi-même de ce soin, d’être épié ou découvert par le prince, qui pouvait, malgré sa promesse, faire surveiller et suivre les personnes qui viendraient chercher les lettres de M. Pierre. Dans ce dernier cas, si mes craintes s’étaient réalisées, la femme de Jérôme avait sa leçon faite, elle devait répondre qu’un marquis inconnu, ou plutôt dont elle devait cacher le nom, l’avait chargée de retirer les lettres adressées à M. Pierre.

Le prince m’écrivit souvent et longuement.

Une des dernières lettres que j’ai reçues de lui, et que la femme de Jérôme m’a envoyée hier soir sous enveloppe et par la poste, est pour ainsi dire le résumé de m’a correspondance avec le prince ; elle donne une idée sommaire, mais très-sincère, de ses relations avec Régina pendant cette période de quatre mois.

Ces quelques pages remplaceront mon journal habituel.