Les mystères de Montréal/0/1

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 5-12).

LES MYSTÈRES DE MONTRÉAL

PROLOGUE


LA RENCONTRE DU « MARIE-CÉLESTE. »

Dans l’avant-midi du treize juin mil huit cent quarante-deux, M. James Hogan, maître du havre de Gibraltar, en Espagne, était dans son bureau de la rue Isabelle, à faire sa correspondance quand un homme entra précipitamment et lui dit :

— Monsieur Hogan, on vous demande au hâvre neuf pour affaire importante…… Deux navires viennent de jeter l’ancre et un officier veut vous parler.

De la rue Isabelle au havre neuf, il n’y a qu’un pas. On fut bientôt rendu.

Une grande excitation régnait sur les quais. Il était neuf heures du matin et le Dei-Gratia de New-York venait d’entrer en rade, ayant à sa remorque un navire abandonné, rencontré en haute mer.

Le même jour dans son témoignage à la cour de la Vice-Amirauté, John Alexander, capitaine du Dei-Gratia, déclarait sous serment que le huit du mois courant à cinq heures et quart de l’après-midi naviguant sur un océan tranquille par trente degrés vingt minutes latitude nord et dix-sept degrés quinze minutes longitude ouest — méridien de Greenwich — la vigie avait signalé un navire allant à la dérive par le travers de bâbord. Il paraissait courir une mauvaise bordée : de plus ses huniers de misaine étaient déchirés et flottaient au vent.

Les signaux d’usage étant restés sans réponse, l’équipage du Dei-Gratia, poussé par la singularité de la chose et par le désir de secourir ses semblables, s’ils étaient dans le besoin, avaient envoyé une chaloupe vers le vaisseau en vue.

Tout semblait être dans un morne silence à bord. Sur le pont pas un homme.

Le capitaine Alexander avait visité le brick et constaté qu’il était complètement abandonné. Il avait nom Marie-Céleste.

D’après le journal du bord on vit qu’il était parti de Montréal, Canada, le quinze mai mil huit cent quarante-deux à destination de Gênes, Italie, avec une cargaison de pétrole en baril et de peaux de renard.

Rien ne manquait à bord, pas même une des six chaloupes de sauvetage. Le journal, écrit de la main du capitaine et trouvé dans sa cabine, était complet jusqu’au midi du trente et un mai mil huit cent quarante-deux mais le livre de quart avait été tenu jusqu’à huit heures avant midi du jour suivant alors que le brick passait à six milles sud sud-ouest de la pointe est de Sainte-Marie, Açores.

Le vaisseau était donc abandonné depuis huit jours quand il avait été rencontré par le Dei-Gratia.

Tout était en ordre à bord et il n’y avait aucune trace de violence qui portait à croire que l’équipage avait eu à lutter. De plus le vaisseau était en bon ordre, très étanche et capable de tenir la mer. Ce n’était donc pas pour ces raisons qu’on l’avait déserté.

La nouvelle de la rencontre de ce navire avec pas une âme à bord et entouré de mystères se répandit dans Gibraltar avec la rapidité de l’éclair et causa un vif émoi.

Qu’était devenu l’équipage ? Pourquoi avait-il abandonné le navire ?… C’est ce que se demandait la population accourue sur les quais pour examiner ce vaisseau qui prenait déjà un aspect étrange.

C’était un trois-mâts de quatre cent soixante-et-dix tonneaux et de construction plutôt solide qu’élégante. Il avait cent pieds de la proue à la poupe et trente de tribord à bâbord. Ses mats étaient peints en jaune et sa coque en noir. Souvent on l’avait vu entrer en rade de Gibraltar, les ailes déployées, comme une colombe fidèle qui revient d’un long voyage. Il n’avait jamais trahi les espérances de ses armateurs. Et on eut dit qu’il avait préféré sacrifier son équipage plutôt que sa cargaison.

Son capitaine était un jeune Canadien-français de vingt-six ans, Paul Turcotte, bien connu dans le quartier maritime de Gibraltar, où on le regardait comme le type parfait de l’honnête marin.

Cependant il menait une existence quelque peu singulière. Il était toujours sombre comme si un affreux drame était venu briser les rêves de sa vie.

Son équipage se composait en partie de Canadiens-français et on en parlait en bonne part.

Sur les quais un riche négociant et un officier de marine causaient avec animation.

— Eh bien, n’avais-je pas raison, demandait le premier, de vous dire que Gibraltar est devenu depuis quelque temps une ville mystérieuse ?… Après le mystère de la rue Mucalos où les lumières s’allument seules, il nous fallait celui d’un brick qui navigue sans équipage.

L’officier de marine hocha la tête ; il était intrigué.

— Connaissiez-vous le capitaine du Marie-Céleste ? demanda-t-il.

— Oui, c’était un charmant jeune homme, un Canadien…

— On dit qu’il y avait quelque chose de louche en lui ; que tantôt il portait le nom de Paul Turcotte et tantôt un autre nom.

— En effet, cela est vrai.

— C’était un célibataire… Et cette femme et cet enfant qui étaient à bord ?…

— N’étaient pas à lui apparemment, à moins qu’il ait épousé une veuve depuis son dernier voyage ici.

L’émoi fut encore plus grand quand on apprit que la femme et l’enfant qu’il y avait sur le Marie-Céleste étaient Madame Alvirez et son petit Juan, femme et fils d’un riche armateur de Gibraltar.

Madame Alvirez venait de visiter sa sœur établie au Canada et pour éviter les ennuis de passer par l’Angleterre et la France, elle avait pris passage à bord du Marie-Céleste qui se rendait directement à Gibraltar, et dont elle connaissait le capitaine en qui elle avait une grande confiance.

— Senor Alvirez connaît-il la nouvelle ? demanda quelqu’un.

— Non, lui répondit-on, une affaire importante l’a forcé de partir hier pour Algesiras, il doit être de retour aujourd’hui.

Le soir de ce jour, il était rumeur que deux voyageurs nouvellement débarqués d’un paquebot anglais et qui logeaient au « Royal Hotel » avaient, à la nouvelle de l’arrivée du brick abandonné, levé le pied sans prendre le temps de solder leurs notes.

On espérait que les navires venant des Açores, des Canaries, de Madère, d’Amérique ou d’autres points apporteraient des nouvelles de l’équipage disparu.

On attendit en vain plusieurs semaines. Tout ce qu’on reçut fut la lettre suivante :

Montréal, Canada, 9 juillet, 1842.

« La nouvelle de l’abandon du Marie-Céleste a produit ici une grande surprise. On ne sait que penser de ce mystère. L’hypothèse que l’équipage aurait commis un crime est rejetée par tous ceux qui le connaissent.

« Il y avait à bord du Marie-Céleste à son départ d’ici neuf hommes d’équipage, y compris le capitaine.

« Voici leurs noms :


Paul Turcotte, capitaine, canadien-français
André Saint-Amour, second,
Hilaire Longpré, matelot,
Joseph Auger,
Roch Morin, cuisinier




Frank Hochfolden,
Olaf Geubb,
Sam Vogt,
Petro Riberda,
matelot, allemand.
norvégien.

espagnol.

« Ce dernier ne faisait partie de l’équipage que depuis la veille du départ. Il avait demandé à être engagé pour la traversée, voulant se rendre dans sa famille, qui, disait-il, habite les environs de Barcelone.

« Il n’y avait que deux passagers. Une dame Alvirez, de Gibraltar, et son jeune fils de quatre ans. »

Après la réception de cette lettre deux hommes assis sur un divan, à la légation française, s’entretenaient ainsi. L’un était M. Drouhet, consul de France, l’autre M. Penant, touriste millionnaire qui revenait d’un voyage autour du monde.

— Ce mystère restera donc sans solution ? disait le premier.

— Je le crains bien, répondit le second. Il y a aujourd’hui deux mois que le Marie-Céleste, a été rencontré… Depuis, des navires sont arrivés successivement de tous les points du globe, et ils n’ont apporté aucune nouvelle. Je crains bien de n’avoir la solution de ce mystère qu’au jour où la mer rendra ses victimes…

— Toutes les recherches ont été nulles… Et le nom du Marie-Céleste sera désormais ajouté à ceux du Lafeuntein et du Colibri… Vous vous rappelez sans doute que le premier de ces navires est arrivé au Havre avec tout son équipage gisant empoisonné sur le pont et que l’autre, qui est parti de Calais pour Douvres. par une mer calme, avec ses machines en ordre et cinq cents passagers, n’a jamais été revu, ni passagers, ni débris… Les dragueurs ont fouillé la Manche en vain… Eh bien le cas du Marie-Céleste est encore plus intriguant et ce nom restera dans les archives navales, comme un point qui découragera les esprits les plus subtils…

Cependant une opinion prévalait. C’était celle-ci : l’équipage pris d’une panique s’était jeté à la mer en vue des îles Açores, dans l’espoir d’atteindre la côte. Comme aucune des chaloupes de sauvetage ne manquait, on concluait qu’il devait y avoir sur le Marie-Céleste une autre embarcation. Et l’équipage avait sans doute péri sur les écueils à fleur d’eau si nombreux à cet endroit de l’Atlantique.

— Le capitaine était trop jeune, disaient quelques personnes, il ne devait pas avoir assez d’expérience.

— Au contraire, répondait-on, pour conquérir un poste de cette importance il lui en fallait beaucoup…

Le brick abandonné, après avoir été surveillé dans la rade de Gibraltar par ordre de la cour de la Vice-Amirauté fut déclaré étanche et capable de tenir la mer.

Rendu à ses propriétaires il leva l’ancre le 25 septembre mil huit cent quarante-deux pour Gênes, sa destination primitive, en face des quais bondés de curieux qui se demandaient en pensant aux marins disparus :

— Que sont-ils devenus ?