Les mystères de Montréal/1/18

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 184-194).

CHAPITRE XVIII

la malédiction


Saint-Denis et les villages voisins n’ont pas oublié la surprise qui fut causée sur les bords du Richelieu par le retour de l’ancien lieutenant des patriotes. On le croyait mort depuis longtemps et on n’espérait plus le rencontrer en ce monde.

Antoine Martel en sortant le matin sur le perron pour respirer l’air frais vit passer la voiture qui portait les deux étrangers.

Il eut comme un pressentiment de la scène dramatique qui allait se passer. D’un pas rapide, il rentra dans la maison, monta au grenier et ouvrit le châssis du nord-est d’où il suivit du regard la barouche entraînée dans une course furibonde.

En approchant la maison de la veuve du notaire, le cheval modéra sa folle allure. Le cavalier de la défunte Ameline se sentit pâlir.

Il avait vu sur les journaux que des exilés profitant du décret d’amnistie étaient déjà entrés au Canada. Cela l’avait intrigué toute la nuit. « Paul n’est pas mort, se répétait-il sans cesse, il va revenir au pays… il va revenir au pays, c’est certain… mais ce qu’il y a de plus certain encore c’est que Charles n’épousera pas Jeanne… il a voulu mesquiner avec moi, comme si j’avais mesquiné lorsque je lui ai vendu mon âme.

En voyant la voiture s’arrêter chez la veuve Duval le fils du maître de poste descendit du grenier et sortit de la maison pour avoir des nouvelles.

On comptait seize arpents entre le bureau de poste et la résidence de Jeanne.

Antoine en avait fait quatre quand une vieille femme, la mère Catherine, vint au devant de lui et cria d’aussi loin qu’elle put être entendue.

— Connaissez-vous la grande nouvelle, ah, monsieur Martel, c’est surprenant allez, personne ne s’y attendait

— Quoi donc la mère, quoi de si étrange dans le canton ?

— Paul Turcotte qu’on disait mort est revenu plus vivant que jamais.

Antoine bien qu’il s’attendit à la nouvelle, fut encore surpris :

— Est-ce possible la mère, dit-il avec émotion, et comment le savez-vous ?

— Comment je le sais, je l’ai vu moi-même, je lui ai donné la main, ah, il m’a bien reconnu…

La vieille continua son chemin pour annoncer la nouvelle à d’autres.

Le complice du jeune marchand resta cloué sur place.

— Me voilà bien pris, balbutia-t-il, ça finit toujours ainsi ces affaires-là.

Ce qu’il y avait de mieux à faire pour lui était d’attendre Charles qui pour se rendre chez sa future passerait devant le bureau de poste. Il y aurait alors consultation.

Retourné chez lui et appuyé sur le cadre de la porte il n’attendit pas longtemps. Il vit un nuage de poussière s’élever sur le coteau et reconnut le trot de John, le cheval favori des Gagnon.

John passait pour une des plus fines bêtes des environs de Montréal. C’était en outre un excellent trotteur et tel il était ce matin là avec sa tête pavoisée, son harnais argenté, tel il était un an auparavant à la course du comté où il avait remporté le premier prix.

Le père François Gagnon faisait bien les choses ; il n’avait rien épargné qui put donné un air de fête à la voiture du marié. La barouche était vernie depuis l’avant-veille et au vieux siège égratigné et étroit avait succédé un beau siège neuf et large.

Les habitants disaient en voyant passer le futur avec son père.

— Sapristi… qu’ils sont farauds les Gagnon !… on dirait qu’ils vont chercher l’évêque… Ça va être une noce comme on en voit rarement par ici et mademoiselle Jeanne aura un mari qui ne lui fera pas honte…

Les deux marchands saluaient en souriant. Arrivés devant le bureau de poste, Antoine leur fit signe d’arrêter :

— Une minute, fit Charles en sautant à terre, une lettre pressée sans doute.

En voyant son complice pâle et bouleversé, le traître craignit et le sourire abandonna ses lèvres.

Martel lui dit entre deux tons :

— Viens dans l’autre côté.

— Qu’est-ce donc ?

— Tu n’as pas rencontré la mère Catherine ?

— Non, pourquoi cela ?

— Elle t’aurait appris que Paul Turcotte t’a devancé chez ta fiancée.

Le traître fut abasourdi.

— Tu badines ; fit-il.

— Vas voir si je badine…

Après une longue pause Charles Gagnon répondit

— Ce soir Paul couchera à la prison de Montréal.

— Comment cela ?

— Les chefs des patriotes ne sont pas amnistiés.

— Mais cela n’empêche pas que nous serons découverts quand même.

— Non ; mais Turcotte n’épousera pas Jeanne, tu verras que j’irai jusqu’au bout !

— Il s’agit bien de cela, reprit Antoine, nous sommes en danger et tu penses encore à assouvir ta haine.

On avait offert au père François Gagnon d’entrer, mais resté dans sa barouche, il avait allumé sa pipe et lançait dans l’atmosphère frais du matin une fumée grisâtre, ignorant le malheur qui allait clore une journée qui s’annonçait si bien.

Il était vaniteux et quand son fils lui avait annoncé son mariage ; il avait répondu. « C’est bien nous nous préparerons en conséquence » Cela signifiait : « Tu auras une noce, mon Charles, qu’on n’oubliera pas après huit jours.

Il retourna la tête et vit qu’on avait exécuté son dernier ordre : le pavillon tricolore flottait à la lucarne de la maison en signe de réjouissance.

— Eh, fit-il tout à coup en refoulant sa pipe, le garçon oublie qu’il se marie à sept heures, allons ! Charles on va venir au devant de toi… pas galant pour un fiancé…

Les deux complices entendirent ces paroles.

Le traître courait partout sans avancer à rien ; il se fermait les poings, se portait la main au front et lançait des paroles incohérentes.

Il quitta l’appartement il s’était retiré, traversa le bureau de poste et sortit sans saluer les amis groupés près de la porte pour exprimer au futur gendre de la veuve Duval les vœux de bonheur qu’ils formaient pour lui et sa femme.

Si les jeunesses furent surpris de voir la figure déconcertée de Charles, son père le fut davantage. Il interrogea son fils du regard :

— Mon mariage est cassé !

— Es-tu sérieux ?

— Je voudrais ne pas l’être, hélas !

— Qu’est-il donc arrivé ?

— Paul Turcotte, le patriote est revenu ce matin.

— Le lieutenant de Duval ; mais il est ressuscité ?

— Oui et vous savez qu’avant son départ il était fiancé à Jeanne.

— Mais c’est lui qui est dans le tort pourquoi n’écrivait-il pas ?

— D’ailleurs il sera arrêté puisque le décret d’amnistie n’est pas pour les chefs.

— Mais comment se fait-il qu’il revient juste ce matin ?

— Je l’ignore autant que vous.

— Nous continuons quand même, je suppose.

— Je ne sais trop.

— Oui, on va arranger l’affaire… Et Jeanne que dit-elle ?

— Je ne sais point.

On trottinait en silence sur le chemin poudreux.

La nouvelle résidence de la famille Duval construite après les troubles, était à un demi arpent du chemin du roi. On y arrivait par un sentier bordé d’érables.

Une voiture inconnue aux gens de la paroisse stationnait devant la porte.

— Voici la voiture qui l’a amené, dit Charles.

La maison était remplie d’une foule de voisins accourus à la nouvelle. Charles suivi de son père, entra d’un pas tremblant ; près de la fenêtre il vit un homme de six pieds, au teint bronzé. C’était son rival.

Paul Turcotte reconnut le traître. Il eut un sourire de mépris et lui dit avec moquerie, sans lui présenter la main.

— Monsieur Charles, j’arrive à temps pour m’opposer au mariage.

Les voisins ne connaissant rien de ce qui s’était passé entre les deux jeunes gens crurent que l’amnistié badinait et avec lui partirent d’un éclat de rire. Ce fut autre chose quand le marin prenant un air grave dit :

— Tu n’as pu me tenir éloigné plus longtemps… J’ai failli faire crever deux chevaux cette nuit, qu’importe j’arrive assez tôt pour briser tes projets…

Et regardant l’assemblée :

— C’est lui qui a trahi les patriotes dans la nuit du premier décembre 1837. Ses mains sont teintes du sang de nos gens, dit-il. Il s’est donné aux Habits-Rouges et voulait me faire faire prisonnier afin d’épouser celle que j’aimais.

Charles simulait un grand sang-froid mais il était très excité.

— Tu en fais, Paul Turcotte, répondit-il d’une voix tremblotante, je n’ai jamais trahi les patriotes.

— Ne pousse point l’audace jusqu’à nier, je le répète, tu es un traître et une canaille…

— Tu mens avec effronterie, et tu m’en rendras compte.

— Je connais tes crimes, tu m’as fais passer pour mort en interceptant mes lettres avec un complice qui lui aussi sera puni comme il le mérite.

— Tu ignores, Paul, que je puis te faire arrêter à l’instant.

— Il n’est pas question de cela. Je le sais et je suis certain que tu es assez lâche pour aller me dénoncer. Mais tu ne peux pas te cacher plus longtemps sous le voile de l’hypocrisie.

— Tu mens comme une langue de vipère ! vociféra le traître.

— Nous verrons, répondit tranquillement le revenant.

— Nous verrons en effet… Si tu penses arriver ainsi à épouser Jeanne, tu te trompes… tu ne l’épouseras jamais.

— Allons, dit en ce moment quelqu’un, on ne doit pas rappeler ce qui s’est passé en 1837. Puisqu’on pardonne aux coupables, ne mentionnons rien de cette époque… On ne te rappelle pas ta faute, Paul Turcotte fais en autant…

C’était Guillet qui parlait ainsi, celui-là même qui avait conduit les Habits-Rouges à la ferme de Matthieu Duval, trois ans auparavant. Cet homme au zèle mal compris était fâché de voir ses ennemis revenir dans la paroisse.

Le marin ne fut pas surpris quand il vit à qui il avait affaire.

— Loin de moi de vouloir faire revivre cette époque nuageuse, répondit-il, mais j’accomplis un devoir en mettant au jour la méchanceté, la supercherie de Charles Gagnon, surtout vu qu’il s’en sert au détriment des autres.

— Dans tous les cas ce n’est ni la place ni le moment de faire des révélations, reprit le bureaucrate… Et malheur à toi, Turcotte, si tu reviens mettre, la chicane dans la paroisse, tu sais que nous avons bien vécu depuis ton départ.

— Oui, les canailles comme toi ont bien vécu.

La dispute menaçait de tourner mal. Madame Duval qu’on insultait en insultant les patriotes, intervint et fit comprendre à Guillet qu’il était mieux pour lui de s’en aller.

Charles Gagnon était sorti de la maison durant cette scène.

Après être monté seul dans la voiture de son père il se rendit chez son complice qui était encore dans le même abattement. En voyant revenir sitôt le jeune marchand, Martel comprit qu’il n’y avait rien à espérer

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Nous serons découverts avant ce soir.

— Que t’a-t-il dit ?

Charles ouvrit la bouche pour répondre. Il s’arrêta se souvenant qu’Antoine ignorait ce qui s’était passé durant les troubles. Il reprit après une seconde de silence.

— Turcotte sait tout.

— Cela va être un scandale qui déshonorera nos familles.

— Cela ne me fait rien, je ne suis pas venu ici pour t’entendre lamenter, mais pour te conseiller.

— Ah oui, tu n’as plus de cœur toi, moi j’en ai encore… Tu m’as perdu Charles…

— C’est faux, dis plutôt que tu as été trop lâche pour résister à l’or que j’ai fait miroiter à tes yeux.

— Misérable, ce sont là tes remerciements.

— À un employé récalcitrant on ne doit que son salaire.

— Tu parles franchement, Charles Gagnon, je vais t’imiter car j’ai quelque chose sur le cœur. Tu n’as pas oublié qu’un soir de juillet, il y a deux ans, c’est-à-dire à la mort d’Ameline, je me rendis chez toi fort abattu. Des remords avaient pénétré dans mon âme et je voulais sortir du complot. En m’entendant parler ainsi, tu te mis à rire en m’appelant ton exclave, en disant que tu me tenais dans tes filets et que j’avais plus d’intérêt que toi à garder le secret. Je n’ai jamais oublié ta conduite, j’ai paru satisfait comme toi tu paraissais ne plus aimer Jeanne… Ce matin, juste avant la messe, je me serais rendu au presbytère pour tout dévoiler au curé… Comme tu vois nous avions à peu près le même jeu…

Tels furent les derniers mots que les complices échangèrent entr’eux. La conversation s’était tenue à deux pas du bureau de poste ; l’un entra chez lui, l’autre continua son chemin en voiture.

Le milieu de cette journée fut marqué par un événement aussi triste que celui du matin pour la famille Gagnon.

Le vieillard éprouvé retournait chez lui à pied. Après s’être entretenu avec l’ancien lieutenant de Duval, il avait connu la position dans laquelle se trouvait son fils. En approchant du magasin, il le vit qui en sortait avec un petit sac sous le bras.

Ce misérable avait profité de l’excitation où se trouvait sa famille pour ouvrir le coffre-fort et enlever une bourse considérable qu’il y savait cachée.

À la vue de Charles, traître à sa nationalité, à ses amis, et devenu voleur, le père malheureux eut un mouvement de colère et de loin, lança à son fils, qui fuyait, ces mots terribles qui poursuivent sans cesse comme un sinistre fantôme celui sur qui ils ont été prononcés :

— Va-t-en, infâme ! va-t-en, je te renie comme mon fils : je te maudis…

Le maudit fut bientôt hors de vue.

Le marchand entra chez lui et dit à sa femme qui sanglotait.

— Hier, Justine, nous avions huit enfants, aujourd’hui nous n’en avons plus que sept…