Les mystères de Montréal/1/1809

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 85-91).

CHAPITRE IX

à napierville.


Odelltown est à quatre milles de Lacolle, en gagnant les États-Unis. C’est un village de dix-huit cents habitants : en 1838 il y en avait six cents. Aujourd’hui il y a trois marchands qui font des affaires assez considérables ; en 1838 il n’y avait qu’un colporteur qui promenait ses ballots sur un espace de quatre lieues carrées. C’est en chars que le voyageur se rend maintenant à Odelltown : il y a un demi-siècle, il s’y rendait en charrette par une route étroite et rocailleuse. L’église s’élève au milieu d’une plaine cultivée et qui apparaît jaune en août ; en 1838 elle était entourée de forêts presque impénétrables. C’était un village naissant qui avait devant lui un bel avenir.

Situé sur la route par où passaient toutes les voitures qui entraient au Canada ou qui en sortaient, Odelltown était un point stratégique d’une grande importance.

Les troupes anglaises le comprirent et envoyèrent un bataillon de cinq cents soldats se camper dans l’église, de sorte que les communications des patriotes avec les États-Unis furent interrompues.

C’était afin de les déloger que les patriotes se donnèrent rendez-vous dans les bois environnants.

Ils étaient trois cents quand Poutré arriva : excités pour la plupart ils parlaient à haute voix

— C’est une ignominie, disait l’un, on fait du tort à nos biens, on nous ruine. Par le froid qu’il fait, nous ne pouvons pas rester chez nous, pas même nos femmes et nos enfants, sans nous voir maltraités par les troupes. Si nous n’étions pas ici pour protéger nos bâtiments, ils seraient déjà en cendre. Notre force est dans le nombre. Rallions-nous ! à mort les Anglais !

La nuit tomba. Les patriotes allumèrent des feux pour dégourdir leurs membres et après avoir posé des sentinelles ils s’endormirent pour réparer leurs forces.

Vous connaissez cette journée du dix novembre où les patriotes voulurent déloger l’ennemi. Du premier coup, ils furent repoussés par la mitraille des Habits-Rouges. Ils se retirèrent après avoir vu tomber une quarantaine des leurs.

Ils retournèrent à Napierville. En arrivant le notaire Duval se rendit chez le docteur Poitras. Il était fâché et sans s’asseoir il dit :

— Or ça, docteur, quand aurons-nous nos fusils ? Vous les promettez toujours et ils ne viennent pas…

Je veux savoir à quoi m’en tenir…

Poitras sourit et tapa sur l’épaule du notaire en disant :

— Vous êtes fâché, c’est à bon droit. Moi, il y a longtemps que je le serais à votre place. Mais cela va cesser puisque nos fusils sont à Rouse’s Point. Ils attendent des charretiers pour les transporter ici.

— Ils sont à Rouse’s Point ?

— Oui et ils arrivent à temps plus que jamais, — entre parenthèses, il doit y avoir aussi deux petits canons. — On vient de m’apprendre que les troupes marchent sur Napierville… Elles seront ici demain soir, jeudi matin le plus tard. Allons-nous nous battre à notre goût enfin !…

— Alors, nous n’avons pas une minute à perdre.

— Non, il faut engager toutes les voitures disponibles et les envoyer sur-le-champ à Lacolle où on doit transporter les armes ce soir.

Le notaire se sépara de Poitras pour aller voir Paul Turcotte. Il lui dit de seller son cheval et d’aller dans les concessions engager autant de charretiers que possible. En même temps il envoyait Poutré dans le bas de Napierville avec le même ordre.

Vers dix heures il y avait trente charrettes devant les quartiers généraux des patriotes à Napierville.

La file se mit en marche pour Lacolle, conduite par Turcotte et Poutré.

Arrivés à l’endroit désigné les deux lieutenants virent qu’on se jouait d’eux. Personne à Lacolle n’avait entendu parler des fusils et assurément ils n’avaient pas été transportés là.

Turcotte se rendit à Rouse’s Point. Là, la même histoire. En le voyant revenir Poutré lut sur sa figure. Les charretiers maugréèrent et ceux qui n’étaient pas des patriotes ardents voulurent se faire payer sur-le-champ.

À leur retour à Napierville, Poitras et Galarneau furent introuvables. Dans l’impossibilité de remplir leurs obligations ils s’étaient enfuis aux États-Unis.

Après leur fuite le notaire Duval, Cardinal et Lepailleur, deux autres chefs, partirent pour aller se consulter avec les patriotes de Beauharnois.

Là aussi on voulait se battre et, comme à Napierville, on n’avait presque point d’armes. Il vint à l’idée des chefs d’aller emprunter des fusils des sauvages de Caughnawaga.

Douze lieues séparent Beauharnois de Caughnawaga Cette bourgade, sise sur la rive sud du Saint-Laurent à trois lieues en haut de Montréal et vis-à-vis Lachine est un ramassis de deux cents huttes où vivent d’une manière primitive les restes de la nation iroquoise, autrefois forte et redoutable, aujourd’hui tombée en démence et inoffensive, mais qui a conservé à travers sa décadence le caractère farouche et hypocrite des ancien coureurs des bois personnifiés par Aontarisati.

Après trois siècles de luttes et d’efforts de la part des Jésuites missionnaires, ces sauvages sont restés barbares et indomptables. C’est avec difficulté qu’on leur fait abandonner leur vie errante et leurs mœurs nomades. Ils ne peuvent en aucune façon se résigner à respirer toujours l’eau de la même source. Ils disparaissent plutôt devant le progrès. Maintenant on les comptent dans le pays. Avant un siècle il n’y en aura plus. Morts ou mêlés aux blancs, ils ne subsisteront pas comme nation, car jamais on est parvenu à faire d’une tribu sauvage un peuple civilisé.

En attendant cette heure, le gouvernement a relégué dans des réserves les premiers habitants de la contrée.

Caughnawaga est une de ces réserves. Là sont des Iroquois ; ils vivent de chasse et de pêche ou encore sont bateliers. Ce sont eux qui conduisent les bateaux à travers les rapides de Lachine. Comme ils excellent dans ce métier ils y trouvent quelquefois un moyen de subsistance.

Ils ont, comme leurs ancêtres, un chef dont l’autorité est respectée. Une cinquantaine de blancs se sont établis parmi eux comme trafiqueurs ou agents du gouvernement. Leur devoir est de veiller à ce que les sauvages n’outrepassent pas les droits qui leur sont accordés.

En 1838, les patriotes de Beauharnois savaient que les sauvages de Caughnawaga possédaient des armes et qu’ils les prêtaient souvent à des amis. Ils envoyèrent une députation de quarante-six patriotes, ayant à leur tête Duval, Cardinal, Lepailleur et Duquette.

En arrivant à la bourgade les patriotes qui précédaient la petite troupe furent d’abord les bienvenus, mais les Iroquois voyant qu’ils étaient sans armes s’en emparèrent, les lièrent solidement et les retinrent prisonniers.

Le lendemain soir de la disparition de Poitras et de Galarneau, les patriotes de Napierville attendaient avec impatience le passage du courrier qui porte la malle entre Saint-Martine et Sabrevois. Il devait apporter des nouvelles de la mission des patriotes.

Il arriva à la brunante. On le vit venir de loin dans la route de Sherrington. En arrivant dans le village il sonna le clairon et les patriotes qui étaient logés dans les différentes maisons sortirent pour se rendre aux quartiers généraux de la ligue des patriotes.

Le courrier attacha son cheval blanc d’écume. Il ne parla à personne et s’enferma avec Turcotte.

Cinq minutes après, ce dernier apparut sur le seuil de la porte et d’une voix émue prononça les paroles suivantes :

— Mes amis, à notre malheur d’hier vient s’en ajouter un autre. Nos chefs Duval, Cardinal, Lepailleur et Duquette viennent d’être faits prisonniers par les sauvages de Caughnawaga, chez qui ils allaient demander des armes. À l’heure où je vous parle ils doivent être à la prison de Montréal.

Cette nouvelle fut accueillie par un cri d’indignation qui s’étouffa dans cinq cents gorges.

Turcotte continua :

— La volonté des chefs est — d’ailleurs le bon sens nous le dit — que nous nous dispersions sans tarder, incapables de continuer la lutte dans le moment, à cause de la disproportion des partis.

Au cri d’indignation succéda un cri de rage. Le sang monta à la figure des cinq cents patriotes assemblés devant la maison.

Lubin Champoux, un capitaine de la ligue, se faufila à côté de Turcotte et, semblable à un homme ivre ou fou, il ôta son chapeau et cria avec frénésie :

— Nous sommes trahis ! Vengeons-nous ! À Caughnawaga ! À Caughnawaga !…

Mais les patriotes se heurtaient contre deux mots : « Point d’armes ! »

Comme on l’avait prévu, les Habits-Rouges arrivèrent à Napierville dans l’après-midi du lendemain.

Ce fut la répétition du premier décembre 1837 à Saint-Denis : incendies et rapines.

Les troupes furent d’une brutalité révoltante. Elles commirent trois meurtres et d’autres actions d’une moralité plus que douteuse. Elles firent aussi des prisonniers — l’histoire dit deux cents.

Et Paul Turcotte fut du nombre…