Les mystères de Montréal/2/05

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 268-275).

CHAPITRE V

en mer


La nuit était tombée complètement, très obscure, et les phares de Terreneuve avaient disparus, quand Longpré eut terminé son histoire.

Le capitaine avait la tête basse ; sa pensée était ailleurs. Elle était là-bas sur les bords du Richelieu à cinq ans en arrière.

Les matelots entrèrent dans la cuisine, excepté Auger et Morin, le premier faisant son quart et l’autre agissant comme timonier.

Madame Alvirez se montrait rarement sur le pont, passant le temps dans sa cabine avec son jeune enfant. Après le souper elle était venue respirer le grand air sur la passerelle, avait parlé au capitaine qui lui avait demandé si elle était confortable dans sa cabine, si elle avait besoin de quelque chose, de ne pas se gêner, et elle s’était retirée de bonne heure pour la nuit.

Les matelots se retirèrent successivement dans leurs cabines. Riberda ne se coucha pas, il sortit en disant :

— Moi, je ne m’endors pas et je vais aller causer avec Auger et Morin.

Il raconta à ces deux hommes une histoire dans laquelle des matelots partis de la baie de Campêche à bord d’un navire chargé de bois précieux, avaient jeté le capitaine à l’eau et vendu la cargaison et le navire à leur bénéfice.

— Si cela arrivait sur le Marie-Céleste, fit-il en riant et en observant ses interlocuteurs, quelle bonne aubaine ce serait pour nous, nous aurions de quoi vivre comme de grands seigneurs.

— Vous voudriez qu’il y eut une mutinerie à bord ? demanda Auger sur un ton qui signifiait : « Vous parlez curieusement vous. »

Le pirate comprit que ces deux hommes ne deviendraient pas ses adeptes.

— Non, répondit-il, une simple supposition. Je pensais à ces pauvres diables, comme nous tous et qui se sont mis riches par leur audace.

— Leur audace, reprit Morin, dites plutôt leur lâcheté.

— Comment ?

— Vous appelez cela de l’audace vous, quand tout un équipage se range contre son capitaine pour le faire mourir. Vous confondez les mots.

Les trois marins se mirent à rire et Auger ajouta :

— Ne parlez plus comme cela, vous vous ferez du tort.

Si les deux Canadiens eussent vu à travers les ténèbres la figure que faisait Riberda, ils eussent compris qu’il parlait sérieusement.

Le pirate fronçait les sourcils, se mordait la lèvre inférieure et cherchait à combattre un accès de colère.

Cette petite morale le piquait au vif et il voulait se venger, jeter ces deux hommes à l’eau s’il eut été capable et il répétait en lui-même : « Vous me le paierez cher ! »

Embarqué sur le Marie-Céleste depuis dix jours, l’émissaire du capitaine Buscapié n’était pas plus avancé qu’au premier jour.

Il avait étudié le caractère de ses compagnons et appris leur histoire.

Il pensa avoir trouvé son homme en la personne du Norvégien Geubb. Cet homme peu communicatif, très sournois, lui paraissait propre au genre d’ouvrage qu’il voulait exécuter.

Journalier à Christiania, il avait failli être tué dans une explosion de mine ; il s’était alors embarqué pour l’Amérique. Ses tentatives de fortune dans le nouveau monde, ayant échoué, il s’était engagé sur le Marie-Céleste.

Il existait une grande amitié entre les deux Norvégiens Geubb et Vogt, soit à cause de leur origine commune, soit à cause d’une similitude de goût.

Si le pirate gagnait Geubb, Geubb gagnerait son compatriote Vogt.

Comme Matson alias Riberda travaillait dans la cale à remettre en place des barils dérangés par le tangage, avec Longpré, Geubb et l’Allemand Hochfolden, et que tous ensemble ils suaient à grosses gouttes le pirate mit sa lanterne à terre et dit :

— Ma foi, nous sommes gauches de travailler comme des mercenaires, tandis que nous pourrions vivre comme des princes à rien faire.

— Comme des princes ? firent les trois autres marins en suspendant leur ouvrage.

— Oui, mes amis, comme des princes. C’est incroyable, mais c’est vrai, je connais un moyen par lequel nous pouvons en moins de huit jours nous amasser une fortune respectable.

— Quel est donc ce moyen ? demanda l’Allemand Hochfolden, de grâce dites-nous le, nous voulons tous devenir riches, vivre de nos rentes…

— C’est un moyen que certains scrupuleux n’aiment pas à employer, répondit le pirate en s’assoyant sur une barrique et en faisant signe à ses compagnons de l’imiter.

— Dites-le toujours, reprit Longpré, si nous ne voulons pas l’employer, vous n’en serez pas plus mal.

— Oui, mais…

— Dites-le donc, firent ensemble les trois marins.

— Eh bien, puisque vous le voulez, voici : Il y a dans cette pièce 350 barriques, dedans chacune des trois autres pièces il y en a autant ; en tout 1,400… Chaque barrique vaut dix piastres, cela fait $14,000… De plus, il y a à bord cinquante caisses de fourrures… chacune vaut de $300 à $500, mettons $400 en moyenne… 400 multiplié par 50 donne 20,000, soit autant de piastres… Ajoutez cela à 14,000, ce qui donne 34,000… n’est-ce pas ?

Les matelots répondaient toujours oui, sans savoir où leur compagnon voulait en venir.

— Ce n’est pas tout, continua-t-il, le navire avec son gréement et les bagatelles qu’il y a à bord vaut $15,000 ou pas une cent, cela fait en tout $49,000… Maintenant à quoi va nous servir de conduire cette cargaison aux consignataires, qui sont des millionnaires qui boivent du Champagne pendant que nous buvons de l’eau et encore quelle eau ! Bref, si le capitaine était de notre avis, nous vendrions le Marie-Céleste et sa cargaison au premier marchand venu.

Pas un ne répondait. Le Canadien parla le premier.

— Oui, mais le capitaine ne chante pas comme cela, dit-il.

— Oh, reprit le pirate, il pourrait chanter comme cela.

— Oh, je vous assure que non. Cette cargaison lui est confiée et il la rendra à Gênes.

— Nous pourrions le forcer poliment à être de notre avis.

— Le forcer ? reprit le Canadien.

— Une mutinerie alors, acheva l’Allemand.

— Eh non, pas une mutinerie, allons donc.

Tenez je suppose que le capitaine Turcotte ne veut pas, alors nous lui disons : Puisque vous n’êtes pas de notre parti, nous vous prions, monsieur, de vous tenir bien tranquille, sinon il y a des chaînes en bas.

Matson racontait tout cela sur un ton qui ne permettait pas de voir s’il était sérieux ou non. Néanmoins il observait ses compagnons, tâchant de découvrir quelles impressions ces suggestions faisaient sur chacun d’eux.

Longpré avait chaud et s’essuyait le front sans s’occuper de rien, mais Geubb et Hochfolden réfléchissaient en regardant le pirate, comme s’ils eussent voulu lui demander. « Parlez-vous sérieusement ? »

Le Canadien les gênait, car ils savaient qu’il ne voulait rien faire pour déplaire au capitaine.

Turcotte et Longpré se connaissaient bien et souvent au cours de leurs voyages ils avaient fait preuve d’un dévouement mutuel non équivoque.

— Cela s’appelle une mutinerie, fit le Canadien qui ne prenait pas cela sérieusement, en attendant, je vais boire, et il monta sur le pont par l’écoutille.

Après son départ les trois hommes restés dans la cale, échangèrent un regard rapide et interrogateur.

Matson se rapprocha des deux matelots et leur dit sur un ton moins badin :

— Vous oseriez ?

Geubb répondit par un clin-d’œil à Hochfolden.

— Est-ce sérieux, Riberda ?

Quant à l’Allemand il n’osait parler craignant un piège. Le pirate devina son intention et dit :

— Vous autres, tenez, je vois que vous êtes fatigués aussi de travailler pour rien… Écoutez, mes amis, il n’y a pas moyen de faire quoique ce soit avec ces Canadiens-là… Ils ne sont pas assez entreprenants… Vous deux je vous ai remarqués tout de suite… Un Norvégien et un Allemand n’ont jamais reculé devant un moyen de s’enrichir au dépens des gros bourgeois… Je vois que vous autres, vous êtes capables de frapper un grand coup, pour vous enrichir… Tenez, partagez-vous cela et vous répondrez ensuite…

Riberda ouvrit le devant de sa chemise et détacha d’une ceinture de cuir qui entourait son corps, plusieurs banknotes qu’il tendit à Geubb.

Le Norvégien et l’Allemand ouvrirent de grands yeux et s’approchèrent l’un de l’autre.

— Il doit y avoir cinquante piastres, continua le pirate, vingt-cinq pour chacun de vous. Mais n’en soufflez pas un mot !

Riberda leva la main comme pour imposer silence

— J’ai besoin de vous autres, fit-il, donnez-moi un coup de main, et vous aurez non pas cinquante piastres, non pas la cargaison du brick, mais une somme qui ne s’épuisera jamais.

— Et tout cela pour un coup de main ? demandèrent les deux matelots.

— Oui, je vous dirai tout, à vous deux, mais malheur si l’un me trahit… Ce poignard ou un autre me vengera.

En même temps Riberda fit briller aux yeux des matelots, un poignard d’acier, dissimulé jusqu’alors sous ses vêtements.

Au moment où il allait continuer, il entendit du bruit dans l’écoutille : c’était Longpré qui revenait de boire.

Les trois hommes se remirent à l’ouvrage comme si rien n’eut été, pendant que Matson disait à Geubb et à Hochfolden :

— Je vous en reparlerai.

Au souper Longpré et Morin entrèrent ensemble dans la cuisine. Riberda marchait à trois pas en avant d’eux.

— Je redoute cet homme, dit Longpré.

— Moi aussi, répondit Morin, il a l’air hypocrite.

— Tu m’aides à le surveiller ?

— De tout cœur.