Les mystères de Montréal/3/08

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Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 381-390).

CHAPITRE VIII

un nouveau refus.


Un mois s’était écoulé, depuis que le traître de 1837, caché sous le nom d’Hubert de Courval, avait retrouvé au milieu de l’aristocratie montréalaise la personne qu’il aimait si ardemment. Et deux semaines s’étaient écoulées depuis qu’il avait fait disparaître son ancien caissier, qui en savait trop long sur son compte.

Au moment où il désespérait de revoir Jeanne Duval, et où, sous le coup des années, son souvenir s’effaçait de sa mémoire, il la retrouvait plus belle, plus charmante qu’autrefois. Les impasses difficiles, remplies d’inquiétudes, d’épreuves, de misères, par où la jeune fille était passée, avaient jeté à sa figure un cachet de mélancolie qui ajoutait à ses charmes.

À sa vue, les cendres de son ancien amour mal éteint remuèrent dans le cœur du célibataire. Charles Gagnon sentit se réveiller en lui sa passion d’autrefois.

Maintenant que Paul Turcotte était écarté du champ de bataille la lutte devenait plus facile.

Ainsi pensait l’ancien émissaire de Colborne, en gravissant le perron qui donnait accès à la demeure de son ami Braun, qu’il cultivait étrangement depuis quelques semaines.

Huit ans auparavant ce même homme s’était aussi dirigé vers la demeure de Jeanne Duval, avec la même intention.

Les circonstances ne l’ayant pas favorisé, il avait subi un échec : incident lointain — devenu un événement dans sa vie — qu’il se rappelait comme hier, avec ses moindres détails.

Il fallait conquérir ce château-fort. Peu importait le plan de campagne.

Charles Gagnon s’était déguisé adroitement : aussi il faut dire qu’il avait bien changé durant ces dernières années. La vie sur mer, et le poste qu’il avait occupé, avaient donné plus d’énergie à ses traits et en avait fait un homme musculeux. Pour plus de sûreté, il teignait en noir sa chevelure châtain, laissait croître sa barbe et portait un lorgnon. À force de parler fort et au grand air, tour à tour en Espagnol et en Anglais, sa voix et sa prononciation étaient devenues autres.

Il avait confiance en pensant à la cordiale réception faite à lui par Jeanne, à ses sourires gracieux et à ses regards bienveillants.

Ce fut le cœur rempli d’émotion qu’il entra dans le salon de madame Braun. Celle-ci le reçut avec sa courtoisie habituelle. En même temps elle invita sa sœur à descendre ; elle savait bien pour qui l’ami de son mari venait à la maison.

Monsieur Braun, n’étant pas encore rentré du club, qu’il fréquentait toujours assidûment, les deux femmes se trouvaient seules pour recevoir.

— Ne trouvez-vous pas, dit madame Braun, que l’hiver approche et que l’automne, avec ses temps désagréables, nous laisse comme à regret.

— C’est vrai et bientôt il n’y aura plus de traces de l’été. Il a passé bien vite.

— Pourtant nous n’avons pas à nous plaindre, il y en a de moins favorisés que nous.

— Ainsi, madame, dans les pays où j’ai vécu durant ces dernières années, nous avons un été si chaud que celui du Canada nous semblerait un doux printemps, et là, ce que nous appelons l’hiver, n’est qu’une suite de jours humides et pluvieux. Nous n’avons pas cet atmosphère sec et pur des pays du Nord.

Jeanne entrait dans le salon. Elle fit un gracieux salut au banquier et s’assit à côté de sa sœur.

— Nous étions à dire, fit Charles Gagnon alias Hubert de Courval, que l’hiver avance à grands pas.

— Je voudrais toujours être en été, moi, dit Jeanne.

— Vous êtes du goût de plusieurs et je suis de ceux-là.

— Mais vous n’avez pas hâte que la saison des bals s’ouvre ? demanda la jeune fille.

— Les bals m’occupent fort peu, cependant je ne déteste pas ce genre d’amusement.

En effet le banquier sortait rarement dans le monde.

Le rencontrait-on dans un salon, c’était dans celui d’un intime, d’un financier avec qui il spéculait. Alors il faisait fureur avec sa moustache en crocs et ses regards pénétrants jusqu’au font de l’âme. Les jeunes jolies misses se disputaient l’honneur de valser avec lui, et son nom volait de bouche en bouche.

On continua encore la conversation sur ce ton, discourant, comme dans tous les salons, sur des banalités, sur des riens, le banquier guettant l’occasion de faire sa demande. Il était mal à l’aise, madame Braun gênait.

Il pria Jeanne de se mettre au piano et lui offrit son bras ; alors on eut pu remarquer un tressaillement involontaire chez lui.

La fiancée de 1837 s’exécuta de bonne grâce et, en même temps que ses doigts couraient alertes sur le clavier, elle chanta :


Ton souvenir est toujours là.
Oh toi qui ne peut plus m’entendre,
Toi que j’aimais d’amour si tendre.
Jamais mon cœur ne t’oubliera.
Toujours présent à ma pensée.
Ton souvenir est toujours là.

Je les ai vu ces mêmes lieux
Où nous livrant à l’espérance,
Aux simples jeux de notre enfance.
D’amour succédèrent les feux.
J’ai retrouvé l’ombre discrète,
Que notre amour souvent chanta :
Charme si doux que je regrette tant
Ton souvenir est toujours là.

En vain je vois autour de moi.
Des plaisirs la troupe légère,
Chaque jour chercher à distraire
Un cœur qui ne vit que pour toi.

 
Tout m’importune et m’inquiète :
L’amour aux douleurs me livre.
C’est le passé que je regrette.
Ton souvenir est toujours là.


Ce fut surtout en prononçant les mots « ton souvenir est toujours là » que Jeanne mit le plus d’âme.

Ces mots impressionnèrent Charles Gagnon. Ils éveillèrent en lui un passé criminel, rouge de sang. Et quand Jeanne se leva du piano, l’esprit du jeune marchand — comme on l’appelait là-bas — était retourné à huit ans en arrière et remontait, comme dans une échelle, les années agitées de sa jeunesse.

Il prononçait un nom, il évoquait une date qui faisaient vibrer les fibres les plus intimes de son cœur : ce nom, cette date, c’était Jeanne Duval, c’était 1837.

— Avez-vous déjà entendu cette chanson demanda la jeune fille.

— Si, mais jamais avec autant d’expression.

Jeanne rougit et baissa la tête.

— N’est-ce pas, fit-elle, que les mots sont bien beaux… je ne puis m’empêcher d’être émue quand je les chante. Vous ne sauriez croire tous les souvenirs qu’ils éveillent en moi.

Les yeux du banquier se voilèrent et secouant la tête avec amertume, il répondit :

— Je le sais par expérience, hélas !

La fiancée du patriote était trop préoccupée de ses propres pensées pour remarquer les émotions auxquelles l’ami de son beau-frère était en proie.

Un silence suivit la dernière phrase du banquier.

Madame Braun était sortie du salon et les deux personnes étaient seules, ne sachant pas que la cause de leur trouble était le même passé.

Charles Gagnon pensa que le temps était propice pour faire sa demande.

S’approchant de Jeanne, il lui dit d’un air jovial :

— Je ne vous surprendrai pas, mademoiselle, en disant que je suis venu ce soir pour demander votre main.

— Ma main ! répondit la jeune fille sur le même ton, et en se redressant, ma main !

— Oui, mademoiselle… vous m’avez plu : mes visites assidues le prouvent… Je vous aime d’un amour qui…

— Monsieur de Courval, interrompit froidement Jeanne, en changeant subitement de ton, ignorez-vous que je suis engagée ?

— Les fiançailles ne s’étendent pas au-delà du tombeau.

— Vous voulez dire…

— Que celui que vous avez juré d’épouser n’est plus au nombre des vivants.

— Et qui vous le dit ?

— À vous comme à moi, mademoiselle, le bon sens.

— Dans ce cas-ci, permettez-moi de vous le dire, le bon sens n’est pas en accord avec l’expérience. N’arrive-t-il pas souvent que des voyageurs passent pour morts, durant cinq, dix, quinze ans et qu’ils reviennent un beau matin, gaillards comme avant, prendre le déjeuner en famille.

— Cela s’est vu, néanmoins, croyez-moi, le capitaine du Marie-Céleste n’est pas de ceux-là. Avant de demander votre main, j’ai étudié à fond son cas ; et sans vouloir vous affliger, humainement parlant, il est impossible que l’équipage de ce brick soit ailleurs qu’au fond de l’Atlantique…

Et il eut pu ajouter : « C’est moi-même qui ai fait jeter le capitaine à la mer, dans une mauvaise chaloupe, à deux cents lieues de toute côte. »

— Vous m’affligez profondément, répondit Jeanne, cependant vous n’affaiblissez pas l’espoir que je garde de revoir mon fiancé.

Elle s’arrêta un instant, puis continua d’une voix où se devinait l’émotion.

— N’insistez pas davantage. Il m’est cruel de vous refuser. Mais que diriez-vous d’une personne, qui, après s’être fiancée à vous, en épouserait une autre pour la simple raison qu’elle vous supposerait mort ! N’auriez-vous pas du mépris pour cette personne ?

— Si elle me pensait réellement mort, je lui pardonnerais.

— Je ne crois pas à la mort de Paul Turcotte. J’ai peut-être tort mais que voulez-vous, il est des voix intérieures qu’il est difficile de combattre.

— De grâce, mademoiselle Duval, ne brisez pas votre avenir !… Pourquoi vous condamner à vivre seule, avec le souvenir d’un homme, qui, je veux bien croire, fut charmant mais qui n’est plus ?… Nous regretterez cela tôt ou tard…

— Quand j’aurai acquis la certitude que Paul Turcotte, le capitaine du Marie-Céleste, n’est plus : s’il est trop tard pour me marier, je mettrai les murs d’un couvent entre le monde et moi, emportant dans le cloître un cœur brisé par la perversité d’un homme qui s’est fait le meurtrier de mon père, de ma mère, de mon fiancé, et de plusieurs autres personnes, dans le dessein de m’épouser, mais qui ne m’épousera jamais.

Le banquier eut une crispation de nerfs affreuse qu’il dissimula en plongeant la tête dans ses mains.

Quand il sortit de cet état de prostration, son œil, d’ordinaire si brillant, si vif, était morne, abattu, semblable au fougueux coursier qui, ayant parcouru une longue route, arrive épuisé au terme.

Il prêta l’oreille.

On marchait dans le passage. S’éloignant de la jeune fille dont il s’était approché, dans l’excitation du moment, il lui dit d’une voix suppliante :

— Voici votre sœur qui rentre, un mot d’espérance, Jeanne.

Elle répondit sur un ton bas mais énergique.

— Je ne puis, monsieur.

George Braun et sa femme entraient au salon.

Il était dix heures moins le quart. Braun sorti du « London Club » vers neuf heures, s’était dirigé vers sa demeure, pour avoir le plaisir d’échanger quelques mots avec son ami, — qu’il tenait à conserver, à cause de sa puissante fortune — et un peu par convenance.

Tous les jeudis, jours où Charles Gagnon venait veiller avec Jeanne, le représentant de la compagnie Donalson, rentrait de bonne heure.

La veillée se terminait en famille, en faisant de la musique dans le salon, ou une partie de cartes dans le boudoir.

On était dans l’intimité et un sans-gêne agréable présidait à ces petites réunions hebdomadaires, où, chacun, par un bon mot lancé à point, par une plaisanterie faite à propos, entretenait l’entrain et la gaieté.

Braun serra la main à son ami et vit, à sa mine, qu’il avait subi un échec. Il lança à sa belle-sœur une paire d’yeux farouches qui signifiait.

— Attention, ma fille, pas de folies, réparez votre faute s’il est encore temps.

— Je vous ai encore précédé ce soir, fit le banquier de la rue Bonaventure, en souriant forcément.

— Vous avez bien fait et je vous félicite.

La fin de la soirée à laquelle nous assistons fit cependant exception à la règle générale des soirées intimes de Braun. Il manquait quelque chose de cette franche gaieté qui délasse et on voyait sur les visages des sourires forcés.

Après le départ de l’ancien bureaucrate de Saint-Denis, madame Braun s’approchant de sa sœur lui demanda :

— Que s’est-il donc passé entre vous deux ce soir ; le banquier m’a paru mal à l’aise et toi-même, tu m’as l’air pensif.

— Je vais te dire, Marie, monsieur de Courval m’a demandé ma main et je lui ai refusée.

— Tu as bien fait, dit madame Braun, en embrassant sa sœur.