Les mystères de Montréal/VIII

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 34-40).

VIII


À dix heures moins cinq, Cléophas entendit les bottes ferrées d’une dizaine de policemen résonnant sur les dalles du passage extérieur.

L’homme de réserve ouvrit avec fracas la porte grillée qui fermait l’entrée de la chambre des cellules pendant que le sergent Dreyfus disposait ses hommes en une double haie, depuis l’entrée des cellules jusqu’à la porte de la Cour du Recorder.

Le sergent cria : Tout le monde est sur le pont, all aboard ! Lafleur, faites-les avancer. Les dames les premières.

Le défilé commença. Deux ou trois vieilles Irlandaises en haillons, trois ou quatre vagabondes formèrent la première partie.

Le contingent des hommes était beaucoup plus considérable. Il y en avait de toutes les nationalités. La plupart étaient sales et dépenaillés, portant sur leurs figures l’empreinte des vices qui les avaient conduits devant le magistrat. Plusieurs d’entr’eux étaient de vieilles connaissances du recorder et saluaient avec familiarité les constables formant la haie.

Les prisonniers furent placés sous la garde d’un policeman dans une petite chambre attenante à la salle des séances de la Cour.

Ils n’avaient que trois ou quatre pas à faire pour se trouver sur la sellette des accusés.

En entrant dans le dépôt des prisonniers, Cléophas fut tout étonné d’y rencontrer son rival Bénoni.

Celui-ci était son voisin sur le banc des accusés.

— Comment ! vous êtes ici ! dit Cléophas.

— Beau dommage ! J’ai été pincé pendant le déjeuner. Faut être « mine » pour agir en déformeur comme vous avez fait.

— Vous avez menti !

— Vous avez senti !

Ici le constable de garde crut qu’il était temps d’intervenir.

— Silence vous autres ! Si je vous entends dire encore un mot, je donne ma déposition et vous en aurez pour six mois.

Les deux ennemis se tournèrent le dos et ne desserrèrent pas les dents.

À dix heures juste une voix sonore retentit dans l’enceinte de la Cour et fut entendue par les prisonniers.

C’était l’huissier audiencier de la Cour, le sergent Nelson, qui criait : « Hats off !


L’huissier.

Son Honneur venait de prendre son siège avec la liste des prisonniers. M. Ibottson, le greffier, était à son poste avec les dossiers des accusés.

Le sergent St-Pierre, assis près de la boîte aux témoins, devait enregistrer pour la police les condamnations ou les acquittements prononcés par le tribunal.

Les avocats en petite tenue et les reporters des grands journaux écrivaient sur une table placée au-dessous du siège du greffier.

Cinq ou six prisonniers accusés d’ivresse simple subirent leur procès d’une manière extra-sommaire et furent condamnés à $1 ou huit jours. Il était dix heures et demie.

Le recorder d’une voix olympienne appela Cléophas Plouf et Bénoni Vaillancourt.


Le recorder d’une voix olympienne…

Les deux prisonniers se levèrent et furent conduits devant la Cour.

Les accusés s’arrêtèrent devant une portière haute de quatre pieds et fermée à clé. C’était là où ils devaient se tenir pendant le procès. Un policeman était placé à côté d’eux pour les empêcher de commettre des inconvenances devant le tribunal.

Le recorder prit la parole :

Vous êtes accusés tous deux de vous être battus. Que plaidez-vous à cela ? Coupable ou non coupable ?

Bénoni — Vous dites que j’étais saoûl ! C’est pas le cas !

Cléophas — Moi, saoûl, pas la torrieuse de miette !

Le Recorder — Êtes-vous coupables ou non coupables ?

Cléophas — Pas coupable comme de juste.

Bénoni — Pas coupable itou.

Le Greffier — Constables parlant le français, approchez pour vous faire assermenter.

Une dizaine de policemen se levèrent et s’approchèrent de la boîte aux témoins. Le sergent St-Pierre leur tendit la bible. Chacun mit la main droite dessus. Le groupe ressemblait alors à une roue dont le livre noir semblait être le moyeu. L’assermentation des constables se fait en gros. La formule du serment est récitée une fois par le greffier et chacun baise la bible à tour de rôle.

Le greffier appela le premier témoin le constable Bellebôbine.

Les yeux de Cléophas étaient fixés sur les malcommodes qui prêtaient serments lorsqu’il lui monta au nez une forte odeur de vieille tonne. C’était l’avocat Jules Piton qui venait lui dire quelques mots :

— Soyez sans crainte. Votre femme, Monsieur Sansfaçon, Madame Sansfaçon et sa fille. Avez-vous d’autre chose à me communiquer avant que le procès aille plus loin ?

— Non.

L’avocat alla reprendre son siège et se mit à crayonner quelques notes sur un carnet gras qu’il venait de tirer de sa poche.

Cléophas se tourna du côté des spectateurs et se mordit la lèvre en songeant à la piteuse mine qu’il devait avoir devant sa bien-aimée.

Le constable Bellebôbine commença sa déposition :

Votre Honneur, vers quatre heures ce matin, j’étais sur mon quart, dans la rue Visitation, près de la rue Sherbrooke. J’entendis du train dans une ruelle. J’arrivai et je vis les deux prisonniers qui se battaient. J’ai réussi à poigner Cléophas Plouf, mais l’autre m’échappa. Comme je le connaissais bien, j’ai pris un warrant ce matin et j’ai été l’arrêter chez lui. Cléophas a résisté tant qu’il a pu et j’ai eu mille misères à le conduire à la station. Les prisonniers étaient tous deux ivres. Vaillancourt est bien connu de la police. Il passe son temps à lôfer autour des marchés ou dans le Jardin Viger. Quant à l’autre prisonnier, c’est la première fois que je le vois.

M. Piton se leva et commença à transquestionner le témoin.

— Constable, jurez-vous positivement que le prisonnier était ivre lorsque vous l’avez arrêté ?

— Oui, je le jure. Il avait de la peine à marcher.

— N’était-ce pas à cause des coups qu’il avait reçus dans la bataille ?

— Non, c’était pas ça.

— Vous pouvez vous retirer.

— Votre Honneur je prouverai le contraire dans ma défense.

Le sergent de la station de la rue Ontario donna sa déposition. Il dit qu’il pensait que le prisonnier Cléophas était un peu en boisson.

M. Piton appela alors les témoins de la défense.

Le premier qui entra dans la boîte fut le père Sansfaçon.

Il déposa comme suit :

— Je m’appelle de Salles Sansfaçon, je suis charretier. Mon stand est au coin de la rue St-Paul et Bonsecours. Je connais les deux prisonniers. Bénoni Vaillancourt n’était pas saoul ce matin. Je ne puis pas dire qu’il est de la tempérance. Je sais qu’il ne crache pas dedans. Lors du feu, chez moi, il n’avait rien pris.

Bénoni qui n’avait pas d’avocat crut qu’il était temps de poser une question au témoin.

— Dites donc, monsieur Sansfaçon, est-ce que je suis un lôfeur, comme a dit l’homme de police ?

Le recorder — Taisez-vous, vous n’avez pas le droit de parler.

Scholastique entra à son tour dans la boîte aux témoins. Elle dit :

Je m’appelle Scholastique Beauparlant. Je suis la femme du prisonnier, monsieur Cléophas Plouf.

Un cri déchirant, parti du banc des témoins, jeta l’émoi dans la Cour, et interrompit les procédés de la justice. Ursule, en apprenant que Cléophas, son sauveur, était marié, venait de tomber en syncope.

Le sergent Nelson courut vers elle. Il détacha les gorgettes de son chapeau et se mit à lui taper dans la paume des mains, tout en disant à un constable de courir chercher un verre d’eau dans le bureau du greffier.

Lorsque le désordre, causé par l’évanouissement d’Ursule fut calmé, Son Honneur, après avoir ouï le plaidoyer de M. Piton, prit la parole :

— Prisonniers, dit-il, ce n’est pas la première fois que vous paraissez devant la Cour.

Vous, Cléophas Plouf, vous méritez une sentence sévère. Il y a qu’un autre animal dans la ville qui se met dans le même état où vous avez été trouvé la nuit dernière, ça c’est un cochon. Pendant que vous étiez ivre vous avez troublé la paix en vous battant avec votre ami. Je vous condamne à $5 ou un mois. Emmenez-les.

Les deux prisonniers furent reconduits dans la chambre d’attente.

La sentence qui venait de les frapper avait opéré un rapprochement entre les deux ennemis.

Ils causèrent ensemble du résultat de leur procès. Bénoni prit la parole le premier.

Le vieux a été dur pour nous autres. Il me semble qu’il aurait pu nous donner $1 ou huit jours.

— C’est ce maudit constable qui a juré trop fort. Si jamais je mets la main sur Bellebôbine, je lui casse le troufignon.

— On descend tout de même chez Payette. On n’a pas c’te tôle.

— Fais en pas de cas.

— C’est le skelly que je trouve pas ragoûtant. Casser de la pierre il paraît que ça force pas.

La conversation des deux condamnés fut interrompue par l’entrée du sergent Dreyfus, qui appela Cléophas Plouf.

Avancez par ici, Plouf, votre femme va payer votre amende.

Cléophas suivit l’officier qui le conduisit devant le comptoir dans le greffe du Recorder. Scholastique était là.

Elle venait de payer l’amende de son époux perfide.

Le greffier lui avait donné un reçu qui lui permettait de faire remettre son mari en liberté.

Scholastique se tourna et en voyant Cléophas :

— Tiens, c’est toi ! Eh visage d’homme sans cœur ! J’ai payé ton amende.

Que vas-tu faire à présent ? Je suppose que tu vas continuer à lôfer.

— Scholastique, répondit Cléophas touché par la générosité de sa femme. Scholastique, je vois que je me suis mal conduit. Scholastique, je t’écouterai. Je travaillerai à n’importe quoi pour faire vivre notre famille. Je te l’assure, ma grande conscience du bon Dieu !

— Je t’ai pardonné encore une fois, Cléophas. Tu vas venir rester avec ta famille. J’ai loué une maison dans la rue Campeau et je gagne déjà assez d’argent pour faire vivre nos huit enfants, je vas en journée et je lave pour plusieurs maisons de la rue Sainte-Catherine. Hourra, viens-tu ? J’ai hâte d’arriver, les enfants sont à la maison.

Les deux époux réconciliés se dirigeaient vers la porte du greffe lorsqu’ils virent sur un banc une jeune fille voilée qui poussa un soupir et s’exclama :

— Ô Cléophas !

Scholastique pâlit et se mordit la lèvre.

Cléophas eut une espèce d’éblouissement et dut appuyer une main sur le comptoir pour ne pas tomber.

C’était Ursule qui disait un dernier adieu à son sauveur.


L’homme au chapeau de castor gris.

Elle releva son voile et laissa voir à Scholastique les ravages horribles de la picotte sur sa figure.

Scholastique en la voyant serra le bras de son époux et lui souffla à l’oreille :

— Viens, mon ami, si tu m’aimes réellement, tu ne parleras jamais à cette peau-là.

Cléophas maîtrisa son émotion du mieux qu’il put. Il tourna le dos à Ursule et sortit du soubassement de l’Hôtel-de-Ville au moment où les prisonniers montaient dans la voiture de la Corporation pour se rendre à l’Hôtel Payette.

Scholastique et Cléophas se rendirent dans leur logement sur la rue Campeau.

Cléophas reprit courage et se mit en quête d’ouvrage.

Il alla trouver l’échevin Thibault qui lui fit obtenir de l’emploi temporaire dans le bureau de santé.

Fin du prologue