Les mystères de Montréal/XLIII

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 127-130).

XII

PROMENADE EN VOITURES.


Après le déjeuner les gens de la noce remontèrent en voiture pour faire un voyage à Lachine. Bénoni et Ursule, avec le père et la mère Sansfaçon, entrèrent dans le premier sleigh.

Le petit Pite était aussi de la partie et se tenait sur le siège de devant avec le cocher.

Le cortège était composé d’une dizaine de voitures.

La noce fit sensation en passant sur la rue Notre-Dame, car c’était quelque chose de splendide.

Tous les bommeurs s’extasiaient en voyant les toilettes mirobolantes des mariés.

Ursule était rouge comme une pivoine. Bénoni, suffoqué par son bonheur, était d’une pâleur intéressante.

Un sleigh couvert aux stores baissés suivait la procession à une centaine de pieds.

Lorsque la noce eut passé la barrière de St-Henri, le sleigh mystérieux était toujours en arrière.

Rendu à Blue Bonnets le père Sansfaçon fit arrêter les invités au « Light House » et offrit de payer quelque chose. Tout le monde entra et prit possession du salon.

On but et on chanta pendant environ une heure.

Le sleigh mystérieux était entré dans la cour et la personne qui était dedans descendit et se fit donner un cabinet privé.

Celui qui suivait la noce et qui se dérobait aux regards des invités était l’homme au chapeau de castor gris.

Caraquette appela un domestique et se fit servir une consommation.

Il s’assit près d’une table, déchira une feuille de son carnet et traça quelques mots au crayon.

Il plia le billet et le donna à la domestique pour le transmettre immédiatement à Bénoni. Celui-ci était en train d’organiser une gigue voleuse lorsque la domestique lui présenta le billet.


Il donna la lettre à la domestique.

Bénoni qui n’avait eu que deux années d’école chez les Frères, avait un peu de difficulté à lire l’écriture.

Il sortit du salon et alla au fond du passage où il essaya de déchiffrer la missive de l’homme au chapeau de castor gris. Après un travail de cinq ou six minutes il lut le billet qui était conçu en ces termes :

« Bénoni,

« Amuse-toi autant que tu pourras. Je te préviens que ton crime est découvert. Cadavre caché dans le fumier du père Sansfaçon. N’essaie pas de te sauver aux États avec ta femme en passant par Caughnawaga ou Beauharnois. Police pas loin de moi. Tu ferais bien de m’accorder une petite entrevue dans le petit salon du premier étage où je t’attends avec impatience. Je suis ton bon ou ton mauvais génie.

« CARAQUETTE. »

Bénoni en lisant la missive de l’homme au chapeau de castor gris fut tout décontenancé. Il pâlit et se sentit faiblir. Pour ne pas tomber sur le plancher il fut obligé de s’appuyer sur le chambranle d’une porte. La foudre tombant à ses pieds ne l’aurait pas plus étonné que le billet de Caraquette.

Au moment où il allait approcher ses lèvres de la coupe de cinname son mauvais génie allait lui faire boire de l’absinthe à plein pot.

Il réfléchit pendant quelques instants.

En bravant les menaces de Caraquette, il risquait la situation et détruisait tous ses projets de bonheur.

Il voyait la silhouette de l’échafaud se dessinant dans un nuage sombre, et Ursule se tordant les mains aux pieds de la potence.

S’il faisait un compromis avec Caraquette, il pouvait comme pis-aller, lui abandonner la fortune des Bouctouche, se remettre au travail comme un homme et goûter une félicité sans bornes dans son ménage avec Ursule.

Sa décision fut bientôt prise.

Il tordit le billet dans ses mains nerveuses, et le déchiqueta avec ses dents.

Sans prendre le temps de s’excuser auprès de la compagnie, il descendit l’escalier d’un pas ferme et frappa à la porte du petit salon du premier étage.

Caraquette d’une voix forte et sèche lui dit : Entrez.

Bénoni entra et aperçut Caraquette assis, les coudes posés sur une table appuyant le menton sur ses deux pouces.

— Tiens c’est toi, dit l’homme au chapeau de castor gris sans se déranger et portant un regard inquisiteur sur Bénoni. Tu as reçu mon billet et tu as consenti à fausser compagnie à la charmante Ursule. Ursule est un bon brin de fille. Ce serait malheureux pour toi si ce soir, au lieu de reposer mollement dans ta couche nuptiale, tu couchais dans une des cellules de la station de police.

— Assez, monsieur Caraquette, fit Bénoni d’une voix tremblotante, assez. Vous allez me rendre fou. De grâce dites-moi ce que vous voulez que je fasse pour vivre tranquillement avec ma femme. Ne me pendez pas pour l’amour du bon Dieu ! Ayez pitié d’un jeune homme qui a eu un moment d’égarement.

— Tu as fait une bêtise, mon cher Bénoni. Il faut maintenant la réparer. Je t’avais accordé ma confiance et tu m’as trompé d’une manière indigne. Tu croyais que tu n’avais aucun témoin de ton crime lorsque tu as lâchement assassiné le pauvre Cléophas dans la cour du père Sansfaçon. Tu croyais aussi que je te voyais pas lorsque tu es venu il y a trois jours dans l’écurie prendre quelques dollars dans le coffre qui m’appartenait. Tu n’as pas été assez prudent. Tu aurais dû examiner le vieux sleigh. Tu aurais pu y voir le témoin de ton crime. Cléophas repose encore sous le tas de fumier. Je ne l’ai pas dérangé et je ne le dérangerai pas si tu consens à exécuter à la lettre tout ce que je te dirai.

— Monsieur Caraquette, fit Bénoni, êtes-vous un ange ou un démon ? Je suis en vos mains, faites de moi ce que vous voudrez, je suis votre esclave et je vous obéirai aveuglement.