Les mystères de Montréal/XXIII

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 78-81).

XII

OÙ CLÉOPHAS JOUE DE MALHEUR.


Bénoni qui était dans la cuisine, en entendant le cri d’Ursule suivi du coup de revolver, s’élança dans le passage obscur. Son amante s’était affaissée sur le plancher près des porte-manteaux et elle criait :

« À moi ! à mon secours ! au meurtre ! on vient de me tirer ! »

Bénoni prit une allumette dans sa poche et alluma une lampe qui était suspendue dans le passage.

À la lueur indécise de la lampe dont la mèche avait été mal trimmée il vit la pauvre jeune fille qui gigotait et criait devant la porte du salon.

Il lui prit la main et lui demanda où elle était blessée et qui était son assassin ?

Elle dit : c’est dans le dos ! c’est Cléophas !

Bénoni fit un bond d’enragé en grinçant des dents.

Il sortit de la maison pour se mettre à la poursuite de l’assassin.

Mais il était trop tard.

À la clarté de la lune dont le disque d’argent brillait cette nuit-là d’un éclat extraordinaire, il put voir une forme humaine traversant la rivière sur le bôme ancré aux deux rives pour retenir les billots destinés au moulin à scie.

Le meurtrier en quelques secondes fut rendu de l’autre côté et disparut dans l’ombre épaisse projetée par la double rangée d’arbres qui bordait la rue principale de St-Jérôme et y formait un pittoresque tunnel de verdure.

Bénoni lâcha les plus gros jurons de son répertoire et rentra dans la maison afin de donner à Ursule les premiers soins.

La pauvre servante s’était relevée et s’était assise sur une chaise dans la salle à dîner.

Ses nerfs paraissaient dégrafés, ses yeux étaient égarouillés et une pâleur mortelle lôfait sur sa figure.

Bénoni prit les mains d’Ursule et les pressa dans les siennes.

Il lui dit :

— Où souffres-tu, ma belle ?

— Dans le reinquier, mon cher.

— Attends une minute, je vais aller à la cuisine pour de l’eau. Bénoni sortit de l’appartement et revint quelques instants après avec un essuie-mains et de l’eau chaude dans une terrine de fer-blanc.

Ursule lui dit :

— Sors vite et essaie de le poigner. Laisse-moi seule ici, je pourrai me soigner moi-même.

Bénoni sortit et se mit à courir sur le chemin du village dans l’espoir de rattraper le meurtrier.

Cléophas, après avoir essuyé le coup de feu de l’inconnu, s’était retourné vivement, mais la fumée qui avait suivi l’explosion de l’arme lui avait empêché de voir la figure du malfaiteur.¸

Ce dernier avait pris les jambes à son col et avait disparu en arrière de la maison. Il descendit la côte à la course et se cacha en arrière d’un massif de petits snelliers. Voyant que Cléophas le cherchait dans la direction qui aboutit au pont, il se mit à quatre pattes dans la vase, les cailloux et les écopeaux qui bordent la grève et se rendit jusqu’au bôme qu’il traversa ensuite à la course.

Caraquette, car c’était lui, qui n’avait pas reculé devant un meurtre pour mettre la main sur les papiers du comte de Bouctouche que Cléophas allait rendre à la comtesse, entra dans le village en suivant un petit sentier aboutissant au chemin près du presbytère.

Il reprit son air calme et composé et se rendit jusqu’au moulin à farine un peu plus bas que le pont. Là il essuya la sueur qui perlait à grosses gouttes sur son front et s’assit sur un billot.

Il réfléchit quelques instants, puis il sembla prendre une résolution subite. Il se leva et alla se placer près du premier caisson du pont. Caraquette savait que Cléophas en retournant à l’hôtel devait passer par là et il se proposa de lui loger dans la tête les dragées qui restaient dans son revolver.

Le ciel commençait à se barbouiller et la lune venait de se masquer au-dessous d’un épais nuage.

Cléophas de son côté avait couru dans la direction du pont en suivant le trottoir qui longe la route publique. Il espérait rejoindre l’assassin avant qu’il eût le temps de disparaître. Il s’engagea sur le pont et au moment où il allait déboucher sur la rive opposée, un deuxième coup de feu retentit et une balle passa à travers la calotte de son feutre. Le coup avait été tiré du côté du moulin à farine à quelques pas du pont.

Il se retourna, mais il ne put voir l’assassin.

Il sauta sur le terrain du moulin croyant que son lâche agresseur avait cherché un refuge à quelques pas de là. L’obscurité était alors complète. En courant il s’accrocha les jambes sur une vieille charrette et tomba sur un tas de ferraille.

Il se leva avec difficulté et reprit sa course dans la direction du moulin.

Trois coups de feu successifs retentirent en arrière de lui. Les balles sifflèrent près de lui mais ne l’atteignirent point.

Décidément l’assassin tenait à le tuer ce soir-là.

Il se retourna. Personne.

Renonçant à rattraper le meurtrier, il continua sa marche vers le Palais de Justice et enfila les rues conduisant à l’Hôtel Beaulieu.

Les habitants de St-Jérôme dont l’attention avait été éveillée par cette succession de coups de feu, laissèrent leurs bas de porte où ils faisaient la causette avec leurs voisins et se dirigèrent vers l’endroit du crime.

Caraquette, qui avait éludé la poursuite de Cléophas, rentra dans la grande rue, se mêla aux groupes des citoyens de St-Jérôme, et causa de l’incident avec le plus grand sang-froid.

Bénoni arriva à la course et tout essoufflé. Il s’informa des habitants du village s’ils n’avaient pas vu passer un homme venant de l’autre côté de la rivière.

Il leur raconta ce qui était arrivé à la résidence de la comtesse et il demanda un constable pour arrêter le coupable, un homme de Montréal qu’il connaissait bien.

Émilien Valiquette, un vieil huissier, se présenta devant Bénoni et lui offrit ses services. Ils partirent tous deux pour chercher un warrant chez un juge de paix.

Le warrant fut signé par M. Wm. Scott et les deux limiers se mirent à la recherche de Cléophas.


Le warrant fut signé par M. William Scott.

Il était alors neuf heures du soir.

Cléophas entra dans l’Hôtel et demanda la traite pour la compagnie à qui il fit part de l’attentat dont il avait failli être victime. Il ne se connaissait aucun ennemi dans la paroisse et c’était évidemment pour son argent que l’assassin voulait le tuer.

Il venait de lamper sa première gobe et s’essuyait les barbes avec le revers de la main droite avant d’allumer un cigare lorsque Bénoni et Valiquette firent leur entrée dans la barre.

Bénoni reconnut de suite son rival et l’indiquant du doigt au constable il dit :

— Le voilà, le meurtrier, arrêtez-le.

Valiquette sortit son warrant et mettant la main sur l’épaule de Cléophas il prononça ces paroles solennelles :

« Au nom de la Reine vous êtes mon prisonnier. »