Les mystères de Montréal/XXXVI

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Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 110-112).

V

UNE ENTENTE.


Caraquette avait repris son sang froid. Après quelques secondes de réflexion il dit à Cléophas :

— Ah ça ! je finis donc par comprendre. Le trésor n’est plus en ta possession, mais je veux te prouver ma reconnaissance pour m’avoir sauvé la vie. Le coffret et tout ce qu’il contient sera à toi ce soir. Je ne sais pas où il est ; mais je crois connaître celui qui nous a volés. Il est notre ennemi commun. Le voleur n’est ni plus ni moins que Bénoni, celui qui était avec nous chez Madame de Bouctouche le soir où nous avons été arrêté par la police.

— Comment, s’écria Cléophas, cette vermine de Bénoni m’aurait encore fait ce coup-là ! Je ne serai pas longtemps sans lui faire son biscuit.

— Ne vous impatientez pas trop. Pour pincer cette canaille il faudra agir avec prudence. Bénoni avec l’argent qu’il a volé doit être en train de brosser son chien dans les auberges qu’il avait coutume de fréquenter.

Sortons d’ici sans bruit et nous allons méditer ensemble un plan pour lui arracher le magot.

Caraquette et Cléophas sortirent du vieux cimetière.

Ils marchèrent ensemble en silence. Ils semblaient absorbés dans des réflexions profondes.

Lorsqu’ils furent rendus au coin de la rue Dorchester, Caraquette prit le bras de son ami et l’engagea à le suivre.

Les hommes se dirigèrent alors vers l’est de la rue Dorchester.

Ils s’arrêtèrent devant la porte du père Sansfaçon.

L’intérieur de la maison était encore éclairé, malgré qu’il fût passé minuit.

Cléophas frappa à la porte.

Ce fut la mère Sansfaçon qui vint ouvrir.

Les deux compagnons entrèrent et dirent à la bonne femme qu’ils avaient des affaires importantes à confier à son mari.

La vieille femme alla réveiller son époux qui roupillait sur un sofa dans un appartement voisin.

Le bonhomme se leva en semelle de bas, en pantalons et en manches de chemise.

Il avait les cheveux comme un voyage de foin, et ses yeux étaient encore voilés par les fumées de l’ivresse.

Il s’avança en titubant dans la salle d’entrée, se frotta les yeux, bailla et étendit les bras en poussant deux ou trois gros soupirs entrecoupés par des hoquets d’ivrogne.

Qu’est-ce qu’il y a pour votre service, ces monsieurs ?

Je n’attelle pas ce soir. Ma grise a les petits soucis et elle ne peut pas marcher. Tiens, dit-il, en reconnaissant Cléophas, c’est toi, espèce d’andouille ! d’où viens-tu ?

— Écoute, dit Cléophas, nous avons bien des choses à vous dire.

Si vous voulez nous rendre un petit service, le monsieur qui est avec moi va vous gréer en neuf, un attelage double et une voiture comme il n’y en a pas sur la Place d’Armes. Seulement il faudra être discret.

Le vieux fit signe à sa femme de se retirer dans sa chambre à coucher.

Avant de parler d’affaires avec le père Sansfaçon, Cléophas emprunta quelques sous à Caraquette et acheta un peu de liquide à la grocerie du coin.

Après avoir allumé son bougon et pris une couple de « cerises », le vieux charretier prêta une oreille attentive au discours de Caraquette.

Il fut question de Bénoni.

Le bonhomme avoua que ce dernier était venu chez lui le même jour, qu’il avait emprunté sa voiture, et qu’il avait payé avec une grosse pièce en or.

Caraquette ne trahit aucune surprise en apprenant ce dernier détail qui était très important.

Il garda son flegme et demanda au père Sansfaçon s’il avait cette pièce en sa possession.

Le vieux répondit que la pièce avait été échangée chez l’épicier du coin. C’était un $5 en or du temps des Français.

Caraquette promit cinq cents piastres au bonhomme Sansfaçon s’il gardait la discrétion la plus absolue sur l’entrevue qu’il avait eue avec lui.

Le vieux charretier jura solennellement qu’il ne desserrait pas les dents sur l’affaire.

Caraquette jeta sur la table une demi-douzaine de pièces de vingt-cinq centins et sortit avec Cléophas.

Caraquette retourna à son hôtel et dit à Cléophas de venir le trouver chez lui à sept heures du matin.

Le lendemain Cléophas fut fidèle au rendez-vous.

Il suivit Caraquette qui le conduisit à la grocerie du coin où Bénoni avait changé la pièce de $5.

Caraquette qui faisait une excellente police de détective pour son propre compte, entra seul dans le petit magasin.

Il se fit passer pour un détective de Québec et demanda à l’épicier s’il n’avait pas la veille donné à quelqu’un la monnaie d’une pièce de $5 en or.

L’épicier hésita un peu et finit par avouer qu’il avait reçu une pièce de cette valeur de la bonne femme Sansfaçon.

Caraquette muni de cette information n’avait qu’à tendre ses filets pour y faire tomber Bénoni.

Il dit à Cléophas de monter la garde près de la maison du père Sansfaçon, car Bénoni ne devait pas tarder d’y arriver.

— Soyez sans crainte, dit Cléophas, je veillerai au grain. Si Bénoni paraît dans les environs, je lui jette le grapin sur les épaules. Je lui dois un chien de ma chienne. Cette fois je suis résolu d’avoir « fair play ». Comptez sur moi, monsieur Caraquette. Vous me reverrez ce soir à votre hôtel et j’aurai des nouvelles à vous donner.

Caraquette serra la main de Cléophas et s’éloigna dans la direction de l’église St-Pierre.

Cléophas avait pris son rôle au sérieux. Il arpentait la rue d’un pas cadencé comme un policeman.

Bénoni tardait de venir.

Cléophas tout en marchant tomba dans une douce rêverie.

Il songeait aux charmes d’Ursule, à la puissance magnétique de ses yeux chatoyants, à ses tendres sourires et à sa désinvolture gracieuse.

Vers neuf heures il vit un homme dans une voiture de louage, arrivant à la fine épouvante et s’arrêtant à la porte du père Sansfaçon.

C’était Bénoni.

Cléophas accéléra le pas, mais il était trop tard, son ancien rival venait d’entrer dans la maison du vieux charretier.