Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/11

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M. Lévy (tome Ip. 105-113).

XI

UNE MAISON DE LA RUE DES LIONS-SAINT-PAUL.


Pompeo frappa à la porte du marchand de blé, pendant que le docteur examinait avec une scrupuleuse attention la maison où brillait un faible jet de lumière…

C’était une maison obscure et noirâtre, formant, nous l’avons dit, l’angle de la rue des Lions-Saint-Paul qui avoisine le quai de l’Arsenal, et dont elle ne se trouvait séparée que par l’hôtel à porte cintrée qu’occupa plus tard Marie d’Aubray, connue depuis sous le nom de la marquise de Brinvilliers…

Jamais peut-être un édifice plus sombre et plus triste n’avait frappé la vue du promeneur, le porche en était sinistre, les charpentes affaissées… La seule partie qui fût alors éclairée était une tourelle placée à l’extrémité de la rue ; cette tourelle avait un balcon élevé de dix pieds au dessus du sol…

La nuit drapait la rue d’ombres profondes, gigantesques…

Dans ce quartier désert, tout se taisait : la pluie avait cessé, on n’entendait plus que les raffales du vent sur les eaux mornes de la Seine…

Le masque laissa Pompeo faire son marché ; puis, quand il fut venu avec ses deux sacs, il lui dit :

— Voilà qui est bien ; tu vas m’attendre sous ce balcon. Quand il en sera temps, je t’appellerai, tu monteras.

Le masque souleva alors le marteau de la porte ; l’instant d’après, une vieille Moresse, son flambeau en main, montra sa tête cuivrée à une lucarne…

— Ta maîtresse m’attend, lui dit le masque, je la précède ; ouvre-moi !

La Moresse hésita d’abord ; puis, vaincue par le ton impérieux de celui qui frappait, elle descendit. Après lui avoir ouvert, elle referma la porte.

Le masque se trouva bientôt introduit par elle dans une pièce octogone. Un lit à pente de damas en fermait le fond ; sur la gauche était un prie-Dieu, à droite, une toilette…

La toilette était bordée d’une frange de guipures ; sur ses tablettes s’épanouissaient les aromes et les pâtes inventées par le Preux, parfumeur de la reine mère. C’étaient des onguents et des sachets, dont le nom n’est pas venu jusqu’à nous ; mais que l’on se reporte au siècle où l’on accusait Marie Stuart de prendre au Louvre même des bains de lait et de vin, et l’on comprendra la valeur de ces trésors de beauté ! Une mante, un loup, un manchon à glands de perle, une mandoline, oubliés sur une table, complétaient le décor de cette pièce. Les rideaux du lit étaient relevés, et laissaient voir au fond une niche couverte d’un voile noir.

La Moresse établit le visiteur dans un fauteuil près du feu qui petillait ; elle eut soin seulement de lui montrer l’heure à la pendule.

— Ma maîtresse, demanda-t-elle à l’étranger, reviendra donc bien avant dans la nuit de chez la reine mère ?

— Tranquillise-toi, elle ne peut tarder.

— J’ai terminé cette nuit les préparatifs de notre départ, continua la Moresse. Demain nous devons rejoindre madame la reine, qui veut loger ma maîtresse au Louvre… Elle vous l’a dit sans doute ?… Un gentilhomme de la reine doit l’escorter.

— Et c’est moi qui suis ce gentilhomme… Repose-toi de tout sur mon zèle, et laisse-moi seul.

La Moresse s’inclina ; elle avait vu briller au doigt du masque une bague d’un grand prix. Le départ de sa maîtresse était mystérieux ; il n’était donc pas étonnant qu’un gentilhomme masqué vînt la chercher.

Ce masque, le médecin du cardinal l’ôta dès que la Moresse se fut éloignée ; il se leva et courut se regarder à une glace de Venise placée à côté du lit.

— Est-ce bien moi, se dit-il, moi que l’enfer ne désavouerait pas pour un de ses fils ; qui mire ma laideur dans ce cristal où l’une des plus fières beautés de l’Italie se contemple ? Est-ce bien moi qui me trouve ici, à cette heure, dans la chambre de là duchesse de Fornaro ?

Oui, c’est moi, c’est bien moi, poursuivit-il en continuant l’examen de chaque objet. À quel autre homme qu’à moi le cardinal eût-il confié cette sombre et terrible mission ? Si je connais sa haine, ne sait-il donc pas la mienne ? Ne sait-il pas qu’éconduit, repoussé par la duchesse, j’ai dévoré l’affront le plus sanglant, un affront que n’ont pu laver encore quinze années ! Voilà donc le lieu où se cache Teresina Pitti, la veuve de Fornaro ? Encore quelques instants, et je vais la revoir, cette altière duchesse qui a su blesser à la fois mon orgueil et mon amour ! Je suis son maître, son juge ! Puissances de l’enfer, m’abandonnerez-vous quand elle viendra ? Irais-je m’attendrir ? Vais-je pleurer comme un lâche ! Les paroles de cet homme résonnent encore à mon oreille comme une audacieuse dérision. N’est-ce donc pas lui qu’elle m’a préféré ? N’est-ce donc pas lui que peut-être elle aime encore ? Et que suis-je à jamais pour lui ? Un monstre, un reptile qu’il écrasera. Il est loin de se douter à quel homme il a demande tout à l’heure le droit de tuer Samuel ! Il obéira, oh ! oui, il m’obéira !

En achevant ces mots, le docteur laissa errer sur sa lèvre un sourire que lui eût envié Satan lui-même. Il se trouvait alors devant le lit de la duchesse ; dans le fond de ce lit était la niche recouverte du voile noir.

Après avoir considéré lentement chaque détail de cette pièce, il entra dans la ruelle, et d’une main hardie il souleva le voile tiré sur la niche…

Le docteur distingua alors un coffre de forme oblongue, en bois de cèdre, soigneusement fermé par quatre serrures de fer, et dont l’examen le jeta dans le plus profond étonnement.

Plusieurs têtes de mort et des os placés en croix étaient les seuls ornements de ce coffre ; au-dessus de la serrure principale, on lisait cette inscription espagnole en grosses lettres Cuidad[1].

Cédant à un mouvement de curiosité, le docteur avançait déjà la main vers ce coffre, quand il se ressouvint de l’avis de Richelieu… Une sueur glacée mouilla son front ; il replaça le voile noir sur la niche…

En ce moment, un bruit de roues se fit entendre près de la rue des Lions-Saint-Paul ; ce bruit venait du quai…

Le docteur remit son masque, cacha la lampe et entr’ouvrit doucement la fenêtre…

Il vit alors une litière qui allait tourner le coin de la rue ; dans cette litière était une femme, le visage couvert d’un loup de velours ; aux côtés de la voiture, deux valets à la livrée de la reine, dont le vent venait d’éteindre les torches…

Il referma la fenêtre, après s’être assuré que Pompeo, placé sous la troisième porte de la rue, dans un rencoignement obscur, attendait ses ordres…

Replaçant alors la lampe, et s’approchant d’un guéridon à pieds tors auprès du lit, le docteur prit le gobelet qui s’y trouvait et y répandit une poudre blanche qu’il mêla avec l’eau contenue sur cette table dans un flacon.

Cela fait, il tira sur lui l’une des portières en brocatelle de la chambre ; puis, retenant son souffle, il attendit…

Une femme entrait dans l’appartement, son loup à la main, le visage pâle, les traits bouleversés…

— Suzanna, dit-elle à la Moresse en s’asseyant, laisse-moi, je veux être seule…

Et comme la Moresse semblait vouloir lui parler :

— Laisse-moi, reprit-elle d’un ton qui, cette fois, devenait l’équivalent d’un ordre.

Suzanna sortit si émue du désordre de sa maîtresse, qu’elle ne put trouver aucune parole. La duchesse se regarda au miroir dont le docteur s’était approché un quart d’heure avant, et elle eut peur d’elle-même… Ses lèvres tremblaient, son sein était oppressé…

— C’est lui !… c’est bien lui !… murmura-t-elle accablée. Mais… Oh ! non… c’est impossible !… Pourtant, je l’ai vu, je l’ai reconnu : oui, là… tout à l’heure…

Elle ouvrit la fenêtre et chercha des yeux dans la rue sombre.

— Rien, rien, maintenant ! poursuivit-elle. Je me suis trompée, c’était une vision.

Dans son trouble, elle se jeta à genoux devant son prie-Dieu. Sa respiration était brève, ses yeux égarés, sa prière entrecoupée de soupirs. Quand elle se releva, ses forces la trahirent ; elle se traîna éperdue jusqu’à son lit.

Dans sa soif brûlante, elle saisit le gobelet et elle but…

— Bien, murmura-t-elle, comme si elle eût encore parlé à sa Moresse ; bien, Suzanna, ce breuvage va me calmer.

Elle s’était jetée tout habillée sur le lit ; ses yeux s’y fermèrent bientôt, un pesant sommeil lia ses membres.

Le docteur écarta alors le rideau, puis sortant avec précaution de sa cachette, il poussa le verrou de l’appartement…

— Maintenant, à l’œuvre, murmura-t-il en regardant la duchesse.

Elle ressemblait à une de ces femmes de marbre couchées mollement sur la pierre d’un cénotaphe… Le docteur s’arrêta quelques instants pour contempler cette magnifique figure, beauté royale, souveraine, que le ciseau du Berruguete ou de l’Ano semblait avoir devinée. De longs cheveux noirs, nattés de perles, s’épanouissaient en touffes bouclées autour de ce front et de ces joues, splendides encore de l’éclat du bal ; les épaules de la duchesse le disputaient à la blancheur de l’oreiller. Ses bras et ses mains étaient chargés de bijoux du plus grand prix ; sa robe brochée d’or, ses dentelles et son reliquaire de pierreries éblouissaient… Un parfum d’ambre et de violette s’échappait encore de ses gants négligemment jetés sur les courtines, près de son éventail de laque…

Rien qu’à voir cette femme, tout autre que le docteur eût alors été ému.

Les lignes de son visage revenaient de droit à cette aristocratie italienne, orgueilleuse du sang des Médicis, type hautain, sévère et presque perdu en France depuis la fin de la reine Catherine. La blancheur de cette peau égalait celle du camée ; ses cils abaissés, aussi noirs que l’aile d’un corbeau, cachaient alors le feu de son œil humide et nacré. Elle avait à peine trente et un ans, l’âge de la puissance et de l’empire chez la femme. Pendant que le vent d’hiver hurlait au dehors d’horribles cris, son silence au milieu de cette chambre silencieuse et verrouillée glaçait l’âme… Assoupie, vaincue par cet infernal breuvage, elle ne représentait plus qu’un cadavre…

Le docteur la regardait avec une ivresse froide et recueillie, comme l’aligator après avoir fasciné l’oiseau, comme le tigre éveillé auprès du pâtre endormi…

— Enfin, murmura-t-il en marchant d’un pas ferme vers la fenêtre du balcon.

Au bruit de l’espagnolette, Pompeo parut dans l’ombre.

— Bien, dit le masque à voix basse, fidèle au signal… je te reconnais… attends-moi !

Il rentra dans la chambre, saisit le voile noir qui couvrait la niche, et le noua sur la figure de la duchesse. Il tira ensuite sur elle les rideaux du lit.

— Maintenant cet homme peut entrer, dit-il en revenant au balcon.

Pompeo avait trouvé la porte de la maison fermée, il n’osait frapper ; le docteur arracha les damas de la fenêtre, et il les jeta à Pompeo.

L’Italien fut bien vite sur le balcon à l’aide de cette échelle improvisée…

— Pompeo, lui dit le docteur, nous n’avons pas un instant à perdre, le cardinal est pressé.

— Excellence, je suis à vos ordres, répondit Pompeo en déposant les deux sacs au milieu de l’appartement.

— Pompeo, reprit le masque, tu n’as pas, je pense, oublié nos conventions ?

— Non, monseigneur ; les vôtres pas plus que les miennes.

Le docteur réprima un sourire d’amer dépit.

— Tu sais que la vengeance de Richelieu est souvent de la justice… continua-t-il cauteleusement.

— Je sais que le cardinal a sans doute le droit de faire ce que vous allez me dire de faire ici, répondit Pompeo, devenu pâle.

— Regarde donc, dit le masque, et tiens-toi prêt !

Le docteur ouvrit alors les rideaux du lit, et montra à l’Italien la femme endormie.

En voyant ce visage recouvert d’un voile noir, Pompeo réprima un tressaillement léger.

— Quelque crime d’État, murmura-t-il… une femme qui n’est plus déjà qu’un cadavre.

— Un cadavre, reprit le docteur, tu l’as dit. Lui entends-tu prononcer une plainte sous cette gaze ? Réponds, parle-t-elle ?

L’Italien se signa.

— Donc, continua le docteur, tu vas prendre ce corps et l’enfermer dans ce sac, Derrière elle, tu vois également ce coffre ?

— Oui, monseigneur, je le vois.

— Ce coffre et cette femme doivent disparaître à tout jamais… Dépêchons.

Pompeo demeurait anéanti, un combat intérieur brisait ses forces.

— Ils disparaîtront comme Samuel, reprit-il ; vous me l’avez juré !…

Et l’Italien montrait du doigt un crucifix à son guide. Devant cette image sacrée, le docteur recula d’abord ; puis il reprit :

— Oui, je jure encore que tu verras Samuel !

Oui, continua-t-il à part lui, tu le verras !

— Et je pourrai me venger sur lui ?

— Tu te vengeras.

— Comme le cardinal se venge ici sur cette femme ?

— Soit, tu pourras un jour me rappeler ces paroles, dit le masque d’une voix sourde. Que veux-tu de plus ?

— Il suffit, dit Pompeo. Ce n’est pas cette femme, c’est Samuel qu’il me semble ensevelir à tout jamais !

Et, guidé par la lumière que portait alors le docteur, Pompeo saisit la femme placée sur le lit en laissant échapper un rugissement de joie.

Son corps admirable, ses bras et son cou, il les plia comme fait le chasseur d’un chamois étendu par la balle sur un glacier, un frémissement horrible et féroce agitait ses membres ; il y avait du sang et de la rage dans ses yeux.

— Qu’il en soit fait ainsi de Samuel, dit-il en nouant les cordes du sac.

Le docteur le regardait faire comme s’il se fût agi d’un corps privé déjà de la vie. Nul soupir, nulle plainte ne s’étaient échappés de cette bouche fermée du sceau d’un implacable sommeil, enchaînée par une torpeur léthargique…

— Maintenant, dit-il, prends ce coffre.

Pompeo souleva son front alourdi ; il ne comprenait guère ce qu’il voyait, car il ne voyait, lui, que Samuel…

Arrivé près du coffre, il le souleva d’une main sûre. Que renfermait cet étui de cèdre ? il l’ignorait ; mais sur l’ordre du docteur, il le fit glisser également dans l’autre sac.

Le docteur regarda de nouveau à la fenêtre.

— Nous sommes maîtres du terrain, poursuivit-il, la lumière a disparu. La Moresse dort, partons !

Il souffla la lampe et tira les rideaux du lit.

Après avoir descendu tous deux l’escalier, ils se trouvèrent dans la rue. Le docteur s’était chargé du coffre, et Pompeo de la femme. Tous deux gagnèrent alors le pont Marie…

— Pompeo, dit le docteur après avoir appuyé les deux sacs contre le parapet, Pompeo, souviens-toi de ta promesse !

En ce moment même, un pas léger qui venait du pont de la Tournelle fit tressaillir les deux hommes…

La nuit était profonde, et l’on ne distinguait aucune lumière dans l’île Saint-Louis.

— Alerte ! Pompeo, dit le docteur, pousse ces deux sacs en Seine !…

Pompeo allait obéir, mais, vaincu par la pesanteur de l’un des sacs, il le laissa appuyé contre l’autre sur le parapet du pont…

Peut-être aussi l’idée d’un pareil attentat glaçait les forces de l’Italien…

— Attention, reprit le docteur, je t’observe.

En disant ces mots, le docteur tira de sa robe un poignard.

Il s’abrita ensuite sous le porche le plus voisin de la rue des Nonaindières…

Pompeo hésitait encore, quand il se rappela l’ordre absolu du cardinal… Il souleva le sac où était enfermé le coffret, et s’apprêta à le jeter dans la Seine.

Mais en ce moment, il entrevit à côté de lui une forme humaine… C’était un jeune homme qui se penchait lui-même sur le parapet.

  1. Prends garde.