Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/13

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M. Lévy (tome Ip. 118-124).

XIII

LE MASQUE BLEU.


À ce bruit terrible, aussi prompt que l’éclair, aussi mortel que la foudre, la duchesse s’était levée droite sur son séant. Charles lui montra le coffre et le passeux…

Un sang sortait du front de maître Gérard ; les parois du coffre jonchaient le sol…

En voyant ces débris, la duchesse eut l’air de se souvenir ; elle passa la main rapidement sur son front…

Un homme mort, ici s’écria Charles Gruyn ; ah ! madame, je suis perdu !

Et comme elle le regardait avec ses grands yeux ouverts, il se recula, et poussa un cri étouffé…

Il avait reconnu celle qu’il nommait comme tant d’autres la comtesse Alvinzi, celle qu’il aimait…

Pour elle, en ce moment, la présence d’un être surnaturel l’eût moins surprise que la vue de Charles… Elle ne pouvait comprendre où elle était, encore moins comment il se faisait que ce jeune homme fût là à ses pieds… Elle examinait les meubles misérables de cette chambre, le cadavre de maître Gérard, les planches éparses de ce coffre, avec une stupide attention… son regard vitré, alourdi, se voilait d’ombre par instants, comme celui des passagers d’un navire pendant la tempête ; le sens des objets l’abandonnait. Elle ne se rappelait pas avoir jamais rencontré la figure de Charles ; pour le cordial du passeux, il la brûlait ; toutefois, cette souffrance convulsive ramenait chez elle le mécanisme des forces… Insensiblement, la vie et la chaleur lui revinrent ; mais cette fumée et ce sang répandu sur les nattes de la cahute lui firent peur. Elle écarta sa chevelure humide, et voulut secouer sa somnolence… Un feu vif et clair pétillait dans l’âtre, ses membres engourdis se ranimèrent peu à peu.

Épuisé, anéanti, Charles se demandait en vain par quelle vengeance affreuse cette femme noble et belle, cette femme qu’il n’avait fait qu’entrevoir, se trouvait ainsi en sa puissance. Le souffle de sa bouche, il l’écoutait à genoux ; tour à tour il remerciait le ciel et il tremblait, donnant à peine un coup d’œil à ce cadavre du passeux. Qu’allait-il devenir entre ce mort et cette grande dame qu’on voulait aussi faire mourir ? Dans quel réseau fatal d’événements se verrait-il enlacé ? sortirait-il vainqueur ou vaincu de cette lutte ? Des frissons de crainte, d’amour et d’espoir couraient dans les veines de Charles. Son plan était tracé ; à tout prix il sauverait cette femme, il la sauverait, dût-il se perdre ! Mais comment la sauver ? où la transporter, où lui assurer un gîte ? Celui du passeux devenait accusateur.

Cependant l’heure s’écoulait ; un jour d’ardoise filtrait à travers l’unique fenêtre de la cabane…

Le feu se mourait, l’aube couvrait la Seine de lueurs pâles ; la duchesse eut peur de cette clarté ; elle interrogea le visage du jeune homme…

Charles soutenait alors sa tête brûlante entre ses mains, mille pensées nouvelles et absorbantes l’assiégeaient ; il songeait à son père, à Mariette, et enfin à cette étrangère, dont il ne connaissait en rien la vie. Quel était son crime ? qu’avait-elle donc fait, encore une fois, pour attirer sur elle un tel châtiment ? Les moments étaient précieux, il fallait agir : Charles se leva.

Il se leva, et sous le costume élégant qu’il portait, il montra aux regards de la duchesse une taille que plus d’un raffiné eût enviée, un air mâle et résolu. Il était beau de cette beauté singulière que donnent les grandes occasions ; la sincérité de son âme se faisait jour dans ses yeux ; la duchesse l’examina sans frayeur, et elle lui dit :

— Vous êtes gentilhomme, monsieur ?

Cette demande fit rougir Charles. Il reprit cependant assurance, et songeant à l’habit qui pouvait causer cette méprise :

Madame, répondit-il, j’aurai pour vous servir le cœur et l’habit d’un gentilhomme…

— Bien, dit-elle, j’ai besoin d’un homme comme vous pour me reconduire où je vais… Le désordre de mes idées ne me permet pas de comprendre comment je suis ici, vous me le direz… Mais hâtons-nous. Il faut, continua-t-elle, que vous me meniez chez la reine mère.

— Y pensez-vous, madame ! répondit Charles, sérieusement effrayé du péril de cette démarche ; ne voyez-vous donc pas qu’il ne nous reste d’autre parti que la fuite ?

— La fuite ? et pourquoi ? lui demanda la duchesse.

— Madame, reprit Charles, vous êtes menacée, poursuivie.

— Moi, murmura-t-elle, en cherchant à rassembler ses souvenirs. Que m’a-t-on donc fait ? où suis-je ?

— Fuyons, madame, fuyons ; ne voyez-vous pas ce cadavre et ces débris ? Vous êtes ici, madame, dans la cabane de maître Gérard, le passeux de l’île ; ce malheureux a voulu ouvrir ce coffre, et le ciel l’en a puni… Voyez, ce coffre n’est-il point à vous ? Je n’y vois, moi, continua Charles en se penchant sur son étui fracassé, que des monceaux de papiers qui brûlent encore…

— Un coffre ! des papiers ! murmura-t-elle, comme si elle se fût dégagée de la torpeur d’un rêve ; voyons !

Et, s’élançant du lit de maître Gérard, elle prit un flambeau et se traîna elle-même jusqu’au coffre.

— Oui… c’est bien cela… dit-elle à part, en regardant les éclats du bois de cèdre à demi brûlés qui jonchaient le sol. Ce sont là les actes que je devais remettre à la reine mère, les actes qui devaient perdre Richelieu ; il avait été convenu, entre elle et moi, qu’un condamné à mort ouvrirait seul cette cassette qui vomit le fer et le feu. La correspondance du cardinal avec Concini est la proie des flammes ! Que vais-je devenir, ô malheureuse que je suis !

En parlant ainsi, la duchesse, de ses mains tremblantes, convulsives, cherchait encore à disputer au feu les papiers qu’il consumait.

— Rien, plus rien ! continua-t-elle accablée. Mais vous ne saviez donc pas, monsieur, ce que contenait ce coffre ? vous n’êtes donc point le guide que j’attendais, vous n’êtes donc point envoyé par la reine mère ? Seriez-vous un espion ? répondez ! dit-elle en se redressant avec énergie devant Charles.

— Madame, répondit le jeune homme avec une fierté triste, je ne suis point un espion, rassurez-vous. Je passais, il n’y a qu’un instant, sur le pont, un homme a jeté de là deux sacs dans la Seine… Le premier de ces sacs contenait ce coffre ; le second… oh ! mais cela est affreux ! poursuivit-il, non, vous ne le croirez pas.

— Achevez.

— Eh bien… madame, le second renfermait une femme d’une admirable beauté, noble et divine créature dont la cupidité ou la haine voulait trancher l’existence… cette femme… c’était vous !

— Moi ! balbutia la duchesse en se reculant d’un bond rapide, comme si elle eût vu sur elle un poignard levé. Elle regarda ses habits mouillés, ses cheveux ruisselants et elle pâlit.

— Vous-même… Comprenez-vous maintenant qu’il faille vous dérober à la vengeance de vos ennemis ? Comprenez-vous que ce cadavre nous accuse ? Par pitié, madame, puisque le ciel m’a fait déjouer un crime, aidez-moi à compléter son œuvre en acceptant un asile, en vous confiant à moi. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il m’a été donné, sachez-le, de voir les traits célestes de celle que j’ai sauvée… Excusez, madame, l’aveu d’un secret qui serait mort dans mon sein ; mais en ce moment même, où je ne devrais songer qu’à fuir, une voix impérieuse me dit de rester. Madame, je suis à vous, disposez de moi et de ma vie… je vous aime !

La parole de Charles s’éteignit en ce moment sous ses sanglots ; son cœur était brisé, mais son œil rayonnait d’amour, il conjurait la duchesse, et la suppliait de croire en lui. L’indicible beauté de cette femme plongeait son âme dans une telle ivresse qu’il eût bravé pour elle mille morts. Pour la duchesse, elle ne le regardait seulement pas.

— Oui, se disait-elle en reconnaissant l’humble cabane du passeux… oui, je me souviens d’être venue dans ce gîte misérable… J’avais même remis à cet homme certain dépôt…Qu’en aura-t-il fait ? Il m’a dénoncée peut-être… enfermée dans ce sac, moi la duchesse de Fornaro ! Mais par l’ordre de qui ? Dois-je croire au démon ?…

Et ce sac humide dont l’eau filtrait, ce cadavre de maître Gérard, menaçaient de la rendre folle…

— Fuyons ! reprit Charles, j’entends des pas. Si ce n’est qu’un simple curieux, j’en aurai bientôt fini avec lui. Madame, votre bras, veuillez prendre mon manteau.

Les pas se rapprochaient en ce moment de la cahute… Le jeune homme ouvrit la lucarne… mais il ne vit rien, tant la brume du matin était épaisse… Il mit la duchesse derrière lui, et il tira son épée…

Pendant qu’il se préparait ainsi à faire bonne contenance, la duchesse cherchait de ses mains désespérées à faire céder la porte de la seule armoire que le passeux possédât…

— C’est là, ce me semble, qu’il a placé ce que je lui confiai, se disait-elle.

Au bruit que la porte légère de l’armoire fit en cédant, Charles se retourna :

— Que faites-vous ? lui demanda-t-il.

— Vide !… murmura—t—elle avec un sourire insensé… vide !… Oh ! mon Dieu, plus d’espoir ! Ce misérable était dépositaire de mon secret, il l’aura vendu ! Le ciel me venge !

Elle poussa du pied le corps du passeux, dans une rage frénétique… En cet instant même, la porte de la cahute s’ouvrit ; un personnage, vêtu d’un long domino de satin noir, et portant un masque bleu sous un feutre gris à plume blanche, apparut aux regards de Charles et de la duchesse…

— Qui es-tu ? réponds, demanda Charles en lui barrant le chemin avec son épée.

— Perdue ! s’écria la duchesse avec angoisse.

— Sauvée, reprit le masque, d’une voix qu’il cherchait à rendre sourde… Mais ce n’est pas à vous, ajouta-t-il, c’est à ce cavalier que j’ai affaire.

– À moi ? demanda Charles. Vous n’avez pas même d’épée ; est-ce un duel qu’il vous faut ?

— Non pas un duel, mais un pacte. Le jour venu, la justice sera ici ; je me charge de te soustraire à sa vengeance.

— Vous, mon gentilhomme, balbutia Charles ; vous me connaissez donc ? Vous avez su…

— Ceci me regarde. Je ne veux de toi qu’une chose.

— Parlez, oh ! parlez. Vous devez comprendre comme moi que je ne puis abandonner cette femme !… La Providence m’a permis de la sauver. Donnez-moi les moyens de fuir, et je vous jure que ma reconnaissance…

Le masque haussa les épaules.

— Vous me croyez ingrat ? Par quel serment affreux puis-je donc ici vous convaincre ? Devant quel témoin choisi par vous…

Le masque bleu avait laissé tomber son regard sur le cadavre de Gérard ; il réprima un léger tressaillement…

— Je me contente de ce corps, dit-il à Charles. Prends cette plume, et signse-moi ce que je vais te dicter… À cette condition seule…

Charles saisit une plume laissée sur la table de comptes du passeux, il allait l’enfoncer dans l’écritoire de maître Gérard, mais le masque bleu reprit ;

— Non pas avec de l’encre, avec ceci…

Charles réprima un mouvement d’horreur, le masque venait de tremper lui-même la plume dans le sang du passeux. Il la lui donna en disant :

— Je veux que tu t’engages à être désormais à moi… Tu m’appartiendras corps et âme… Dans un an, jour pour jour… ici… tu entends, heure pour heure, tu me reverras si tu en as le courage !

Charles signa ; il rendit le pacte à l’inconnu. Le regard de la duchesse l’avait soutenu, il tremblait.

— Maintenant, reprit le mystérieux protecteur, dans quelques instants tout sera prêt ! Quel que soit le chemin que vous preniez, je suis sûr que vous ne m’oublierez pas.