Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/16

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M. Lévy (tome Ip. 142-150).

XVI

CHEZ L’ARCHIDUC.


La fête de l’archiduc avait lieu dans le Palazzo-Vecchio lui-même, ce palais de fer et de créneaux, métamorphosé alors en salle de bal, comme un vieux ligueur du temps de Henri III transformé en brillant muguet.

Sur la porte même, deux bras de bois, armés de torches colossales, éclairaient l’écusson d’or aux tourteaux de gueules, armes des Médicis entaillées dans la muraille.

Le jeune homme traversa d’abord la salle de l’audience sans s’arrêter aux brillants ouvrages en marqueterie de Benoit de Maiano ; il passa rapidement devant les peintures de François Salviati ; puis il prit haleine devant une série de portraits dont presque tous représentaient les Médicis dans la grande galerie.

— Des marchands de blé devenus ducs et rois de leur ville, pensa-t-il ; des maîtres abhorrés ou bénis tour à tour, trop heureux d’avoir rencontré un Michel-Ange ! En voyant ce palais et ces toiles dédaigneuses, je songe au banc de pierre que l’on m’a montré l’autre jour dans une rue de Florence, et sur lequel Dante venait s’asseoir ; c’est là que, vis-à-vis des factions, il rêvait l’Enfer ! Et moi, comment me trouvé-je tout à coup en cette fête brillante ? Suis-je seulement un ami de Pétrarque oui un admirateur de Machiavel ? Quelle pensée généreuse fait battra mon sein dans ce volcan nommé l’Italie ? Quelle idée me pousse au sein de ces gentilshommes désœuvrés et corrompus ? Cette noblesse hait la nôtre ; elle est taillée d’un seul bloc ; elle se complaît dans les sonnets et l’encens ! Noblesse solide, austère et grande comme ses palais ; patriciens mornes et superbes. Mais que diraient-ils, ces fiers Toscans, de me voir entrer ici, moi, murmura le jeune homme, le comte de San-Pietro ! moi, le fils du cabaretier Gruyn !

Un coup d’œil de satisfaction jeté sur ses habits rendit à Charles l’assurance que l’aspect imposant du Vieux-Palais allait peut-être lui faire perdre. Sous la profusion de ses rubans et de ses dentelles, on n’eût guère alors soupçonné le fils du maître de la Pomme de pin.

Le Tintoret lui-même, ce peintre sévère et hautain de la vieille Florence, eût été frappé de l’air d’aisance du jeune homme ; il ressemblait alors à l’un de ces charmants cavaliers à l’air de tête noble et doux qu’il a représentés tant de fois accoudés contre le marbre d’une colonne.

Ce fut dans cette attitude rêveuse qu’un groupe de gentilshommes le surprit. Au milieu de ce groupe, comme une reine au sein de sa cour, Giuditta agitait son éventail…

La cantatrice écoutait à peine le bourdonnement de ses flatteurs, bourdonnement pareil à celui d’une ruche d’abeilles ; elle entrait dans ce bal où, peu d’instants avant elle, la duchesse venait d’entrer appuyée au bras de Charles Gruyn.

Engagée alors dans une conversation sérieuse avec l’archiduc, Teresina écoutait ses paroles ; elle aussi elle avait recueilli sa part de félicitations et de sourires…

Comme une belle fleur longtemps captive s’épanouit aux tièdes lueurs d’un soleil de mai, la duchesse, isolée depuis un grand nombre d’années de ces fêtes, y reprenait déjà l’empire absolu de la beauté et de la puissance. Elle y rayonnait encore moins par ses pierreries que par sa grâce, réalisant tour à tour une noble déesse sortie de son bois de lauriers et de cyprès, ou l’une de ces femmes sculptées par le ciseau grandiose de Michel-Ange. En la contemplant, il devenait impossible de n’être pas saisi à la fois de respect et d’admiration comme devant l’un de ces visages où l’expression de la dignité s’allie à un charme irrésistible. La lumière et la vie semblaient s’étendre autour d’elle, son sourire seul protégeait, et les magiques effluves de ce sourire enchanté plongeaient le cœur des plus fiers dans un silencieux ravissement.

Giuditta l’avait vue, et Giuditta était alors doublement jalouse.

Non-seulement elle reprochait à la duchesse d’avoir enchaîné ce merveilleux inconnu à son char de reine, mais son entretien avec l’archiduc l’inquiétait.

L’archiduc avait laissé percer de tout temps dans ses discours une prédilection marquée pour la belle duchesse de Fornaro, et Giuditta appartenait à la maison de l’archiduc : elle était sa cantatrice. Giuditta avait aussi sur le cœur le renvoi de son bouquet. Appuyée nonchalamment au bras du comte Pepe de Sirvuela, elle s’arrêta droit devant Charles, et le toisa avec cette impertinence de courtisane que beaucoup de gens ont de tout temps nommé de l’aisance.

Charles soutint ce regard d’un air calme et froid, tout en se reprochant d’avoir suivi le conseil de la duchesse, et visiblement confus d’avoir écrit à une femme qui semblait le dédaigner.

Pour la première fois, peut-être, il comprit le danger qu’il y aurait eu pour lui d’irriter cette sirène, entourée alors de tout ce que Florence possédait de plus brillant, soulevée comme une plume légère par le caprice, mais se fiant à l’enthousiasme ; il se repentit d’avoir osé blesser sa vanité. Giuditta, dès lors, l’inquiéta comme un péril ; elle refroidit la hardiesse de son entrée. En cherchant la duchesse, son point d’appui ordinaire, il lui fut facile de voir que Teresina, tout en écoutant l’archiduc, l’entretenait de son protégé ; son regard bienveillant lui rendit presque le courage.

— Après tout, se dit-il, ne suis-je pas son libérateur ?

Monseigneur, dit en ce moment la duchesse en prenant Charles par la main et en s’adressant à l’archiduc, monseigneur, permettez que je vous présente le comte de San-Pietro.

Charles s’inclina ; l’ivresse et l’orgueil gonflaient son cœur ; il releva le front, et considéra le cercle qui l’entourait.

Sa grâce, sa figure, son air de franchise ne pouvaient manquer de lui faire des partisans ; étranger à ces hommes, il ne leur en parut pas moins digne de la faveur et de la fortune. Mais le monde vous aime et vous écrase, mais l’envie s’attache à ceux qui charment ; le comte de San-Pietro put entendre, en se retournant, cette phrase prononcée aussi vite qu’elle se perdit dans la foule :

— Qu’est donc ce jeune homme à la duchesse de Fornaro ?

— Hélas ! murmura Charles en regardant celle qu’il avait faite l’objet de la plus sérieuse tendresse, hélas ! il n’est que trop vrai, je ne lui suis rien, rien qu’un embarras, un ennui ! Ah ! je ne le sens que trop, la ruine de mon amour est consommée car la duchesse a payé sa dette, elle m’a donné un titre, elle m’a fait noble, moi qui n’étais hier encore qu’un roturier ! Me faudra-t-il donc, mon Dieu, retomber bientôt dans l’engourdissement des souvenirs, imposer silence aux voix de mon âme ? Une vie nouvelle commence pour moi, la duchesse m’ouvre les portes d’un monde étincelant ; mais cette vie est un combat, je dois vaincre ! Oui, continua-t-il, je serais indigne de ses bienfaits si je ne triomphais pas. Assez d’abaissements et de malheurs ont pesé sur moi, je veux conquérir enfin une place lui m’est bien due. En me voyant ainsi, Bellerôse le comédien rirait peut-être, mais ici nul ne me connaît, ici je ne doit compte à qui que ce soit. La paix vient d’être signée ; n’importe, tenons nous ici sur la défensive. Cette épée que m’a donné la duchesse porte une belle devise, la devise d’un enfant de la noble famille de Charles-Quint : No me saques sin razon, no me embaines sin honor[1] ! Après tout, elle est aussi affilée que celles de ces gentilshommes.

En se parlant ainsi, Charles sentait son cœur embrasé d’un feu nouveau. Fort de son courage, il alla se perdre résolûment dans un groupe de jeunes seigneurs qui le regardèrent tous avec non moins d’étonnement qu’un alcyon tombé d’aventure dans un nid d’aigles. Une longue habitude avait appris aux italiens d’alors, comme à ceux d’aujourd’hui, à se méfier des nouveaux Venus ; mais le comte Pépe se trouvait au milieu de ces cavaliers si fiers, il mit fin bien vite à toutes les incertitudes :

— Salut au vainqueur du Pratolino ! dit-il à Charles. C’est bien à vous, seigneur cavalier, de faire trêve à vos triomphes. Il n’y a ici ni tigres ni loups, mais de bons Toscans ravis de recevoir un gentilhomme tel que vous. La duchesse de Fornaro m’a fait part de votre réussite en cour de Rome, monsieur ; je vous félicite et vous remercie en même temps de vous être fait Italien en Italie.

Le comte Pepe de Sirvuela avait en effet donné dans le piége. Le titre nouveau du jeune homme lui avait semblé une chose toute simple, beaucoup de seigneurs français voyageant alors sous le nom de fiefs achetés à Rome.

— Puisque le cardinal de Richelieu nous donne la paix, me sera-t-ii permis, continua le comte Pepe, de vous offrir une guerre pacifique ? Le lansquenet est devenu ici, grâce à la France, un jeu à la mode ; voulez-vous, en attendant le concert qui nous entamions une partie ?

Charles n’avait pas joué depuis la nuit fatale où il avait quitté Bellerose ; il avait pris les dés et la table de jeu en horreur ; il pensa alors que s’asseoir à ce tapis où le comte Pepe lui montrait un siège ce serait tenter le ciel, et que le sort lavait jusque-là assez servi.

— Heureux. vous l’êtes sans doute, dit Pepe au comte de San-Pietro, et ce m’est une grande imprudence que de lutter contre votre banque…

— Je suis le partenaire du noble comte de San-Pietro… dit Rodolfo qui survint ; j’ai chez moi une Vierge admirable de Raphaël, voulez-vous que j’en fasse ici l’enjeu ?

— Moi, dit un banquier florentin, j’ai une Vénus que l’on croit de Praxitèle. Jouer de l’or me répugne. De l’or ! on ne voit que cela maintenant sur toutes les tables de jeu !

— Moi, je joue ma cave, dit un marquis en tirant de sa poche une clef d’or ouvragée avec finesse les vins de Chypre y coudoient ceux d’Espagne et de Hongrie. Le nonce m’a envoyé ces jours-ci une coupe d’or ; elle vaut cent mille ducats…

— Ma bourse renferme une assez belle quantité de sequins de Venise, reprit un dernier interlocuteur ; il peut se faire que le noble comte ait oublié chez lui de prendre de l’or, le mien est à son service…

Au milieu de cette fournaise d’enjeux, Charles Gruyn éprouvait déjà le tourbillon du vertige ; ébloui, haletant, l’œil et la lèvre en feu, il froissait entre ses doigts ses gants formés de perles, il regardait et il écoutait d’un air incertain.

Tout d’un coup il se fit un grand silence. Giuditta chantait, pendant que le maître de chapelle l’accompagnait sur la basse de viole.

Et vraiment c’était merveille que d’entendre chanter ainsi cette admirable créature… Tout ce que l’âme humaine peut contenir d’harmonies, tout ce qu’un maître peut rêver, le chant de Giuditta le réalisait ; cependant cette femme n’était qu’un marbre, un instrument, rien de plus. L’engouement romanesque, les applaudissements exaltés que déchaînait cette voix laissaient dans l’âme un vide réel ; c’était une course victorieuse que la cantatrice de l’archiduc venait de fournir. Les difficultés dont triomphait sa méthode pouvaient étonner, mais elles laissaient le cœur froid en charmant l’oreille, elles satisfaisaient les difficiles et les curieux. Devant cette femme aussi belle alors qu’une statue, Charles ne put s’empêcher de songer aux airs naïfs que lui disait Mariette ; il se reporta sur les ailes du souvenir à cette petite fenêtre ouverte sur la Seine, et sur la pierre de laquelle il s’était assis tant de fois… Tout n’était que parfum et enivrement autour de lui, les séductions l’entouraient ; encore un instant, et il allait céder aux paroles mielleuses de ces seigneurs qui semblaient tous avides de son amitié. Giuditta elle-même venait de fendre la foule, elle s’était assise près de la table de jeu qui servait à Charles de point d’appui ; elle attendait un éloge, et son attente provoquait le jeune homme… Chancelant encore sous le poids d’émotions si nouvelles pour lui, Charles se leva comme un convive à demi ivre ; il entr’ouvrit la fenêtre qui donnait sur la place du Palais-Vieux. Elle était alors déserte ; un seul homme enveloppé de son manteau, le feutre à demi rabattu sur le visage, paraissait observer attentivement du dehors les mouvements de la fête… Quel est donc ce curieux ? pensa Charles. Il l’examinait encore quand une voix de femme murmura de suaves paroles à son oreille… C’était Giuditta qui le pressait de se rasseoir à la table de jeu… Un noble Florentin avait, à l’entendre, gagné l’avant-veille des sommes fabuleuses, le tout parce qu’il tenait la banque à côté d’elle ; la veille on allait peut-être saisir son palais, maintenant il pouvait braver l’infortune, il avait réalisé un rêve brillant, il était riche ! Jeune et riche, ce sont là deux grands bonheurs, ajouta Giuditta. Il est vrai, reprit l’insidieuse conseillère, que la duchesse de Fornaro est loin d’être pauvre ; mais au premier jour un mari peut se présenter, un homme insinuant peut conquérir cette fortune… Charles se sentit blessé des réflexions de Giuditta ; sa condition, après tout, était sujette au hasard comme la sienne. Échapper aux bienfaits onéreux de la duchesse lui semblait depuis longtemps l’effort d’un noble cœur ; non-seulement il rêvait l’indépendance, mais il eût voulu voir Teresina misérable et délaissée, pour lui créer un palais comme l’un de ces magiciens fantastiques dont l’éblouissante baguette sillonne les comtes de fées. Avec les habits nouveaux qu’il portait, Charles avait senti se glisser dans son cœur d’orgueilleuses et folles pensées. Dominer la foule comme les seigneurs qui l’entouraient, parler haut, briller à Paris ou à Florence, devenait le rêve de sa jeune ambition ; les mots échangés entre Giuditta et lui l’affermissaient dans cette subite résolution de tenter fortune. Chacun de ces nobles s’était empressé de le choisir pour banquier ; l’or et l’argent couvraient déjà les tapis… Le flot des joueurs l’enlaçait et le pressait.

Par un élan spontané, Charles Gruyn chercha des yeux la duchesse…

Il ne la vit point, soit que le tumulte du bal la lui cachât, soit que le voile qui commençait déjà à s’épaissir sur ses yeux confondît pour lui ces silhouettes légères de la fête.

Cependant les joueurs formaient cercle autour du jeune homme, les uns légers, d’autres graves les uns pareils à ces beaux cavaliers à rubans dont les peintres hollandais n’ont jamais manqué d’entourer l’Enfant prodigue ; les autres, spectres vivants, que Buonarroti eût placé dans son enfer…

Les deux camps étaient formés, seulement celui de Charles avait vu bien vite s’élever autour de lui une muraille d’or et d’enjeux… Il eût fallu vraiment se nommer Pitti ou Médicis, être juif ou grand-duc, pour tenir contre cette banque formidable, improvisée tout d’un coup autour du jeune comte de San-Pietro.

La vue de cet or ainsi éparpillé donnait le vertige ; un instant Charles eut peur que l’archiduc ne vînt à passer et ne le vît, ainsi que la duchesse, tenant les rênes du jeu d’une main tremblante, inhabile… Le marquis de Rovedere venait d’offrir au jeune homme d’être son trésorier tout le temps du jeu ; le comte de Fersen, riche Hongrois, dirigeait le camp opposé à celui de Charles…

— Le jeu n’est point fait, objecta le marquis de Rovedere ; qui donc ici fait le jeu ?

Un silence profond avait succédé à cet appel du marquis, il fut bientôt suivi d’un brouhaha dans la foule des joueurs.

— Fait-on notre jeu ? demanda de nouveau le partenaire de Charles avec lenteur. Allons, parlez, messieurs ; qui d’entre vous se présente ?

— Moi ! s’écria tout d’un coup un personnage qui mit une bourse sur le tapis et prit la place du comte de Fersen…


  1. Ne me tire pas sans raison, ne me rengaine pas sans honneur.