Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/25

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M. Lévy (tome Ip. 216-225).

XXV

LE CHANTEUR DE L’ÎLE AUX VACHES.


Le lendemain, Charles était exact au rendez-vous.

En abordant ce lieu où s’était passé le drame le plus important de sa vie, le jeune homme ne put réprimer un mouvement de crainte et d’inquiétude.

Entre les ajoncs du fleuve où s’élevait autrefois la cabane de maître Gérard était une petite barque à demi défoncée par l’eau ; dans cette barque on avait planté une mauvaise croix de bois noir…

Ce lieu était devenu bien vite un lieu maudit et désert.

L’autorité, en relevant le cadavre du passeux, l’avait trouvé d’abord si défiguré qu’elle avait eu peine à le reconnaître… Le feu avait consumé jusqu’aux indices de ce terrible attentat ; les papiers de la duchesse contenus dans le coffre étaient devenus la proie des flammes, quand maître Gérard avait cherché à l’entr’ouvrir au moment de l’explosion.

L’opinion publique n’avait donc pu s’expliquer ce meurtre inouï ; mais l’édilité avait profité de cette fin sinistre pour confisquer tous les droits du passeux à son profit. Elle avait aboli sa charge et n’avait pas même répugné à démolir sa cabane.

Ce fait accompli, les suppositions les plus absurdes n’avaient pas manqué de circuler, la légende même du passeux de l’île aux Vaches était devenue à Paris aussi vulgaire que celle du moine bourru.

Parvenu en cet endroit, Charles éprouvait donc une sorte de frayeur superstitieuse.

Les saules de la rive penchaient vers lui leur chevelure, humide encore de l’ouragan de la veille ; chaque angle de la maison, chaque pierre revêtait à ses yeux une forme bizarre, fantastique. Il était huit heures du soir, et le ciel roulait de si gros nuages que Charles avait cru prudent de sortir drapé de son manteau. Une rapière italienne, ciselée avec autant d’art que celles de Benvenuto, ceignait son flanc ; des éperons damasquinés sonnaient à ses bottines brodées de dentelles ; son chapeau, à larges bords, était orné d’un nœud d’émeraudes. Malgré le mauvais temps, Charles avait apporté à sa toilette une recherche véritable ; il calculait peut-être que sa bonne mine en imposerait. Quel était donc ce mystérieux cavalier ? que lui voulait-il, et comment avait-il su son arrivée ? Depuis cette nuit où il avait sauvé la duchesse, bien des fois l’image de ce singulier libérateur avait occupé les rêves de Charles ; il se rappelait fort bien le masque bleu qu’il portait et le pacte qu’il lui avait fait signer. La résiliation complète de sa volonté entre les mains de cet inconnu faisait passer en lui des frissons de crainte ; quel intérêt pouvait-il avoir à disposer ainsi de sa liberté, de sa vie ?

Courageux par nature, Charles, cette fois, n’avait pas cru devoir reculer, il attendait son aventureux visiteur avec fermeté. Depuis ce duel fatal où il avait tué Leo Salviati, Charles n’avait pas cru à la possibilité d’une rencontre ; le soupçon d’un guet-apens se présenta alors à son esprit.

— Quelque misérable qui veut transiger peut-être avec ma bourse, pensa-t-il. Il est certain que sans lui je pouvais être pris en ce lieu avec la duchesse ; peut-être m’a-t-il dénoncé… peut-être ne viendra-t-il pas seul à son rendez-vous ! Mais avec ce fer, que puis-je craindre ? Des ennemis, oh ! je dois m’en être fait ; pardonne-t-on jamais à ceux qui s’élèvent ? Découvert déjà par cet homme, espionné, reconnu ! continua-t-il avec dépit. Ah ! s’il ne me promet pas à son tour de ne jamais trahir mon secret, malheur à lui !

Il parlait encore quand une silhouette fine et légère se détacha sur le terrain semé d’ombre où il marchait, et Charles vit bientôt venir à lui un cavalier de moyenne taille…

Il était si coquettement habillé, si leste, si galant dans sa tournure, que Charles éprouva d’abord, en l’examinant, une jalousie involontaire.

La première fois, il ne l’avait vu qu’en domino, et le visage couvert de son masque ; mais il arrivait à ce second rendez-vous avec une recherche égale au moins à celle de Charles. Des touffes d’aiguillettes voltigeaient à son épaule, son pourpoint était de la meilleure faiseuse, son manteau d’excellente coupe. Ce qui surprit Charles, ce fut son corps frêle et délicat, sa taille comparable à celle d’une guêpe. Était-ce quelque page ou un écolier que le hasard avait rendu témoin de la fin cruelle de maître Gérard, et qui, dans sa galanterie romanesque, avait offert à la duchesse les moyens d’assurer sa fuite ? La jeunesse du cavalier se trahissait par la seule étude de son ensemble, le morceau de velours qu’il portait devait cacher une figure de vingt ans au plus. Charles l’examina dans une surprise silencieuse.

— Je me suis rendu à vos ordres, dit-il, vous le voyez ; maintenant, qu’exigez-vous ?

— Il doit vous en souvenir, répondit le cavalier.

Le son de cette voix fit tressaillir Charles. Il considéra de nouveau l’inconnu, et il parut chasser un soupçon vague.

— Ces cinq lignes ne vous disent-elles rien ? ajouta, le cavalier.

— Oui, je me rappelle, répondit Charles… Il est inutile de me faire souvenir… Cette nuit terrible est encore présente à ma pensée… je n’ai point oublié votre secours, et si de l’or… En voici, poursuivit-il, en dégageant une bourse de son pourpoint et en la présentant à son interlocuteur.

— Vous vous trompez, objecta le jeune homme en repoussant l’offre que Charles lui faisait, ce n’est pas de l’or que je veux… Reconnaissez-vous seulement cette écriture ?

En même temps il présentait à Charles le papier qu’il avait signé entre ses mains ; en le reconnaissant, une pâleur subite avait couvert le visage du comte de San-Pietro.

— Cette écriture est bien la mienne, monsieur, reprit-il, en jouant le calme. Mais, continua-t-il sur un ton rassuré, il a fallu le danger que courait alors la femme que j’accompagnais pour me déterminer à ne point marchander votre assistance… Il a fallu cet orage, ce lieu écarté, ce cadavre sanglant et à demi consumé qui gisait dans cette cabane, pour que j’acceptasse vos conditions.

— Et maintenant que le péril est passé, maintenant que vous revenez en France sous un autre nom, vous refusez, n’est-ce pas ? répondit le cavalier avec ironie. Ce que c’est que de voyager, ah ! l’on oublie vite en Italie !

— Mais qui êtes-vous donc, demanda Charles piqué au jeu, vous qui connaissez tous mes secrets, et qui, cependant, semblez si jeune ? Qui êtes-vous, vous qui prétendez lier ma vie ?

— Quelqu’un, sachez-le, à qui vous aviez promis la vôtre… quelqu’un, ajouta l’inconnu d’un ton de voix altéré, qui n’eût pas hésité à se sacrifier pour vous, et qui cependant s’est sacrifié pour sa rivale…

— Sa rivale ! Mon Dieu, mais c’est donc ici à une femme…

— Me reconnaissez-vous, Charles ? dit le jeune homme en ne déguisant plus sa voix sous le masque, et en le faisant voler loin de lui.

— Mariette ! c’est Mariette !

— Oui, c’est Mariette ; Mariette, que vous aimiez avant de rencontrer cette femme maudite, la source de mes chagrins et de mes malheurs ! Je n’avais que trop pressenti l’empire que sa beauté funeste exercerait bientôt sur vous, je prévoyais déjà qu’elle ferait de vous un ambitieux, je devinais aussi son orgueil ; mais la distance qui vous séparait tous deux comme une barrière infranchissable me rassurait. Sans cela, Charles, vous eussé-je laissé partir ? Aurais-je donc moi-même sauvé cette femme ! Oh ! je fus bien folle, cela est vrai, mais vous me suppliâtes, il vous en souvient, avec des larmes !… Vous me la dépeignîtes entourée de mille pièges, elle qui semait déjà la ruse et les ténèbres autour de votre esprit, elle dont je vois toujours les yeux secs et fixes me regarder à travers les trous de mon masque. Je ne me trompais pas. Oh ! dites, elle vous aura entraîné à sa suite, elle aura fait de vous son intendant ou son écuyer. C’est ainsi, m’a-t-on dit, que les grandes dames vous récompensent d’un service. Un peu d’or, un titre, c’est par là qu’elles gagnent les cœurs les plus loyaux, les plus fiers ! Et c’est là tout ce qu’elle pouvait faire ; c’est ce qu’elle a fait, je le vois. Cette noble dame ne pouvait éponger le fils de maître Philippe ; une mésalliance l’eût perdue, n’est-il pas vrai ? Après vous avoir promené un an à sa suite, comme un esclave, elle daigne enfin vous rendre à moi, à moi dont elle sait peut-être le désespoir et les larmes ! Voilà qui est noble et magnanime, continua Mariette sur le même ton de raillerie, s’informer de moi, pauvre orpheline, me prendre en pitié ! Ah ! si je savais le lieu qu’elle habite, j’irais la remercier !

Charles écoutait Mariette avec une stupeur égale au moins à sa tristesse. Le secret de sa vie, son secret le plus terrible et le plus cher, remis aux mains de cette imprudente enfant, l’épouvantait. Il était loin d’ignorer la décision de la jeune fille ; ces habits de cavalier eussent suffi pour lui prouver ce qu’elle tenterait au besoin. Ce pacte signé de son nom l’inquiétait ; il voulait parler, et la parole mourait sur ses lèvres immobiles. La beauté d’une femme s’accroît souvent de l’impression du cadre qui l’entoure. Le lieu où se trouvait Charles était silencieux et terrible, nous l’avons dit ; quelques pentes d’herbes et de marécages s’y trouvaient alors éclairées par les rayons d’une lune blafarde… la Seine étincelait au loin comme une glace limpide ; mais sur la rivière aucune barque, aucun chant, aucun flambeau. Charles ne voyait alors devant lui que deux choses : la croix noire élevée au passeux de l’île aux Vaches, et cette jeune fille qui venait réclamer de lui une parole sacrée.

— Je suis à vous, lui dit-il, à vous, comme autrefois ; parlez.

— Oh j’étais bien sûre de votre cœur, reprit la naïve Mariette ; vous pouviez devenir ambitieux, jamais ingrat ! Oui, je savais bien que vous alliez revenir, vous êtes revenu. Jusque-là j’aurais pu douter de vous ; mais je vous ai vu, vous m’avez parlé, vous avez été bon, généreux comme autrefois. Non, ce n’était point un rêve que votre présence mystérieuse dans la maison de votre père, l’autre nuit ; ce n’était point un rêve que cette voix tendre et repentante, ces pleurs fraternels que vous versiez, ce serment que vous me faisiez de ne plus quitter à l’avenir notre toit modeste ! Il est temps d’y revenir, d’abandonner, Charles, cette vie qui peut vous être fatale. Pensez-vous donc abuser cette noblesse envieuse ? pensez-vous briller impunément aux yeux de ceux qui vous ont connu ? Et quand cela serait, ne retrouvez-vous pas ici deux cœurs brisés, le mien d’abord, et celui de votre père, pauvre vieillard qui vous pleure ? Vous le reverrez, vous l’embrasserez, et moi, votre amie, moi, votre sœur, vous me rendrez la place que j’avais dans votre cœur, n’est-il pas vrai ? Cette femme, — si elle est ici, avec vous, — vous la quitterez, vous aurez ce courage, oh ! vous l’aurez. Ce n’est que pour elle que vous nous avez quittés, pour elle que vous courez cette mer d’aventures et de périls ! Encore une fois, quittez-la, je vous le demande, je l’exige même au nom de votre bonheur ! Voilà quel était l’objet de ce pacte, voilà les conditions terribles que je vous imposais, ajouta Mariette en souriant. Suis-je donc, dites-moi, un créancier si exigeant, si farouche ?

— Vous êtes un ange, répondit Charles, résolu plus que jamais à ne point déchirer trop vite le cœur de Mariette devant l’aveu ingénu et passionné d’un tel amour ; vous serez toujours ma sœur, mon amie ! Oui, je suis un ambitieux, un fou… Mais je vous aime, Mariette !… Absente ou présente, je, vous retrouve ; allez, je n’ai rien oublié de nos joies d’enfance ; je vois toujours notre petit enclos aux branches vertes, et votre fenêtre aux grappes pendantes. Je vois et je touche le petit sachet qu’on vous avait mis au cou, j’entends votre mandoline envoyer le soir, à la Seine, de folles bouffées de musique… Nous étions heureux, nous nous aimions ! ajouta Charles avec un soupir, et cependant le ciel ne nous avait point faits l’un pour l’autre !

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il y a deux hommes en moi : l’un enfant rêveur, simple et candide comme vous, que la passion ride à peine comme l’eau du lac, et qui cependant frémit de trouble à la seule pression de votre main, qui se surprendrait de longues heures à vous entendre gazouiller comme l’oiseau ; l’autre un composé de marbre et de fer sur lequel découle l’ambition en lave fougueuse, et qui, une fois échauffé par elle, devient inaccessible à tout autre contact qu’à celui de ses pensées dominatrices. Voudriez-vous de cet homme-là, Mariette ? comprendriez-vous ses ardeurs dévorantes, ses insomnies, son martyre ? Ne serait-il pas plutôt le fantôme ennemi de votre sommeil, l’ennemi juré de votre vie ? Et c’est à un pareil être que vous proposeriez de reprendre une existence stérile ! Mariette, je vous aime ; mais je ne puis, sachez-le, jouer mon rôle d’autrefois. Revenir dans la maison de mon père, essuyer de nouveau les dédains de ces seigneurs ! Y pensez-vous ? Et que diriez-vous de moi ?

— Je dirais, Charles, qu’il est doux au voyageur de se reposer après une journée de feu et de fatigue ; je dirais que c’est une grande tristesse que votre bonheur si vous l’achetez au prix de votre repos ! Mais j’ai foi dans vous, dans vos souvenirs, vous m’aimez, vous êtes libre. Qui pourrait, répondez, vous détourner maintenant de la voie du devoir ? qui pourrait vous faire une loi de m’oublier ?

— Rien, répondit Charles ; aussi je ne t’oublie pas ! Tu seras toujours, enfant, ma meilleure, ma plus constante pensée !

— Cependant, Charles, cette femme…

— Cette femme, reprit Charles embarrassé, cette femme m’a protégé, cela est vrai ; maintenant nous sommes quittes, ajouta-t-il avec un effort.

— Bien vrai ? dit Mariette en pressant la main de celui qu’elle n’avait jamais cessé d’aimer.

Charles allait répondre et tromper de nouveau la tendresse de Mariette, quand une nacelle, un fanal au front, glissa sur le fleuve au milieu des ténèbres… La chaleur était intense, le ciel était devenu de plomb ; une main souleva les draperies de l’embarcation légère, et se plaça ensuite sur les cordes d’un luth… La voix du chanteur laissa tomber les stances suivantes :

Que fais-tu, beau gentilhomme,
Qui viens de Parme ou de Rome ?
Reviens, ta femme t’attend.
Ne crains-tu pas qu’on te suive ?
À minuit sur cette rive
L’ombre du passeux descend.

Elle descend sous les saules,
Le sang couvre ses épaules,
L’ombre a des gémissements.
Beau cavalier, que t’importe ?
Toi que l’ivresse transporte,
Toi qui promets et qui mens !

La nacelle avait ralenti sa marche comme si le chanteur eût craint de n’être point entendu. Elle fut bientôt hors de portée, et, virant de bord, elle glissa de nouveau comme une flèche sur la Seine. Charles demeurait fixé à la place qu’il occupait, les bras pendants, le cerveau plein de vertige. Mariette, effrayée de sa pâleur, lui en demanda la cause.

— Je ne sais pourquoi cette chanson m’a troublé, murmura-t-il. Mariette, quittons-nous ; plus tard je te reverrai !

— Qu’avez-vous donc ? demanda la jeune fille.

— Rien, Mariette ; tu ne connais pas la voix qui chantait cette chanson ?

— Quelque seigneur ou un marinier, dit Mariette. La nuit est sombre, cependant, et on ne chante guère en ce lieu-ci.

— Mariette, reprit Charles, je dois partir ; laisse-moi regagner l’hôtel de l’île, on m’attend.

— Je ne vous quitte plus, répondit Mariette ; non, je dois vous suivre, m’attacher à vos pas ! Cet hôtel, vous ne pouvez l’habiter. À quel titre ? Oh ! revenez, ami, revenez à moi ; je tremble, je ne sais pourquoi, de vous laisser seul. Les paroles de ce chanteur inconnu m’ont toute glacée. N’avez-vous pas hâte, d’ailleurs, de revoir votre bon père ? Vos larmes, vos remords, les foulerez-vous à vos pieds ? Répondez-moi ! Jugez de sa surprise ; il ignore votre retour, il a fallu qu’un mystérieux avis me prévînt que vous arriviez ici sous un autre nom. Je ne lui dirai rien de cette entrevue, je vous le promets.

— Et de qui donc était cet avis ? demanda Charles troublé, en s’acheminant dans la direction de l’hôtel avec Mariette, qui cherchait en vain à le retenir.

— D’un ami, sans doute. Hélas ! je n’en ai qu’un ; oh ! vous le verrez bientôt.

— Mariette, reprit tout à coup Charles Gruyn, laissez-moi ; n’apercevez-vous pas ce page en livrée qui vient à nous ?

— Il est facile de voir, à son pas et aux oscillations de torche, qu’il marche vite.

— Oui, il a sans doute à me parler. Je le reconnais, c’est Cesara !

Cesara, le page de la comtesse, s’approchait en effet de Charles ; son visage portait l’empreinte de l’inquiétude, son cœur battait si vite qu’il ne put d’abord parler.

— Accourez vite, monsieur le comte, dit-il enfin, la comtesse de San-Pietro vous attend !

— La comtesse de San-Pietro ! murmura Mariette d’une voix faible. Marié, il est marié !

Et elle appuya sa main défaillante sur le parapet du quai, pendant que Charles suivait Cesara à travers la cour de l’hôtel, en toute hâte.