Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/29

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M. Lévy (tome Ip. 250-257).

XXIX

LE BOUDOIR.


Le tumulte violent qui avait suivi cette scène, dont cependant Charles s’était rendu maître, se vit à peine apaisé par les lazzis des acteurs du théâtre-Italien, lesquels ne purent jouer qu’au milieu de murmures confus la farce du Capitan Crocodillo.

Cependant, et comme il n’arrive que trop souvent dans une agglomération de personnes où nul ne connaît son voisin, l’étrange intervention de maître Philippe produisit moins d’effet que son fils lui-même ne l’avait craint, et les masques brillants, peu soucieux de quitter le bal, se contentèrent d’une foule de suppositions plus curieuses les unes que les autres ; ceux-ci défendirent Charles, d’autres l’attaquèrent.

— En ce temps-ci, vraiment, on ne sait plus sur quoi compter, dit le jeune comte du Lude, il y a de ces pères qui vraiment ne savent pas vivre. Que diable vient faire celui-ci au milieu de ce bal, où il ne pourrait même danser proprement la passacaille[1] ?

— Sans compter qu’il n’y a pas vraiment de cavalier plus avenant et mieux tourné, insinua Montméron, parasite de Gascogne, grand écornifleur de plats, qui lorgnait déjà la table du comte de San-Pietro d’un œil d’envie.

— Après cela, messieurs, c’est le cardinal de Richelieu qui nous vaut toutes ces choses. Pas le plus mince bourgeois qui ne se mette en tête maintenant de faire entrer son fils dans Les partis[2], et ne le pousse à devenir quelque chose, Maître Philippe Gruyn n’a-t-il pas la fourniture de la maison du maréchal de la Meilleraye, et faut-il s’étonner que son fils…

— Soit un garçon riche et noble ? C’est ce que vous vouliez dire, monsieur, dit en ricanant ce même Colletet, que Boileau peignit plus tard mendiant son pain de cuisine en cuisine. Mon Dieu ! je n’en veux, moi, qu’aux gens qui ferment leur main à l’aumône, qui repoussent le vrai génie.

— Et le vrai génie, c’est toi, n’est-ce pas, mon cher Colletet ? dit Saint-Amand avec un salut ironique.

— Monsieur de Saint-Amand !

— Apprends donc, mon cher Colletet, reprit Saint-Amand qui espérait bien se faire un appui de Charles, que le comte de San-Pietro n’a rien à démêler avec le bonhomme du cabaret de la Pomme de pin. C’est un seigneur parmesan dont je puis te montrer les armes, il porte d’azur à…

— Ne venez-vous pas, messieurs, interrompit Bellerose fort à propos, visiter la salle de bal ? Rien de plus superbe et de plus galant à la fois. Voici un plafond de Romanelli, des fleurs de Hollande, peintes par Rochel Ruysch. Le Palais-Cardinal a-t-il rien de plus beau que ce meuble orné de lapis-lazuli, ces vases d’albâtre, ces tentures ? Le comte de San-Pietro compte ici réunir une fois par semaine ce que la ville et la cour possèdent de plus élégant. La comtesse fera les honneurs de cet hôtel avec cette grâce que les plus belles lui envient. Mais voici l’archet de maître Pasquale, le grand ordonnateur des fêtes de Son Éminence elle-même, admirez et jouissez, moi je cours où m’appellent les devoirs de mon emploi. Ah ! pour avoir quitté le théâtre où je brillais, il ne fallait pas moins que l’offre magnifique du noble étranger, qui s’est déclaré mon protecteur. Il appartenait à ce seul magicien de changer ma destinée.

Bellerose quitta ce groupe où il savait que ces paroles porteraient coup ; il frappa alors sur l’épaule du capitaine la Ripaille :

— Tu vois la duchesse, lui dit-il, songe à ce que tu m’as promis.

Teresina se trouvait encore sous le coup de la scène précédente, elle avait le regard terne et immobile d’une femme qui vient d’éprouver une secousse imprévue, cherchant à reprendre son souffle ; épuisée, tremblante, elle était demeurée à la même place, près de Charles, se demandant si tout cela n’était point un rêve. À la vue de ce vieillard, elle avait senti courir dans ses veines un froid aigu ; ses reproches amers, son désespoir, ses imprécations l’avaient tuée. Se trouvait-elle donc la dupe de Charles, elle qui lui-avait fait le sacrifice de son existence, ou bien cet homme, qui venait de quitter le bal, avait-il menti ? Arrachée à son ciel, à sa famille, suivant en aveugle les destinées de celui qu’elle avait cru jusque-là son libérateur, elle ne pensait pas sans frémir à ce qu’elle avait appris : Charles lui-même avait été avec Pompeo complice de sa perte ! Enlacé dans ce réseau fatal, insoluble, elle se débattait vainement. Que faisait-il à cette heure celui que seize ans d’absence n’avaient pu effacer de sa mémoire, ce Pompeo dont l’appui et les conseils lui manquaient ? Teresina regardait ces masques joyeux avec une profonde mélancolie.

En la voyant ainsi, le capitaine la Ripaille n’eût pu lui-même reconnaître cette belle jeune femme qu’il avait trouvée à Florence, ainsi que nous l’avons dit, l’épouse du duc de Fornaro. Avec un empressement qui n’en faisait pas moins honneur à sa galanterie, il s’approcha d’elle cependant ; mais Teresina se dirigeait vers un boudoir octogone où elle pria Charles de la laisser, désirant, disait-elle, se remettre de l’émotion qu’elle éprouvait. Le comte de San-Pietro avait reconnu le capitaine, il savait que Bellerose lui avait parlé ; il consentit donc à s’éloigner pour un instant de Teresina, en échangeant avec la Ripaille un geste d’intelligence.

— Voilà ma faction qui commence, pensa le nouveau surveillant de la comtesse, Dieu me protège dans ce poste périlleux. Dire que je suis ici l’humble valet de ce comte de la Futaille, un drôle qui refusait souvent de me verser à boire au cabaret de monsieur son père, pour ne pas salir ses belles manchettes,. N’importe, soyons attentif.

Le boudoir où se trouvait alors Teresina, presque isolée de la foule, consistait dans une pièce embaumée d’arbustes rares. Étendue sur un sofa, la comtesse pouvait de cet endroit contempler le bal à loisir, et là aussi on pouvait la voir. Son regard, chargé de langueur, ne s’était cependant arrêté encore sur aucun objet, il errait sur cette foule avec une rare indifférence. Tout d’un coup le frôlement d’un domino la fit retourner, c’était un masque qui venait de se glisser près d’elle par une porte de côté.

Au moment où la Ripaille, en vedette fidèle, allait se rapprocher de ce masque insidieux, un autre personnage également masqué suivit la trace du premier en coudoyant le capitaine avec un geste prononcé d’impatience.

— Faites donc attention, monsieur, dit la Ripaille avec un sourd grognement, j’ai mon masque à la main, et vous pouvez voir à mes moustaches et à ma royale…

— Que vous jouez là un sot rôle, mon cher ami, vous tenir planté comme un chien de pierre devant la comtesse… Vous eussiez mieux fait de pendre votre épée au croc…

Cette voix produisit sur la Ripaille l’effet d’un coup de tonnerre.

— C’est lui, c’est mon homme, plus de doute, je le reconnais à son insolence, se dit-il en courant sur ses talons. Mais le masque, aussi leste qu’un arlequin de Bergame, était déjà perdu dans la foule, se réservant sans doute un instant plus propice pour son entretien avec la comtesse.

— Par le sang, par la mort, par les rats de Montfaucon ! grommelait le capitaine, je t’éventrerai, méchant railleur, oui, je te ferai rendre gorge ! Au diable les instructions de Bellerose, au diable ma promesse, au diable ma fortune ! C’est toi qu’il me faut, et je t’aurai.

Et le malheureux capitaine, après s’être élancé à la poursuite du masque dans lequel il avait reconnu son adversaire de la rue des Bons-Enfants, accrochait çà et là les dentelles des cavaliers et des belles dames sur son passage. Jamais chasseur acharné à la poursuite d’un lièvre ou d’un chamois, recors à la piste d’un débiteur, mari jaloux poursuivant un céladon nocturne, n’avait marché d’un tel pas.

Par un mouvement subit, la comtesse de San-Pietro s’était levée en voyant l’inconnu s’approcher d’elle.

— Teresina, dit le masque à voix basse et en l’attirant vers lui par le seul magnétisme de son regard.

— Qui m’appelle ? demanda la comtesse en se laissant retomber avec effroi sur le sofa.

— Il fut un temps, continua le masque avec un soupir, où vous eussiez reconnu cette voix qui vous parlait d’amour sous un autre ciel, lorsque vous portiez le nom que je viens de prononcer. Mais tout est changé, madame ; ce n’est plus Teresina, c’est la comtesse de San-Pietro qui m’écoute. Peut-elle avoir gardé le souvenir d’un malheureux qui l’aimait, et qui l’aime encore, après seize années d’angoisses ?

— Pompeo ! murmura la comtesse, Pompeo ! ce serait vous ?

— Et quel autre que moi, reprit le masque avec feu, pourrait, dans cette fête, s’adresser à votre cœur pour en faire vibrer les cordes les plus secrètes ? Ah ! ne m’enviez pas ce triste pouvoir, je l’ai acheté par assez de larmes ! Oui, c’est moi qui, le premier, ai rêvé près de vous un bonheur à jamais évanoui, moi qui vous retrouve ici la femme d’un autre.

— Pompeo, c’est donc vous ! s’écria la comtesse vaincue par le charme passionné de cette voix.

— Oui, c’est moi, moi que le temps et l’absence n’ont pu changer. Oui, je vous aime encore, comme en ces jours trop vite écoulés, où vous me parliez penchée sur les quais fleuris de l’Arno ; je vous vois encore dans cette villa de Parme, d’où l’on vint vous arracher de mon amour pour vous reconduire à Florence. Tous ces souvenirs heureux et tristes, tendres et funestes, sont là, ajouta le masque, en mettant la main sur son cœur ; mais les vôtres, Teresina, je tremble ici de les interroger, j’ai peur…

— Et pourquoi ce trouble, demanda-t-elle, pourquoi cette crainte, si vous-même n’êtes pas coupable ? N’est-ce pas plutôt à moi de pâlir et de trembler ? Cette conversation que j’ai surprise entre vous et le comte de San-Pietro… Mon Dieu ! serait-il donc vrai que vous eussiez consenti ?… Oh ! rassurez-moi ; dites-moi, Pompeo, que vous n’avez jamais prêté les mains à cette odieuse vengeance ! Après ce que j’ai entendu l’autre soir, vous devez me faire horreur ; cependant je trouve en moi un fond de tendresse et d’amour qui vous absout. Non, vous n’avez pu vouloir me punir, moi, faible femme, de l’oubli dont vous m’accusiez ; vous n’ayez pu, de sang-froid, vous arrêter à ce crime ; on vous y a forcé en vous menaçant, n’est-ce pas ? Non, ce n’est pas l’homme qui m’a aimée, l’homme qui m’aime encore, à ce qu’il dit, dont la haine aveugle eût fait de moi une victime ; ce n’est pas l’ennemi, le rival de Samuel…

— Et si j’étais coupable, madame ; si, obéissant aux ordres du cardinal, sous le poids de ses menaces, devant ses cachots et la torture, je m’étais rendu complice de ce crime infâme ; si pour de l’or, enfin…

— Oh ! cela serait horrible ! Oh ! rien qu’à vous écouter, je tremble, dit Teresina se tordant les mains.

— Je l’avais deviné, madame ; oui, je ne le vois que trop à l’effroi qui vous accable, si j’étais coupable, vous ne me le pardonneriez jamais !

— Pompeo, reprit-elle hors d’elle-même, il est donc vrai ?

Le masque baissa la tête.

— Eh bien, alors, s’écria-t-elle dans l’égarement du désespoir, Pompeo, voyez à quel point je vous aime. Si coupable que vous soyez, Pompeo, je vous pardonne.

— À moi, demanda le masque avec un rugissement étouffé, et comme si la clémence imprévue de cette femme l’eût frappé au cœur.

— À vous, Pompeo, car moi aussi je suis coupable.

— Vous ?

— Oui, moi, qui ai consenti à lier ma vie à celle d’un homme que je n’aime pas, que je ne saurais aimer ; moi qui ai répudié mes souvenirs, qui sans en avoir le droit, ai consenti à échanger mon nom contre celui d’un homme que le monde me forcera peut-être à mépriser. Ma vie est affreuse, Pompeo, elle est impossible, je vais en déchirer le voile pour vous ; je ne suis point la femme du comte de San-Pietro !

— Je le savais, reprit le masque froidement.

— Mais ce que vous ne saviez pas, c’est que ce lien, je veux le rompre à tout prix. Pompeo, écoutez-moi. Cette nuit, il faut que je parte, cette nuit même il faut que je quitte cette vie de fard et de mystère. Pompeo, venez avec moi, fuyons cette ville, cette fête qui m’enveloppe comme un linceul. Sauvez-moi de lui, Pompeo, sauvez-moi des pièges que je prévois et qui m’entourent ! Sauvez-moi de moi-même enfin. Je vous suivrai partout, j’irai où il vous plaira d’aller, de me conduire, de me perdre !

— Vous m’aimez donc bien, Teresina ? dit le masque en tressaillant.

— Oui, je t’aime, reprit-elle, je t’aime comme autrefois ! Pompeo, je ne suis plus rien, continua-t-elle avec transport, ni Teresina Pitti, ni duchesse de Fornaro, je suis ton esclave !

— Et moi, je suis ton maître ! dit le masque en se levant et en étreignant de son bras de fer la main déjà glacée de la duchesse. Tiens, regarde-moi, si tu en as le courage !

— Samuel !

— Oui, Samuel ! poursuivit le masque en rabaissant alors sur son visage le satin noir qu’il avait soulevé. Tremble, maintenant, je vais me venger.

  1. Danse de la jeunesse de Louis XIV.
  2. Alors les finances.