Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/12

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M. Lévy (tome IIp. 84-90).

XII

LA FÉE DE PIGNEROL.


Barailles se présenta à Lauzun d’un air affairé.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda le comte, désolé de se voir arraché si tôt à son rêve, viendrais-tu encore me présenter des comptes et me demander des signatures ? Je t’avertis que je suis de mauvaise humeur. D’où sors-tu ?

— De la place Royale, monsieur, où je puis bien dire avoir rencontré le financier le plus bourru.

— Quelque juif à qui tu auras voulu emprunter, je gage ? Mademoiselle m’envoie plus de sermons que d’écus, tu seras peut-être allé à la découverte d’un vieux traitant.

— Un vieux traitant, oh ! oui, pour cela, vous avez raison, monsieur le comte, j’en ai vu un, répondit Barailles et un fameux ! Mais, je dois le dire, ce n’est pas pour lui que j’allais de ce côté…

— Et pour qui donc ?

— Ah ! dame, c’est mon secret.

— Un secret avec moi ! Paris t’aurait-il déjà changé ?

— Eh bien, non, monsieur le comte, j’avais reconnu une jeune qui vaut bien, croyez-le, qu’on se déplace pour elle.

— Oui-da ! une jeune fille ! et quelle est-elle ? demanda Lauzun en jouant l’indifférence ; comment, mon cher Barailles, voudrais-tu d’aventure te lancer dans l’hyménée ?

— Pas le moins du monde ; mais enfin, cette jeune fille…

— Eh bien, parle, je suis sûr que tu vas me bâtir un roman de ta façon. Sois court.

— Monsieur le comte, reprit Barailles, se souvient-il encore de notre jolie Paquette ?

— Paquette ? Attends donc, n’est-ce pas cette belle enfant qui m’envoyait des bouquets dans mon cachot, et courait sur les remparts de la prison comme une jeune biche ? Elle était si jolie, qu’on l’avait surnommée la fée de Pignerol. Comment ! elle est ici ? qui l’a amenée, réponds ? continua Lauzun étonné.

— Pour cela, monsieur le comte, je n’ai rien trouvé de plus simple que de le demander à la personne qui l’accompagnait ce qui m’a valu, je puis le dire, une jolie scène.

— Quelle était cette personne ?

— Un homme sec, âgé, que j’ai appris se nommer Leclerc, et être partisan de son état.

— Un financier !

— Ce grave personnage donnait le bras à notre petite. Comme il y a aujourd’hui halle aux fleurs, il était même en train de lui acheter une corbeille, quand à mon aspect elle a laissé échapper une exclamation de surprise.

— Monsieur Barailles ! s’est-elle écriée d’un ton de voix à me faire passer, pour ses beaux yeux, sur vingt piques.

— Paquette ! ai-je répondu en m’avançant, mon feutre à la main, sans faire attention que ma plume allait entrer droit dans l’œil de celui qui l’accompagnait.

— Faites donc attention, monsieur, a grommelé le vieux traitant. Qui êtes-vous pour vous permettre d’aborder ainsi ma fille ?

— Sa fille ! ai-je repris en regardant Paquette avec surprise. Allons donc, c’est impossible. Monsieur, mademoiselle que voici est bien Paquette ?

— Tournez-moi les talons, a-t-il repris, et partez vite.

Je répondis à ce bourru que j’avais l’honneur d’appartenir à M. de Lauzun.

— Raison de plus, s’est-il écrié, en regagnant rapidement l’une des arcades de la place ; je voudrais le savoir encore à Pignerol.

Là-dessus, il a entraîné sa fille en me fermant très malhonnêtement la porte au nez.

— Ce pauvre Barailles ! Et tu n’as pu découvrir…

— Depuis quand Paquette était revenue dans cette maison ?… Si fait ; c’est peu de jours après notre arrivée à tout deux… La pauvre enfant !

— Pourquoi la plains-tu ?

— Parce que j’ai appris des gens du financier que ce soir même deux voitures se préparaient, l’une pour conduire ce Leclerc à Lyon, l’autre pour mener Paquette au couvent des Filles de la Croix.

— Au couvent, as-tu dit ? Paquette au couvent ! Ah çà, il en veut donc faire une recluse ?

— Il y a toute apparence. D’abord, les domestiques m’ont assuré que loin d’être heureuse, la petite passait son temps à pleurer dans sa chambre comme une vraie Madeleine. Elle autrefois si rieuse ! Il doit vous en souvenir, monsieur le comte. À telle enseigne qu’elle jouait des brunettes[1] délicieuses sur son épinette dans la chambre de votre ami, M. Fouquet.

— C’est ma foi vrai, et le surintendant lui-même paraissait l’aimer beaucoup. C’est tout simple, il a toujours aimé la musique. Elle chantait aussi bien qu’une fauvette. On va l’enfermer au couvent, dis-tu, mais qu’y faire ?

— C’est vous, monsieur le comte, qui me demandez cela ?

— Barailles, mon cher Barailles, reprit Lauzun, je suis marié. Merci de ton histoire, va la conter de ce pas à Richelieu ou à Grammont, ne me tente point.

Et Lauzun se mit à lire à Barailles une lettre de Mademoiselle, véritable morceau d’éloquence où la jalouse princesse lui reprochait de songer encore à des folies. Elle le menaçait, en guise de péroraison conjugale, de lui fermer tout accès dans ses finances, s’il lui arrivait le moindre rapport contre lui.

— Cette pauvre princesse ! reprit Barailles ; je crois, Dieu me pardonne, que ce veuvage forcé lui a tourné la cervelle. Il est vrai que depuis notre retour nous ne nous sommes guère mis en frais pour elle.

— La cousine du roi est habituée à l’obéissance, dit Lauzun.

— Et vous n’êtes guère obéissant, cela est vrai. Depuis votre retour, lui témoigner si peu d’empressement, se borner à lui écrire…

— Mais elle se dit malade !

— En ce cas, monsieur, c’est à vous d’être son meilleur et son premier médecin.

— Un joli emploi !

— Écoutez donc, c’est elle, après tout, qui vous a fait sortir de Pignerol.

— Oui, mais à quelles conditions ? Je rentre ruiné, dépossédé, et par-dessus le marché, tu le vois, elle me menace de ne plus subvenir à mes dépenses.

— C’est-à-dire, reprit Barailles, que Mademoiselle voudrait vous couper les vivres. Jolie liberté que la vôtre, ma foi ; autant valait Pignerol ! Là, du moins, il vous était permis de vous promener dans la cour avec Paquette. Vous étiez libre, à la liberté près… Et puis cette Paquette était si gentille !

— Tu m’en fais souvenir, elle avait de grands yeux bleus. Il y eut un jour où madame d’Alluye en fut jalouse.

— Je le crois, parbleu ! Là pauvre enfant était ce jour-là tout en larme, et je crois, d’honneur, qu’elle n’en était que plus jolie. Je ne sais ce qu’elle pouvait vous demander, mais vous lui promettiez que si jamais elle avait besoin de vous, à votre sortie de prison, vous lui viendriez en aide. Par forme de remerciement, Paquette vous embrassa, elle était folle de joie. La vôtre fut courte, monsieur le comte, madame d’Alluye entrait.

— Cette pauvre Paquette ! Et tu dis donc, Barailles, qu’elle est malheureuse ?

— J’en mettrais ma main au feu ! Un père cruel, quelque amour contrarié… Qui diable eût pensé qu’elle fût la fille de ce Leclerc ! Nous la croyions sans parents.

— Est-ce qu’un financier peut être père ? Il n’a pas ce droit, objecta gaiement Lauzun ; encore moins aurait-il celui de la rendre malheureuse.

— C’est ce qu’il va faire, pourtant. Ah ! si monsieur le comte le voulait, poursuivit Barailles avec feu, il la sauverait, cette infortunée Paquette !

— Comment cela ?

— Certainement ; il réaliserait aujourd’hui même à Paris la promesse qu’il lui a faite à Pignerol.

— Que dis-tu ?

— Je dis, monsieur le comte, continua Barailles sur le même ton, que ce n’est pas chose si difficile pour vous que de sauver du couvent cette pauvre demoiselle, que de la soustraire aux ordres de son père, la rendre même à cet amour devenu impossible. Et qui sait si, en croyant travailler ainsi pour un autre, vous n’arrangerez pas vos propres affaires ? Qui sait si le héros de son roman n’est pas ce même homme à l’aspect duquel elle tremblait et rougissait à Pignerol ?

— Tu crois ?

— Oui, à Pignerol, monsieur le comte ; rappelez-vous qu’elle surveillait là-bas vos moindres démarches ; quand madame d’Alluye arrivait, c’était au tour de Paquette à gémir et à pleurer. Que de fois je l’ai vue ainsi, ses beaux yeux voilés de larmes, suivre du regard le carrosse qui emportait la marquise, puis, s’arrachant bientôt à sa douleur, revenir vers vous le regard rempli d’une joie feinte ! Elle était là, toujours là, heureuse ou chagrine, confiante ou désolée.

— C’est ma foi vrai.

— Et ce bouquet, que la marquise vous prit un jour et qui venait de Paquette, ne vous en souvient-il plus ?

— Si fait, elle me bouda, et je fus un mois sans recevoir d’elle une seule fleur. Ces petites filles ont souvent des rancunes de grandes dames.

— Et monsieur le comte hésiterait en pareille occasion ? reprit Barailles. Il laisserait à d’autres le soin de veiller sur cette jeune et belle enfant, et cela pour rester comme un cénobite dans cette maussade retraite, dans cette prison dorée, ennuyeuse comme celles qui sont de fer ? Ah ! monsieur le comte se conduirait alors en véritable écolier qui redoute les étrivières. Celles de Mademoiselle, grâce à Dieu, ne sont pas à craindre.

— Tu as raison, Barailles, je serais un fou de ne pas rendre la liberté à cette petite.

— Voilà qui est bien parlé.

— N’est-ce pas ? Il est honteux d’abord que je reste dans l’inaction.

— C’est mon avis.

— Sa Majesté me confine ici, cela est vrai, mais elle ne peut me défendre de tenir à Paris mes promesses de Pignerol.

— Elle ne peut vous condamner à mener la vie d’un conseiller.

— Colbert doit, m’a-t-on dit, arriver ces jours-ci au Luxembourg avec une somme de neuf cent mille livres pour le seul prix de mes charges.

— Ce n’est pas trop payer ce que l’on quitte, dit Barailles.

— Oui, mais en attendant, je ne veux pas qu’il soit dit que Lauzun manque au rôle qu’il savait tenir jadis avec tant d’éclat. Malpeste ! je suis, je veux être chef d’emploi.

— Vous avez raison, qui oserait vous remplacer ?

— Je veux être gai, je veux m’amuser, je veux duper ce bonhomme Leclerc ; il me semble, je ne sais pourquoi, connaître ce nom-là. En tous cas, je connais Paquette, je connais aussi la supérieure des Filles de la Croix, elle est ma parente, et de Béarn. Barailles, vite, mon chapeau !

— Le voici, monsieur le comte, dit Barailles en s’empressant. À la bonne heure ! vous redevenez ce que je vous ai vu avant Pignerol. Voici votre chapeau, tenez.

— Non, pas celui-là, un plus vieux : le tien, par exemple.

— À quoi bon ? quelle folie !

— Bien ; maintenant ton plus vieil habit, celui qui te fait ressembler quelquefois à un procureur.

— Mon plus vieil habit ? qu’en voulez-vous faire, grand Dieu ?

— Tu le sauras après. Bon ; les lunettes de ma gouvernante Gertrude, elles sont là sur sa chaise. Donne-moi avec elles ma plus vieille canne.

Barailles obéit. Lauzun venait de ramener sur son front les boucles de sa perruque, il paraissait voûté, cassé comme un vieux tuteur.

— Fort bien, reprit Barailles, je devine. Mais vous allez l’épouvanter, monsieur le comte, cette douce et frêle colombe. Je crois voir marcher un siècle !

Où courez-vous ? où allez-vous donc ainsi ? ajouta Barailles en voyant Lauzun demander lui-même, par la fenêtre, ses chevaux à son cocher.

— Au couvent des Filles de la Croix, reprit Lauzun, je serai ici dans une heure.

Et quelques minutes après, le comte, ainsi travesti, s’élançait dans son carrosse.


  1. Chansons du temps.