Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/23

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M. Lévy (tome IIp. 168-176).

V

TROIS PORTES.


Le lendemain, le comte était étendu négligemment sur les moelleux coussins d’une duchesse à lampas orange, flattant de sa main droite un miraculeux épagneul à longues soies, que le roi Jacques II lui avait envoyé de Londres, et de l’autre agaçant un perroquet donné par Mademoiselle, quand dix heures sonnèrent à l’horloge de Boule qui ornait l’un des panneaux de cette pièce…

Au son métallique de la pendule, Lauzun tressaillit, il se leva ouvrit une porte que masquait la tapisserie, et il appela Barailles.

Le bon gentilhomme arriva de ce pas sonore et ferme qui convient à un Alsacien, ni trop lent, ni trop pressé.

— Eh bien, Barailles, as-tu fait remettre mes invitations à ces messieurs ? demanda Lauzun d’un air agité ; réponds.

— Monsieur le comte est sûr de les voir venir.

— Aucun n’a refusé ?

— Aucun.

— À merveille, tu peux me laisser. Oui, continua Lauzun en s’exaltant, tu peux me laisser, car je ne veux personne qui soit de moitié dans mon triomphe ! Excuse mon égoïsme, cher Barailles, ajouta le comte en prenant la main de son officier ; mais ce n’est point d’un duel ou d’une affaire de guerre qu’il va s’agir, Barailles, il s’agit pour moi de l’une des journées les plus décisives de ma vie.

— Vous m’épouvantez, monsieur le comte, dit Barailles, étonné de l’air solennel de Lauzun.

— Que dirais-tu, Barailles, reprit le comte, d’un général comme mon cousin Turenne dont on contesterait le génie, d’un peintre comme Mignard dont on renierait le talent, d’une beauté éclatante comme mademoiselle de Retz que l’on n’avouerait que du bout des lèvres ? Eh bien, Barailles, ce que le monde m’avait fait jusqu’ici l’honneur de m’accorder, et de reconnaître en moi, tout en l’enviant, il me le nie, il m’en prive comme si ce n’était pas assez que le roi m’eût vendu ma grâce en me privant de deux magnifiques principautés, d’Eu, la première pairie du royaume, et de Dombres, donné au méchant petit duc du Maine ; il y a de par le monde des gens qui prétendent m’enlever la souveraineté de l’élégance et de la grâce ! Que dis-tu de ces gens-là, mon cher Barailles, et ne penses-tu pas qu’il soit bien triste d’aller se faire vérifier par eux comme un duc à brevet ! J’aime mieux leur jouer un tour dont ils n’auront garde de se vanter.

— À merveille, monsieur le comte, je vous retrouve enfin digne de vous ! Il y a aujourd’hui à la cour de France des fils de président bègues qui veulent pérorer comme M. de Harlay ; des bossus qui se croient plaisants et presque beaux comme Roquelaure ! C’est à faire pitié ; ces gens-là te font traîner par six bêtes et chasseraient un chien du fauteuil du roi pour s’y placer. Ils sont furieux que vous ayez reparu, ils sentent leur faible, ils tremblent rien qu’en se mirant le matin. La Feuillade est goutteux, M. de Seignelay n’a plus de gaieté, Cavoie vise aux honneurs, tous ces grands fous-là s’ennuient. Le roi lui-même, le grand roi, je le dis ici bien bas, n’est plus ce beau prince que vous connaissiez, il devient presque cacochyme. Qui redouteriez-vous ? l’envie ! écrasez-la, mon cher comte, oh ! point de pitié, arrachez le masque à tous ces visages, et donnez-vous là un ballet digne de Molière ! Si je ne vous aide pas dans l’exécution, du moins vous ne me bannissez pas, je pense, du lieu de la scène ! Je vous laisse, et vous souhaite bonne chance.

Barailles sortit en se frottant les mains. Barailles était l’ami, le séide de Lauzun il n’eût pas souffert qu’il disparût injustement d’un monde où son éclat rejaillissait jusque sur lui.

— Il triomphera comme de coutume, se dit-il, je ne sait pas trop ce qu’il rumine, mais qui peut le définir ?

Barailles sorti, Lauzun examina avec une singulière attention la pièce où il se trouvait…

C’était l’ancien boudoir de la duchesse de Fornaro, dont le comte avait fait rajeunir l’ameublement et les dorures. Cette pièce, en forme de rotonde, était au fond le plus reculé de l’hôtel ; la tapisserie en dissimulait les portes avec une rare habileté. C’était le lieu chéri de Lauzun, les ornements en avaient été finis de la veille ; on y trouvait de tout, hors des poignards, on y respirait un air attiédi et enivrant.

Sur de magnifiques étagères traînaient des flacons de prix, des bagues, des éventails ; ces écrins charmants étaient chaque soir renouvelés. Lauzun, sûr d’être seul, tira d’une boîte en cristal de roche une pastille légère qu’il présenta à la bougie, son évaporation répandit dans le boudoir une fumée douce, onduleuse… Le comte était ce jour-là plus beau que jamais ; il avait mis à sa toilette un soin réfléchi, on eût dit vraiment qu’il s’était paré pour aller à la belle messe aux Feuillants ou aux Minimes. Il jeta de nouveau les yeux sur la pendule, et s’approchant du milieu de la pièce avec précaution, il frappa du pied légèrement sur le parquet.

À ce frappement, une porte s’ouvrit.

— Bien, murmura-t-il, je savais cela. Aucune issue. Maintenant, à celle-ci !

Le comte appuya de nouveau à l’un des angles du boudoir, une seconde porte glissa sur ses gonds. Il en fut de même d’une troisième. Ces trois portes ouvraient sur autant de cabinets noirs, la tapisserie intérieure qui les couvrait ne laissait rien entendre des bruits de l’appartement.

— Vivat ! murmura-t-il après les avoir refermées toutes trois avec précaution.

— Et maintenant, ajouta le comte, maintenant qu’elles viennent, me voilà prêt !

Un éclair de joie inexprimable passa sur ses traits quand il entendit dans la cour le bruit d’un carrosse. Peu d’instants après, un valet de pied du comte lui annonçait une visite, celle d’une dame qui n’avait pas voulu dire son nom.

— Fais entrer, dit le comte, qui semblait s’attendre à l’entrevue.

Le voile qui couvrait la visiteuse l’enveloppait du plus strict incognito, ses mitaines à ruches noires étaient tirées, l’œil le plus indiscret n’eût pu rien voir de son front ou de ses bras. Quand elle se vit seule avec le comte, elle se dégagea bien vite de tout cet attirail de précautions, et laissa voir à Lauzun des épaules, des mains et des dents éblouissantes.

L » princesse de Monaco semblait s’être rappelée, ce matin-là, que Louis XIV l’avait recherchée après Lauzun même, des tons chauds et brillants coloraient son cou de cygne, son sourire était cependant dédaigneux et fier, car elle croyait à peine aux mielleuses provocations du comte, et ne pouvait guère s’expliquer à elle-même ce soudain revirement. La richesse coquette de ce boudoir la surprit, l’arôme qui s’en exhalait lui donnait presque le vertige.

— Pourquoi m’avoir appelée avec tant d’instance, demanda-t-elle à Lauzun, est-ce un traité de paix ou de guerre que nous allons signer, monsieur le comte ?

— Un traité de guerre contre vos rivales, belle princesse ; un traité de paix entre nous. Je vous aime comme au premier jour, ajouta le comte avec feu ; oui, je suis, comme autrefois, ardent et jaloux, malheureux de vous avoir perdue, et fier de vous retrouver ! Il manquait une divinité à ce temple que je viens de faire construire, voulez-vous l’être ? Voyez, ce médaillon seul que je garde à ma cheminée vous représente dans tout l’éclat de la grâce, il n’a pas quitté mon chevet à Amboise comme à Pignerol ; c’est à vous seule que je songeais sous les verrous, ma princesse, n’est-ce pas pour vous que j’ai affronté la prison une première fois à la Bastille ? Mais aussi le roi était mon rival, vous étiez d’intelligence. Oh ! ce n’est pas vous qui refuseriez de me rendre jamais justice ? Vous me défendez avec chaleur, je le sais, on me l’a dit !

Madame de Monaco ne put deviner l’amère ironie que voilaient ces dernières paroles du comte. La princesse ne se rappela que l’histoire de son miroir cassé, de sa main délicate foulée dans l’herbe sous le talon brutal de cet homme qu’elle avait aimé à la fureur.

M’aimerait-il autant qu’autrefois, se demanda-t-elle, pleine de trouble. Ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne vois à cette glace que mon portrait.

Un pas de chevaux retentit dans la cour du comte.

— Miséricorde s’écria-t-il, je prends bien mon temps, ma chère princesse, c’est votre mari, c’est M. de Monaco !

— M. de Monaco, s’écria la princesse d’un son de voix altéré, je suis perdue ! Ce matin encore il parlait de me faire renfermer ; s’il me trouve chez vous, je suis une femme morte !

Pour toute réponse, Lauzun frappa du pied, et montra à la princesse l’une des portes du boudoir, elle s’y précipita.

— Dans quelques instants, dit-il, je vous débarrasse de votre mari ; silence !

La porte refermée, Lauzun s’en fut tranquillement à la cheminée du boudoir, il prit le portrait de madame de Monaco et le remplaça par une miniature sur émail des plus charmantes.

L’original du portrait ne tarda pas à entrer, mais, en vérité, tout autre que le comte aurait eu peine à le reconnaître. C’était une personne sur laquelle avait déjà passé plusieurs lustres ; elle était encore admirée à bon droit pour la vivacité de son esprit, mais elle n’était plus assiégée comme en son beau temps. Au fard épais qui couvrait alors ses joues, à une toux sèche qui lui était devenue habituelle, à une odeur d’ambre très pronoucée, on devinait assez les ravages du temps : c’était madame d’Humières. Elle s’assit sur l’un des fauteuils du boudoir en respirant les sels d’une cassolette.

— Exacte au rendez-vous, ma chère maréchale, je vous reconnais bien là ! Que j’ai de remerciements à vous adresser ! Dans une occasion toute récente, chez madame de Montespan, je crois, vous avez bien voulu, n’est-ce pas, vous souvenir du pauvre Lauzun ? demanda le comte, en dissimulant la raillerie de sa pensée.

— Comment donc ! cher comte, répondit la maréchale, pensez-vous, d’aventure, que vous soyez de ceux qu’on oublie ?

— Oh ! vous ne m’avez jamais oublié, j’en suis certain. Ni moi non plus, maréchale. La prison serait cruelle sans vous. Je vous y revoyais la nuit et le jour, vous, votre belle chambre, vos deux lévriers et votre toilette en vermeil qui faisait tant d’envie à mademoiselle de Grancey ! Mon Dieu ! qu’on serait triste si l’on n’avait pas votre image présente à la pensée ! Ainsi ai-je fait… voici la vôtre. Voyez un peu ces traits délicats, cet émail. Fouquet me l’a demandé vingt fois dans ma prison. Il voulait peut-être vous placer dans son oratoire, entre madame de la Vallière et Hortense de Mancini.

La flatterie était un peu forte, mais la maréchale mordit à la grappe ; Lauzun continua, en la voyant regarder avec complaisance son propre portrait suspendu à la cheminée :

— Par malheur, j’ai entendu dire que le petit Lavardin m’avait remplacé dans vos bonnes grâces… Un fat, un homme de rien, qui n’en veut qu’à vos écus. Vous le croyez fidèle, et il passe sa vie avec Seignelay et Camardon dans la société de comédiennes de l’hôtel de Bourgogne ! Ah ! si le maréchal savait combien Lavardin le venge !

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il prend à tâche de vous décrier partout. « Je vous montrerai quelque jour cette belle conquête, disait-il hier à un de ses amis qui est des miens, vous verrez si elle me choie ! J’ai tout d’elle, rubis, émeraudes, nœuds d’épée, et de plus sa terre de Breneville qu’elle m’a promise ! Il faut bien se faire récompenser de ses services ! La maréchale se croit jeune, elle a tout juste un an de plus que Lauzun.

— Lavardin a dit cela ?

— Il y a plus ; il vous a traitée de vieille folle…

— Vieille folle ! vieille folle ! reprit madame d’Humières en se levant ; mais, mon cher Lauzun, savez-vous que c’est un monstre !

— Calmez-vous, de grâce, ma chère maréchale, dit Lauzun en tressaillant d’aise.

— Que je me calme, monsieur que je me calme ! quand je songe que cet ingrat oublie ma clémence et mes bontés. Il m’a fait, sachez-le, pour cent mille livres de dettes !

— Peste ! il va grand train ; mais le maréchal est riche. À propos, comment se porte-t-il, ce cher maréchal ? ses jambes vont-elles mieux ? est-il toujours coquet ? joue-t-il gros jeu ? Il était jaloux de moi jusqu’à la fureur ; je l’ai su depuis.

— C’est un tigre, mon cher Lauzun. Croiriez-vous bien qu’il m’a cité l’autre jour, en pleine assemblée chez moi, l’exemple de madame de la Ferté, en me disant : « Si j’avais trouvé le chevalier de Lignerac, je lui eusse coupé les deux oreilles ! »

— Peste ! voilà un rude homme !

— Cela est au point qu’il me fait espionner. Quant à Lavardin, il le reçoit, il ne s’en doute pas, il n’est jaloux que de ceux qui me négligent… de vous, par exemple. Ah ! il devient bleu quand on parle de vos succès ! Eh mais ! ajouta la maréchale en se penchant vivement à la fenêtre de la cour, je ne me trompe pas, c’est sa chaise je reconnais d’ici la livrée de ses porteurs. Où fuir… Grand Dieu ! il est impossible de lui échapper, il monte… Bon ! le voilà en conversation dans votre cour avec le prince de Monaco ! Mon cher comte, cachez-moi !

Lauzun, profitant de la peur de la maréchale, lui ouvrit obligeamment une autre porte.

— Et de deux, dit-il en se retournant ; mais qui vient là ?

— Une de vos victimes, répondit une voix flûtée et tremblotante. Lauzun vit une dame masquée ; elle ôta son loup, et il reconnut madame de Roquelaure.

Le damné comte s’attendait à cette visite, car il eut le temps de faire disparaître avec une adresse digne de lui le portrait de madame d’Humières pour le remplacer par celui de la maréchale de Roquelaure, peinte en Hébé.

— Bonté divine ! dit celle-ci, suis-je en sûreté chez vous, monsieur de Lauzun ? L’effroi me talonne, il m’a semblé voir le carrosse de mon mari au tournant du quai des Ormes ; moi je suis venue en fiacre.

— Rassurez-vous, maréchale, vous êtes ici en sûreté. Il ferait beau voir que votre mari se permît de vous suivre jusque chez moi. Il y a, de par Dieu, des oubliettes ici, et le duc y passerait avant de mettre le pied dans ce boudoir.

— On dit tant de choses de votre hôtel, mon cher comte, que je tremble malgré moi. Donnez-moi votre main, et posez-la sur mon cœur ; que vous en semble ? Parlez.

— Que c’est là, madame, un cœur bien coupable, puisqu’il palpite si fort ; serait-ce donc pour moi que vous daignez vous dévouer, pour moi qui vous aime et déteste de bon cœur cet orang-outang coiffé de plumes, qu’on appelle le duc de Roquelaure Un mot de vous, et j’en débarrasse le roi, la cour, vous surtout, qui m’avez toujours si ardemment protégé. Ce n’est pas vous qui vous joindriez à mes ennemies acharnées, à la Montespan, la d’Humières, la Monaco !

— Ah ! fi ! mon cher comte, pourquoi me parler de ces pécores. Vous n’avez au monde qu’une amie, une sœur, reprit la maréchale avec une effusion hypocrite ; ne me faites jamais l’injure de douter de moi.

— Maréchale, dit Lauzun, vous êtes aujourd’hui d’un carmin à éblouir. M. de Roquelaure est un drôle trop heureux !

— Il me semble l’entendre, dit la maréchale en se levant ; oui, c’est sa voix !

Lauzun écouta, une voix rauque chantait le Noël suivant :


Oui, les tourterelles
Me disent bossu
Lanturlu,
Mais je n’ai point su
Trouver de rebelles !


— C’est lui ! plus de doute ! murmura la maréchale ; s’il me rencontrait, il irait droit se plaindre à sa famille. Que sais-je, moi, il invoquerait la séparation ! Monsieur de Lauzun, oh ! cachez-moi, par pitié ! Je l’entends, il vient, il tourne la clef de ce cabinet !

La clef tourna en effet dans ses gonds, et la voix du duc retentit de nouveau, mêlée au timbre éclatant de plusieurs voix d’hommes.

Le comte ouvrit à la maréchale l’issue qui restait ; il venait à peine d’en refermer la porte sur elle, quand Roquelaure, d’Humières et Monaco se précipitèrent gaiement dans son boudoir. Ils étaient suivis de Riom et de Lavardin.