Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/25

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M. Lévy (tome IIp. 184-191).

VII

UNE MÈRE.


Au nom de sa mère qui retentit comme un coup de foudre, de sa mère dont il connaissait la sévérité, Lauzun chercha tout d’abord à se donner une contenance.

Il ouvrit le premier livre qui lui tomba sous la main ; précisément ce livre était un livre pieux, la Bible.

Cette Bible était celle que l’homme de Pignerol avait laissée à terre en disparaissant dans sa galerie, la nuit même de la fête donnée par le comte à l’occasion de son retour.

Madame de Lauzan fut loin d’être dupe du recueillement inusité de son fils ; l’odeur des flacons parfumait encore le boudoir, et de ces flacons plusieurs étaient vides…

La comtesse s’assit, après avoir déposé sa mante et son livre d’Heures sur un fauteuil.

Madame de Lauzun était régulièrement belle. D’un caractère ferme et droit, elle avait opposé de bonne heure une résistance entière aux passions déréglées du comte ; l’ingratitude de ce fils pour une princesse à laquelle il devait tant, comblait sa désolation. Tour à tour elle l’avait vu entre la faveur et la disgrâce, sans que l’une ou l’autre pussent le changer, sans que, malgré ses exhortations, Lauzun consentît à apporter dans sa vie la moindre réforme. C’était à grand-peine qu’il se décidait à passer chez elle trois heures par semaine ; encore tout ce temps-là parlait-il de chasse, de soupers et de paris. Madame de Launm, née calviniste, avait cependant donné à son fils un assez bel exemple de soumission au roi dans sa personne, elle s’était convertie[1]. Ses deux filles, également protestantes, partagèrent son abjuration elles entrèrent sur-le-champ au couvent de Notre-Dame de Saintes et y professèrent. À dater de ce jour madame de Lauzun s’était retirée dans son hôtel, visitant fort rarement ses amis. Il ne fallait pas moins que le péril de son fils pour l’en arracher.

— Je sors de chez le roi, dit-elle à Lauzun d’une voix qui marquait son trouble. Il sait heure par heure ce que vous avez fait jusqu’ici ; moi, je ne le savais pas. Vous avez trouvé moyen de combler la mesure, monsieur ; le roi regrette sa clémence. Vos affaires à la cour sont ruinées ; vous continuez des comédies scandaleuses.

— Que voulez-vous dire, madame ? demanda le comte d’un air étonné, de quelle comédie m’accuse-t-on à Versailles ?

— Quand ce ne serait que de celle de votre retour, vous devriez rougir, mon fils ! Rassembler dans cet hôtel les meilleurs noms, les hommes les plus nobles, les femmes les plus admises, pour les livrer à la risée de tout un cercle, pour leur faire entendre la lecture d’un testament injurieux !

— Le roi a su cela ? eh bien, qu’en dit-il ? Je suis sûr qu’il a souri de mon idée, dit Lauzun d’un air fort calme. Donner sur les doigts à ses ennemis, est-ce donc un si grand mal ?

— C’en est un, mon fils, de se mettre en évidence quand on devrait se cacher, vivre enfin pour soi et ne point songer à redoubler le courroux du maître. On parle à la cour de vos folles dépenses en bijoux de Blois, de votre maison de l’Île, et surtout de votre éloignement du Luxembourg. Ceux qui sont le plus dans vos intérêts tremblent des jugements de Dieu sur vous, et ne s’étonnent pas des souffrances que vous avez éprouvées, puisque au lieu d’en avoir fait un bon usage, vous en revenez pire devant le ciel et devant les hommes. Je ne vous demande que d’interroger vous-même vos propres actions. Mademoiselle vous sait en prison, et elle se hâte de réclamer votre grâce. Cette grâce, elle la demande à genoux, à genoux, mon fils, elle ! une princesse du sang royal ! Elle l’obtient enfin après dix-neuf ans de pleurs, de supplications, d’angoisses. Et c’est quand vous devriez l’adorer comme un esclave qu’on vous voit au contraire donner dans tous les excès et vous faire un mérite de votre ignominie. Mon fils, c’est moi qui viens vous le dire ici, mon fils, cela est d’un homme que le ciel punira d’une façon soudaine, éclatante. Vous n’êtes pas coupable envers Mademoiselle seulement, vous l’êtes encore envers moi ! Pendant votre prison, j’avais donné ma parole à Sa Majesté que le malheur avait fait de vous un sage, sinon un chrétien. Vous m’avez fait mentir au premier des rois de la terre, puisse celui qui est le maître des rois ne pas vous en châtier ? Voici une lettre de votre sœur, datée du couvent de Notre-Dame de Saintes ; méditez-la !

Lauzun ouvrit la lettre de sa sœur et la parcourut avec une componction feinte.

— Madame, reprit-il en rendant la lettre à sa mère, chacun a son chemin tracé dans ce monde où tant d’hommes divers se coudoient ; le mien est fini, souffrez que je me repose. Vous me reprochez de négliger la cour, d’y ruiner mes affaires, mais il me semble que Sa Majesté y a mis bon ordre. Que me reste-t-il, sinon la haine du roi et le dédain de mes proches ? La cupidité de madame de Montespan a suivi de près sa vengeance, on m’a trop ravi pour que j’aille demander. Moi, tendre la main, fi donc ! Mon cousin le roi de France est loin de m’aimer, nous nous sommes trouvés dans trop de boudoirs, dans trop de sièges amoureux ; qu’irais-je faire de nouveau à Versailles, à Saint-Germain ? Cet hôtel me plaît, il me suffit, j’y mène une vie royale. La cour tourne à la dévotion, je le vois bien et, vous le savez, je ne suis pas dévot, car j’ai horreur du mensonge. Le roi m’a permis d’aller partout dans la ville pour cela, je lui donne deux principautés, — c’est peu. La précocité de l’esprit du duc du Maine l’a séduit. Ce petit boiteux me vaut seul ma grâce, vous le savez. Que demanderais-je à Sa Majesté, encore une fois ? De me rendre aux eaux de Bourbon, où les médecins veulent m’envoyer ? Mais j’y trouverais madame de Montespan, Maupertuis et ses mousquetaires pour m’espionner. Mademoiselle de Fontagnes occupe le roi, elle fait de grands progrès dans son esprit ; on dirait partout que je veux lui faire la cour comme à Athénaïs de Mortemart[2]. Souffrez donc que je ferme ici le livre qui contiendra mon histoire, souffrez que, maître chez moi…

— Vous ne l’êtes pas, monsieur, vous ne pouvez l’être, interrompit vivement madame de Lauzun.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que vous obéissez à votre insu même aux mille passions qui vous conduisent. Elles vous mèneront à la lâcheté, mon fils, ajouta la comtesse en se levant avec dignité, oui, déjà vous êtes lâche !

— Est-ce bien vous, madame, vous, qui me parlez ainsi ? demanda le comte avec stupeur. Qu’ai-je donc fait ?

— Vous avez, monsieur, cherché par tous les moyens à détourner une jeune fille de ses devoirs, vous l’avez arrachée de son couvent, vous lui avez écrit de vous aimer, de vous suivre. Cette lettre… la nierez-vous ?…

La comtesse présenta à Lauzun la lettre qu’il avait écrite à Paquette.

— D’où tenez-vous ce billet ? demanda-t-il d’un air de surprise.

— De celle-là même que vous prétendiez abuser, de la jeune fille dont vous ignorez vous-même le nom. Cette fille est maintenant chez moi, sous ma garde ; venez l’en arracher, si vous l’osez !

— Quoi ! madame, un simple enfantillage, un souvenir de ma captivité à Pignerol ! Vous êtes bien sévère ; et puis, que vous fait, après tout, la fille d’un partisan ?

Madame de Lauzun fixa sur son fils deux yeux perçants, son front devint pâle, sa lèvre frémit, cependant elle se contint.

— Et si cette jeune fille n’était pas la fille de Leclerc ? dit-elle en étudiant les traits du comte.

— Alors elle m’aurait menti, ce serait quelque intrigante. Mais non, se hâta de reprendre Lauzun, je la crois sincère seulement, pourquoi n’avoir pas répondu à mon billet ?

— Parce que vous êtes l’un de ces hommes qui se font un jeu de l’honneur, pour qui le malheur et la honte d’une victime ne sont rien, en un mot, parce que vous êtes Lauzun et qu’elle est…

— Achevez…

— Mademoiselle Fouquet, la fille du surintendant !

— Mademoiselle Fouquet ! balbutia le comte en se levant ; quoi ! cette Paquette ?…

— Devait ne pas porter le nom de son père tout le temps de sa prison, le surintendant lui en avait fait un devoir, maintenant qu’il n’est plus, elle ose à peine le reprendre, ce nom que tant d’hommes lui reprocheraient comme une tache. Ah ! vous pouvez m’en croire, c’est un noble cœur, une noble enfant que celle-là ! Effrayée de son propre amour, car elle vous aimait, vous qui en êtes si peu digne, elle m’a tout dit, tout avoué, aussi je la sauverai de vous à tout prix !

— Mademoiselle Fouquet ! répéta Lauzun et vous dites qu’elle m’aime ! Ah ! ma mère, permettez que j’aille de ce pas me jeter à ses pieds et lui demander pardon !

— Projet hypocrite, et dont je ne suis pas dupe. Madeleine Fouquet est chez moi ; j’ai connu son père, et vous qui l’avez connu aussi vous alliez outrager ce qu’il avait de plus cher, ce qu’il aimait le plus, ce qui l’a le plus aimé ! Rendez grâce au ciel qui me l’a fait recueillir, cette enfant douce et timide ! vous allez dès ce jour renoncer à cette passion extravagante, impie, odieuse dans un homme tel que vous ! Rappelez-vous, mon fils, que c’est au surintendant que vous devez les commencements de votre fortune. Sa main et son crédit vous ont soutenu ; vous, qu’avez-vous fait pour lui ? La fatalité seule vous a réunis sous les mêmes cachots, c’est à Pignerol que vous connûtes sa fille. Quand elle s’est confiée à moi, la noble et frêle créature, irez-vous la prendre pour jouet, la séduire et l’abandonner ensuite comme tant d’autres ? La Providence a permis qu’une protection inattendue vînt la couvrir, quelqu’un l’a conduite chez moi ; à dater de ce moment elle est ma fille ! Henri, mon cher fils, ne rencontrons-nous pas dans tout ceci le doigt de Dieu ? Les parents de mademoiselle Fouquet se sont retirés dans leurs terres, elle est libre, indépendante. Je la presse en vain d’unir son sort à quelqu’un : — Qui voudrait de moi ? répond cette angélique fille. La disgrâce du surintendant et ses longs malheurs avaient altéré d’abord sa raison, maintenant elle ne songe plus qu’à une chose, à réhabiliter la mémoire de son père injustement poursuivi. Qui pourra l’aider dans ce généreux dessein ? je ne sais, mais il est bien digne de celle que j’aime et défends comme votre sœur, Henri croyez-moi, c’est par cette enfant que Dieu vous apprend lui-même la valeur de la vertu et du devoir ; encore une fois, rentrez en vous-même, et si vous ne donnez pas au monde le spectacle de Rancé, effacez du moins en vous jusqu’au souvenir de ce qu’a été Lauzun !

Les paroles de la comtesse avaient fait passer tour à tour la rougeur de la honte et le rayon de l’ivresse sur le front de ce fils qui l’écoutait. L’amour de Paquette se réveillait en lui sous une forme nouvelle, quel était donc ce mystérieux protecteur qui l’avait amenée à madame de Lauzun ? Le comte ne remarqua seulement pas l’attention que sa mère semblait apporter à l’examen de la Bible, qui traînait alors sur la cheminée ; sa mère était pâle, émue, comme si ce livre saint lui eût rappelé quelque souvenir.

— De qui tenez-vous ce livre ? demanda-t-elle à Lauzun avec un son de voix où perçait son trouble.

— Je ne sais, ma mère, et je craindrais de vous dire…

— Parlez, je vous en conjure.

— Eh bien, c’est d’un homme que tout me porte à juger un fou.

— Pour quelle raison ?

— Parce qu’il m’a prédit des choses impossibles.

— Quelles choses, voyons ?

— Par exemple, ma mère, qu’il serait de toutes mes fêtes, qu’il me suivrait des yeux et m’empêcherait de mal faire ; que sais-je, moi ? C’est peut-être un démon vomi par l’enfer, et quelquefois j’en ai peur.

— Vous m’épouvantez, dit la comtesse, affectant elle-même un trouble qu’elle n’éprouvait pas. Cet homme, savez-vous son nom ?

— Je l’ignore, mais c’est bien lui qui m’a laissé cette Bible.

— Et c’est lui aussi qui te crie d’écouter ta mère, dit une voix qui sembla sortir de l’une des portes du boudoir, lente et funèbre comme un glas de mort.

— Que veut dire ceci ? murmura Lauzun, aussi effrayé que s’il eût vu se lever un fantôme.

— Ceci veut dire, mon fils, reprit madame de Lauzun, qu’il est temps de vous amender et de renoncer à vos folies. Cet homme que vous croyez un fantôme est peut-être un homme réel. On a vu parfois de ces apparitions étranges et tenez, ce manteau noir qui traverse votre cour, c’est peut-être celui qui vient de vous donner ce terrible avertissement.

— Homme ou spectre, s’écria Lauzun, il périra !

Et se penchant à la fenêtre, le comte arma la détente d’un pistolet.

La nuit était venue, l’ombre glissait sous les arcades de la cour.

— Henri, murmura madame de Lauzun, Henri, n’attentez pas aux jours de cet homme !

— Pourquoi ?

— Parce que c’est lui qui a sauvé cette jeune fille ; il a amené mademoiselle Fouquet chez moi.

Transporté de rage, Lauzun abaissa le canon du pistolet ; mais l’homme de Pignerol avait déjà fui en poussant un rire strident.

— Le nom de cet homme ? demanda Lauzun à la comtesse.

— Il vous le dira lui-même quand les temps seront venus.


  1. Les premières tentatives de conversion avaient été faites alors que madame de Lauzun habitait, durant la prison de son fils, son hôtel du faubourg Saint-Germain. Ce furent le père Nicolas Feuillet, Mascaron, alors évêque d’Agen, et le père de Lachaise, qui travaillèrent à ce changement de la comtesse.
  2. Madame de Montespan.