Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 2/33

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M. Lévy (tome IIp. 252-258).

XV

LE SERMENT.


Le matin même où cette scène avait lieu dans le cabaret de la Belle épée, une scène plus horrible se passait dans l’appartement de mademoiselle Fouquet, à l’hôtel même de madame de Lauzun, où Saint-Preuil avait reconduit la jeune fille.

Un vieillard, les traits en désordre, la voix tremblante, le front pâle, était parvenu à se frayer passage au milieu des valets qui encombraient l’antichambre ; dès qu’elle l’aperçut, mademoiselle Fouquet donna l’ordre qu’il entrât.

La douleur et le désespoir semblaient avoir épuisé tellement les forces de cet homme, que la jeune fille fut quelque temps à le considérer en silence.

Ses yeux étaient caves et rongés par l’insomnie ; tout son corps semblait courbé comme sous un fardeau ; il fallait qu’un combat cruel l’eût brisé, car à peine entré, il se laissa tomber de faiblesse sur un fauteuil.

— Monsieur Leclerc ! s’écria la jeune fille, vous ici !

Mademoiselle Fouquet ignorait encore la délivrance du malheureux partisan ; elle-même sortait d’une lutte fatale ; en proie au délire, à la fièvre, elle se souvenait à peine que Saint-Preuil l’avait sauvée la veille, elle avait tout oublié.

La présence de Leclerc fit passer en elle un frisson de glace. Il venait sans doute lui rappeler sa promesse, il venait réclamer d’elle l’accomplissement d’un devoir sacré. En cette occasion, la vue d’un fantôme eût moins effrayé la malheureuse jeune fille. Leclerc se leva tout d’un coup devant elle, terrible, menaçant. Il jeta d’abord un coup d’œil rapide autour de lui comme pour s’assurer qu’il était bien seul ; puis, après avoir passé la main sur son front pour en étancher la sueur brûlante, il lui dit :

— C’est moi, mademoiselle, je viens vous apprendre un vol.

— Un vol, demanda-t-elle, et qu’est-il donc arrivé ?

— Il est arrivé ceci, mademoiselle, que pendant mon séjour à la Bastille, un homme, un misérable a osé de nuit s’introduire dans ma maison, qu’il a pénétré dans ce cabinet où je vous avais parlé, qu’il m’a pris enfin cette bague que je vous avais montrée, durant cette nuit au doigt d’un cadavre… Je venais ici pour savoir si vous ne pourriez point me donner quelque indice, vous savez peut-être !…

— Moi, monsieur, interrompit mademoiselle Fouquet avec dignité, pensez-vous d’aventure qu’un des gens de cette maison se soit introduit nuitamment dans votre demeure

? Si cela était, ce n’est pas à moi qu’il fût venu faire ses confidences.

— Enfin, mademoiselle, on m’a volé, reprit Leclerc avec rage, on m’a enlevé mon bien le plus cher, ce bien vous le connaissiez !

— Il est vrai, monsieur, mais je ne puis croire que ce bien ne vous soit pas rendu quelque jour ; calmez d’abord cette irritation ; souffrez, je vous prie, que, pour vous-même…

— Que je me calme ! poursuivit Leclerc avec un redoublement de fureur, que je laisse un pareil vol impuni ! Oh ! non, mille fois non je n’ai pas même songé à faire ma plainte au lieutenant-criminel, je me vengerai moi seul sur cet homme, entendez-vous ? Oui, reprit le vieillard, je me vengerai ; n’est-ce donc pas à lui que je dois la perte de l’unique espoir qui me rattachât encore à l’existence ? Choisir le moment où j’étais moi-même étendu sur le grabat d’un cachot pour accomplir une œuvre pareille, pour me dépouiller de ce qui vaut plus pour moi qu’une fortune, un trésor ! car vous le savez mieux que personne, continua Leclerc en attachant sur mademoiselle Fouquet des yeux profonds, scrutateurs, je ne vivais plus que par cette bague, j’eusse tout donné, ma liberté, mon sang, pour savoir par elle le nom d’un lâche qui m’a légué le deuil et l’opprobre ! depuis vingt ans, je la cache, je la défends ! Oh ! pour me l’avoir enlevée, il fallait savoir que sur elle reposaient ma vie et ma vengeance ! Aussi ce misérable je le voue ici à l’infamie et aux remords devant le ciel et les hommes ? J’appelle sur sa tête les rigueurs de la justice et celles de Dieu ! Un jour viendra sans doute où je le verrai de mes propres yeux attaché aux rayons de fer de la ̃roue, mendiant de son bourreau la goutte qui doit étancher sa soif, et cette goutte, on ne la lui donnera pas ! Cet anneau brûlera son doigt, cette morte volée le suivra partout ; oh ! je le maudis, je le voue devant ce Christ aux flammes de son enfer !

— Par pitié, ne le maudissez pas, dit-elle en joignant ses mains devant le vieillard, peut-être agissait-il à son insu, peut-être ce que vous nommez un vol…

— N’importe ! je le maudis, répondit Leclerc avec l’exaltation du désespoir, et cet anathème prononcé ici devant Dieu, je ne le rétracterais pas au lit de la mort !

— Arrêtez, monsieur, arrêtez !

— Qu’avez-vous ? pourquoi ce trouble ?

— Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! malheureuse que je suis !

— Encore une fois, vous êtes tremblante… au nom du ciel, répondez. Ne voyez-vous pas que chaque seconde qui s’écoule, est pour moi un coup de poignard ?

— C’est que… reprit-elle avec terreur, c’est… que celui qui a exécuté ce vol…

— Eh bien ?

— Eh bien, c’est votre fils !

— Mon fils ! demanda Leclerc en laissant retomber sa tête avec accablement sur sa poitrine.

— Votre fils, répéta-t-elle d’une voix sourde.

— Oh ! je comprends tout, maintenant ; son départ, sa fuite de la maison paternelle. Il savait qu’en reparaissant devant moi, il ne pouvait soutenir les yeux de son juge… Mais qui donc a pu lui conseiller un tel crime, qui donc a pu lui révéler ce secret que j’avais dit à vous seule ?

— Moi, murmura-t-elle, en se précipitant à ses genoux, pitié, par grâce, pitié !

— Vous ! mais il faut donc que je vous maudisse tous deux ! Pitié, dites-vous, mais vous avez abusé lâchement de mon aveu, quand vous avez introduit le vol dans ma maison ? Oh ! je fus aveugle en vous confiant un malheur auquel vous avez donné des larmes feintes ! Maintenant, je ne vois que trop de quel intérêt il était pour vous de faire disparaître cette bague accusatrice. Les armes du surintendant y étaient gravées, n’est-ce pas, continua Leclerc avec un sourire effrayant, et ce sont les mêmes armes qui cachetaient à La Vallière des propositions de honte et de fortune ! En fille dévouée, il vous tardait d’anéantir cette preuve !

— Vous calomniez, monsieur, reprit mademoiselle Leclerc en se relevant avec une fierté calme, vous oubliez que je vous avais fait une promesse… Mais pour l’accomplir !

— Eh bien ?

— Eh bien, monsieur, il me fallait cette bague.

— Quoi !… vous auriez réussi ! Enfin, je tiens ma vengeance ! Cette bague et cette preuve, vous l’avez, dites-vous ? Oh ! je ne maudis plus, je n’accuse plus, merci ! Qu’importe le moyen ? Vous avez su réussir. Tout à l’heure je m’emportais, j’appelais sur l’auteur de ce larcin la malédiction de Dieu ; maintenant c’est de vous seule que j’attends ici la vie ou le mort. Le nom de cet homme, son nom ?

En parlant ainsi, Leclerc se débattait sous le poids d’une joie sauvage, diabolique… Il touchait enfin au moment le plus décisif de sa vie, il pressait, il conjurait celle qu’il venait d’accuser l’instant d’avant.

— Ce nom, reprit-elle avec effort, je ne vous le dirai que demain en vous apportant la preuve que je vous ai promise. Je vous le jure devant Dieu !

— Je ne veux plus attendre, s’écria Leclerc, qu’importe la preuve ? le nom de cet homme, son nom ? Vous me le direz, vous le savez.

Et Leclerc attacha sur elle un regard clair, magnétique…

— Vous me le demandez, et si ce nom, ce nom que je sais… tout me faisait un devoir ici même de vous le taire ? Si je ne pouvais le prononcer que chez vous ?… répondit-elle avec crainte.

— Parlez, nous sommes seuls, dit Leclerc en se levant.

Que peut faire ce nom aux échos de ces murailles ? Madame de Lauzun vous reprocherait-elle de dire la vérité ? Songez, mademoiselle, que vous reculez devant un serment. Vous gardez le silence, vous pâlissez. Eh bien ! écoutez, reprit Leclerc, résolu de vaincre à tout prix cette résistance ; écoutez : quel que soit le nom de cet homme, je ferai ici ce que je n’eusse jamais fait. Son crime odieux a élevé une barrière entre mon fils et moi, je jure devant vous de ne plus faire peser sur Henri la faute de sa naissance. Il a cru devoir vous obéir, il s’est rendu coupable d’une fraude impie, criminelle, dites ce nom, ce nom qu’il ignorera toujours. Son pardon et le vôtre sont à ce prix !

Leclerc respira comme si l’accomplissement d’un tel effort l’eût brisé. Mademoiselle Fouquet avait la blancheur d’un marbre. La grave pureté de son visage n’avait jamais été peut-être obscurcie d’un pareil trouble. Elle se débattait comme une colombe sous le regard fixe et acéré du vieillard, puis, trouvant en elle assez de courage, même encore assez d’amour, elle reprit :

— Ce nom, je ne puis, je ne dois pas vous le dire…

La colère et la stupeur se peignirent sur tous les traits de Leclerc, il se recula et s’appuya tremblant à la porte de la chambre.

— À merveille, dit-il en laissant échapper un rire de mépris. Cette fois, c’est bien la fille de Fouquet qui a parlé !

Elle le regarda avec une telle expression de noblesse que Leclerc se couvrit le front de ses deux mains.

— Mais vous l’aimez donc ? reprit-il bientôt, en proie à une rage avide, insensée, pleine de tortures. Eh bien ! quel que soit le lien funeste qui vous unisse, quel que soit le sceau apposé par lui sur vos lèvres, il faut que vous parliez, mademoiselle, je le veux, je l’exige, je n’aurai pas souffert et caché mes larmes pendant vingt ans pour renoncer d’un seul coup à ma vengeance ! Aujourd’hui comme hier, je vous somme de me dire à quel homme je dois ma honte et mon malheur, sinon, voyez-vous, rien ne sera plus sacré pour moi ! rien, pas même votre père…

— Mon père ? quoi ! Mon père, demanda-t-elle égarée.

— Je dirai que c’est lui qui n’a pas craint de me déshonorer lâchement, on me croira. Je le dirai à tous, devant vous, devant mon fils.

— Devant Henri ! Ah ! c’est trop, s’écria mademoiselle Fouquet avec l’énergie du désespoir, et en dégageant son bras de l’étreinte de Leclerc, rassurez-vous, monsieur il n’y aura que moi qui vous aurai vu en un jour devenir menteur et lâche. Vous voulez la vérité ; que ce qu’il en adviendra retombe sur vous ! opprobre, crime, ou malheur, je vous dois un nom, ce nom le voici : cet homme c’est M. de Lauzun !

— M. de Lauzun ! murmura Leclerc, comme si le fer aigu d’une lame fût entré dans sa poitrine.

— Eh bien ! qu’avez-vous donc ? lui demanda-t-elle, assez à plaindre par elle-même pour être alors sans pitié.

— Oh ! malheur sur moi, reprit le vieillard, malheur sur moi ! ma vengeance est impossible !

— Impossible ! s’écria-t-elle en étreignant pour la première fois un rayon de joie et d’espérance.

— Impossible, dit Leclerc d’une voix sourde, cet homme est le fils de celle qui vient de me sauver, là, tout à l’heure ! Elle m’a fait sortir par son crédit de mon cachot !

Ces paroles à peine dites, il sortit en toute hâte.

Dans son trouble, Leclerc venait de heurter un homme au seuil de l’appartement ; cet homme c’était Saint-Preuil. Il se précipita sur les pas de Leclerc dans l’appartement.

— Qu’y a-t-il, mademoiselle ? demanda-t-il d’une voix pleine d’alarmes. Que veut dire ce bruit ? Courez-vous quelque danger ?

— Un danger réel, Saint-Preuil, il faut que vous m’aidiez, que vous quittiez Paris à l’instant même.

— Quitter Paris, et pour où ?

— Pour Calais, où Saint-Évremont débarque cette nuit, il faut que vous le voyiez, que vous lui disiez… Mais cette lettre commencée pour lui, cette lettre que vous pouvez ouvrir… vous apprendra mieux que mes paroles ce que j’espère et j’attends de vous.

— Disposez de moi, je suis à vos ordres.

— Après demain donc, soyez ici, j’ai besoin de vous, surtout pressez-le, revenez avec sa réponse !

Saint-Preuil la quitta, sella un des chevaux de la comtesse et partit.