Les nouvelles recherches sur Jean-Jacques Rousseau/01

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Les nouvelles recherches sur Jean-Jacques Rousseau
Revue des Deux Mondes4e période, tome 127 (p. 880-909).
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LES NOUVELLES RECHERCHES
SUR
JEAN-JACQUES ROUSSEAU

I
SES ANCÊTRES ET SA FAMILLE

Louis Dufour-Vernes. — Jean-Jacques Rousseau et sa parenté; Genève, 1878. — Les ascendans de Rousseau; Genève, 1890.

Au temps de la Restauration, Rousseau et Voltaire étaient des écrivains populaires et familiers à tous; on les voyait dans toutes les mains; chacun avait lu leurs livres et les connaissait aussi bien que ceux d’un contemporain; les éditions de leurs œuvres se succédaient à intervalles rapprochés. Mais, bientôt après la révolution de 1830, cette vogue s’arrêta et, dès lors. Voltaire et Rousseau ne furent plus que ce qu’ils seront toujours : des auteurs classiques, comme Montesquieu et Buffon. Tous ceux qui aiment les lettres ont lu leurs chefs-d’œuvre; quelques amateurs, qui leur restent fidèles, les connaissent à fond et se plaisent à les relire souvent. Mais le nombre est petit de ceux qui achètent aujourd’hui, pour les placer sur les rayons de leur bibliothèque, les œuvres complètes de Voltaire et de Rousseau.

À ce changement qui s’est fait dans les dispositions du public à leur égard, Rousseau a perdu beaucoup plus que Voltaire. Les œuvres de celui-ci sont plus accessibles, plus avenantes. Les esprits qui vont naturellement à lui comme à un maître, à un modèle, sont beaucoup plus nombreux que ceux que Rousseau attire. La pensée et l’érudition françaises sont aujourd’hui plus que jamais la pensée et l’érudition parisiennes : or, Voltaire est beaucoup plus parisien que Jean-Jacques. La faveur du public et celle des chercheurs se sont ainsi beaucoup plus attachées à Voltaire qu’à Rousseau. Aussi n’y a-t-il pas lieu de s’étonner si, dans les recherches et les travaux qui ont été publiés depuis vingt ans, il se trouve que la vie et les œuvres de Voltaire ont été beaucoup plus étudiées et beaucoup mieux que celles de Rousseau. Dans les publications dont ce dernier a été l’objet, il n’y a rien de comparable aux travaux où MM. Desnoiresterres, Moland et Bengesco ont tant ajouté à ce que nous connaissions de la biographie, de la correspondance, et de la bibliographie de Voltaire.

Les érudits parisiens ont fait peu de chose pour Jean-Jacques; presque toutes les recherches nouvelles dont il a été l’objet sont venues de ces pays de frontière qu’il a longtemps habités, et qui vont des Charmettes à l’île de Saint-Pierre. C’est dans la Suisse française et la Savoie qu’on s’est appliqué à élucider les points obscurs de sa vie, et à mettre au jour les documens inédits qui pouvaient compléter les renseignemens déjà connus.

Les papiers que Rousseau avait confiés à son ami Du Peyrou, et que celui-ci a légués à la bibliothèque de Neuchâtel, avaient été dépouillés, en 1834, par M. Ravenel; ils ont aussi fourni la matière de deux ou trois volumes, publiés par M. Streckeisen, il y a trente ans. D’autres chercheurs sont encore venus, qui ont remué à nouveau ces dossiers, et y ont fait chacun quelque butin. M. Fritz Berthoud a retrouvé et publié les pièces relatives aux démêlés de Rousseau avec le pasteur de Montmollin. Un savant exact et soigneux, M. Albert Jansen, a écrit deux volumes sur Rousseau musicien et Rousseau botaniste, et il a laissé peu de chose à glaner à ceux qui voudront traiter après lui ces deux chapitres de la biographie de Jean-Jacques ; il a publié aussi de curieux documens qu’il a trouvés aux archives de Berlin et qui datent du séjour de Rousseau dans la principauté de Neuchâtel, entre autres, les dépositions de Rousseau et de Thérèse Le Vasseur, écrites sous leur dictée, au lendemain même de ce qu’on a appelé la lapidation de Motiers.

Jean-Jacques n’a fait que traverser le pays de Vaud, et sur les anciens registres de la contrée, on n’a pas eu l’occasion de mentionner le nom du jeune voyageur, qui passait inconnu sur les bords du lac Léman; mais à Lausanne, à Vevey, dans ces jolies villes où Mme de Warens a vécu pendant sa jeunesse, il était intéressant de suivre les traces qu’elle avait laissées ; et le savant distingué qui s’y est appliqué a fait des trouvailles inattendues.

Les archives de Genève ne pouvaient pas être négligées dans cette chasse au document. L’archiviste, M. Louis Dufour-Vernes, a étudié surtout la parenté et les ancêtres de Jean-Jacques. Comme un botaniste qui détache du sol une plante avec précaution, en ayant soin qu’elle ne perde aucune des fibrilles de ses racines, il a tiré des archives genevoises tout l’arbre généalogique de Jean-Jacques Rousseau ; et le tableau qu’il a ainsi dressé a beaucoup de variété et de vie. Chaque famille y a son caractère et sa tenue propre, et chaque couple sa chronique. Les documens d’archives semblent incolores à première vue ; M. Dufour-Vernes a su si bien en tirer parti, éclairer les textes et diriger les regards du lecteur sur les points lumineux, que les couleurs effacées semblent reparaître au jour.

En Savoie, pendant de longues années, la vie de Jean-Jacques a été liée à celle de Mme de Warens comme la vigne à l’ormeau. L’amie de Rousseau, à cette époque de leur existence, attirait les regards plus que le jeune protégé qui vivait à son ombre ; on a trouvé beaucoup de lettres d’elle, point de lui ; mais les érudits qui se sont attachés à suivre Mme de Warens dans les vicissitudes de sa carrière et jusqu’à sa triste fin, ont utilement travaillé pour celui qui donnera un jour une édition critique des Confessions.

Au milieu de tous les sujets de recherches qui ont ainsi fourni matière à quelques gros volumes et à beaucoup de petits mémoires, œuvres de savans très estimés de leurs confrères et trop inconnus du grand public, il y a deux points qui sont particulièrement dignes d’attention : les racines du caractère de Rousseau et l’origine de ses idées. En parlant des études de Jean-Jacques aux Charmettes, nous aurons l’occasion de traiter le second point. Nous allons voir maintenant ce qu’on peut tirer, pour éclairer le premier, des découvertes qu’on a faites sur la parenté de Rousseau, ses ancêtres français et les réfugiés dont il descend, de l’histoire de sa famille pendant deux cents ans, et de quelques anecdotes, jusqu’à ce jour inconnues, sur son père et sa mère.


I

A l’époque de la naissance de Jean-Jacques, sa famille était établie à Genève depuis cinq générations. Elle était venue de France à l’époque des persécutions contre les protestans. Didier Rousseau, de Paris, avait été reçu habitant de Genève en 1550.

C’était un négociant; dans quelques documens, il est désigné comme libraire, et c’est peut-être pour avoir fait commerce de livres hérétiques qu’il avait dû quitter son pays. Mais dans la plupart des actes où son nom figure, et qui s’échelonnent à Genève sur une trentaine d’années, Didier Rousseau est qualifié « vendeur de vin ». Dans l’une des rues montantes qui s’élèvent sur la colline où la ville de Genève est bâtie, il tenait une auberge à l’enseigne de l’Epée couronnée. En outre, il était un de ceux qui prenaient à ferme les dîmes de vin et de blé que levait la Seigneurie de Genève dans les villages des environs. Somme toute, c’était un homme d’affaires, qui s’y prenait de son mieux pour gagner sa vie dans une ville qui était alors assez pauvre. En arrivant de Paris, il avait apporté quelque bien dans sa nouvelle patrie. Quand il fut reçu bourgeois de Genève après quelques années de séjour, il eut à payer les droits de bourgeoisie, qui variaient suivant les facultés de chacun; on le taxa à 20 écus, ce qui le classe, sinon parmi les plus riches, du moins immédiatement au-dessous d’eux. On le voit acheter des maisons à la ville, des pièces de terre à la campagne. On le trouve lié avec Noble Jean de Budé, le fils du célèbre helléniste, et avec son beau-frère, Noble Charles de Jonvilliers: l’un est son exécuteur testamentaire, l’autre prend soin des intérêts de ses enfans. Il avait ainsi des amis dans les plus hauts rangs, quoiqu’il appartînt lui-même à une couche sociale plus humble.

Il faut remarquer la date de sa réception à la bourgeoisie de Genève (avril 1556). C’est le moment où le parti de Calvin venait de l’emporter dans l’élection annuelle des syndics, magistrats suprêmes de la petite république. Ayant ainsi au pouvoir des amis dévoués, Calvin voulut renforcer la majorité précaire qu’il venait d’obtenir au Conseil général, en faisant admettre à la bourgeoisie un grand nombre de réfugiés français. En un mois, une soixantaine d’entre eux furent reçus bourgeois : tous ceux qui furent de cette fournée étaient certainement, pour le parti de Calvin, des hommes sûrs. Didier Rousseau était au milieu de ce groupe.

Nous n’avons sur ses idées personnelles qu’un seul témoignage direct: c’est le texte du testament qu’au moment d’une maladie, et onze ans avant sa mort, il dicta au notaire Aimé Sauteur. Didier Rousseau y lègue de petites sommes à l’hôpital et au collège de Genève, et cent florins « à la Bourse des pauvres étrangers qui se retirent en cette cité ». Il a ainsi une pensée pour ceux qui avaient comme lui trouvé à Genève un asile pour y professer librement leur foi.

Pendant vingt ans, il avait vécu célibataire ; un jour vint où il se décida à se marier. Sa femme, qui se nommait Mie Miège, était fille d’un paysan du Faucigny; elle avait deux frères, l’un boulanger et l’autre cordonnier. C’était de la petite bourgeoisie; mais, autant qu’on en peut juger à trois siècles de distance, ce Parisien qui offrit sa main à cette Savoyarde, ne fit point un mauvais choix. Le testament déjà cité témoigne qu’elle était pauvre. Elle y reçoit de Didier Rousseau de larges legs[1] « nonobstant qu’il n’ait rien reçu d’elle, ni de ses parens; et toutefois lui donne les choses dessus dites, pour les agréables services qu’il a reçus d’elle. »

Mie Miège donna cinq enfans à son mari; tous les premiers moururent en bas âge; le dernier, Jean Rousseau, n’avait pas deux ans quand son père mourut (1581). Didier Rousseau laissait des affaires embarrassées, et sa veuve se mit bravement à les débrouiller. Elle y eut quelque peine ; les autorités genevoises, auxquelles elle adressait requête sur requête, ne s’empressaient point de lui accorder les dégrèvemens d’impôts qu’elle sollicitait ; on lui refusa tout net de la décharger de la ferme des dîmes du village de Lullier, sur laquelle deux ans restaient à courir. Sur ces entrefaites, les troupes du duc de Savoie vinrent faire du butin dans le pays; elles pillèrent à Lullier toute la partie de la récolte qui avait été mise à part pour le paiement de la dîme. La trésorerie genevoise n’entendit pas raison, et voulut que l’hoirie de Didier Rousseau, l’avoir de la veuve et de l’orphelin, eût à supporter la perte et à payer au gouvernement la somme convenue, comme si de rien n’était. Mie Miège se débattit pendant des années contre cette exigence ; on finit de guerre lasse par reconnaître son bon droit.

Ace moment, après trente mois de veuvage, elle se remaria. C’est avec un nonagénaire qu’elle vint redemander à l’église la bénédiction nuptiale, non plus avec une couronne de fleurs, comme les jeunes filles, mais avec un bouquet sur le sein, comme la coutume le voulait pour les veuves. Son nouveau mari s’était procuré par cette union une garde-malade pour ses derniers jours. Le pauvre vieillard ne tarda pas à mourir. Dans le printemps qui suivit. Mie Miège épousa un jeune homme. Elle redevint mère, et fut bientôt veuve une troisième fois : dès lors nous perdons ses traces. Au milieu de ces noces et de ces morts, l’enfant de son premier mari grandissait. Le jeune Jean Rousseau fut sans doute bien élevé par sa mère, à en juger par sa vie laborieuse et simple. Nous le retrouverons plus loin, en faisant l’histoire des quatre générations qui séparent Didier Rousseau de Jean-Jacques.

Nous avons sorti de la poussière des archives la souche de l’arbre généalogique du philosophe genevois. L’aspect en est modeste. Ce couple, le plus ancien que nous puissions connaître dans la ligne de ses ancêtres directs, le premier qui se dégage de l’ombre du passé, offre à nos regards deux personnes actives, qui ont lutté avec les difficultés de l’existence, qui se sont évertuées pour vivre, pour laisser quelque bien à leurs enfans. Il y a là de la vertu, mais c’est une vertu bourgeoise et sans éclat, sans rien qui tienne du gentilhomme ou de l’héroïne de roman. Une seule chose, dans tout cela, sort du terre à terre. Didier Rousseau a quitté Paris, le Paris déjà brillant de François Ier et de Henri II, et il a supporté trente années d’exil, parce que dans sa jeunesse il s’était laissé séduire à la voix des novateurs qui prêchaient une libre foi, qui voulaient une Église démocratique, qui appelaient le peuple à lire l’Évangile.

Si les familles de la bourgeoisie savaient garder leurs souvenirs, les entretenir, et se redire de génération en génération l’histoire et les destinées des ancêtres, Jean-Jacques eût été fier de Didier Rousseau; il eût pensé à lui, quand il dut à son tour abandonner Paris et la France pour être fidèle à ses idées, et quand Genève, qui avait été hospitalière pour son aïeul, fit brûler ses livres et le menaça de la prison. Mais il ne semble pas que le glorieux descendant ait jamais entendu parler de l’homme obscur dont, à cause de lui, nous avons recherché les traces et reconstitué la vie.

La série qui va de mâle en mâle, dans l’ordre de filiation, n’est pas la seule qu’il faille considérer. Chacun tient de son père sans doute, mais aussi de sa mère. Plus on remonte haut dans la lignée des ancêtres, plus est considérable cette part adventice que les alliances, à chaque génération, viennent mêler à l’héritage de la ligne directe. Mais pour Jean-Jacques Rousseau, les recherches les plus étendues et les plus attentives nous font retrouver, à maintes reprises, dans son arbre généalogique, ce que nous venons de voir dans le ménage de Didier Rousseau : l’union de deux races, un réfugié français qui s’allie à quelque famille du pays de Genève. Quand on établit ce qu’on appelle un tableau de quartiers, on rencontre bientôt, dans le damier généalogique, des cases vides que l’absence de documens ne permet pas de remplir. Les lacunes commencent pour Rousseau au quatrième degré, où on ne lui connaît que 15 ascendans sur 16. Au degré supérieur, on ne peut inscrire, au lieu de 32, que 26 noms de famille. On arrive ensuite au sixième degré (64 quartiers), ce qui se trouve correspondre au second quart du XVIe siècle, c’est-à-dire à une époque où les registres de baptêmes et de mariages n’étaient pas encore établis. En outre, à cette date, la moitié des familles dont Jean-Jacques est descendu, avaient encore leur demeure en divers lieux de France, où les recherches généalogiques sont beaucoup moins faciles qu’à Genève; presque toutes les branches de notre arbre s’arrêtent là. On ne peut prolonger encore plus loin les lignes ascendantes, qu’en suivant deux rameaux qui s’élèvent au-dessus des autres, et dont la dernière cime atteint le commencement du XVe siècle.

Escalader tous ces degrés jusqu’à ce qu’on soit arrêté par le vide, suivre le fil généalogique en ses bifurcations successives jusqu’au point où il vous échappe enfin, ce sont là des divertissemens d’érudits; on peut se plaire à ce sport savant. Quelques milliers de personnes, dans les familles genevoises d’aujourd’hui, sont heureuses de trouver, sur la liste de leurs ancêtres, tel ou tel individu qui a aussi sa place parmi les ascendans de Jean-Jacques Rousseau. La série des filiations, qui établissent ainsi un rapport de parenté entre le célèbre philosophe et beaucoup de nos contemporains, fait plaisir à quelques personnes et peut amuser des esprits curieux; mais elle n’offre pas en soi un sérieux intérêt. La sécheresse de ces tableaux décharnés est rebutante. Il n’y a que deux cas où les trouvailles qu’on peut faire méritent d’être signalées. Soit quand on atteint des familles venues de provinces éloignées: il n’est pas indifférent de bien déterminer la part de l’élément étranger et celle de l’élément indigène, dans l’ascendance de Rousseau; soit quand de vieux documens permettent de jeter un regard sur la vie privée, de découvrir quelques traits de mœurs ou de caractère, de mettre en lumière quelque curieux incident.

Ceux des ascendans de Rousseau qui ne sont pas originaires de quelqu’un des villages des environs de Genève, sont tous venus de France, à la seule exception de la famille de la Rive, une des plus anciennes et des plus considérées de la ville : elle était de souche italienne, étant sortie de Mondovi en Piémont.

Quant aux réfugiés français, qu’on rencontre dans le tableau des ancêtres de Jean-Jacques, la plupart sont arrivés à Genève sous Henri II ; on ne trouve que quatre personnes qui y soient venues après la Saint-Barthélémy. Dans l’ordre chronologique des premières mentions de leur présence à Genève, Didier Rousseau marche en tête de tous; les autres s’échelonnent ainsi :

1S51. — Jean Toucheron, marchand drapier, de Blois.

1552. — Jean Le Grand, orfèvre, de Paris; sa femme Françoise Bardet, de Lyon.

1554. — Raymond Eschard, marchand, de Blois.

1555. —Julien Baudet, menuisier, de Domfront en Normandie ; sa femme Gabrielle Melin, de Lyon. — René Janvier, teinturier, de Blois.

1558. — Antoine Cresp, sergier, de Grasse en Provence.

1559. — Simon Lemaire, marchand, de Salins en Franche-Comté.

1561. — Bon Bluet, passementier, d’Amiens; sa femme Guillemette Jussin, de Saint-Dizier en Champagne.

1574. — Simon Mussard, orfèvre, de Châteaudun.

1576. — François Chouan, marchand, de Toulouse. — Dominique Magnin, marchand, de Mâcon; sa femme Colombe Granjan de Fouchy, de Chasselas en Maçonnais.

L’émigration protestante du XVIe siècle s’est étendue à toutes les provinces de France. Comme à la fin du siècle dernier, en face d’un gouvernement irrité et de l’effervescence populaire, la minorité proscrite abandonnait ses biens et sauvait sa vie. Comme à la Révolution, les autorités et la foule, en France, étaient d’accord pour menacer et sévir; les mêmes craintes amenaient les mêmes effets : toute une élite prit le chemin de l’exil. Sur les rives du lac Léman, à Lausanne, à Genève, les réfugiés affluaient. Après une fuite précipitée, après un voyage périlleux, ils y trouvaient repos et sûreté.

En même temps que ces personnages aux noms inconnus que nous venons d’énumérer, ces modestes bourgeois qui ont vécu ignorés et sans mémoire, on voyait arriver Théodore de Bèze, Henri Estienne, Hotman, Scaliger; Arnaud Casaubon, de Gascogne, le père du célèbre philologue Isaac Casaubon; Antoine de Saussure, de Lorraine; Pyramus de Candolle, de Fréjus en Provence, les aïeux des savans illustres qui devaient naître deux cents ans plus tard. La France chassait hors de ses frontières quelques-uns de ses meilleurs enfans, quelques-unes de ses familles dont le sang était le plus fécond et le plus pur.

Le lieu d’asile, au pied des Alpes, était une belle contrée qui plaisait au regard ; et beaucoup de ceux qui avaient traversé les montagnes pour l’atteindre, en découvrant le lac bleu et les villes assises sur ses bords, ont dû éprouver les sentimens que décrivait Saint-Preux: « L’instant où, des hauteurs du Jura, je découvris le lac de Genève, fut un instant d’extase et de ravissement. La vue de ce pays, l’air des Alpes, si salutaire et si pur, cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l’œil humain fut jamais frappé, ce séjour charmant, l’aspect d’un peuple heureux et libre, la sérénité du climat, tout cela me jetait dans des transports. »

Mais ces impressions des arrivans ne s’effaçaient que trop vite, quand une fois les fugitifs avaient passé les portes de la cité, et s’étaient installés dans quelqu’une des rues étroites et sombres de la vieille Genève. Au milieu du beau paysage qui l’entourait, la cité calviniste pouvait être comparée quelquefois à une ruche d’abeilles, quelquefois à un guêpier, toujours à une fourmilière. Le travail et l’économie s’imposaient : ces vertus de fourmis étaient nécessaires aux nouveaux venus. La prose de cette vie ne rebuta pas les familles de bourgeoisie laborieuse qui formaient le noyau de l’émigration protestante. Ouvriers, patrons et marchands, appauvris par l’exil, s’acquittaient pendant la semaine de leur tâche, exerçaient quelque métier monotone, pour avoir la joie austère d’être en paix le dimanche, quand ils venaient écouter les sermons, les prières, et chanter les psaumes qui faisaient courir le risque du bûcher à leurs coreligionnaires restés en France.

Dans la moitié des familles dont Jean-Jacques descend, on arrive, en en cherchant l’origine, à quelque paysan des environs de Genève, qui est venu s’établir à la ville; dans l’autre moitié, on trouve les réfugiés français dont j’ai donné les noms. Il y avait mariage de deux races ; quel fut l’apport de chacune d’elles?

D’aucun côté, rien qui appartienne à la noblesse militaire, qui rappelle l’antique chevalerie; rien que des bourgeois et des rustres. Tous étaient protestans, et la Réformation avait fait ce que fit plus tard la Révolution. A Genève, quand les troupes catholiques eurent lâché pied, Jeanne de Jussie raconte qu’on voyait monter au ciel, de tous les côtés, la fumée des châteaux incendiés: c’est le même spectacle que décrivent, en 1789, les lettres de Sismondi, datées de Lyon. Nulle part, chez les ancêtres de Rousseau, on n’aperçoit quelque tradition de fidélité féodale, ni chez ceux qui ont quitté le royaume des fleurs de lis, ni chez ceux qui ont abattu les écussons où brillait la croix blanche de Savoie. — Des deux côtés, en revanche, beaucoup de sérieux et d’honnêteté ; le commandement divin : « Tu travailleras six jours, et ne te reposeras que le septième, » était accepté de bon cœur, et formait la règle de la vie.

La culture de l’esprit l’amour de l’étude, appartenaient aux réfugiés beaucoup plus qu’aux gens du pays. Sur ce versant oriental du Jura, on était resté trop longtemps sans cultiver les lettres. La France avait des poètes depuis quatre cents ans, quand on s’avisa enfin de les imiter dans les contrées qui environnent le lac Léman; et bientôt, les bouleversemens causés par la Réforme arrêtèrent net cette floraison tardive. Les représentans isolés de la littérature locale, Bonivard, Jacques Gruet, n’eurent pas de successeurs; la place fut prise par les hommes d’étude venus de France, théologiens et juristes. Comme ils étaient écoutés et considérés, ils mirent leur marque sur le public qui les entourait; l’esprit genevois se forma à leur image : ils sont, en quelque mesure, les ancêtres intellectuels de Jean-Jacques.

Au moment où leur foule emplissait Genève, ils furent visités, toisés et jugés, bien vite et bien sévèrement, par un de leurs compatriotes, un poète charmant et chagrin, que la postérité devait aimer, Joachim du Bellay. Il revenait de Rome en France, en passant par la haute Italie et la Suisse, et notait au passage le croquis rapide et léger de chacune des villes qu’il traversait. Il vit à Genève les réfugiés français qui y vivaient rassemblés ; il a fait d’eux un noir tableau dans un des sonnets des Regrets :

………………..

J’ai vu dessus leur front la repentance peinte,
Comme on voit ces esprits qui là-bas font leur plainte,
Ayant passé le lac d’où plus on ne revient.
Un croire de léger les fols y entretient,
Sous un prétexte faux de liberté contrainte :
Les coupables fuitifs y demeurent par crainte,
Les plus fins et rusés honte les y retient!
Au demeurant,... l’avarice et l’envie,
Et tout cela qui plus tourmente notre vie,
Domine en ce lieu-là plus qu’en tout autre lieu.
Je ne vis oncques tant l’un l’autre contredire ;
Je ne vis oncques tant l’un de l’autre médire...

…………………


Qu’il y ait, chez des exilés, quelque âpreté naturelle, renforcée par le malheur ; qu’on les voie mécontens de leur sort et de leurs compagnons d’infortune; qu’ils soient aigris, en un mot, c’est tout simple, comme il est tout simple aussi que Du Bellay en ait été choqué. Le portrait qu’il a tracé est chargé sans être infidèle; les défauts qu’il signale ont persisté et sont encore une des marques du caractère genevois, où ils se combinent, il faut le dire, avec d’heureuses qualités qui sont aussi une part de l’héritage moral que les fiers réfugiés français ont laissé à leurs descendans. Les bons observateurs ont retrouvé ce pli profondément creusé sur la figure des hommes d’aujourd’hui ; un d’eux l’a dit en des vers, moins beaux, mais aussi vrais que ceux du poète de la Pléiade :


Race de mécontens, tes fils ont l’énergie,
La science, l’honneur et la droiture ; mais
L’amour-propre est chez eux l’éternelle vigie :
Le moi des Genevois ne sommeille jamais.
Leur mérite est réel, mais il manque de charme,
Et même leurs vertus ne plaisent pas beaucoup...


Jean-Jacques Rousseau était d’une race rude, et l’on s’en aperçoit. S’il n’y avait pas eu, pour l’assouplir, de longues intimités féminines, et toute sa jeunesse passée dans l’aimable pays de Savoie, il n’aurait jamais su le secret de séduire le public français. Au reste, parmi tous ces hommes de lettres avec qui Du Bellay a pu s’entretenir à Genève, nous ne voyons aucun des ascendans de Rousseau ; il ne tient à eux que par l’influence qu’ils ont exercée dans la ville où il a été élevé. Ses ancêtres ne sont que des marchands et de modestes industriels, mais ce n’en sont pas moins des réfugiés : ils avaient été hommes à rompre toutes les attaches qui les retenaient au sol natal ; ils avaient assez tenu à leur foi pour quitter leur pays, leurs amis de jeunesse, le milieu où ils avaient vécu jusqu’au moment de la persécution ; ils avaient eu le courage de tout abandonner, pour marcher seuls à la rencontre de l’inconnu.

L’auteur du Contrat social, qui a dressé le plan d’une société sans racines, était l’arrière-petit-fils d’hommes déracinés.


II

Pendant toute la durée du XVIIe siècle, la petite république genevoise vécut d’une vie morne et serrée, sous un régime disciplinaire supporté sans murmure par le corps des citoyens, et maintenu par la vigilance assidue d’un gouvernement à qui l’Église demeurait étroitement unie et presque soumise. La postérité des réfugiés venus de France s’était amalgamée avec l’ancienne population. Henri IV avait donné l’édit de Nantes, et pendant longtemps les protestans du royaume ne songèrent plus à le quitter ; la source de l’immigration française demeura tarie jusqu’aux dragonnades. La ville de Genève était pauvre, et n’attirait guère l’étranger ; la peste vint la dépeupler à plus d’une reprise.

Les alliances conclues avec la France et les cantons de Zurich et de Berne, le traité de paix avec la Savoie, en 1603, avaient assuré à l’extérieur la situation du petit État : il était formé d’une ville fortifiée, entourée de sa banlieue, ou pour mieux dire, d’un mince glacis; plus, quelques villages enclavés dans les possessions des voisins Au dedans, tranquillité parfaite. Cent ans se passèrent pendant lesquels les Genevois vécurent satisfaits de se sentir conduits et surveillés par une magistrature qui comprenait paternellement ses devoirs, et leur tenait la bride bien courte.

Un caractère national, d’une grande originalité, se forma lentement alors, et il a duré longtemps. Il subsistait encore, quand Stendhal, qui passa par Genève en 1811, en jugea les habitans d’un coup d’œil : « Ils jouissent, dit-il, par l’orgueil et les passions tenaces. Leur ville, que j’ai parcourue, a l’air d’une prison. Elle est d’un silence et d’une tristesse dont je n’ai vu d’exemple nulle part. » Isolez ces derniers mots : ils expliquent précisément l’attrait que cet état de choses inspirait aux Genevois ; ils n’étaient pas comme les autres. Ils se répétaient journellement à eux-mêmes, on leur commentait du haut des chaires ces mots de l’apôtre : « Vous êtes la nation sainte, le peuple élu ; vous êtes des prêtres et des rois. »

Tandis que les paysans des contrées environnantes, et les bourgeois des petites villes de Savoie et de Vaud, obéissaient à des baillis ou des gentilshommes que leur envoyaient les gouvernemens lointains de Berne, de Turin ou de Paris, sans qu’ils eussent eux-mêmes un mot à dire sur le choix, les citadins de Genève étaient leurs propres maîtres; ils se réunissaient chaque année dans leur cathédrale, et nommaient leurs magistrats. A vrai dire, des lois ingénieuses restreignaient l’étendue des droits populaires ; les élus de la veille désignaient les éligibles du lendemain; mais si le gouvernement était, en définitive, très aristocratiquement conduit, les formes demeuraient démocratiques : c’était une chose si rare dans l’Europe d’alors, que la petite et la moyenne bourgeoisie envisageaient avec une juste fierté la part de pouvoir dont elles jouissaient à Genève.

Les magistrats étaient intègres ; leur vie privée, irréprochable. Dans leur jeunesse, leur naissance leur avait ouvert l’entrée des emplois publics ; ils avaient gravi lentement l’échelle qui conduisait aux plus hautes dignités. Mais ces fonctions qui leur étaient confiées de bonne heure, les mettant en contact avec le peuple, ils étaient en butte à sa critique. S’ils surveillaient les simples citoyens, ceux-ci le leur rendaient bien, et ne leur passaient rien. Les familles d’un rang élevé, qui se partageaient le pouvoir, étaient naturellement jalouses les unes des autres. Leurs privilèges étaient fondés, non sur la force, mais sur la coutume, et en définitive, sur la considération publique que leur avaient acquise leurs ancêtres, les magistrats libérateurs du XVIe siècle. Cette considération était leur bien commun, le plus précieux de tous, la meilleure digue contre le flot démocratique ; chacun était attentif au danger de la laisser entamer. Une faute grave était aussi sévèrement jugée en haut qu’en bas.

L’hypocrisie, qui semble le fruit naturel d’un régime semblable, était elle-même impossible, la ville étant si petite qu’elle n’offrait point de retraite où se cacher. Il fallait être vertueux, ou s’en aller. On restait; et les caractères se raidissaient. La grâce aimable, le charme, l’élégance étaient absentes; l’honnêteté était foncière. Le peuple nommait en conseil général ses magistrats suprêmes ; mais le conseil des Deux-Cents, qui désignait les candidats éligibles, n’offrait à son choix que des hommes sans reproche. Les citoyens genevois pouvaient élire leurs syndics au gré de leur caprice ; il était impossible que leur choix s’égarât sur des indignes. Ainsi s’explique cette confiance aveugle, et qui nous fait sourire, que l’auteur du Contrat social témoigne dans les effets de l’élection populaire : « Moyen, dit-il, par lequel la probité, les lumières, l’expérience, et toutes les autres raisons de préférence et d’estime publique, sont autant de garans qu’on sera sagement gouverné. » Ah! philosophe de Genève, vous êtes bien de votre pays, vous vous imaginez que le vaste monde se gouvernera comme votre petite ville. Nous voyons aujourd’hui ce qui se passe des deux côtés de l’Océan, et nous ne sommes pas aussi rassurés que vous sur les garanties que présentent les choix populaires.

L’orgueil national qui enflait le cœur des Genevois, était fondé avant tout sur le fait qu’ils étaient un peuple souverain dans un État libre ; mais il était abondamment alimenté par l’idée que leur ville était la Rome protestante. Elle l’avait été, en effet, pendant soixante ans, tant qu’avaient vécu Calvin et Théodore de Bèze, qui étaient les chefs intellectuels de la réforme française. Genève avait été une métropole religieuse, mère et maîtresse des églises de France, dont les ministres avaient fait leurs études à son Académie. Ce sont les presses genevoises qui imprimaient les livres religieux que les missionnaires protestans répandaient en France.

Plus tard, sous le régime du bienfaisant édit de Nantes, le protestantisme français put avoir des académies dans le royaume même, à Saumur, à Sedan, à Montauban, à Die; et Genève fut alors comme une matrone au foyer presque désert, à laquelle ses enfans émancipés conservent un respect filial. Quand revinrent les mauvais jours pour les sujets protestans de Louis XIV, ce n’est pas Genève que choisirent leurs écrivains pour y établir leur quartier général ; ils se réfugièrent aux Pays-Bas, et c’est de là que partirent leurs pamphlets. Mais le pays de Guillaume III et de Bayle n’inspirait pas beaucoup de révérence ; il était trop laïque, et l’esprit y était trop libre. C’est la vieille cité huguenote qui demeurait, dans l’imagination fervente des églises opprimées, le phare lumineux, brillant à l’horizon.

Genève était au sud le dernier des États protestans ; tout le Midi avait les yeux sur cette ville, ainsi placée à l’extrême frontière d’une grande idée. La république se sentait fortement aimée et haïe. Les citoyens étaient fiers de leur foi; ils avaient conscience d’une certaine responsabilité historique et religieuse, conséquence d’une situation exceptionnelle. Leurs pasteurs leur répétaient qu’ils étaient le peuple de Dieu, isolé au milieu des autres, et protégé du ciel comme l’antique Israël. Les sermons de chaque dimanche étaient pleins d’exhortations à se souvenir de cette haute mission, à demeurer fidèles à la sainte foi évangélique, et toujours prêts à la professer hautement. Ce n’est pas s’abuser sans doute que de chercher un écho de ces discours que Jean-Jacques Rousseau a entendus à quinze ans, dans les paroles que le Vicaire savoyard adresse à son jeune disciple : « Restez toujours ferme dans la voie de la vérité. Osez confesser Dieu chez les Philosophes; osez prêcher l’humanité aux intolérans. Vous serez seul de votre parti peut-être ; mais vous porterez en vous-même un témoignage qui vous dispensera de ceux des hommes. Qu’ils vous aiment ou vous haïssent, il n’importe. Dites ce qui est vrai : ce qui importe à l’homme est de remplir ses devoirs sur la terre. »

Entrons maintenant dans le détail, et suivons la famille Rousseau au cours du XVIIe siècle, en nous rappelant que la bourgeoisie genevoise traversa l’époque de Louis XIV sans en être éblouie, sans même en voir l’éclat, tant elle avait les yeux baissés sur ses propres affaires !

Jean Rousseau, le fils de Didier, s’était marié très jeune à une femme plus âgée que lui, Elisabeth Bluet, qui appartenait comme lui à une famille de réfugiés français. Il était maître tanneur, et acquit une modeste aisance: ses trois enfans s’allieront à de bonnes familles. Sa fille aînée épousa un horloger, et il plaça son fils Jean en apprentissage chez son gendre. En quatre lignes, j’ai crayonné une vie de soixante ans. Nous ne la connaissons que par des actes notariés, et quelques sèches mentions des registres officiels. Travail, économie, bonnes mœurs : voilà ce qui ressort des sources où nous pouvons puiser des renseignemens.

Pendant les trois générations qui suivirent, le métier d’horloger fut celui de la famille Rousseau. L’horlogerie, qui n’occupe plus aujourd’hui à Genève qu’un petit nombre d’habiles ouvriers, y florissait alors beaucoup davantage. Jean II Rousseau était donc horloger, et fonda la fortune de sa maison. Il eut dix-neuf enfans ; dix ou onze d’entre eux se marièrent. Le digne homme s’avisa, en 1654, de s’adresser au Conseil, exposant qu’il avait à ce moment seize enfans vivans, d’un seul et même mariage, et entre eux dix mâles ; et demandant qu’on l’exemptât de payer certains impôts, en considération de la lourde charge qui pesait sur lui. On fit droit à une requête aussi bien motivée. Il ne lui restait que dix enfans, quand il mourut à 78 ans ; et c’est à cette lignée encore nombreuse que fait allusion un passage des Confessions où Rousseau dit, avec force inexactitudes : « Un bien fort médiocre à partager entre quinze enfans, avait réduit presque à rien la portion de mon père. « On ramènera les dires de Jean-Jacques à la vérité en lisant : « Un héritage de 31 000 florins — ce qui constituait il y a deux cents ans une belle fortune, et non pas un bien fort médiocre, — ayant été partagé entre dix frères et sœurs, la part de mon grand-père ne fut pas très considérable. » On possède l’inventaire des biens de ce riche horloger, dressé à son décès. On y remarque une jolie collection d’armes : six épées, quatre mousquets, cinq arquebuses, une pertuisane, deux hallebardes ; et aussi une intéressante série de portraits de famille, qui ont malheureusement disparu. Maison en ville, maison à la campagne, bijoux et diamans, c’eût été presque l’opulence, si ces grands biens n’avaient pas dû être divisés. La femme de Jean II Rousseau, Lydie Mussard, qui s’était mariée à seize ans, était d’une famille très bien placée dans la société. Les alliances de ses enfans appartenaient aussi à la bonne bourgeoisie. La famille Rousseau, à ce moment de son histoire, fut à son apogée. Les générations qui suivirent ne surent que garder cette situation sans l’accroître, — ou déchoir.

David Rousseau, le septième des enfans de Jean II, fut le grand-père de Jean-Jacques ; il mourut presque centenaire, au moment où son petit-fils venait de s’établir aux Charmettes. L’auteur des Confessions l’a donc connu ; il a dû voir souvent ce respectable vieillard ; on se demande pourquoi il n’a pas dit un mot de lui. Mais une lettre de la main de David Rousseau, et son portrait, qui nous ont été conservés, nous permettent de le toucher pour ainsi dire de plus près que ses prédécesseurs. La lettre est cachetée d’un cachet aux armes de la famille Rousseau : un soleil cantonné de quatre étoiles, dans un écusson surmonté d’un casque et entouré de lambrequins. Elle est adressée au marquis de Saint-Michel, à Chambéry : « Ayant reçu par le messager une lettre de votre part, par laquelle j’ai appris que vous souhaitiez avoir une montre à boîte d’argent, où il y ait des pointes pour connaître de nuit les heures et les demies : c’est pourquoi je vous en vas commencer une qui sera dans sa perfection dans un mois. Pour le prix au plus juste, c’est quatre pistoles; mais vous pourrez vous assurer que ce sera quelque chose de bien... » La lettre est d’un jeune ouvrier, fort serviable et empressé près d’un riche acheteur. Le portrait, qui a été fait une trentaine d’années plus tard, nous représente un homme solennel dans sa perruque et son habit à boutons d’or.

David Rousseau, à vingt-quatre ans, avait épousé Suzanne Cartier, fille d’un tanneur et petite-fille d’un notaire. Il n’eut pas dix-neuf enfans comme son père; il n’en eut que quatorze, et beaucoup moururent en bas âge. En définitive, il lui resta trois fils : Isaac Rousseau, le père de Jean-Jacques; — David II Rousseau, qui fit peu parler de lui, — André Rousseau, horloger, qui alla en Hollande d’où il tirait des lettres de change sur son vieux père, qui se refusait à les payer; — et trois filles, les tantes de Jean-Jacques, qui nous sont connues par les Confessions et la correspondance de Rousseau.

Dans la société étagée de Genève, une famille de la bourgeoisie n’avançait qu’à petits pas dans la voie des honneurs ; il fallait monter lentement les degrés successifs par lesquels un petit nombre d’heureux s’élevaient jusqu’à entrer dans le « magnifique » Conseil des Deux-Cents. David Rousseau avait une position assez bonne pour pouvoir se permettre quelque ambition ; il n’eut pas beaucoup à se louer de la faveur qu’il rencontra dans les hautes sphères. Il approchait de la quarantaine quand il fut nommé dizenier : modestes fonctions qui lui permettaient de continuer son métier, et qui faisaient de lui, dans son quartier, un magistrat subalterne, une espèce déjuge de paix de dernier ordre. Il occupa vingt ans cette petite place: mais, ayant montré quelque faiblesse pour les séditieux dans les troubles de 1707, il fut destitué. Deux de ses frères, en différens temps, avaient été admonestés pour avoir tenu des propos qui avaient déplu au gouvernement. La famille Rousseau, sans qu’elle ait jamais joué de rôle actif en politique, était classée dans l’opposition, ce qui ne pouvait que nuire à son avancement.

Une autre cause agissait dans le même sens. Bien que nous n’ayons pas sur ce point de renseignemens précis, certains indices que nous pouvons recueillir paraissent indiquer que David Rousseau n’a pas su s’enrichir, comme l’avait fait son père. Il semble même que vers la fin de sa vie il ait été dans quelque gène, puisqu’il n’était pas en mesure de payer à tous ses enfans la part d’héritage qui leur revenait du chef de leur mère. Les difficultés pécuniaires qui accompagnèrent Jean-Jacques pendant toute sa vie, et qui avaient jeté leur ombre sur la carrière de son père Isaac, commencèrent donc, pour cette branche de la famille Rousseau, avant la naissance même de celui en vue duquel nous étudions son histoire.

Le moment serait venu de descendre encore d’une génération, et de passera Isaac Rousseau; mais la vie de celui-ci est intimement liée à celle de sa femme, Suzanne Bernard; et la famille Bernard étant la famille maternelle de Jean-Jacques Rousseau, il y a lieu aussi de jeter un regard sur elle, et de nous rendre compte de son origine, des traits qui la distinguent, et de ce qui peut remonter à elle dans le caractère et la nature morale du philosophe genevois.

La famille Bernard, originaire d’Arare, — un des villages de la plaine verdoyante qui s’étend au pied du Salève, — avait été reçue à la bourgeoisie de Genève en 1596. Samuel Bernard, né l’année suivante, filleul d’un riche marchand drapier, ayant perdu son père de bonne heure, fut élevé par son parrain, qui le prit pour commis, et lui donna une de ses filles en mariage. Cette belle alliance fut un coup de fortune, qui plaçait ce petit-fils de paysans dans la meilleure et la plus haute bourgeoisie genevoise, opulente et lettrée. Ses oncles étaient Noble Claude de Griffon, seigneur de Veynes, et Spectable Gaspard Laurent, professeur de grec à l’Académie. Il avait pour beaux-frères deux autres professeurs, l’helléniste Etienne Le Clerc et l’hébraïsant Daniel Le Clerc, et mieux encore, un syndic : Noble Isaac Fabri, seigneur d’Aire-la-Ville. Samuel Bernard paraît avoir été lui-même un homme de mérite ; on remarque dans l’inventaire de ses biens une bibliothèque bien choisie, la plus riche peut-être que possédât alors un négociant à Genève : histoire, théologie, poésie ; des romans : Amadis de Gaule, l’Astrée. Un de ses fils, qui fut pasteur, était aussi, au dire de Rousseau, un homme de goût, d’esprit et de savoir. De ce côté de son ascendance, l’écrivain genevois avait de qui tenir.

Samuel Bernard, qui mourut trop tôt, laissait plusieurs jeunes enfans : entre autres Jacques, un garçon de trois ans. L’éducation de cet orphelin alla sans doute un peu à l’aventure, il devint un mauvais sujet; et c’est lui, malheureusement, qui fut le grand-père maternel de Jean-Jacques Rousseau.

« Tu ne paillarderas point », dit un des dix commandemens, dans la vieille traduction protestante de la Bible. Pendant deux ou trois ans, pasteurs et parens, sages amis, anciens du Consistoire et magistrats du Conseil, tous ceux qui pouvaient avoir sur le jeune homme quelque salutaire influence, furent occupés à lui rappeler que, dans la république de Genève, ce commandement était de droit civil et pénal, en même temps que de droit divin. Amendes, prison, rien ne lui fut épargné. À quatre reprises, devant le Consistoire et devant le Conseil, il dut se mettre à genoux, reconnaître ses fautes, et demander pardon ; il se relevait, et n’était point corrigé. Ses interrogatoires, ses suppliques nous renseignent plus qu’on ne voudrait sur tous les détails de sa vie désordonnée. On ne peut guère les citer et les analyser. Je ne donnerai que le début de l’un de ses récits :

« Il y eut dimanche sept semaines que me promenant environ la retraite (batterie de tambours, à la fin de la journée) sur le pont du Rhône, accompagné de Jean Mutin et quelques autres, nous rencontrâmes au bout du pont Jeanne Z… et Sara sa sœur. Mutin leur demanda où elles allaient ? Elles répondirent assez hardiment et effrontément qu’elles cherchaient des galans. Sur quoi. Mutin me dit : Bernard, vois-tu ci une maîtresse ? Ce qui fit que je quittai la compagnie pour m’attacher à celle-ci, avec qui je me promenai jusqu’à onze heures… »

La jeune fille se laissa séduire par une promesse de mariage que, pour plus de solennité, Bernard écrivit avec son sang. L’affaire s’ébruita, on les mit tous deux en prison. Enquête, requêtes, procédures. Le Conseil déclara la promesse nulle. Ils continuaient cependant à se voir, jusqu’au moment où Jacques Bernard eut une nouvelle liaison, qui lui procura aussi quelques plaisirs et quelques ennuis.

À vingt-trois ans, il fit une fin ; il épousa le 29 juillet 1672 Anne-Marie Machard, fille d’un homme de loi. Il était d’usage à Genève que les jeunes mariées fissent leur testament pendant leur première grossesse. La mort pouvait être pour elles la suite des couches ; et la loi leur permettant de disposer de la moitié de leur dot, elles ne négligeaient guère de se servir de ce droit. Anne-Marie fit donc son testament, trois semaines avant la naissance de sa fille Suzanne, la mère de Jean-Jacques, laquelle vint au monde le 6 février 1673. Dans cet acte, « considérant, dit-elle, l’étroite amitié qu’il y a entre elle et le sieur Jacques Bernard, son très cher et bien-aimé mari, et les bons et agréables services qu’elle a reçus de lui dès leur mariage, elle lègue audit sieur Bernard la moitié de ses biens ; et au cas qu’il plût à Dieu qu’elle accouche heureusement du fruit dont elle est enceinte, et que les enfans qu’il plairait à Dieu de lui donner lui survécussent, elle lègue audit sieur Bernard la jouissance et usufruit de la moitié de ses biens. » Nous notons avec plaisir ce bon témoignage rendu au jeune mari, par une femme qui avait été trop faible avec lui : on a pu voir que les dates l’établissent. L’union conjugale paraît avoir duré; quatre enfans naquirent successivement. Mais Jacques Bernard mourut à trente-trois ans : il s’était épuisé de bonne heure.

Voilà un grand-père qui donne à penser : Que sera le petit-fils? Les ombres de nos ancêtres, invisibles et présentes à notre naissance, sont les véritables fées qui s’assemblent autour des berceaux, et qui nous jettent des dons heureux ou funestes, présages de nos destinées. Jean-Jacques Rousseau, qui est né trente ans après la mort de Jacques Bernard, et qui n’a jamais entendu parler de lui, a sans doute hérité, de cet aïeul peu vénérable, une de ses préoccupations les plus constantes, celle qui lui faisait dire aux derniers temps de sa jeunesse, dans les belles allées du parc de Chenonceaux :


Une langueur enchanteresse
Me poursuit jusqu’en ce séjour.
J’y veux moraliser sans cesse,
Et toujours j’y songe à l’amour.
Pourquoi de ces penchans aimables
Le ciel nous fait-il un tourment?


Mais ce n’était chez le grand-père qu’une naïve et persévérante nudité de conduite, qui faisait de lui un « fornicateur » du même acabit que ce Robert Covelle dont Voltaire s’est amusé cent ans plus tard; tandis que chez le petit-fils, ce trait de caractère s’est combiné avec une nature timide et rêveuse, avec une carrière vagabonde, illuminée à la fin par la gloire : l’auteur des Confessions ne nous a rien caché de ce qui est sorti de là.

Tout n’était pas mauvais d’ailleurs. Dieu merci, dans l’héritage moral que Jean-Jacques tenait de la famille Bernard. Son bisaïeul, le sage négociant Samuel, avait pu lui transmettre les vertus d’un bon commis, celles qu’il montra par exemple en s’acquittant bien du travail de bureau dont il fut chargé en 1743 par l’ambassadeur de France à Venise.

Le pasteur Samuel Bernard, après la mort du pauvre Jacques son frère, se fit un plaisir de donner des leçons à sa nièce Suzanne; et la mère de Rousseau, grâce à lui, fut une personne d’une éducation distinguée. « Elle dessinait, dit Rousseau (dans un passage que quelques éditions des Confessions ont laissé de côté), elle chantait, elle s’accompagnait du théorbe ; elle avait de la lecture et faisait des vers. »

III

Nous avons suivi la chaîne des générations, et nous voilà arrivés enfin à la mère et au père de Jean-Jacques. Les pages rayonnantes des Confessions vont éclairer maintenant et colorer les dossiers de pièces d’archives et les extraits des vieux registres que nous continuerons à compulser et à dépouiller : car nous en aurons besoin pour compléter les récits de Rousseau, et pour rectifier le narré des événemens qu’il n’a sus que par ouï-dire, ou qui se sont brouillés dans ses souvenirs lointains et confus.

Rousseau n’a pas connu sa mère, qui mourut huit jours après être accouchée de lui; mais son père lui a beaucoup parlé d’elle. Les charmans souvenirs qu’évoquait Isaac Rousseau, en s’entretenant avec son fils de la femme qu’il avait aimée et perdue, nous les retrouvons dans les Confessions : « Ma mère avait de la sagesse et de la beauté. Ce n’est pas sans peine que mon père l’avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie : dès l’âge de huit à neuf ans, ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille; à dix ans, ils ne pouvaient plus se quitter... Chacun d’eux jeta son cœur dans le premier qui s’ouvrit pour le recevoir. » Je veux bien qu’Isaac Rousseau et Suzanne Bernard se soient aimés aux premiers jours de leur adolescence ; mais le fait est qu’ils étaient l’un et l’autre dans leur trente-deuxième année, quand ils se marièrent.

Nous n’avons pas de portrait de Suzanne Bernard. Elle était séduisante ; elle attirait les regards. Le résident de France à Genève, M. de la Closure, l’avait remarquée ; longtemps après il se souvenait d’elle, et il en parlait à Jean-Jacques. Le Consistoire l’avait remarquée aussi, malheureusement. Un jour, elle s’était déguisée en paysanne, pour aller voir des farces qu’on jouait sur un petit théâtre[2]. Ce travestissement était une espièglerie que sans doute la nièce d’un pasteur ne devait pas se permettre ; aussi le président du Consistoire la manda-t-il pour la morigéner. Elle eut le tort de se refuser à comparaître : mutinerie maladroite, dont elle fut sévèrement punie ; elle fut appelée en effet à recevoir en plein Consistoire la remontrance qui lui était due. Nouveau refus de sa part. On rapporta le fait au Conseil, qui envoya sur-le-champ un huissier à la jeune rebelle; elle dut se présenter à l’heure même devant MM. les syndics et conseillers, qui lui donnèrent sèchement l’ordre d’aller recevoir de MM. les pasteurs et anciens les réprimandes qu’elle avait méritées. Il fallut obéir, et le Modérateur du Consistoire lui adressa d’âpres censures.

Il avait d’ailleurs d’autres reproches et de sérieux avertissemens à adresser à la jeune fille : elle recevait les visites d’un homme marié, Vincent Sarasin, qui appartenait à une des familles de l’aristocratie genevoise. Il n’y a pas lieu de s’égarer ici en des soupçons qui seraient tout à fait sans fondement. Le registre du Consistoire, qui revient sur cette affaire à seize reprises différentes, ne parle de rien autre que de simples visites, quand tout à côté, sans fausse pruderie, il met rondement les points sur les i pour les fautes autrement graves dont tels et telles étaient coupables. Il n’était pas admis à Genève qu’un homme marié se permît de compromettre une jeune fille en allant lui rendre visite ; et quand les exhortations privées des pasteurs ne suffisaient pas à empêcher ce commerce, le Consistoire intervenait, et il était obéi. Voilà tout.

Suzanne Bernard, qui avait vingt-deux ans alors, demeurait avec sa mère et son oncle dans une maison qu’un jardin entourait, aux environs de la ville. Déjà depuis quelques semaines, les assiduités de M. Sarasin auprès de Mme Bernard leur avaient attiré à tous deux les admonestations de leurs pasteurs ; elles continuaient cependant, si bien qu’un jour M. Sarasin trouvant fermée la porte du jardin, rompit la haie, et pénétrant par l’ouverture qu’il s’était faite, se trouva en face du pasteur Bernard, oncle de Suzanne, lequel l’obligea de se retirer par le même chemin qu’il avait pris pour entrer. On rapporta cette petite aventure au Consistoire, avec un juste scandale : ce fut le point de départ d’une poursuite qui se termina comme la précédente : Vincent Sarasin se présenta devant la vénérable assemblée, et lui fit des excuses de sa conduite inconsidérée.

Suzanne Bernard faisait donc parler d’elle. Dans une ville où l’autorité morale était vigilante et puritaine, la jeune fille était suivie de regards attentifs, soupçonneux et sévères; et ses légèretés faisaient froncer le sourcil aux gens graves. Sans doute elle aurait pu dire au Consistoire, comme Célimène à Alceste :


Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable?
Et lorsque pour me voir ils font de doux efforts,
Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors?


Mais cette fréquentation faisait tort à une demoiselle à marier. L’autorité consistoriale, en y mettant un terme, se comportait paternellement; la surveillance tutélaire qu’elle exerçait avec fermeté méritait un juste éloge, que sans doute elle n’obtint pas de notre jeune étourdie, mais que nous autres, impartiale postérité, nous lui accorderons cordialement.

Deux anecdotes : voilà tout ce qui nous reste du long temps de jeunesse que Suzanne Bernard parcourut, de quinze ans à trente. L’imagination voudrait la suivre dans ces heures si lentes qui se sont écoulées pour elle, dans ce loisir que tant de rêves ont traversé sans doute. On aimerait à voir ces beaux yeux que l’espérance et le désir ont fait briller, dont l’ennui a dû souvent voiler l’éclat. L’âme rêveuse de l’enfant qui était encore à naître se préparait déjà dans ces années oisives. Mais notre curiosité ne sait où porter son regard : pas une lettre ne nous reste, pas une ligne que nous puissions commenter. Du roman de cette belle personne, nous ne connaissons que le dénouement : elle finit par épouser un ami d’enfance.

Aussi bien que Suzanne Bernard, le marié était d’un caractère libre et fier, d’une nature aventureuse; ils appartenaient tous deux à ce qu’on appellerait aujourd’hui la jeune Genève. Un siècle nouveau s’était ouvert: les esprits émancipés sentaient arriver à eux un souffle inconnu. On entrait dans une époque de relâchement, de plaisir et de gaîté. Les pères avaient vécu dans des temps difficiles et durs; ils avaient accepté une vie étroite, soumise à des lois austères; les fils héritaient du fruit de leurs peines ; de longues économies avaient fini par créer l’aisance ; le goût des arts commençait à naître.

Les marques de la race persistent indélébiles à travers les générations qui se succèdent ; mais chacun de ceux qui meurent emporte avec lui quelque chose qui ne revient plus, et chaque flot de jeunesse amène du nouveau au jour. Le portrait des Genevois du XVIIe siècle avait été tracé dans le style imagé de l’époque, par Jacob Laurent qui écrivait en 1635: « Vous avez des jugemens solides et des esprits propres pour les sciences. Le courage ne vous défaut non plus, ni la constance contre tous accidens. On vous ferait grand tort, qui vous prendrait pour des casaniers et des souffle-cendres. Vous êtes passionnément amoureux de vos libertés et de votre patrie. Vous êtes du naturel des palmes qui se redressent, tant plus on les veut abaisser. — Et cependant n’êtes point sujets à vous troubler à la façon de l’eau, à exciter les orages comme les vents, ni à vous soulever ainsi que font les vagues. Vous n’êtes pas comme ces poissons qui ne se plaisent que dans l’agitation des ondes, ni comme les chameaux qui recherchent l’eau trouble pour y boire. Vos humeurs ne ressemblent point à celle des piverts, qui se réjouissent lorsque l’air s’obscurcit et qu’il doit faire mauvais temps. Il n’y arriverait aucun changement, s’il n’y avait que vous pour en être les causes. « Les Genevois du XVIIIe siècle se reconnaissaient toujours dans les premiers traits de cette peinture ; mais il en eût fallu effacer toute la seconde moitié : elle ne répondait plus à l’humeur remuante qui amena cent ans de troubles dans la petite république.


Ils ne sont plus, ils ne sont plus les mêmes,
Ces Genevois, si sages autrefois :
Trop de sang dauphinois
A coulé dans leurs veines.


Ce sont de mauvais vers qui couraient à cette époque dans la ville. Le rimeur ne savait pas son métier; mais le patriote voyait clair. La seconde poussée de l’immigration française, qui fut à Genève la suite de la révocation de l’édit de Nantes, avait introduit dans la vieille cité beaucoup de nouveaux venus, étrangers aux traditions locales, ingénieux et vifs, instinctivement favorables à tout ce qui était large et libéral. Dans les anciennes familles, les uns se raidissaient contre cet esprit novateur, les autres s’y laissaient séduire.

« Les Genevois, dit Rousseau quelque part, avec un sincère amour pour leur pays, ont tous une si grande inclination pour les voyages, qu’il n’y a point de contrée où l’on n’en trouve de répandus. La moitié de nos concitoyens, épars dans le reste de l’Europe et du monde, vivent et meurent loin de la patrie. Nous sommes forcés d’aller chercher au loin les ressources que notre terrain nous refuse, et nous pourrions difficilement subsister, si nous nous y tenions enfermés. » Le goût des voyages s’était en effet éveillé à Genève. L’affluence des réfugiés, aiguillonnés par le besoin, qui prenaient pour eux les petits métiers, poussait au dehors les fils des anciennes familles; ceux-ci voulaient des carrières qui souriaient davantage à leur amour-propre ; et ne trouvant pas à se placer dans leur ville natale, ils allaient chercher fortune ailleurs. Dans l’entourage immédiat d’Isaac Rousseau, nous voyons son oncle Jacob établi à Londres (1685), son oncle André à Hambourg (1685), son cousin germain Jacques en Perse (1708), son beau-frère Gabriel Bernard à Venise (avant 1710), son frère André à Amsterdam (1712). Lui-même, qui s’était marié au printemps de 1704, après une seule année passée avec sa femme, et celle-ci venant de lui donner un fils, imagina de partir pour Constantinople, en la laissant à Genève. On se demande le motif de ce départ.

La question d’argent y était sans doute pour quelque chose. Deux mois après avoir signé le contrat de mariage qui détaille les différentes valeurs dont était formée la dot assez ronde de sa femme, Isaac Rousseau avait dû emprunter mille florins. On ne voit pas pourquoi. Sa belle-mère consentit à lui servir de caution : elle ne devait pas être contente. L’hiver suivant, le mari prit le parti de vendre, pour avoir de l’argent liquide, une des créances qui constituaient l’avoir de sa femme. Évidemment, le budget du jeune ménage était mal équilibré. On voit d’ici les yeux de la belle-mère, on entend ses discours. Elle habitait dans la même maison que les deux époux. Elle mit son gendre en fuite, oserait-on dire. Ce n’est qu’une hypothèse ; mais elle est plausible, beaucoup plus que d’autres qu’on pourrait former.

Je ne crois pas, par exemple, qu’Isaac Rousseau ait pris part aux troubles de 1707, dont Pierre Fatio fut le fauteur et la victime. S’il eût été là, certes il eût pris parti pour le démagogue qui ameutait le peuple genevois, et lui rappelait ses vieux droits souverains ; mais on ne trouve pas son nom sur les listes de suspects qui furent dressées alors, où figure entre autres le nom de son père David. Isaac était déjà parti pour l’Orient, plus d’une année avant que ces dissensions éclatassent, puisque c’est à la date du 22 juin 1705 qu’« étant sur son départ pour faire voyage », il donne une procuration à sa femme pour gérer ses affaires pendant son absence.

Isaac Rousseau était un homme querelleur. Trois fois, le Conseil eut à le menacer ou le punir pour de graves incartades. Voici ce que dit son registre de l’une d’entre elles : « Lundi 9 janvier 1702. M. le lieutenant ayant rapporté hier, à l’issue du prêche, que le sieur Rousseau fils avait envoyé un cartel à un gentilhomme anglais dont il prétendait avoir été insulté ; qu’il était sorti de la ville dans le dessein de l’aller attendre aujourd’hui qu’il doit partir : il a été dit qu’on ordonne au sieur Rousseau père de faire revenir incessamment son fils ; qu’autrement on le rendra responsable des événemens. ».

Ce caractère irritable de son père, Jean-Jacques en a certainement hérité. S’il n’a pas été proprement querelleur, c’est que jusqu’à douze ans il a été élevé par des femmes, sa tante Suzon et Mlle Lambercier ; que de douze ans à seize, les coups dont était prodigue avec lui son patron Du Commun ont abattu son courage; qu’enfin, dans les années de jeunesse qui suivirent, demeurant dans le besoin et se sentant sans appui, il ne put subsister qu’à force d’humilité, en sorte que l’habitude de provoquer l’adversaire lui a manqué; mais il était susceptible et se choquait facilement, et ce défaut chez lui se marqua singulièrement avec l’âge.

Revenons au départ d’Isaac. Si quelque estrif, fruit de son humeur batailleuse, eût été la cause de son voyage aux rives du Bosphore, c’eût été sans doute une grosse affaire; elle eût laissé des traces que nous retrouverions, et nous n’en voyons aucune. C’est encore une hypothèse à abandonner.

Il y a un autre trait de la nature d’Isaac, qu’on peut remarquer aussi chez son fils Jean-Jacques, et qui a contribué sans doute à l’étrange détermination prise par le jeune époux : il avait quelquefois des idées qui tombaient de la lune. A vingt-deux ans, ce compagnon horloger, qui avait fait le long apprentissage d’un métier lucratif, avait un beau jour mis de côté ses outils pour prendre un violon et donner des leçons de danse. Cette lubie n’eut qu’un temps très court; mais elle dénote un esprit capable de bizarreries, un homme porté à prendre son parti à l’improviste, en étonnant sa famille et ses amis par les décisions les moins judicieuses. Je crois que ce plaisir d’être singulier, ce goût des aventures, combiné avec quelques embarras financiers et quelques difficultés d’intérieur, nous donne l’explication la plus vraisemblable de cette étourdissante désertion du foyer conjugal, de la part d’un homme qui possédait une femme si séduisante, qui l’aimait, qui était aimé d’elle. Elle lui demeura fidèle; quand il revint de Constantinople au mois de septembre 1711, après six ans d’absence, elle eut de lui son second fils Jean-Jacques, qui naquit le 28 juin 1712. Son mari pouvait se louer d’elle; elle lui avait « gardé la foi », selon l’expression de la liturgie nuptiale dans l’Eglise protestante. Nous féliciterons donc Suzanne de sa vertu; mais que penserons-nous de la prudence d’Isaac?

Un mari qui plante là sa femme, un père qui ne s’inquiétera guère de voir ses deux enfans quitter étourdiment leur pays et s’en aller à l’aventure : voilà notre homme. Il était d’une coupable insouciance à l’égard des siens. Son fils aîné François Rousseau est sans doute mort de misère dans quelque coin ; avec quels sentimens pour son père? on ne sait. Sa femme et son fils cadet Jean-Jacques ont conservé jusqu’à la fin de l’attachement pour lui : c’est qu’il était aimable, malgré tout. « On vous ferait tort, qui vous prendrait pour des casaniers et des souffle-cendres. » Ce mot, cité plus haut, de Jacob Laurent, s’applique bien à Isaac Rousseau, et ceci, du moins, est à son éloge. On doit reconnaître en lui, à côté de ses graves défauts, quelques-unes des qualités qui distinguent ses compatriotes, une certaine hardiesse, ce goût de pousser des reconnaissances dans l’inconnu, qui a conduit le savant de Saussure au sommet des Alpes. Ne pas craindre d’aller loin et de marcher seul, c’est ce qui fait les pionniers, et il y a aussi des pionniers d’idées. Pour ce trait de caractère et pour le précédent, le fils d’Isaac a tenu de son père.

Celui-ci, qui passa en Orient les dernières années de sa jeunesse, y travailla de son métier d’horloger, fit des montres, et vécut au milieu de la « petite assemblée genevoise », de la « petite église recueillie dans Constantinople ». Comme son fils Jean-Jacques qui, en 1754, fréquentait assidûment les assemblées de dévotion à l’hôtel de l’ambassadeur de Hollande à Paris, il suivait les prêches du ministre Pierre Harenc, chapelain de l’ambassade de Hollande à la Porte Ottomane. Quand il se rembarqua pour revenir au pays, cet ecclésiastique le chargea d’une lettre de complimens pour la Compagnie des pasteurs et professeurs de l’Eglise et Académie de Genève; elle y fut lue le 2 octobre 1711. Isaac Rousseau, nous dit son fils, « avait beaucoup de religion. Galant homme dans le monde, il était chrétien dans l’intérieur. » Les services du dimanche qu’il allait entendre avec ses compatriotes, établis comme lui au quartier de Péra, lui rappelaient la patrie absente. Ces horlogers et ces négocians, petit groupe perdu dans l’immense ville, avaient plaisir à se trouver réunis dans une chapelle ; la parole de l’orateur sacré était comme une voix du pays qui les ramenait aux émotions de leur jeunesse. En l’écoutant, ils sentaient revivre toute la poésie de leurs souvenirs. A vrai dire, leur imagination n’était sensible à aucune autre. La majesté de l’Orient, le charme de ses jours et de ses nuits, le tableau coloré de ses races agglomérées, les ruines de la Grèce et les traces des grands événemens de l’histoire, ils contemplaient tout cela avec une sécheresse genevoise : ils étaient fermés à cet ordre de sentimens et d’idées. Jean-Jacques parle çà et là des entretiens que son père aimait avoir avec lui; Isaac lui a mis au cœur l’amour de la patrie et l’orgueil d’être citoyen de Genève; il m’apprit, dit Rousseau,


….. qu’ayant, par ma naissance,
Le droit de partager la suprême puissance,
Tout petit que j’étais, faible, obscur citoyen,
Je faisais cependant membre du souverain.
— Avec le lait, chez nous, on suce ces maximes.

Mais de ses souvenirs d’Orient, il semble qu’Isaac Rousseau n’ait pas dit un mot à son fils. Il n’avait point été frappé, semble-t-il, des spectacles qu’il avait eus sous les yeux, et qui ne lui avaient pas inspiré grand attrait. Il est curieux d’observer que cette lacune se retrouve aussi chez Jean-Jacques. Quand celui-ci vint habiter Venise, — une ville qui avait tant de fenêtres ouvertes sur le monde oriental, — il ne tourna jamais ses regards de ce côté. L’auteur du Café de Surate, celui de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, ont eu les yeux et l’esprit plus ouverts.

La belle-mère d’Isaac Rousseau mourut au printemps de 1710. Suzanne restait seule avec son fils François, qui avait cinq ans. L’isolement ne tarda pas à lui paraître triste et dangereux; elle rappela son mari. Il nous serait précieux de lire la lettre qu’elle lui écrivit alors, et qui le fit revenir. Nous donnerions beaucoup pour retrouver ces quatre pages ; mais nous n’avons pas une ligne d’elle, rien que sa signature au bas de quelques paperasses de notaires.


Voilà nos gens rejoints, et je laisse à penser
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.


Isaac Rousseau et sa femme eurent quelques mois de bonheur, et Jean-Jacques vint au monde. Huit jours après sa naissance, la fièvre puerpérale, qu’on ne savait pas alors soigner comme aujourd’hui, enleva la mère, et jeta le deuil dans la maison. Devenu veuf à quarante ans, Isaac prit chez lui sa sœur cadette pour tenir son ménage et élever ses deux enfans.

L’auteur des Confessions a fait une charmante peinture de cette aimable personne : « J’étais toujours avec ma tante, dit-il, à la voir broder, à l’entendre chanter, assis ou debout à côté d’elle, et j’étais content. Son enjouement, sa douceur, sa figure agréable m’ont laissé de si fortes impressions que je vois encore son air, son regard, son attitude ; je me souviens de ses petits propos caressans ; je dirais comment elle était vêtue et coiffée, sans oublier les deux crochets que ses cheveux noirs faisaient sur ses tempes, selon la mode de ce temps-là. » On aimerait à avoir le portrait de « cette fille pleine de grâce, d’esprit et de sens » ; on n’a que celui de Mme Fazy, sa sœur aînée, qui nous représente une personne âgée et sérieuse.

Au temps où toutes deux étaient jeunes, le Consistoire, qui ne perdait de vue aucune de ses ouailles, avait eu un coup de férule à leur donner à elles aussi. A vrai dire, il n’y avait qu’une peccadille à leur reprocher. Un dimanche d’été, après le sermon de l’après-midi, assises dans la rue de la Cité à la porte de leur maison, — on voit comme les mœurs étaient simples, — elles avaient joué aux cartes. Le Consistoire en fut informé et les fit appeler devant le pasteur et l’ancien de leur quartier, qui les censurèrent, et les exhortèrent à ne plus donner un tel scandale.

Soumis à une personne aussi bien morigénée, les enfans d’Isaac eussent été bien élevés si leur père l’eût secondée dans sa tâche. Mais c’était un homme léger, jaloux de son loisir, point assidu au travail; la jolie situation de fortune qu’il tenait de sa femme, semble avoir lentement décliné. Son fils aîné devenait un mauvais sujet. Avec son fils cadet, dont l’intelligence était précoce, Isaac, après le repas du soir, lisait des romans, ceux du grand siècle, ces œuvres d’un tour si fier et si noble, que les lecteurs d’aujourd’hui trouvent insipides, et qui ont su plaire autrefois à La Fontaine, à Mme de Sévigné : l’Astrée, Cléopâtre, le Grand Cyrus. « Il n’était question d’abord, dit Rousseau, que de m’exercer à la lecture par des livres amusans ; mais bientôt l’intérêt devint si vif, que nous lisions tour à tour sans relâche, et passions les nuits à cette occupation. Quelquefois mon père, entendant le matin les hirondelles, disait tout honteux : Allons nous coucher; je suis plus enfant que toi. » L’anecdote est charmante; mais quel solécisme en pédagogie! Le pli donné de bonne heure à l’imagination de l’enfant l’a préparé sans doute à être un jour le rival heureux de ces auteurs qui l’enchantaient : Honoré d’Urfé, la Calprenède, Mlle de Scudéry. Isaac Rousseau, s’il eût vécu assez pour lire la Nouvelle Héloïse, eût eu le droit de s’applaudir des bons résultats de sa méthode éducative; toujours est-il qu’aucun homme sérieux ne la recommandera.

Mais c’était après tout une vie agréable, calme et douce, qu’on menait à son foyer. Dix années se passèrent ainsi, pendant lesquelles Jean-Jacques eut une enfance heureuse; il ne lui manquait que des compagnons de son âge : point de sœur et point de cousines ; la différence d’âge entre son frère et lui était trop grande pour qu’ils eussent les mêmes amusemens. D’une nature bien douée et fine, d’un caractère un peu féminin, il se plaisait à la société des grandes personnes, sa tante et son père. Au milieu de l’innocence de ses premières années, il exerçait déjà sur son entourage cet attrait personnel qui lui valut tant d’amis le long de sa carrière, et qu’il possédait même encore dans sa morose vieillesse, quand Bernardin de Saint-Pierre vint lui rendre visite et fut saisi par son charme. Dans le petit cercle de famille que présidait l’horloger, la vie était étroite et sans horizon; l’impression qu’en reçut l’âme de l’enfant n’en fut que plus pénétrante. Un cadre resserré comme celui-là fut pour lui, dans les rêves de toute sa vie, une des conditions du bonheur. Le cours de cette tranquille existence fut interrompu par une fâcheuse aventure. Le caractère emporté d’Isaac Rousseau l’engagea dans une querelle où tous les torts furent de son côté ; il ne se tira d’affaire qu’en se condamnant lui-même à l’exil. Un jour, au mois de juin 1722, se promenant avec un ami à une lieue de la ville, ils firent mine d’entrer dans un pré. L’herbe était haute ; le propriétaire qui était sur les lieux, voyant le dégât qu’ils allaient faire, les interpella vivement. Isaac Rousseau, qui était armé, le mit en joue, tout simplement. Ainsi menacé, l’autre, qui était à cheval, partit au galop, alla chercher quelques paysans au village de Meyrin, et revint aussitôt avec eux, mais il ne put mettre la main sur l’horloger et son compagnon : ils avaient décampé, abandonnant le terrain à leur adversaire. Il se nommait Pierre Gautier; c’était un ancien officier, de bonne famille, qui avait été capitaine dans les chevaliers gardes du corps du roi de Pologne. Il avait connu les hasards de la guerre au temps où le roi de Suède Charles XII avait mis en feu tout le Nord, il était rentré au pays depuis quelques années.

Isaac Rousseau avait failli être arrêté, et n’avait échappé à cette humiliation que par la fuite ; il en gardait rancune à Pierre Gautier. Dans l’après-midi du 10 octobre 1722, le rencontrant dans une des rues de la ville, il s’avança vers lui, l’aborda, et le regarda sous le nez pendant quelque temps : « Vous me regardez bien, voulez-vous m’acheter ? lui dit l’autre. — N’est-ce pas vous, repartit Rousseau, qui vouliez me mener à Meyrin ? Ne dites mot, venez, sortons de la ville, et nous déciderons cela avec l’épée. — J’ai quelquefois mis l’épée à la main, répondit Gautier, mais avec les gens de votre sorte, je ne me sers que du bâton. « Isaac Rousseau portait l’épée, il la tira, et sans attendre que son adversaire se fût mis en garde, il lui porta un coup; la pointe de l’épée égratigna la joue de Gautier. Celui-ci, en reculant, tira l’épée à son tour, on les sépara. La conduite d’Isaac Rousseau avait été incorrecte de toute manière.

Le lendemain, Pierre Gautier porta plainte au lieutenant de police contre son agresseur. Un de ces jeunes magistrats, qu’on appelait à Genève auditeurs, fut chargé de l’information, il reçut la déposition de Gautier et de sept témoins. Isaac Rousseau, assigné, jugea à propos de quitter la ville. Les jugemens qu’un tribunal prononce contre un contumace sont toujours sévères. Le conseil condamna Rousseau à venir demander pardon, genoux en terre, à Dieu, à la Seigneurie et au sieur Gautier, à trois mois de prison en chambre close, à cinquante écus d’amende et aux dépens. Isaac Rousseau s’était réfugié dans la petite ville vaudoise de Nyon, au bord du lac Léman; il y passa le reste de sa vie, vingt-cinq ans.

Après le départ du chef de famille, on plaça l’aîné des deux enfans en apprentissage chez un maître horloger, et Jean-Jacques à la campagne, chez le pasteur d’un petit village, au pied du Salève. Nature impressionnable et mobile, en quittant à dix ans le foyer paternel, il entrait dans le cours accidenté d’une jeunesse où se succédèrent beaucoup d’influences diverses ; son éducation interrompue recommença à plus d’une reprise, sans jamais s’achever. Mais la fuite de son père marque le moment où s’arrêta sur lui l’action de la famille.

Chercher à ressaisir cette action dans sa source la plus haute et lointaine, presque inaccessible, dans les traditions et le caractère des aïeux; noter les ressemblances que peut avoir un fils avec un père, une mère, avec des grands parens, que nous connaissons en définitive si peu, c’était bien conjectural, c’était une de ces entreprises qui laissent à peine espérer un demi-succès : il faut se tenir pour content d’avoir posé quelques points de repère.

Une chose au moins est certaine. Jean-Jacques Rousseau est un enfant des classes moyennes de la société genevoise ; il appartient par toute son ascendance à de très bonnes et anciennes familles. Ses quatre bisaïeuls étaient bourgeois de Genève : un horloger, un maître tanneur, un marchand drapier, un homme de loi. Et si, de plusieurs côtés, on arrive en cherchant ses origines à des familles de paysans, sur d’autres points du tableau généalogique, on trouve, au nombre de ses collatéraux ou de ses ancêtres, des membres de la plus haute aristocratie de Genève, qui ont occupé dans la ville les magistratures suprêmes au XVe, au XVIIe, aux XVIIe ou XVIIIe siècle.

« Le caractère genevois est comme une tonsure, » a-t-on dit; et les détails donnés plus haut sur cette discipline locale qui ressemblait à celle d’un séminaire, aideront à le comprendre. Mais cette originalité peut avoir des conséquences inattendues et fâcheuses. De même qu’un prêtre, s’il perd son intégrité, est beaucoup plus abaissé qu’un autre, un enfant de la bourgeoisie genevoise peut tomber très bas s’il ne garde pas son rang. Les égaremens de sa jeunesse ont fait marcher Rousseau dans la boue, et il y serait resté s’il n’avait pas trouvé sur sa route des personnes de cœur qui ont eu pitié de lui et lui ont tendu la main. Il était né bourgeois, mais il s’était laissé déchoir, et c’est pourquoi il est du bas peuple par quelques côtés de son caractère.


EUGENE RITTER.

  1. Largesses rustiques, à vrai dire. Didier Rousseau lègue à sa veuve « pour le temps où elle se contiendra en viduité, six coupes de froment, chacun an; un char de vin rouge (six à sept cents litres) chacun an ; et douze florins d’argent pour acheter un pourceau, chacun an, etc. »
  2. On s’étonne que les baladins qui donnaient ce divertissement au public genevois eussent réussi à obtenir à cet effet l’autorisation du gouvernement. Toujours est-il que le Consistoire, mécontent au plus haut degré, envoya des députés au Conseil, pour faire « une forte et sérieuse remontrance sur la permission donnée aux frères Lescot, médecins spagiriques (c’est-à-dire débitant des remèdes chimiques) de dresser un théâtre pour y vendre leurs remèdes; et comme il leur a été aussi permis d’avoir sur ledit théâtre des violons, d’y danser et d’y faire quelques représentations, le vénérable Consistoire n’a pu apprendre la chose sans gémir, dans la juste douleur qu’il a de voir que cette ville, qui jusqu’à présent avait été intacte du côté de la mômerie, de la comédie et de la balade, s’y soit laissé entraîner. Sur quoi ayant été opiné, a été dit qu’en tant que lesdits frères Lescot et leurs gens ne commettront sur leur théâtre aucune indécence, ni de parole, ni de fait, ni par posture, ni par gestes, on demeure à la permission à eux donnée. »