Les nuits chaudes du Cap français/Texte entier

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Éditions de la nouvelle revue Belgique (p. -np--227).

LIVRE PREMIER


LA VENGEANCE D’UN INCONNU

Comme je visitais Bordeaux, par un matin d’été, et que je suivais, avec un ami, une ruelle sombre conduisant à la Porte du Palais, mon regard s’attacha sur une maison du XVIIIe siècle, aux balcons de fer renflés, soutenus de cariatides, aux hautes fenêtres surmontées de mascarons grimaçants. Encadrée de jardins, de hauts feuillages pleins de ténèbres, elle semblait prendre ses aises avec les baraques étriquées, tordues, sans doute pauvrement habitées, de son entourage, où l’on voyait du linge et des mouchoirs rouges à sécher. En dépit de la lumière jaune et avare qui ne l’éclairait qu’à demi, les figures sculptées assez rudement, des amours aux jambes cagneuses et aux pieds serpentins cabriolant sous les balustres massifs du premier étage, cette demeure avait grand air ; j’y lisais comme une expression de richesse fastueuse et insolente ! ; des souvenirs de ce négoce hardi qui s’en allait à travers le monde, à la ruine ou à la fortune et qui, s’il avait réussi, étalait au retour son triomphe et criait ses plaisirs.

Voyant que les vieux murs m’avaient rendu songeur, mon compagnon, qui était de la ville, me dit : « Cette maison a une histoire singulière. » Je la lui demandai. Et voici à peu près ce qu’il me conta, tandis que nous nous faisions un chemin avec peine au milieu des marchandes de fruits et des servantes allant aux provisions, les cheveux enroulés sous un foulard écarlate.

Pour écraser l’émeute qu’avait soulevée à Bordeaux l’arrestation des députés girondins, l’arrêt des affaires et enfin la famine, la Convention venait d’envoyer avec pleins pouvoirs le représentant Tallien. C’était un homme médiocre, paisible, mais fat et ambitieux qui, par intérêt, besoin de se distinguer, de conquérir un rang élevé dans la République, devint tout d’un coup sanguinaire. Trouvant que l’insurrection s’était calmée trop promptement pour sa gloire, il affecta de découvrir partout des complots et des conspirateurs, et la guillotine ne chôma plus.

Cependant, au milieu de ces boucheries, Tallien eut un moment d’humanité et il se laissa attendrir. Une jeune femme, Thérésia de Cabarrus, épouse divorcée de M. de Fontenay, se trouvant en prison comme suspecte, s’autorisa d’une courte entrevue qu’elle avait eue naguère avec le représentant pour lui demander justice ; elle parvint à le voir, le toucha de sa vive et agaçante beauté d’Espagnole. Tallien lui rendit la liberté, et n’eut pas de peine ensuite à en faire sa maîtresse ; sans être beau ni agréable, c’était alors une puissance, que Thérésia, peu farouche, et surtout intéressée, devait se plaire à conquérir. On les vit passer comme d’humbles et obscurs amoureux ; dès lors, Bordeaux les confondit dans la même réprobation.

Thérésia, pourtant, loin de ressembler à Tallien, mettait son honneur féminin à être bonne et s’appliquait à la miséricorde comme à une élégance. Arracher de Tallien des passeports, parfois des levées d’écrous ; empêcher des visites domiciliaires, prévenir des condamnations, c’était son jeu. Seulement, comme la bonté est une vertu qui mérite récompense et qu’on ne peut guère attendre celles de l’autre monde, Thérésia trouvait juste de faire payer ses grâces à ses obligés. Tantôt c’était un collier de douze ou quinze mille livres, tantôt c’était presque une fortune, vite gaspillée d’ailleurs, en joyaux, en toilette et en fêtes.

Le ménage vivait ainsi, fort doucement, des menaces du maître et des rémissions de la maîtresse. Il y avait bien, de temps à autre, de légères querelles, soit que Tallien jugeât périlleuse la vente d’une nouvelle grâce, soit que Thérésia se fût montrée trop aimable pour les camarades du représentant. Avec des façons d’ours mal apprivoisé, il criait à son amie : « Si tu continues, je vais te faire guillotiner. » Mais la jeune femme lui répliquait en riant : « C’est bien ! je ne t’embrasse plus. » Et sans force armée, sans bourreau, sans pouvoirs derrière elle, c’était encore la plus puissante.

Elle se faisait un divertissement, ou même une arme, de ces colères qu’elle savait fugitives, dont elle humiliait ensuite Tallien, et qui le lui rendait plus soumis, plus attaché. Alors, semblable aux femmes qui n’ont point à compter avec l’amour, elle sacrifiait ses adorateurs à sa fortune.

Un matin qu’elle était encore couchée, goûtant ces voluptés de paresse qui sont si chères aux créoles et aux méridionales, on lui apporta une lettre qui longtemps la secoua de rires et la remplit d’une gaieté enfantine. Bien que Thérésia eût le style emphatique et contourné dès qu’elle se mêlait d’écrire, les manières prétentieuses de son correspondant ne l’en amusèrent pas moins à l’excès. La tête renversée sur l’oreiller, ayant peine à contenir son rire :

— Tiens, regarde-moi cela, dit-elle à Tallien qui travaillait près de son lit, et elle lui tendit l’épître d’un geste nonchalant, au bout de son bras nu.

« Jamais l’Innocence, écrivait-on, entre autres compliments, n’a décoré un front plus pur que le vôtre ; il rendrait l’Amour muet, et glacerait jusqu’au Désir, si votre bouche mutine, formée par les Grâces, en inspirant l’admiration, ne laissait croire aussi que les paroles sensibles et pitoyables lui conviennent mieux que les cruelles… »

— Hein ! s’écria Thérésia, tu ne m’en as jamais écrit de pareilles !

— L’insolent, murmurait Tallien.

— Bah ! fit-elle, c’est du bel esprit de province. Ça ne tire pas à conséquence.

— Bel esprit, bel esprit ! cela te plaît à dire, mais ce jargon ridicule cache peut-être des intentions fort malhonnêtes. Je voudrais bien savoir quel est le malotrus qui s’est permis de t’adresser ces indécences. Je lui ferais passer le goût de t’en écrire de nouvelles.

— Laisse-donc ! Laisse-donc ! disait Thérésia. Je suis de force à me défendre d’un galantin.

— Tu les encourages par tes coquetteries, s’écriait Tallien furieux, et, il se promenait à grands pas froissant la lettre, heurtant les meubles à jeter et à briser, les uns contre les autres, les sèvres fragiles et les riens charmants de biscuit et de cristal, dont était remplie cette chambre féminine.

Mais Thérésia, toute joyeuse d’avoir ainsi chauffé au point voulu la colère de Tallien, se mettait à appeler sa femme de chambre :

— Frénelle ! Frénelle !

C’était le secrétaire, l’agent secret, l’auxiliaire de Thérésia ; d’ailleurs, comme sa maîtresse, jeune et jolie.

Elle accourut, riant déjà, le nez au vent, flairant quelque aventure.

— Frénelle, regardez la colère de mon mari, pour une misérable lettre que je viens de lui montrer ! Voilà comment il encourage ma confiance !

— Oh ! citoyen, s’écria Frénelle, essayant de prendre un air contristé, pouvez-vous gronder une femme si excellente, si dévouée !

Et comme le regard de Tallien, radouci mais défiant, allait de la maîtresse à la servante :

— Allons ! embrassez-vous, et que ça finisse !

Thérésia, vautrée sur le lit, à demi riante et à demi boudeuse, voyait Tallien hésiter, glissait, se haussait vers lui, souple et massive, et d’une bouche chaude, molle, agrandie, lui buvait un baiser.

— Ne recommence plus, disait Tallien, ça fait trop mal !

— Mes caresses ?

— Non, ces lettres…

— Mais ce n’est pourtant pas ma faute si on m’écrit, répliquait Thérésia de cette voix claire des Espagnoles du nord, résonnante comme un roulement de tambour.

Thérésia ne cachait guère son existence. Sauf les grâces accordées aux suspects qu’il fallait naturellement tenir secrètes si on ne voulait pas risquer sa fortune et plus encore, elle ne laissait rien ignorer de son ménage avec Tallien, de ses amours passées et de ses amoureux du moment. Sa cour d’admirateurs aussi bien que ses domestiques se chargeaient de colporter, avec les menus faits de sa maison, les médisances qui se succédaient sur ses lèvres. L’aventure de la lettre fut bientôt la fable de la ville.

Cet amant méprisé se nommait Dubousquens. C’était un des plus riches négociants de Bordeaux, bel homme avec cela, jeune encore, ayant ces façons élégantes, autoritaires et affables du haut commerce bordelais qui était autrefois une véritable aristocratie. Il passait pour un homme habile en affaires, assez fin dans la conduite de sa vie ; et, bien que ce ne fût pas son métier d’écrire des billets doux, on s’étonnait qu’il eût en cette occasion montré tant de maladresse. Il fallait que Thérésia lui eût tourné la tête. D’ordinaire il observait une réserve extrême ; et, en dehors des affaires et des réceptions obligées, son existence s’écoulait presque mystérieuse au fond de son hôtel de la rue Sainte-Catherine.

Il est vrai qu’il n’avait pas toujours ainsi vécu. On l’avait connu gai, d’une prodigalité extravagante, affichant son luxe et ses débauches. Il entretenait alors une comédienne à la mode, et c’est pour elle qu’il avait fait bâtir ce fastueux hôtel de la Porte du Palais, où il ne l’installa point, car les amants se brouillèrent avant qu’il ne fût achevé. Après la rupture, Dubousquens était parti pour Saint-Domingue, d’où arriva un beau jour cette nouvelle : « Dubousquens se marie ! Dubousquens se marie ! »

Ces épousailles étaient au moins aussi inattendues que la déclaration à Thérésia de Fontenay.

On annonça son retour, et déjà la curiosité provinciale s’éveillait, essayant d’imaginer les qualités et les défauts de Mme Dubousquens ; déjà on préparait vœux et compliments, bals et festins, quand on vit le négociant revenir seul. Il apparut accablé, presque méconnaissable de visage et d’humeur.

Des bruits étranges se répandirent. Sa fiancée était morte, assassinée, disait-on, par une femme.

Dubousquens ne revenait pourtant pas seul ainsi qu’il l’avait laissé soupçonner. Parmi ses domestiques il ramenait une jeune fille noire, trop belle pour n’être qu’une servante. Elle semblait réunir en sa personne comme la séduction de deux races. Elle avait les traits fins, les cheveux souples et soyeux, les formes élancées, je ne sais quelle grâce légère, tout européenne ; et aussi de ces grands yeux vagues qui s’endorment ou s’illuminent sans qu’on devine pourquoi ; une vie tour à tour somnolente et furieuse, mais ne se trahissant que par l’ardeur des gestes, le mouvement d’un sein qui s’offre, d’une croupe qui ondule, des bonds d’animal lubrique. C’est du moins ce qu’avaient rapporté les rares personnes qui l’avaient entrevue sur le navire, ou, en passant, par une fenêtre entr’ouverte. On ne pouvait l’approcher davantage. Dès son arrivée à Bordeaux, Dubousquens l’avait pour ainsi dire cloîtrée dans son hôtel de la Porte du Palais, dont les vastes jardins étaient défendus de toutes curiosités par d’épais ombrages. Deux vieux domestiques anglais, et ne connaissant que leur langue natale, tout dévoués à leur maître, devaient la servir et la garder. Si tranquille et peu fréquentée que fût la rue où donnait l’hôtel, il n’était point permis à la jeune noire de s’y montrer. Pourtant, quelquefois, elle apparaissait un instant au balcon. On ne l’avait jamais surprise à causer, ni même à dire un seul mot à personne, mais elle lançait de temps à autre aux ciels du soir de ces courtes et dolentes mélopées africaines, qui semblent, plutôt qu’un chant développé, un soupir d’exil, un appel aux grandes forêts de ténèbres, à la mer endormeuse de là-bas.

Chaque mois, Dubousquens, laissant le soin de ses affaires à son premier commis Jumilhac, feignait de s’absenter de Bordeaux quelques jours. Il allait simplement s’enfermer dans son hôtel de la Porte du Palais. Il n’y recevait personne. Jumilhac lui-même, que seul on avait mis dans le secret, avait défense, sous quelque prétexte que ce fût, de venir l’y chercher.

Dans la ville, Dubousquens était aimé du peuple, auquel il faisait de larges aumônes ; envié des riches, à cause de sa grande fortune. On ne manquait pas de commenter cette retraite et d’essayer d’en soulever le voile. « Pauvre homme ! disait-on, avec plus ou moins de pitié et de raillerie, il a été si malheureux, il tente de se consoler. — Il se vengerait plutôt, répliquaient les autres. Le négociant n’est peut-être point l’homme paisible qu’il veut paraître. »

Et l’on racontait qu’il s’élevait souvent, de la maison mystérieuse, des lamentations, des hurlements sauvages. Quelqu’un disait avoir assisté, à la faveur des fenêtres ouvertes, à une horrible scène. Dubousquens frappait de toute sa force la jeune noire. On entendait au milieu des sanglots, des coups sourds sur les os ou des claques retentissantes sur la chair nue, la voix furieuse du maître : « Ah ! parle donc de tes caresses ! toutes tes caresses abominables ne valent pas un seul de ses sourires. Tiens, donne-moi tes mains, les mains criminelles, que je les frappe encore ! Vois-tu, je devrais te tuer comme tu l’as tuée, exécrable fille !… Est-ce que tu pouvais te comparer, brute obscène, à celle qui était l’Amour ! » Le témoin s’était enfui, épouvanté de ces imprécations insensées, puis, ramené par la curiosité, il avait vu Dubousquens subitement calmé, gémissant auprès de sa victime, lui disant d’une voix entrecoupée : « Laisse-moi baiser ton épaule, elle s’y appuyait comme cela, t’en souviens-tu ? Te rappelles-tu aussi, le jour où elle s’est endormie contre toi ? — Puis il haussait la voix comme si la colère le dominait encore : « Ingrate ! Ingrate ! As-tu connu maîtresse si clémente ! »

On prétendait qu’entre le négociant et la jeune noire, il existait quelque sorcellerie diabolique et comme un pacte exécrable de luxure. Depuis plus de cinq ans, ils étaient ainsi enchaînés l’un à l’autre.

Tous ces bruits vinrent aux oreilles de Thérésia de Fontenay qui s’amusa fort d’avoir pour adorateur « l’homme à la négresse ».

Elle ne comprenait rien à cette double adoration : « S’il m’aime tant, disait-elle, que ne quitte-t-il sa miss Chocolat. Bah ! cœur d’artichaut : une feuille pour tout le monde ! »

Cependant, avec une persistance, une régularité inexplicable, les épîtres amoureuses de Dubousquens arrivaient chaque matin à Thérésia. Elle ne les montrait point à Tallien, et les mettait dans un petit bonheur du jour où elle conservait tout ce qui lui rappelait ses caprices ou flattait son âme vaniteuse. Bien qu’assez lasse d’une poursuite si opiniâtre, elle avait jugé convenable de ne point repousser brutalement une passion dont elle pouvait plus tard avoir besoin de tirer profit ; sans rien faire pour l’encourager, elle voulait attendre.

Mais ce qu’elle supportait d’abord sans trop d’ennui, lui devint bientôt odieux. Les lettres, peu à peu, avaient changé de style. Ce n’étaient plus d’humbles supplications, d’idolâtres prières, mais des ordres et des menaces, puis des insultes.

Enfin la mesure fut dépassée. Un matin la servante Frénelle vit sa maîtresse blême, tremblante d’émotion, les yeux en larmes, sauter à bas de son lit, se précipiter vers Tallien, lui tendre le papier bouchonné, déchiré comme si on avait voulu le détruire et qu’on se fût, après coup, décidé à le conserver.

— Lis ! lis ! disait-elle. C’est inouï !

Tallien commença à haute voix, mais il s’arrêta à la première ligne :

« Immonde prostituée, toi qui t’es vendue à tout Bordeaux, toi que le dernier des portefaix a pu trousser sur le pont… »

Le reste était encore plus insultant.

Comme s’il n’y avait pas dans le vocabulaire commun d’assez basse injure, on était allé chercher les mots les plus boueux que se lancent les mariniers ivres, ceux qui n’évoquent les charmes de la femme que pour les mépriser et les salir.

Le représentant devint pâle ; la lettre tremblait entre ses doigts.

— Tallien, dit Thérésia, vas-tu laisser ta femme être la risée d’une ville et la proie d’un misérable ? Vais-je tous les jours être traitée de la sorte !

— Comment, tous les jours ?

— Oui, reprit Thérésia, ce n’est pas la première lettre de ce genre que je reçois. J’en ai reçu vingt, trente peut-être ! Je ne te les montrais pas, pour ne pas t’attrister. Cette fois vraiment c’est trop d’outrages ! Je ne peux plus me taire, souffrir sans crier. Défends-moi, frappe le lâche.

— Quel est le misérable, s’écriait le représentant, quel est le misérable qui a pu écrire ces abominations ?

— Tu ne vois pas ! La lettre est signée !

— Comment il a osé !… Du-bous-quens ! Dubousquens ! répétait Tallien, mais je connais ce nom-là.

Il courut chercher des rapports de police, éventra des montagnes de paperasses, et après avoir bouleversé de lourds dossiers, feuilleté et refeuilleté de gros livres, il finit par découvrir sur une page de calepin, une petite note ainsi conçue :

« Dubousquens, négociant. Fortune évaluée à trente millions. Suspect par ses relations avec Gensonné, avec des royalistes avérés comme Martignac. Rôle douteux pendant l’insurrection contre-révolutionnaire. Depuis, a affecté des sentiments constitutionnels.

» A des amis puissants dans tous les partis. Très lié avec Robespierre jeune. Très populaire dans la ville. À ménager. »

— Très populaire, répétait Tallien en secouant la tête, très populaire et à ménager !

— Et qu’importe qu’il soit populaire ! s’écria Thérésia.

Puis changeant de ton et se pendant au cou de son amant, l’étreignant avec force :

— Voyons, m’aimes-tu, Tallien ? Vas-tu souffrir qu’on insulte ta Thérésia ? Vas-tu hésiter à châtier un monstre ! De quoi as-tu peur ? N’es-tu pas le maître ici ? D’ailleurs, il est suspect, ce bandit. Ah ! si tu ne prends pas mieux ma défense, tu verras ce qui arrivera. Ils me traiteront comme Théroigne, ils me battront, ils me fouleront aux pieds, ils m’égorgeront peut-être, les infâmes !

— Sois donc tranquille ! sois donc tranquille !

— Non ! je ne serai pas tranquille tant que tu ne m’auras pas vengée !

Le lendemain de cette scène, Jumilhac, le premier commis de Dubousquens fut averti du danger que courait son patron par une chanteuse de théâtre, amie de Thérésia. Dubousquens était alors à son hôtel de la Porte du Palais, dont l’accès était interdit à tout le monde. Mais Jumilhac, sous le coup d’une si pressante menace, ne crut point devoir respecter la défense, et, sans retard, il s’en fut le trouver.

À l’heure qu’il arriva, la rue était déserte. Sous le ciel clair, l’hôtel et les jardins formaient une nuit imperméable. Mais comme il levait le marteau pour frapper, il surprit un mince filet de lumière aux fenêtres du premier étage et, au même instant, un cri atroce, un rugissement prolongé qui remplit la rue. Malgré l’émotion qu’il éprouvait, Jumilhac heurta violemment à la porte. La curiosité, et aussi le désir d’être utile à Dubousquens, dominaient son inquiétude. On ne parut pas l’avoir entendu. Des cris étouffés, puis perçants, retentirent encore ; une fenêtre s’ouvrit, un homme parut, demanda :

— Qui est là ?

— C’est moi, Jumilhac, il faut absolument que je vous parle !

Un instant après un verrou glissait, la porte s’entrebâilla, et Jumilhac pénétrait enfin dans la mystérieuse demeure, suivant Dubousquens à travers des corridors obscurs, jusqu’à un vaste salon entouré de glaces et meublé de sofas, qu’éclairait d’une lumière pâle un lustre à demi allumé. À son entrée, il entendit soupirer, sangloter longuement dans la pièce voisine.

— Que venez-vous faire ? demanda Dubousquens, et qui vous a permis ?

Sans habit, dans une fine et précieuse chemise de dentelles, mais à demi déchirée, laissant voir son cou sillonné d’éraflures rouges et comme de griffes profondes, Dubousquens l’effraya, avec ses yeux hagards, ses mains sanglantes, le halètement de colère ou de passion qui soulevait sa poitrine. Il tenait à la main une canne longue et flexible.

Jumilhac lui dit d’une voix sourde :

— Je viens vous sauver. Votre existence est en grand péril.

— Comment cela ? fit Dubousquens sans se troubler.

Absorbé comme il l’était, il prêtait à peine attention aux paroles les plus alarmantes.

— Vous avez été bien imprudent ! répliqua le commis. Courtiser la maîtresse d’un homme aussi puissant, c’était déjà dangereux : mais lui écrire des injures !… Quel démon vous poussait à jouer aussi légèrement votre tête ?

— Que me contez-vous là ? s’écria Dubousquens qui avait écouté son commis avec la plus grande surprise.

— Mais la vérité simplement !

— Moi, j’ai courtisé une femme ? Je lui ai écrit des injures ? Voyons, vous êtes fou !

— Je ne suis pas fou. On a bien reconnu votre écriture.

— Et comment s’appelait cette amoureuse que j’ignore ?

Avec hésitation, du bout des lèvres, comme si les démentis formels de son patron lui avaient enlevé son assurance, Jumilhac prononça le nom de la gracieuse Espagnole. Dubousquens le regarda fixement. Il cherchait à découvrir sur le visage de son commis quelque intention secrète, la raison d’un langage qui lui paraissait extravagant.

— Thérésia de Fontenay ! dit-il, mais c’est absurde, c’est insensé ! Thérésia de Fontenay ! je l’ai vue juste une fois un soir qu’elle passait au cours de Tourny. J’ai même dit, je m’en souviens, à un ami : « Vraiment, cette femme est au-dessous de sa réputation. Je l’aurais crue plus belle. »

À ce moment, un rire bizarre, comme une roulade de cris aigres, un rire qui ressemblait plutôt à un aboiement de chienne qu’à un éclat de gaieté humaine retentit dans la pièce voisine ; Dubousquens s’approcha de la porte, y donna un coup de pied.

— Tigresse ! te tairas-tu enfin ?

Et se tournant vers Jumilhac :

— Il n’y pas d’être au monde qui m’ait fait plus de mal.

Puis il se mit à marcher à grands pas, la tête baissée, tandis qu’il répétait sans cesse :

— Thérésia de Fontenay ! mais je ne la connais pas ! je ne la connais pas plus que je n’ai connu Mme de Pompadour. Quel est le coquin assez audacieux pour avoir osé se servir de mon nom ?

— Il est adroit en tout cas, observa Jumilhac. Tous ceux qui ont vu ces lettres n’ont pas douté qu’elles ne fussent de vous et Thérésia moins que tout autre. Or elle est en mesure de se venger. Vous connaissez Tallien, n’est-ce pas ? Il ne lui faut pas beaucoup pour transformer un honnête homme en suspect.

— Mais que faire ? demanda Dubousquens accablé.

— Il faut fuir, reprit Jumilhac, et sans retard. Il faut fuir dès ce soir.

— Puis-je ainsi abandonner mes affaires, risquer ma fortune ?

— Et votre vie ! vous n’y pensez plus ? vous ne pensez pas que vous avez contre vous des ennemis acharnés, des amitiés compromettantes, des jalousies. Il ne s’agit d’ailleurs que de disparaître un moment. Je vous remplacerai pendant votre absence. Ce ne sera pas la première fois.

Dubousquens réfléchit quelque temps, puis se décidant tout à coup :

— Allons, fit-il, et il alla préparer son départ.

Il n’avait pas plutôt quitté le salon, que de la chambre voisine s’élança, bondit et se glissa à côté de Jumilhac comme un vif et souple animal. Le commis aperçut alors une femme noire complètement nue.

Son allure conservait quelque chose de sauvage, même de féroce ; le regard au contraire était plein d’une douceur insinuante. Jumilhac crut lui voir autour du cou une parure de corail : c’étaient des gouttelettes de sang qui coulaient d’une blessure toute fraîche ; on eût dit qu’une lame d’épée venait de lui entailler la peau légèrement. Ses yeux restaient encore rouges, et humides des pleurs qu’elle venait de répandre.

Elle alla s’étendre sur un sofa, et les bras rejetés en arrière, la tête appuyée contre les mains, la chevelure dénouée, elle regardait devant elle, en montrant ses dents brillantes.

Dubousquens était revenu en manteau et en bottes de voyage, prêt à partir. Quand il vit la négresse, une grande fureur l’emporta ; il la prit par les cheveux, et la poussa du sofa à coups de pieds. Elle s’abandonnait aux brutalités du maître sans paraître en éprouver aucune frayeur, et ne cessait de lui montrer les dents en un rire plein de dédain et qui semblait une menace de morsure.

— Misérable ! criait Dubousquens en la frappant. Oh ! je ne te laisserai pas ainsi. Il faut que je te tue !

— À quoi songez-vous ? dit Jumilhac, et il saisit le bras de Dubousquens qui se levait pour la battre encore. Quand vous êtes en danger d’être arrêté, ne pouvez-vous oublier vos querelles ? Tenez, écoutez !

La rue retentissait d’un long piétinement. Des pas s’arrêtèrent devant l’hôtel. Des crosses de fusil tombèrent sur le seuil. Une voix haute cria :

— Ouvrez ! au nom de la loi !

— Les bougres ! fit Jumilhac, nous sommes foutus maintenant !

Cependant Dubousquens, très calme, éteignait le lustre, poussait la négresse dans la chambre voisine, dont il fermait la porte à clef, et priait Jumilhac de le suivre.

Ils se glissèrent doucement dans le jardin, et comme la lune était levée, ils longèrent les murs abrités par de grands cèdres. Ils gagnèrent ainsi une petite porte dissimulée sous les arbres. Tout en cherchant la clef qui devait l’ouvrir :

— Un parent et moi, fit Dubousquens, sommes seuls à connaître cette issue, et nous avons intérêt tous deux à ne point nous trahir.

— Alors, soyez sans crainte, dit Jumilhac. J’ai tout préparé pour votre départ. Vous trouverez des chevaux à côté de Sainte-Croix. Gagnez Soulac. Le Scipion prend la mer après-demain, il vous débarquera sur la côte d’Espagne. En cas d’ennui, voici un passeport en règle. Je vous apporte aussi l’argent qui est rentré cette semaine.

— Ah ! mon ami, puissé-je vous rendre, un jour, tout le bien que vous me faites en ce moment.

— Dépêchons-nous, fit Jumilhac. J’entends du bruit.

Dubousquens ouvrit alors avec précaution la petite porte. Mais il eut un recul de terreur. Des baudriers blancs brillaient dans la nuit. Une troupe de gendarmes l’attendaient à sortir.

— Ah ! canailles, cria-t-il, qui a pu leur dire !

Et il essaya de faire feu de ses pistolets ; mais aussitôt on se jeta sur lui, il fut désarmé en un clin d’œil.

Comme on l’entraînait avec Jumilhac, une forme noire surgit au milieu des gendarmes, les bouscula, glissa entre leurs mains. C’était la négresse qui s’était échappée ou qu’on venait de délivrer. Elle se détourna en courant, envoya du bout de ses longs doigts un baiser ironique à Dubousquens, eut son rire étrange pareil à un aboiement de chienne, puis elle disparut dans une ruelle.

Dubousquens fut condamné à mort. Thérésia, implacable dans sa haine, suivit d’un balcon, en compagnie de Tallien, l’exécution de son insulteur. Il mourut courageusement, en homme qui a épuisé les plaisirs et peut-être, au milieu de toutes les apparences du bonheur, les maux de ce monde.

Mon guide ignore ce que devint la négresse. Elle dut quitter la France, retourner parmi les siens, maintenant affranchis et maîtres, oublier au milieu d’eux son servage, ses amours horribles, peut-être ses crimes.

À Bordeaux, le secret de cette vengeance et de cette union, bizarre n’est point encore éclairci. Il dort au milieu de ces vieilles murailles, dont les mascarons grimaçants ont je ne sais quel cruel sourire. Sans doute on craint toujours les fantômes de ce passé tragique, car les volets clos et le seuil moussu de l’hôtel exhalent la sombre tristesse des maisons abandonnées.




Quelques jours après avoir entendu et consigné par écrit cette aventure, le hasard nous mettait entre les mains divers manuscrits qui semblent se rapporter à notre histoire : c’est le journal d’une dame créole, le livre de bord d’un négrier et un cahier des mémoires d’un docteur. Plus tard nous fîmes encore une nouvelle découverte. Nous donnerons toutes ces pages à la suite du récit. Peut-être le lecteur trouvera-t-il comme nous qu’un même lien les unit et que, contenant chacune des renseignements spéciaux, et écrites d’un style particulier, elles n’en forment pas moins, dans leur ensemble, comme les diverses parties d’une même histoire.

LIVRE SECOND


JOURNAL D’UNE DAME CRÉOLE

Le Cap français, mai 1791.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’ai allumé tous les flambeaux, puis je me suis mise à écrire sur mon lit, après avoir fermé le moustiquaire. J’aurai moins peur à présent.

La nuit m’a semblé si brusque ! Oh ! je me rappellerai toujours cette sortie de l’église, ce jour décoloré, cette allée d’acajous dont le feuillage m’apparut terne et flétri. Il soufflait un vent frais, et j’ai respiré, sous le porche, une odeur exquise, la même odeur que Mme Du Plantier, l’autre soir, m’a fait respirer sur son corsage. On eût dit que la traîne de sa robe s’était longuement attardée sur ce seuil. Eh bien ! je me sentais oppressée comme par un air brûlant, corrompu. Et, lorsque le soleil est tombé dans la mer, que l’obscurité nous a envahis, j’ai cru que mon châtiment était venu et que j’allais, à ce moment même, cesser de vivre. Mon Dieu ! avant de m’appeler, laissez-moi du moins m’expliquer avec vous, entendez ma confession. Épargnez-moi si je n’ai pas tout dit à votre ministre : je ne le pouvais pas !

Je m’étais bien promis ce matin de ne rien cacher ; puis Mme de Létang m’a invitée à dîner. J’ai accepté pour m’étourdir, vous le savez : j’étais si malheureuse. Est-ce cette liqueur, ce tafia au muguet qu’elle m’a servi à la fin du repas, qui m’a grisée ? mais, lorsque plus tard, au confessionnal, l’abbé de la Pouyade m’a demandé d’une voix un peu surprise, inquiète même : « Est-ce tout ? » j’ai répondu « oui » sans hésitation. Je crois bien que je n’ai pas menti. Si coupable que je sois, du moins ma confession n’a-t-elle pas été sacrilège ! C’est seulement après avoir quitté M. de la Pouyade que j’ai retrouvé avec terreur mon péché, que je l’ai senti autour de moi qui m’étreignait, qui m’étouffait. Ah ! pourquoi l’abbé n’a-t-il pas insisté, ne m’a-t-il pas pressée de questions ? Je n’aurais pas cette charge horrible sur la conscience !

Il paraît que j’ai crié tout à l’heure, comme une suppliciée ; je me voyais damnée ; dans mon désespoir, j’avais jeté mes papiers, je me roulais sur mon lit et je mordais les draps. J’ai été bien surprise de voir tout à coup la bonne figure un peu pleine et réjouie de M. de Montouroy, cette forte moustache qui ombrage ses lèvres narquoises. Bien qu’il ne soit pas méchant, cet homme me gêne toujours un peu. Gras d’une graisse sans couleur, avec son teint noir, il ressemble à sa mère qui est de Séville : il a, comme elle, une trivialité de gestes, une façon bruyante de rire et de parler qui manquent tout à fait d’élégance. Il venait d’entr’ouvrir les rideaux et d’écarter le moustiquaire. Je me suis retournée et relevée un peu lourdement et puis, au milieu de ma peine, j’ai ri, parce que ma chemise, dans les mouvements que j’avais faits, s’était un peu trop troussée et que Montouroy, en entrant, avait dû découvrir une drôle de figure.

— Vous me devez un cierge, Rose, m’a-t-il dit. (Il est familier avec moi à la façon des Espagnols, et puis nous sommes un peu parents.)

— Pour m’avoir surprise au lit ?

— Pour vous avoir empêchée de brûler. Sans moi vous flambiez comme un champ de cannes. Le bas de vos rideaux était déjà en feu.

Je vis en effet le bord du moustiquaire tout noirci et rongé. Je tremblai à l’idée du danger que je venais de courir, et puis je riais de ma frayeur, parce qu’à présent j’étais en sûreté.

— Vous ne vous aperceviez de rien ?

— Non. Je sentais bien un peu le roussi ; seulement dans mon rêve je me croyais en enfer : c’était de circonstance. Mais, comment étiez-vous encore ici ?

— Je suis resté pour elle, Rose. (Ici sa voix est devenue grave comme pour un reproche) Ne vous souvenez-vous plus de votre promesse ? Ne devriez-vous pas lui parler ce soir ?

Il venait aussitôt de me rappeler, sans qu’il s’en doutât, l’opprobre de mon existence, en me parlant de cette jeune fille qu’un crime a conduite chez moi et à laquelle j’ai pris tout son luxe, tout son bien-être, toute sa liberté !…

Ah ! qu’ai-je écrit ? Moi, qui passe pour la plus pieuse, la plus charitable des femmes ! Tant pis, j’avais besoin de me confesser. Et puis personne ne verra ce cahier, que moi — et Dieu.

— Si, mon ami, ai-je répondu, si je me souviens bien, mais pour parler de vous à Antoinette, il fallait trouver une occasion. Vous savez que les jeunes filles sont capricieuses. Il suffit que je vous présente pour qu’elle ne vous trouve pas de son goût. Venez souvent à la maison, faites lui votre cour. Je vous y autorise. Et vous verrez ce qu’elle pense de vous. Je vous promets de faire tout pour la décider à une union que je souhaite de mon côté très vivement, je vous assure. Mais je ne me crois pas le droit de la lui imposer.

— Merci, Rose. Seulement si elle songe à moi, sachez lui faire un bel éloge de votre serviteur.

— Je n’y manquerai pas. À présent sauvez-vous, mon cher Jacques. Si quelque esclave vous apercevait, dès demain on dirait dans toute la ville… vous savez quoi !

— Personne ne m’a vu ni ne me verra. Je sais marcher discrètement. À propos, vous avez toujours cette Zinga ?

— Mais oui !

— Cette horrible négresse ?

— Pourquoi horrible ? elle est plutôt jolie, cette enfant.

— Je n’aime pas ses yeux. J’y lis la haine, la cruauté, le goût du mal, et puis…

— Et puis quoi ? Dites, Jacques, dites vite. Je veux savoir !

Je lui avais saisi le bras, m’avançant toute vers lui, haletant contre sa poitrine, mais il se dégagea légèrement, et me saluant avec un sourire :

— Une autre fois ! Vous savez bien qu’il est trop tard ce soir pour que je vous parle longtemps. On dirait dans toute la ville…

— Méchant ! lui criai-je comme il sortait de la chambre.

Que lui a-t-on raconté sur la négresse ? Est-ce atroce ? Non, car il ne viendrait plus ici. Je lui ferais peur. Sa visite doit plutôt me rassurer. Et puisque je l’ai à ma disposition, ce jeune homme, je dois me servir de lui. C’est même étrange que je n’y aie pas songé plus tôt. Qu’il épouse Antoinette, oui ! qu’il l’emmène et me délivre pour toujours de cette enfant dont la vue même m’est un remords. Absente, je ne penserai plus à elle, je n’aurai plus souvenir des événements qui l’ont conduite dans ma maison ; je ne redouterai plus que les indiscrétions, les colères de Zinga lui révèlent le passé et me dénoncent à toute la ville. Je finirai par croire, comme tout le monde, à ma charité. Je serai, à mes yeux, « la bonne Madame Gourgueil ».

Mais aux yeux de Dieu ?…

Et si Dieu n’existait pas ?… Mme du Plantier est athée ; le docteur Chiron aussi. Ce sont des êtres intelligents pourtant, aussi intelligents que moi, et beaucoup plus instruits. Peut-être ma croyance vient-elle de mon éducation, et de cette bête de tante qui me faisait tout le jour, quand j’étais fillette, ânonner le catéchisme… À Paris il y a, paraît-il, de grands esprits qui ne croient pas.

Dans cette nuit chaude, c’est en vain que j’essaie de m’assoupir. À chaque instant des idées surgissent en moi ; il faut que je reprenne mon cahier, ma plume, et que j’écrive comme pour soulager mon esprit en feu.

Le vrai soulagement sans doute serait de parler à Antoinette. Si, enfin, je savais ce qu’elle pense de Montouroy ? si j’avais la certitude qu’elle est prête à l’épouser. Elle partirait avec lui pour Saint-Domingue ; peut-être même le couple quitterait-il l’île ; je ne la verrais plus.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un désir de causer avec elle dès à présent m’a saisie. Il m’a semblé que le calme et la fraîcheur de la nuit seraient plus propices à notre entretien que le jour. Puis les esclaves dorment. Zinga elle-même s’est assoupie. Je l’entends ronfler à côté. Je ne verrai pas devant nous son sourire railleur ; elle ne soupçonnera rien ; elle ne s’avisera donc pas de m’adresser des reproches pour faire acte d’autorité.

Je me suis levée ; et, sans prendre la peine de me vêtir, j’ai traversé le corridor, je suis allée avec un flambeau jusqu’à la chambre d’Antoinette, j’ai écarté la portière : Antoinette dort aussi elle, doucement. C’est à peine si je perçois son souffle. J’ai été surprise. D’ordinaire elle se couche moins tôt. Je crains de l’éveiller. Elle est si tranquille ! Pourquoi troubler cette âme d’un amour auquel elle ne songe pas encore ? Son enfance lui est légère ; elle s’y attarde, dirait-on, avec délices. C’est vrai. Cependant l’image d’un jeune amant pourrait bien la ravir aussi. Et puis qu’importe qu’elle aime ou qu’elle reste innocente ! J’ai besoin, moi, qu’elle se marie ; il faut que je sache son opinion sur Montouroy. Elle l’aime peut-être. Et si elle ne l’aime pas, elle l’épousera tout de même. Pourtant je ne voudrais pas avoir trop l’air de la contraindre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je suis entrée dans la chambre ; je me suis approchée du lit. Comme sa bouche large, charnue, entr’ouverte, comme ses paupières aux longs cils, bien arrondies et baissées, lui donnent de grâce ! Le jour, quand elle laisse voir son regard, elle trahit moins sa pensée que dans ce sommeil ingénu et souriant. Un peu de feu anime son teint ; ses cheveux châtains, aux touffes opulentes, sont répandues ici et là sur l’oreiller ; de ses pieds unis, elle foule les draps rejetés au bas du lit, et, comme pour corriger ce désordre, son bras, d’un geste pudique, ramène la chemise sur son sein.

Jamais je n’aurais soupçonné qu’elle pût être aussi jolie. J’ai eu soudain pitié d’elle. Quelle destinée atroce m’a livré cette malheureuse enfant !

Mais, dominant une émotion si nuisible à mes intérêts, j’ai hâté le réveil d’Antoinette, en levant l’abat-jour du flambeau. À la clarté subite qui tombait sur son visage, elle a ouvert les yeux, et, tout de suite, elle a fait une moue gentille, une moue d’enfant volontaire qui se révolte contre une pénitence.

— Je ne veux pas qu’on m’agace comme ça ! s’est-elle écriée, puis en me reconnaissant : Ah ! c’est vous, madame !

Elle avait cru que c’était une esclave qui était entrée.

— Je venais voir si vous dormiez, ma chère enfant.

— Oh ! oui… et bien ! il faisait si plaisant là-bas !

— Dans vos songes ? À quoi rêviez-vous donc ?

— Je ne sais pas… Mais je me sentais bien heureuse.

Et elle s’étirait, se retournait voluptueusement comme pour saisir, effleurer encore ce bon sommeil qui s’enfuyait, tendant vers moi toute la cambrure déjà robuste de ses reins, insouciante, dans l’effarement du réveil, de ce qu’elle pouvait me montrer de ses grâces secrètes.

— Ma chérie, lui dis-je, j’aurais désiré vous parler de choses sérieuses. Je pensais que ce soir, comme d’habitude, vous profiteriez de la fraîcheur pour travailler à vos dentelles. Le moment me paraissait convenable pour causer avec vous. Nous n’aurions pas eu à craindre les visites ni les nègres. Mais puisque vous êtes couchée, je me retire.

Elle parut troublée de mes paroles : une rougeur soudaine vint colorer son front, et ce fut d’une voix un peu tremblante qu’elle dit :

— Restez, madame, je n’ai plus envie de dormir.

Je savais bien qu’elle insisterait. Je m’assis au bord de son lit, tout près d’elle.

— Vous avez vu aujourd’hui M. de Montouroy ?…

À ces paroles, Antoinette fut encore plus émue ; elle mit presque de la colère à me répondre :

— Oui, il a été ridicule comme toujours.

— Ridicule ! m’écriai-je, est-ce donc ridicule de vous trouver aimable, de se plaire auprès de vous ?

— Ah ! il me trouve aimable ! fit-elle en riant d’un rire forcé. Et moi je le trouve simplement insupportable.

— Ne vous conduisez pas en fillette, continuai-je d’un ton sévère ; je vous rappelle que M. de Montouroy est mon parent, que je le reçois chez moi : vous lui devez des égards. J’avouerai que j’avais des vues sur lui : M. de Montouroy n’est pas un vieillard ; c’est un brillant gentilhomme.

— Un fat ! dit Antoinette à demi-voix, et en haussant les épaules.

J’étais irritée ! je répliquai vivement :

— Vous répétez un mot d’Agathe ; maintenant vous jugez tout le monde d’après les impressions de votre amie.

Agathe de Létang est une de ces enfants dont l’aveugle tendresse d’une mère fait des révoltées, des envieuses ou des despotes. Habituées au plaisir comme à leur esclave, elle voudraient que tout pliât sous leurs caprices, jusqu’à la nature, jusqu’à l’existence. Agathe ne s’explique pas que Montouroy ait pu, au dernier bal de Mme Du Plantier, la faire danser toute une nuit sans aussitôt s’éprendre d’amour pour elle. À présent, auprès de toutes ses amies, elle essaie de le rendre odieux. Je pensais bien qu’aux yeux d’Antoinette, cette aversion d’une camarade était le principal désavantage de Montouroy.

Cependant Antoinette me répondit :

— Personne ne m’a jamais parlé de M. de Montouroy, madame.

— Alors qu’avez-vous contre lui ?

— Il me déplaît.

— Antoinette, lui dis-je, je veux vous parler ce soir comme l’aurait fait votre pauvre mère. Il ne s’agit pas d’une fantaisie enfantine, mais de votre avenir. Vous devez déjà y songer. Que deviendrez-vous sans fortune ? Vous savez que mon affection pour vous, qui est très grande, ne correspond malheureusement pas à mes ressources d’argent, d’une médiocrité telle, que c’est à peine si j’ai pu vous venir en aide jusqu’ici, et que j’ignore même si plus tard j’en aurai les moyens.

Je lui mentais avec tranquillité. Mon Dieu, pardonnez-moi ! Si je fus criminelle autrefois je suis aujourd’hui décidée au bien. Peut-être de tout le mal que j’ai fait, naîtra-t-il une bonne action. Je ne puis oublier mes intérêts je le confesse, du moins ai-je le désir d’être utile à cette enfant.

Antoinette ne perdait aucune de mes paroles comme si chaque mot, tombé de mes lèvres, devait la perdre ou la sauver ; les battements précipités de son cœur soulevaient son sein dont l’éclat et la plénitude se révélaient à moi pour la première fois. Touchée d’une soumission si attentive, je continuai de la sorte :

— Mon enfant, je vous prie, ne vous fiez pas à une impression qui ne peut durer. Dès que vous connaîtrez M. de Montouroy, soyez-en sûre, vous l’estimerez. Il possède ces sérieuses qualités d’esprit sans lesquelles il n’est point d’homme ; il a la jeunesse, la race, la fortune, que demander de plus ? J’ai donc pensé, et justement je crois, que personne, mieux que lui, ne saurait vous rendre heureuse.

Je n’achevais pas, qu’Antoinette se cachait la tête dans l’oreiller et éclatait en sanglots. Je voulus la prendre contre moi et essuyer ses larmes, mais elle se refusait à mes consolations et gémissait plus fort, la face collée contre son lit. Lorsque j’essayais de l’attirer, elle me repoussait avec violence.

L’écrirai-je ? Au milieu des larmes qui donnaient à son teint plus de lustre et de chaleur, elle était si belle, que je m’en voulais de mes propositions, tout en bénissant le chagrin qui me l’avait découverte. Je la regardais : elle était déjà femme par les proportions de son corps, et pourtant elle conservait dans son visage gras, où les traits se dessinaient à peine, le charme d’enveloppement et la splendeur pulpeuse de l’enfance. La chair, dans sa blanche nudité ou sous les plis de la chemise, formait des courbes audacieuses, ou s’effaçait en des lignes d’une mollesse et d’une modestie adorables. Pour moi je ne me rassasiais pas de contempler cet épanouissement vaste, ni ces flexibles souplesses.

Alors j’ai ressenti ce que je n’avais jamais éprouvé pour elle, pour personne. Je l’ai vraiment aimée comme ma fille, avec une tendresse jalouse qui ne souffre point de partage. Montouroy m’a paru absurde, et mon désir de l’unir à cet enfant, plus absurde encore. Je me suis dit qu’il fallait garder pour moi des grâces si précieuses. Ne serait-ce pas un sacrilège de confier cette enfant naïve, délicate, à un homme que je connais en réalité si mal. Car enfin, qu’il soit mon parent, que je le croie un honnête garçon, je n’en ignore pas moins son véritable caractère. Les hommes savent si bien se déguiser jusqu’au mariage ! Je suis sûre seulement que c’est un brutal. Il suffit, pour s’en convaincre, de l’entendre marcher, de le voir prendre un objet quelconque avec ses grosses mains. Mon flair de femme ne s’y trompe pas. Et j’allais lui confier Antoinette ! Ne serait-elle pas infiniment malheureuse avec lui ? D’ailleurs ne serait-elle pas malheureuse avec tout homme ! Elle si jeune ; elle n’est pas en âge d’être sacrifiée.

Quelle plénitude de joie je ressens à la pensée que nous pourrons sans doute vivre ensemble, confondre nos existences et qu’ainsi une partie du mal que je lui ai fait autrefois sera réparé, puisque mon bien sera son bien, qu’elle vivra de sa, de ma fortune, comme je vivrai de son plaisir.

Dites, mon Dieu ! que vous le permettez !

Elle pleurait toujours. Je me suis agenouillée sur son lit, courbée vers elle, et effleurant son visage dans un baiser :

— Chère petite sotte, lui ai-je dit, croyez-vous que je parlais sérieusement ? C’était une épreuve, voilà tout. Je voulais voir si vous teniez un peu à moi ou si vous désiriez quitter la maison.

— Oh ! Madame.

— Vous m’aimez donc un peu ?

— Oh oui ! Et vrai, vous ne me chasserez pas d’ici ?

— Chère mignonne, Madame Gourgueil n’a pas l’habitude de faire du mal à personne et moins encore à celles qu’elle aime.

— Je vous suis à charge, je le sens bien, allez, madame. Si je pouvais vous aider en quoi que ce soit. Je me trouve si inutile. Et puis je suis paresseuse !

— Vous n’avez pas besoin de vous inquiéter. Vous n’avez qu’à rester près de moi. Votre présence suffit à me rendre heureuse. J’ai tant aimé votre pauvre mère, ma chère mignonne. Vous me la rappelez ; puis vous me faites oublier la grande douleur de ma vie : l’enfant que Dieu n’a pas voulu me donner et que vous remplacez.

Ses larmes coulaient plus abondantes, mais à présent c’était la joie qui l’attendrissait ainsi. Avec quelles délices l’ai-je serrée dans mes bras ! J’étais aussi surprise qu’elle-même ; la tranquillité d’âme que je cherchais ne m’était pas venue, mais une passion inattendue, dominatrice, qui effaçait tous les soucis, et qui se répandait en moi brûlante, savoureuse comme un vin de fruits et de piments.

Comment ai-je pu vivre près d’elle et l’ignorer jusqu’aujourd’hui.

Je l’étreignis et je la baisai. La chérie me mit toute son âme fraîche ! sur les lèvres, et je sentis ses larmes comme une rosée matinale humecter mes joues ; puis, voulant la laisser reposer, je regagnai doucement mon lit.

J’étais à peine couchée que Zinga apparut devant mon lit, riant de ses dents fines et de ses grosses lèvres entr’ouvertes qui me donnent à la fois l’idée d’un fruit suave et d’une gueule venimeuse. Son être est fait de contrastes. D’allures légères et de pieds lourds, gracieuse de traits, mais effrayante par l’expression de sa physionomie, cette jeune noire respire un vice naïf, une haine caressante qui me remplit d’horreur. Dire que je pensais oublier le passé, refaire mon existence, ne rien laisser subsister en moi de la femme d’autrefois !… et la seule vue de cette fille moqueuse me rappelle mes fautes, — mes crimes, hélas ! Ah ! si je pouvais la vendre ! Mais elle sait bien que cela n’est pas possible ! elle me dénoncerait à ses nouveaux maîtres, — on ne la connaît pas, elle, et moi on me soupçonnerait ; et puis il serait si facile de savoir tout ce que j’ai fait ! Si je la tuais ?… Peut-être. J’y songerai. Ce n’est qu’une esclave, après tout. Mais les mœurs deviennent si étranges à présent ! Madame Du Plantier a eu des ennuis pour avoir châtié trop rudement son vieux Jeannot qui, pourtant, avait volé son argenterie. D’ailleurs cette fille, dont la présence m’est un continuel remords, dont le sourire m’épouvante, je ne sais quelle sorcellerie me lie à elle, me rend sa perversité délicieuse. Cependant je lui ai crié d’une voix rude :

— Qui t’a appelée ?

Maîtress, mo tandé-li. Pa domi. Mo çatouillé li ? (Maîtresse, je t’ai entendue. Tu ne dormais pas. Veux-tu que je te chatouille ?)

Je l’ai vue agiter les longues ailes de perroquets dont elle vient me caresser le soir quand je ne dors pas.

— Non, non, ai-je murmuré tout bas.

Je ne voulais pas qu’elle me touchât ce soir.

Mais soit qu’elle ne m’écoutât pas, soit qu’elle voulût agir à sa fantaisie, elle étendit mes jambes que je lui abandonnai, et son bouquet de plumes courut par tout mon corps, me causant une impression de fraîcheur voluptueuse. Elle connaît bien les faiblesses de ma chair et s’égaie à les flatter. Malgré moi, j’approchais mes seins aux caresses des plumes, ou je dénudais mon ventre, ou bien encore, retournée, le visage couvert de ma chevelure dénouée, honteuse à peine, je lui offrais tous les secrets de mon corps ; et, sans fin, les ailes duveteuses, d’une touche lente, effleuraient ma peau, ou l’irritaient d’un coup brusque, pour la calmer presque aussitôt d’un baiser lascif et attardé aux creux, aux retraits frémissants de mon être. Elle choisissait comme à dessein les replis minces, qui ne défendent point contre le plaisir, les caches sombres et impures dont l’unique protection est le mystère. Elle y égarait ses plumes, elle y glissait les doigts, et tombant à genoux comme ivre, elle posait là tout à coup un baiser ardent qui répandait une glace dans mon sang enflammé, puis me soulevait et m’anéantissait de jouissance. Alors, les yeux sans lumière, brisée, prête désormais pour la douce mort du sommeil, je tendais désespérément les bras vers elle, afin de demander une grâce que je n’osais implorer de mes paroles. Mais, insensible ou impitoyable, elle éclatait de rire et continuait ses féroces dévotions.

Enfin je m’arrachai au plaisir, je me redressai, et la repoussai, elle et son bouquet de plumes, de mes bras tendus.

— Va-t-en ! Va-t-en !

Elle cessa ses jeux câlins, mais, sans pour cela, vouloir s’éloigner. Elle se tenait immobile devant moi, les mains aux hanches ; je sentis qu’elle voulait et n’osait pas me parler.

— Allons, qu’as-tu ?

Maîtress, fit-elle, mo guen kichoz pou dili. (Maîtresse, j’ai quelque chose à te dire.)

Mais elle hésita encore, bien que pourtant elle ne soit pas timide. Il fallut la presser. Mes yeux, mes gestes la décidèrent enfin.

Maîtress, oun blang vini jodi. (Maîtresse, un blanc est venu aujourd’hui.)

— On est venu me voir ! Et tu ne m’as pas prévenue ?

No, Es, zot-oulé, dili, fé wé la démiselle ? (Non, je ne t’ai pas prévenue. « Pourrai-je, dit-il, voir la demoiselle ? »

— Comment ! un inconnu a osé venir demander Antoinette ! Ce n’était pas M. de Montouroy ?

No, pas mouché Montouroy, oun bel. (Non, pas M. de Montouroy, un plus bel homme).

— Et tu ne l’as pas reçu au moins. Tu n’as rien dit à Antoinette ?

No, lo ye rivé la kaz, diti. (Non, il reviendra à la maison, a-t-il dit.)

— Eh bien, tu entends : s’il reparaît ici, tu m’avertiras. Je veux apprendre à vivre à cet insolent. Et puis, écoute encore : M. de Montouroy reviendra demain, eh bien, tu ne le recevras pas.

Mouché Montouroy ! s’écria Zinga en feignant une profonde surprise.

— Oui, M. de Montouroy. Il venait beaucoup trop de monde ici. J’y mets ordre. Allons, Zinga, retirez-vous à présent.

Mais avec un empressement exagéré et comme une exubérance d’affection, Zinga s’est encore agenouillée devant mon lit et m’a couvert les mains de baisers. Puis, dénouant tout un côté de sa candale[1], elle m’a montré des pièces d’or.

Es zot-oulé vandé mo to lang. (Voudrais-tu me vendre ta langue ?)

Je ne pus me retenir de rire ; alors Zinga, vivement choquée de ma gaîté, m’exposa très gravement son projet.

Savé li, savé cri ké to ! (Je veux savoir lire, savoir écrire comme toi !)

— Demain, lui dis-je en plaisantant, demain nous penserons à t’acheter une langue.

Elle a noué de nouveau ses louis dans sa candale et est partie toute joyeuse, pleine de confiance, non sans m’avoir de nouveau baisé les mains.

Savoir lire, savoir écrire, est-ce bien utile pour une esclave ? Et pourquoi Zinga a-t-elle si grande envie de s’instruire ? Est-ce pour m’adresser cette demande qu’elle est entrée chez moi ? Est-ce pour m’avertir de cette visite, lorsque tout le jour elle me l’a laissé ignorer ? Plus je songe à cette fille, plus je suis inquiète.

J’ai bien pu subir ses caresses brutales, mais je la hais, je hais son sourire faux, je hais son odeur huileuse dont mon lit est encore imprégné. Ce soir une tache immonde souillait sa jupe, et cependant je l’ai laissé s’approcher de moi avec sa puanteur, sa saleté, et toute l’horreur secrète de son être, plus repoussante encore par ce que l’on devine que par ce que laisse voir son corps. Comment donc ai-je pu la trouver belle et quelle est aujourd’hui ma lâcheté, pour la craindre et ne pas oser, une bonne fois, l’éloigner à jamais !

Il me semble que si elle n’était pas là, je retrouverais la paix, je me sentirais réconciliée avec Dieu, et l’innocence d’Antoinette me rendrait moi-même innocente ou du moins meilleure… La chère enfant ! je tremble quand je songe que sa grâce l’expose à tant de séductions misérables… Que lui voulait aujourd’hui cet inconnu ?

Ce que j’ai surpris, ce qui m’est arrivé aujourd’hui, me remplit d’inquiétude. Je crains, en voulant être trop habile, d’avoir manqué de prudence. Il y a tant de corruption et de méchanceté dans cette société du Cap qu’il faut à chaque instant me défendre et défendre Antoinette. Le vice et l’envie nous entourent. La grâce d’une enfant et un peu de fortune, il n’en faut pas davantage pour irriter toutes les convoitises.

Si Zinga voulait être silencieuse, mais elle est mariée ! Je sais bien qu’elle me caresse peut-être avec plus de plaisir que son mari. C’est un commandeur si rude par ses façons lourdes, son embonpoint embarrassant, sa face épaisse de mulâtre ! Quand il n’effraie pas, il provoque au rire plus qu’à l’amour. Il ne paraît d’ailleurs pas moins brutal avec sa femme qu’avec ses esclaves. Je crois qu’il m’est dévoué, et pourtant ce matin, en entrant chez eux à une heure où ils ne m’attendaient point, j’ai surpris une singulière conversation. Ils me tournaient le dos et étaient si préoccupés de leur causerie qu’ils ne m’ont pas entendue.

— Pourquoi trahis-tu les tiens ? disait-il, pourquoi ne me montres-tu pas plus de confiance ? Tu oublies qu’en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu’il veut, ce qui t’est facile, tu sers ta race et tu t’enrichis avec moi.

Guen, Zami (ma richesse, c’est mon amour), a-t-elle répliqué.

— C’est à moi que tu oses dire cela ? s’est-il écrié en levant sa large paume.

Elle a éclaté de rire.

Pa jwé ! zami. Si li kré li pa bon pou a rien, mo ke tout fen mo fen, mo che, mo pran viand di mo voezen. (Ah ! ah ! tu prends ça pour une insulte. Tu ne crois donc pas avoir de quoi être aimé ? Alors, si ça ne te gêne pas, il faut bien que j’en aime un autre).

— Cours donc, coquine, puisque tu as le diable au cul, mais je veux savoir si l’argent existe.

No savé, (Je ne sais pas.)

— Tu le sais, et tu me le diras…

J’ai eu tort d’interrompre cette dispute. J’aurais appris si Zinga a fait à son mari quelque confidence au sujet de Mme Lafon et de l’argent que j’ai chez moi. Mais que signifie cette phrase de mon commandeur : « Tu sais bien qu’en obéissant à ce blanc, en lui remettant ce qu’il veut… » ? Quel est ce blanc ? que veut-il ? Zinga et son mari m’ont paru tous deux fort troublés à ma vue.

Si alarmantes que soient pour moi ces paroles, divers tracas, cet après-midi, sont venus me les faire oublier, tracas qui sont dus, je crois bien, à la malveillance jalouse de deux amies. Je veux fixer tout cela dans ce journal, j’y réfléchirai ensuite plus aisément et j’aviserai mieux aux moyens de lutter contre mes ennemies secrètes et de protéger ma chère enfant.

J’étais allée visiter avec Antoinette le moulin et la sucrerie. Nous ne ferons la grande récolte qu’après la Saint-Jean, mais nous voulions voir si le moulin fonctionnait bien, et je fis couper des cannes de repousse de l’année dernière, qui étaient déjà mûres. J’expliquais à Antoinette le système du moulin, comment les deux bras tirés par une paire de chevaux, mettent en branle l’arbre qui, à son tour, active le jeu des trois gros tambours entre lesquels les négresses font passer les cannes pleines, puis les bagaces.

Mme de Létang arriva, en compagnie de l’abbé de la Pouyade, vêtus l’un et l’autre avec une élégance telle qu’on aurait dit qu’ils allaient en visite de cérémonie.

Mme de Létang portait une robe de taffetas, chiné à raies vertes, bordée de blonde d’Alençon, relevée sur un jupon de taffetas rose, bordé également de dentelles ; son fichu très ouvert et à peine noué par des ganses de soie rose laissait voir entièrement sa gorge. Une anglaise amadis, à grands pans, lui faisait une taille d’une finesse exagérée sur ses énormes paniers, une boucle de brillants fermait sa ceinture et une autre pareille retenait sur son chapeau jardinière une touffe de plumes blanches.

Je sais qu’elle a de beaux yeux noirs quoique un peu bêtes, des dents petites et bien taillées, encore qu’elle les montre trop souvent ; et, malgré une prétention insupportable, de la physionomie, un air langoureux qui plaisent ; je sais aussi que Mme de Mauduit, qui l’a vue se baigner nue, dit qu’elle a le corps bien fait, mais Mme de Mauduit aurait-elle du goût et de la vue, et Mme de Létang serait-elle la plus belle des femmes, est-ce une raison, pour s’habiller de la sorte quand on va voir une amie et visiter un moulin ? Toute cette coquetterie est d’un fâcheux exemple pour Agathe, qui l’accompagnait, d’autant plus qu’Agathe, habillée elle-même d’une simple robe de mousseline, devait être jalouse de sa mère. Comme je faisais mes compliments à Mme de Létang sur sa toilette, elle s’est retroussée pour me montrer son jupon. L’abbé de La Pouyade était présent, elle n’a manifesté pourtant aucun embarras ; je dois ajouter que l’abbé ne laissait voir non plus aucune gêne, et donnait son avis sur la coupe des jupons comme une marchande de modes ; je remarquai seulement un sourire malicieux sous son nez en bec de corbeau qui semble fureter partout.

Ces manières déplacées non seulement sont nuisibles pour la réputation, mais elles ont causé un accident des plus préjudiciables au moulin. Une négresse travailleuse et excellente ouvrière, nommée Jacqueline, voyant paraître une si belle toilette, n’a pu s’empêcher d’y prêter attention ; or Jacqueline était justement occupée à pousser des cannes entre les tambours ; comme les paquets qu’apportent les cabrouetières sont quelquefois assez gros, il faut les pousser avec force pour qu’ils s’introduisent entre les tambours ; distraite par Mme de Létang, Jacqueline riait avec un sourire envieux à ces façons de petite maîtresse quand, tout à coup, son bras s’est trouvé engagé entre les tambours. Avec une rapidité effroyable, nous l’avons vue se jeter, disparaître entre les pressoirs ; un cri perçant s’est fait entendre puis un horrible hurlement étouffé par le ronflement de la machine, le clic-clac des fouets, le trot des chevaux : le moulin tournait alors à toute vitesse.

— Arrêtez-donc, voyons brutes ! ai-je crié à Berchoux et à Canqueteau, les deux nègres conducteurs qui poussaient les attelages au lieu de les arrêter comme s’il n’avaient rien vu de l’accident.

Il était trop tard ; les tambours avaient entraîné la malheureuse ; le corps avait suivi le bras ; un filet de sang qui coulait du moulin et je ne sais quelle bouillie qui engluait les cylindres étaient tout ce qui en restait. Quant à la tête, coupée violemment par les dents d’engrenage, elle s’était détachée du tronc et était tombée hors du moulin. Les yeux, agrandis par le désespoir, l’épouvante, une douleur excessive, la langue collée à la lèvre inférieure ; la bouche qui s’ouvrait comme pour crier, tout le visage révélait l’atrocité du supplice.

L’abbé de La Pouyade s’est approché et faisant le geste de la pénitence :

Ego te absolvo, in nomine Domini.

— Qu’est-ce qu’il y a ? a demandé Antoinette qui tournait la tête vers les cabrouets chargés de cannes que les négresses ramenaient des champs.

— Rien, mon enfant, ai-je répondu, car je voulais l’éloigner de ce répugnant spectacle ; mais il a fallu que cette sotte d’Agathe lui apprit l’accident :

— C’est une négresse qui vient de se faire couper la tête.

Mme de Létang s’est alors approchée, ramenant contre ses pieds sa robe et son jupon et les relevant un peu de crainte que le sang qui coulait du moulin ne les tachât, elle s’est mise à examiner avec curiosité la tête de la morte.

— C’est affreux ! a-t-elle fait, comme ces esclaves sont imprudentes !

— Faut-il continuer ? a demandé Robert, le mulâtre qui remplaçait mon commandeur alors absent.

— Faites porter par des négresses la tête de Jacqueline dans sa case, lui ai-je répondu, on l’enterrera demain, et continuez le travail.

— C’est que l’un des conducteurs est son mari.

Berchoux, en effet, avait épousé Jacqueline l’année dernière, mais l’accident ne l’émouvait guère ; toujours assis sur la volée qui termine le bras du moulin, le fouet à la main, prêt à activer ses chevaux, il conservait un visage impassible.

— Vous le ferez fouetter ce soir, m’écriai-je, indignée de cette indifférence ; oui ! vous le ferez bien fouetter, pour lui apprendre à arrêter son attelage quand on le lui commande. C’est son insouciance impardonnable qui est cause de cet accident.

L’abbé de La Pouyade me dit alors à mi-voix :

— Ce n’est pas un accident mais un crime.

Et comme nous le considérions avec effroi :

— Vous vous rappelez que Berchoux s’était marié contre son gré, et par ordre de Mme Du Plantier, continua-t-il. Cette malheureuse Jacqueline se plaignait de l’abandon où la laissait son mari ; or, voici ce que j’ai appris récemment. Berchoux et votre autre conducteur avaient les mœurs ordinaires des nègres musulmans ; ils délaissaient les femmes pour un commerce infâme. Et comme Jacqueline menaçait de les dénoncer, ils ont aidé le moulin à l’écraser, quand ils pouvaient si aisément arrêter les chevaux, empêcher que les tambours ne vinssent presser tout le corps. Sans eux, Jacqueline aurait eu le bras coupé, mais on aurait pu lui sauver la vie.

— Les misérables ! dis-je. Quand je pense que c’est Mme Du Plantier qui me les avait vendus et en me donnant les meilleurs renseignements ! Fiez-vous donc à vos amies.

— Cette bonne Mme Du Plantier ! reprit Mme de Létang avec un sifflement.

— C’est tout simple, dit l’abbé de La Pouyade. Avec ces nègres sodomites, elle craignait d’avoir des ennuis.

— Elle préférait que je les eusse à sa place.

— Et qu’allez-vous faire de ces deux nègres, madame ? demanda l’abbé. Les dénoncer au Conseil colonial ?

— Je vais bien les sangler ce soir… et j’espère qu’ils se corrigeront de ce vice exécrable, mais je vous prierais, monsieur l’abbé, et vous, ma chère amie, de ne point parler de cette aventure, qui pourrait me causer les plus grands dommages.

Pourquoi en effet les dénoncer au Conseil ?

C’est assez de perdre une bonne négresse sans encore me priver de deux ouvriers qui sont d’excellents travailleurs.

Mais il était dit que cette journée ne m’apporterait que des ennuis.

Nous allâmes à la sucrerie, et après que Mme de Létang se fut amusée à voir courir les nègres, comme des démons, autour des chaudières noires, bouillonnantes et sifflantes, et des fourneaux embrasés et crépitants, nous fîmes mettre aux fers deux esclaves qui avaient été pris à voler du sucre ; puis nous pénétrâmes dans le magasin, et c’est ici que l’employé se montra d’une suprême maladresse. Mme de Létang est trop absorbée par sa toilette, les fêtes, toutes les frivolités du monde et l’abbé a coutume de placer la vie trop haut, et il se croit trop près du ciel, pour rien comprendre aux usages du commerce. Il était donc inutile de les leur faire connaître. Mais l’employé, sottement, s’est mis à leur décrire la vente. Il est vrai qu’avec une insistance et une curiosité très indiscrète, qu’expliquerait seul le désir de vérifier d’odieuses médisances, Mme de Létang, l’abbé et jusqu’à Agathe le pressaient de questions. Pour compenser les pertes inévitables causées dans la récolte et la fabrication par les négligences, les maladresses ou les vols des noirs, il est admis que dans une vente importante ou lorsqu’on fait affaire avec un négociant inconnu, on change le fond de quelques-unes des barriques qu’il vous a fournies, et on le remplace par un bois plus lourd et qui, pesant davantage, permet d’y mettre moins de sucre ; ou bien, on remplit la barrique à plusieurs reprises, de telle sorte que le premier sirop s’étant refroidi, les sirops qu’on verse ensuite se figent et se condensent, ce qui donne tout de suite un poids considérable. Je sais bien que cela enlève au sucre un peu de sa finesse mais à part des experts, je ne connais guère de gens qui puissent s’apercevoir de ce procédé, je le répète, tout naturel. L’abbé de La Pouyade ne s’en est pas moins permis, à ce sujet, une plaisanterie.

— Quand le bon Dieu vous demandera de goûter votre sucre, madame, prenez garde de vous tromper de barrique.

— Oh ! il est avec le ciel des accommodements, a repris Mme de Létang, et même avec la terre d’ailleurs, quand on est jolie femme,

— Vous le savez sans doute mieux que moi, ma chère, ai-je répondu sur le même ton.

Nous sommes tous sortis de la sucrerie de fort méchante humeur, et le spectacle qui nous attendait, n’était point pour nous réjouir. Le commandeur, qui était de retour, avait fait aligner une vingtaine de jeunes négresses, dans le jardin, à quelques pas de la maison, et un Frère des Missions les examinait une à une, leur touchant le ventre, du bout des doigts, collant l’oreille sur leur abdomen, en des mouvements répétés et indécis.

— Qu’est-ce que signifient toutes ces façons ? m’écriai-je. Voulez-vous me l’expliquer, mon frère ?

Le petit capucin, qui avait les yeux enfoncés sous d’épais sourcils roux, un profil pointu dur et sans barbe, m’adressa d’un coup de tête vif, un salut dédaigneux qui me donna l’envie de le faire jeter sur la route : les jeunes négresses, derrière lui, riaient, chuchotaient, se pinçaient le derrière ou se heurtaient du coude. Une grosse, courte, qui était certainement enceinte, immobile, promenait sur nous des yeux ahuris.

— Madame, dit le capucin, d’un ton apitoyé et solennel, comme s’il allait m’annoncer un malheur, on a rapporté à l’Hôpital que vos noirs ne se conduisent pas selon les règles de la religion et de la morale ; on me signale de grands abus, dans les relations sexuelles, et notamment, plusieurs cas de grossesse. Or, vous savez quelle est la loi ; toute négresse convaincue d’avoir eu des relations avec un blanc est confisquée par nos missions.

— Cela vous permet d’avoir des nègres pour rien, espèces de voleurs !

— Madame ! s’écria-t-il, vous manquez au respect dû à ma robe !

— Votre robe, je vous la lèverai tout à l’heure par dessus la tête, malotru !

— Enfin, madame, vous avez des négresses enceintes, et qui ne sont pas mariées. Celle-ci, par exemple, ajouta-t-il en indiquant de la main le ventre bombé de la grosse ahurie.

— Soutiendrez-vous que c’est un blanc qui l’a engrossée ? Je suis veuve. Il n’y a pas de blanc dans la plantation.

— Eh ! eh ! répliqua le Frère des Missions avec un air d’incrédulité des plus insolents.

— Que prétendez-vous insinuer, misérable ! m’écriai-je.

— Je ne prétends rien, madame, mais je dois vous dire, que je dois emmener toute négresse enceinte et non mariée à l’hôpital ; si elle accouche d’un mulâtre, elle y sera retenue ; si elle met au monde un noir, elle vous sera au contraire renvoyée fort honnêtement.

— Et comment osez-vous me l’enlever sur une simple présomption ?

— Oh ! fit-il, ce n’est pas une simple présomption qu’un aveu de l’intéressée.

— Quoi ! elle a avoué.

La surprise un instant me paralysa ; me tournant enfin vers l’esclave incriminée :

— Oserez-vous soutenir que vous êtes enceinte d’un blanc, malheureuse !

La grosse négresse, dont la voisine, fille dégingandée, à l’air malicieux et sournois, pinçait le derrière, répondit oui tranquillement ; et, sans broncher, les yeux fixes, soufflée sans doute par sa camarade, montrant le capucin du doigt, d’un geste lent :

— Li, papa !

Les négresses, à ce mot, partirent toutes d’un rire criard qui ressemblait à un aboiement de petits chiens. Dans leur hilarité, elles se courbaient sur les genoux, ou bien rejetaient la face en arrière ; certaines sautaient en se frappant les fesses ou le haut de la tête, tandis que le frère, tout rouge balbutiait des explications qu’il était seul à entendre. La gaieté des jeunes noires nous gagna nous-mêmes, et encouragées par notre tolérance, voilà qu’elles se mettent à danser autour du ridicule capucin, se baissant jusqu’à terre, se relevant d’un bond, d’une tension de reins impayable, et répétant en chœur :

— Li papa ! Li papa !

Il ne manquait à la calenda qu’un tambourin. Leur derrière sonore, qu’elles claquaient en cadence, en faisait l’office. Seule la grosse fille qu’on avait réclamée, restait contemplatrice de tous ces mouvements joyeux. Le moinillon essayait de fuir, mais le cercle des négresses s’était fermé autour de lui ; et, s’il voulait s’en échapper, une danseuse le heurtait par derrière et le renvoyait comme un ballon à la croupe de sa voisine ; ainsi secoué, il faisait, malgré lui, son tour de ronde et ses pirouettes. Trouvant enfin que le divertissement avait assez duré, je dis à mon commandeur de l’interrompre ; sur un ordre un peu vif et un battement de mains, les négresses se dispersèrent. Mon capucin rajusta sa robe qu’elles avaient retroussée, chercha une de ses sandales qu’il avait perdue, et suant, rouge de colère, il dit d’une voix courte et rageuse :

— Je vais faire ma déclaration à l’hôpital, et je ne manquerai pas, soyez-en sûre, madame, d’en avertir le Conseil colonial.

À peine était-il disparu que M. de La Pouyade, si indulgent d’ordinaire à toutes nos plaisanteries, prit un air grave pour nous saluer.

— Je regrette, dit-il, qu’on ait ainsi traité ce frère, car je le connais, sa conduite est non seulement à l’abri de tout soupçon, mais digne des plus grands éloges.

— Pourquoi est-il venu ainsi nous ennuyer ?

— Soyez persuadée, madame, répondit-il, qu’il ne vient pas de lui-même, mais à la requête de quelque puissant personnage auquel on vous aura méchamment dénoncée.

Quand je fus seule avec Mme de Létang, je ne manquai pas de me plaindre d’un procédé aussi vexatoire.

— Vous savez comme moi, chère amie, me dit-elle, que ces visites ont lieu bien rarement, mais vous avez une ennemie, et même plusieurs, qui, sous l’apparence d’une trompeuse amitié, vous font en secret, tout le mal qu’elles peuvent.

Un nom me vint de suite aux lèvres :

— Vous songez à Mme Du Plantier, n’est-ce pas ?

Mme de Létang me répondit d’un signe de tête puis, se tournant vers Agathe et Antoinette :

— Vous seriez aimables, mes chéries, de vous promener au jardin. Nous avons, Madame Gourgueil et moi, à parler sérieusement.

Les jeunes filles, nous ont fait une moue, d’ailleurs fort gracieuse, Agathe a chuchoté à l’oreille d’Antoinette, et elles ont quitté la galerie vitrée. Nous nous sommes assises à l’entrée, dans la nuit ardente des hauts feuillages ; la lumière lissait les palmes les plus élevées, veloutait le parasol des cocolobas et semblait détacher au-dessus de nos têtes le beau fruit des aciers, rouge comme une chair à vif. Mais l’ombre était profonde autour de nous, et à nos pieds, toute une végétation de lianes rampait et, eût-on dit, nous enlaçait, fortifiant notre intimité.

— Ma chère, me dit vivement Mme de Létang, je vous l’affirme, Mme Du Plantier est une catin… le mal qu’elle essaie de vous faire est incalculable. Elle vous a longtemps calomniée auprès de M. le gouverneur. Mais M. le gouverneur était un homme de trop bon goût pour souffrir une vieille fée de sa tournure.

— N’est-il plus son amant ? fis-je d’un ton de surprise qui n’était que joué, car je savais fort bien que le gouverneur avait remplacé cette ancienne maîtresse par Mme de Létang.

— Vous comprenez, répliqua-t-elle, qu’une personne de son âge, aussi mal conservée et aussi ridicule, n’a point les amants qu’elle voudrait. Par bonheur pour elle on la dit fort riche ; sans doute fait-elle part à ses amis de ses richesses. Il y a des gens qui ne demandent à une femme que de telles complaisances… Ainsi cet odieux Montouroy.

— Je croyais qu’il vous faisait la cour…

— Un moment je l’ai eu à mes pieds, mais je lui ai donné de tels camouflets qu’il est allé porter ailleurs ses hommages. Tout l’argent qu’il gaspille au Cap avec des créatures lui vient de la Du Plantier. Mais elle est bien forcée de s’avouer plus d’une fois l’impuissance de ses charmes, or savez-vous le moyen qu’elle emploie pour retenir dans ses jupons un homme qu’elle dégoûte ? Elle essaie d’attirer des jeunes filles et des plus jolies à ses collations. D’abord j’ai cru que ces réunions étaient convenables, j’y ai envoyé Agathe ; on s’est permis de tels retroussis, de tels examens, et pour parler net de telles indécences, que ma pauvre enfant m’est revenue deux heures après être partie, toute rouge et en larmes. La dame qui me l’a reconduite m’a dit qu’elle avait pris sur elle de l’emmener, tant elle s’était sentie indignée des manières de Mme Du Plantier et de Montouroy.

— Elle avait invité aussi Antoinette, dis-je, fort satisfaite d’avoir prévu l’aventure ; mais j’ai trouvé qu’il sied à une jeune fille de ne point trop se montrer avant son mariage. Dans ces sortes de réunions il se noue plus d’intrigues qu’il ne s’ébauche de fiançailles.

— Vous avez mille fois raison, mais soyez sûre que Mme Du Plantier vous en veut à mort, surtout après l’espèce d’injure que vous avez faite à Montouroy.

— Quelle injure ?

— Vous l’avez mis à la porte.

— Nullement. J’ai trouvé qu’il faisait des visites trop fréquentes aux Ingas et qu’il paraissait désirer mon absence pour être seul avec Antoinette ; j’ai prétexté quelquefois des sorties, voulant modérer son zèle qui me semblait excessif et compromettant, mais si j’avais su quel homme il était, je n’aurais pas manqué, je vous le confesse, de lui dire moi-même de ne plus revenir chez moi.

— Il est pire encore que vous ne pouviez vous l’imaginer. C’est un homme capable de tous les crimes !

Et Mme de Létang poussa un long soupir.

— Vous avez eu à vous plaindre de lui, ma chère amie ?

— Certes ! fit-elle d’une voix furieuse, puis changeant le ton : Il a répandu sur moi les calomnies les plus atroces. Peut-être, hélas ! va-t-il se révéler à vous dans toute sa méchanceté. C’est lui, n’en doutez pas, qui a inspiré la visite du capucin.

— Comme je vous remercie, ma chère bonne, lui dis-je en lui prenant les mains, comme je vous remercie de m’avertir ainsi. Ah ! j’ai toujours mis en vous ma plus vive affection, et je vois aujourd’hui comme elle était bien placée !

— Et croyez-moi que je vous aime bien aussi, pauvre chère, répartit-elle en portant ma main à ses lèvres avec une effusion qui me toucha, je ferai tout pour vous rendre service !

— Vous avez un bon ami dans le gouverneur ?

— Il me chérit comme son enfant,… c’est un père pour moi. Il m’a connue si jeune ! Mais une telle affection, qui a la caducité de l’âge, ne peut satisfaire un cœur tel que le mien… Allez, pauvre chère, j’ai bien aimé, mais j’ai eu des déceptions cruelles.

Et elle éclata en sanglots.

— Notre infortune est la même, lui dis-je en l’embrassant, depuis la mort de mon pauvre mari, rien n’a égayé mon existence.

Elle me serra frénétiquement dans ses bras, et ses lèvres vinrent se coller aux miennes ; elle me prenait à pleines mains comme si elle eût voulu s’unir à moi, et qu’elle trouvât dans cette étreinte charnelle une consolation.

J’étais étonnée d’un attendrissement si subit. Je songeai cependant qu’elle pouvait m’être d’un grand secours auprès du gouverneur pour lequel, — ce n’est pas un secret, — elle a les extrêmes complaisances que réclament des vieillards usés et libertins ; j’avoue que moi-même j’étais grisée par le parfum intense qui montait de son jupon soulevé et de son corsage libre ; tout à coup sa main m’a surprise sous les robes, par une curiosité plus qu’indiscrète ; je ne sais si ses yeux, sa bouche souriaient alors de volupté, de raillerie ou de tendresse ; mais il m’a paru convenable de ne pas me choquer de familiarités qui, sans être ordinaires, n’avaient d’abord rien de répréhensible, et d’y répondre sans contrainte : puis j’ai voulu savoir si elle était aussi bien faite que l’assurait Madame de Mauduit ; la nudité mignonne de ses petites chairs, qui sous son tulle, la gaze, et l’ampleur des robes, se tendait, se serrait ou bâillait à mes caresses, a tenté et retenu quelques instants ma main paresseuse comme à un jeu énigmatique et insolite. Elle était si émue qu’elle tremblait et soupirait contre mon épaule, je me demande si c’était toujours de douleur. J’étais, je l’avoue, heureuse de son émotion, qui me gagnait peu à peu, bien que ses gestes plaisants d’abord, fussent devenus d’une brutalité trop égoïste. Tout à coup, elle eut un tressaillement, se détacha de mes bras, mit entre nous l’espace d’une personne, rabattit sa robe dérangée d’un geste modeste, et passa doucement la main sur son front.

— Je rêve, dit-elle.

Une lumière rouge qui venait de la galerie, éclairait devant nous les plantes bizarres et leur donnait une apparence humaine ; les cierges des sables, les aloès, les agas, les figuiers d’Inde, apparaissaient comme des virilités menaçantes.

À ce moment le balcon de bois qui entoure la galerie eut un craquement. Craignant d’être épiée, je détournai la tête. Oh ! la désagréable surprise. Zinga, appuyée sur la balustrade, se penchait vers nous et souriait. Dès qu’elle se vit découverte, elle fit une brusque volte-face et rentra dans la maison.

— Je me suis confiée à vous, ma chère, dit Mme de Létang, j’espère que vous ne tromperez pas ma bonne foi.

Je ne remarquai point aussitôt l’impertinence de ces paroles prononcées d’une voix toute nouvelle pour moi. Je répliquai sur un ton de tendre prière :

— Mon amie, défendez-moi auprès du gouverneur, je vous en aurai une obligation éternelle.

J’ajoutai, comme si vraiment j’étais obligée de lui faire cet aveu :

— Vous ne savez pas combien j’ai besoin de votre aide !

Elle me considéra avec étonnement, sourit, et prit une allure dégagée qui ne lui était pas ordinaire.

— Il faut appeler Agathe, dit-elle, car il est grand temps de retourner au Cap. Je me suis bien attardée chez vous chère madame.

Ces mots « chère madame » semblaient effacer tout ce qui s’était passé entre nous. Agathe arriva en sueur, et la robe un peu salie ; elle avait dû s’asseoir par terre.

— Oh ! que je vous gronde, dit Mme de Létang, se met-on dans des états pareils quand on est en visite !

Nous brusquâmes les adieux qui furent cérémonieux, et je les fis accompagner par les lanterniers jusqu’au Cap, car la nuit était fort sombre. À leur départ je restai quelque temps seule dans la galerie, étendue sur un sofa, gênée, amusée, troublée par le souvenir de Mme de Létang dont l’image la plus intime me poursuivait avec insistance.

Quand j’allai me coucher, Antoinette était dans sa chambre occupée à écrire. Aussitôt qu’elle m’a vu entrer, elle a mis brusquement la main sur son papier et a essayé de le faire disparaître sous un livre.

— Voyons, mon enfant, lui ai-je dit, pourquoi ces cachotteries ? montrez-moi ce que vous écrivez.

Après de longues hésitations et toute rougissante, elle m’a tendu une lettre singulière qui commençait par ces mots : « Mon ami bien aimé. »

— C’est Agathe, madame, a-t-elle expliqué, qui a inventé ce jeu. Je suis la fiancée, elle est le prétendu, et nous nous écrivons l’un à l’autre, pour rire !

— Voilà un jeu, dis-je, tout à fait contraire aux bienséances, et je vous prie, ma chère enfant, de le laisser à l’avenir à votre amie. Qu’elle s’écrive et se réponde elle-même, autant qu’il lui plaira. Pour vous, je vous défends un pareil amusement.

J’étais fort contrariée, et il me venait des soupçons qu’il m’était difficile d’écarter. Au risque d’instruire la jeune imagination d’Antoinette, je ne pus me défendre de lui demander l’emploi de sa journée.

— Qu’avez-vous fait avec Agathe ?

— Oh ! madame, figurez-vous qu’elle a absolument changé d’idée ; l’autre jour elle ne pouvait sentir M. de Montouroy, et maintenant elle lui embrasserait ses chaussures. Elle me dit que je devrais l’épouser.

— Et naturellement vous avez écouté votre amie, comme toujours, fis-je vivement pour l’éprouver.

— Oh ! madame, vous savez combien je déteste cet homme-là. Je n’ai pas changé de sentiment. J’ai dit à Agathe qu’elle pouvait le garder pour elle, s’il lui plaisait tant ; mais elle ne cessait de me vanter ses qualités comme si elle eût répété une leçon de sa maman.

— Voilà qui est extraordinaire ! m’écriai-je, puis la prenant dans mes bras et l’embrassant de toute ma force : Mon enfant, ma chère enfant, lui disais-je, je vous prie, ne me cachez rien et aimez-moi un peu. Si vous saviez comme je vous aime moi-même et quel malheur ce serait pour moi de vous quitter. Je n’ai que vous au monde.

Elle avait, tandis que je l’étreignais, des yeux étonnés, puis indifférents ; elle est si neuve, si ignorante de la vie, me disais-je d’abord, elle ne peut deviner toutes les exigences de l’amitié ! et pourtant cette froideur me devint infiniment douloureuse. Tout à coup j’eus honte de moi-même, je m’en voulus d’étreindre ce petit corps frais et intact, avec ces mains encore souillées d’attouchements bêtes et inutiles. Et je la quittai en pleurant, blessée de la trouver si insensible.

Je souffrais à cause d’elle et elle ne le savait même pas ! À un amant impitoyable, j’aurais du moins l’ivresse d’avouer mon sacrifice. Elle ne pouvait me comprendre.

Zinga me rejoignit au moment où j’allais m’étendre sur mon lit.

Maîtress, pa veni, pimigno Letang. (Maîtresse, c’est inutile que je vienne, puisque tu aimes mieux la Létang.)

Je ne lui ai pas répondu, mais je crains d’irriter sa jalousie. Je tenais cette misérable par les caresses. Ah ! comme j’ai été dupe aujourd’hui, et dans quel piège grossier suis-je tombée !

Oui je le vois bien à présent : malgré ce que Mme de Létang m’a conté sur Montouroy, elle l’aime toujours ; persuadée qu’Antoinette est riche, elle espère me détacher de mon enfant et la décider à se réfugier chez elle, pour la marier à cet homme, qui d’après ce qu’elle m’a laissé entendre, ne cherche que l’argent. Elle pense que ce mariage lui donnera un nouvel ascendant sur Montouroy et lui rendra son amour. Quant à Antoinette, elle la sacrifie sans remords, avec sa fortune.

Dire que j’ai pu me fier à cette femme et que j’avais songé un instant, à unir Antoinette à ce gredin !

Ah ! que cette journée est affligeante. Il me semble que j’ai perdu considération, honneur, et que ma chère Antoinette n’est plus à moi. Elle paraissait, l’autre soir, m’être si attachée ! Agathe lui a-t-elle dit du mal de moi ? Je tremble que Zinga ne lui raconte la mort de Mme Lafon.

Canaille ! si tu en avais l’audace, je te tuerais !

Mais non, Antoinette n’a que l’indifférence de son âge. Je dois la surveiller davantage, l’amuser, lui donner mille plaisirs. Il faudra bien qu’elle m’aime.

Surtout j’aurai l’œil sur mes ennemis.

Par une soirée étouffante, nous étions tous réunis dans le salon des jalaps : Mme de Létang, Agathe auprès d’Antoinette, Mme Du Plantier, le docteur Chiron, l’abbé de La Pouyade et moi. De la galerie vitrée dont les volets viennent d’être retirés, nous pouvons découvrir la mer que le ciel, couvert de lourds nuages, a subitement assombrie et qui nous étreint de la menace infinie et obscure de ses vagues. Elles sont confondues en une montagne mouvante qui s’avance lentement vers nous, qui brille ici de l’éclat dur d’un métal en fusion, et là-bas, jusqu’à l’horizon, se creuse, plonge en une profonde vallée de ténèbres. Au large, dans l’immensité, un lac glauque, lumineux et tranquille semble dormir.

— Regardez donc, ma chère amie, dit Mme Du Plantier, cette admirable clarté d’émeraudes. Cela me rappelle la jupe que je portais au bal du gouverneur. Vous la voyez, ma chère, cette toilette qui m’avait été envoyée de Paris ?… le bas de la robe en crêpe blanc, la jupe vert d’eau, couverte de crêpe rayé en papillon d’argent. La couturière de la reine l’avait faite pour la comtesse de Chimay qui l’avait trouvée trop chère, et comme j’ai absolument sa taille, c’est à peine s’il y avait eu besoin de quelques retouches.

Mme Du Plantier parle en se rengorgeant avec un jeu bien amusant de mentons, dont les uns ont l’air de crever, tandis que d’autres en dessus ou en dessous naissent et grandissent.

— Ma toute belle, lui dis-je, au prochain bal du gouverneur, vous devriez vous déguiser en paon. Cela vous irait à ravir.

— Vous croyez ? a-t-elle répondu, sans comprendre.

Antoinette regardait à une fenêtre ; elle avait le haut du corps un peu penché, et ses hanches s’arrondissaient gracieusement dans l’embrasure ; cette sèche, maigriotte d’Agathe s’est approchée, lui a claqué puis pincé la fesse, tandis qu’Antoinette se retournait vers elle, souriant, se défendant, rougissant.

— Oh ! maman, viens donc voir, Antoinette qui n’a rien sous ses jupes. Moi aussi, je ne mettrai plus de chemise. Ce sera plus frais.

Mais Mme de Létang s’abandonnait toute à une contemplation qui semblait être pour elle des plus agréables, à en juger par le mouvement de ses narines, son sourire enivré, le vague de son regard. Elle considérait les cacaoyers du jardin, dont les fleurs fines et abondantes formaient sur le lisse feuillage comme une neige légère ; puis, se tournant de l’autre côté de la galerie, elle respirait des odeurs de jasmin qui montaient des plantations. Je la contemplais : plus mince encore que sa fille, avec des yeux énormes aux paupières en deuil, elle semble ruinée par la passion. Son confident ordinaire, l’abbé de La Pouyade, jeune et vieilli, tout en aspirant par une paille sa raisinade, ramène à chaque instant sur sa culotte les longues basques de son habit, comme pour cacher les merveilleuses jarretières en or ciselé, ornées de rubis qu’on lui voit porter depuis quelques jours, et qu’on prétend être un cadeau d’une pénitente. Derrière nous, à l’oreille de l’abbé qui ne l’écoute pas, le docteur Chiron parle sans trêve, chassant, de pli en pli, dans son gilet aux broderies ternies et à la soie tachée, le tabac qu’il laisse fuir entre ses doigts, en se chargeant le nez.

Nous avions les nerfs un peu irrités par l’approche de l’orage et l’odeur entêtante qui montait du jardin ; Mme de Létang caressait les cheveux de sa fille qui, serrée contre Antoinette, se livrait à des jeux de mains si inconvenants que je me disposais à intervenir et à rappeler une mère à cette vigilance qui est le premier de ses devoirs. Soudain, derrière l’habitation, un cri s’éleva, perçant, exhalant quelque extrême douleur, et nous fit tous tressaillir.

Ce cri, suivi de beaucoup d’autres, nous annonçait qu’on châtiait quelque jeune esclave. La voix qui le poussait et qui était évidemment une voix de petite fille, lançait une sorte de bêlement si bizarre qu’Agathe de Létang, qui n’a pas l’âme bien pitoyable, surprise et amusée, éclata de rire. Pour une fois et sans raison, ainsi qu’il arrive toujours, Mme de Létang, abandonnant tout à coup cette indulgence maternelle, dangereuse d’ordinaire, mais ici bien excusable, souffleta par deux fois Agathe, et comme la pauvre enfant, les yeux en larmes et rouge de honte, se levait pour quitter le salon et pleurer à son aise :

— Prenez exemple sur votre jeune amie, lui dit sa mère, je suis sûre qu’elle a horreur de votre cruauté.

— Oh ! répliqua Antoinette, j’admets qu’on frappe les vieux esclaves, mais cela me révolte qu’on maltraite les tout petits.

— Je croyais, ma chère amie, me dit Mme Du Plantier, que, chez vous, on ne châtiait plus les esclaves ?

— Ma toute belle, fis-je à cette remarque obligeante, je ne vais pas soigner vos victimes, permettez-moi donc d’être seule à m’occuper des miennes ; je suffis sans effort à cette tâche, d’autant mieux que je ne les aime pas assez pour me donner la peine, comme vous de les envoyer en paradis.

Mme Du Plantier avait eu dernièrement des ennuis pour avoir tué, ou du moins contribué par un supplice horrible à faire mourir l’un de ses nègres : tout le monde s’accorde à dire que, sans sa liaison avec le gouverneur, elle aurait subi une condamnation. Cependant, c’est à peine si ma répartie la blessa : elle est grasse, elle aime son repos, et laisse passer les impertinences sans y répondre. Elle se contenta de hausser légèrement les épaules, de baisser les yeux d’une façon innocente, et de battre l’air plus vivement de son éventail.

— Ces cris sont insupportables ! fit à demi-voix l’abbé de la Pouyade.

— Croyez bien, monsieur l’abbé, lui dis-je, que je ne suis point la cause de cette barbarie ; j’ai rarement ordonné un châtiment, cela me répugne ; j’abandonne d’ailleurs tout le soin de ma propriété à mon commandeur.

— Un mulâtre, n’est-ce pas ? demanda le docteur Chiron.

— Oui, c’est un homme instruit, fort honnête. On dit même que son père était un riche négociant.

— Le père d’Obalukun ?

— Qu’est cela, Obalukun ?

— Mais votre commandeur !

— Il s’appelle Joseph Figeroux-Larougerie.

— Pour vous, madame, mais les noirs l’appellent Obalukun. Figeroux a pris le nom de son ancien maître, un négociant de Bordeaux. Son père a été domestique en France.

— Vous le connaissez donc bien ?

— Trop, madame… Oui ! Et puisque l’occasion s’en présente, permettez à votre vieux docteur d’être sincère : vous avez, dans cette plantation, des êtres que je tiens à vous signaler comme les plus dangereux, non seulement pour vous, mais pour la colonie.

— Il est bien certain que Mme Gourgueil est trop bonne, dit Mme Du Plantier d’un ton aigre.

— Trop confiante, ajouta Mme de Létang. Cependant je crois volontiers que le docteur exagère.

— Et en quoi donc, madame, je vous le demande ? La plantation des Ingas est éloignée de la ville. Quelle défense auriez-vous contre vos esclaves, s’il leur prenait fantaisie de se révolter ?

— Pourquoi se révolteraient-ils, mon Dieu ! observa l’abbé. Ne sont-ils pas heureux ici ?

— Heureux, dit le docteur en souriant, permettez moi d’en douter : la petite voix que nous entendons encore maintenant, et qui a fait rire Mlle Agathe tout à l’heure, ne chanterait pas sur ce ton-là, si elle éprouvait réellement de la félicité.

— Mais il faut bien battre les noirs de temps à autre, pour leur décrasser la peau ! D’ailleurs, je voudrais savoir qui ne les bat pas à Saint-Domingue !

— C’est que justement ils sont peut-être fatigués d’être battus.

— Voilà le docteur parti sur sa corvette favorite, l’expédition n’est pas près d’être terminée !

— Ah ! plût au Ciel !…

— Le docteur invoque le Ciel auquel il ne croit pas, observa l’abbé.

— Il faut bien parler votre langue, monsieur. Tout ce que je voulais dire, c’est que je désire vivement que mes soucis soient vains et mes paroles insensées.

— Alors vous pensez, dit Mme de Létang, qu’une révolte au Cap serait possible ?

— Non seulement je la crois possible, mais inévitable.

— Vous avez trop lu Diodore, mon cher docteur, dit l’abbé qui cessa enfin de siroter sa raisinade. Seulement nous ne sommes pas à Syracuse, mais au Cap, colonie française. Nous ne sommes pas païens, mais chrétiens. Ne confondons pas des époques qui n’ont aucun trait commun. Vous ne pouvez comparer en effet aux infortunés esclaves du paganisme — plus malheureux, plus maltraités que des bêtes domestiques, — des êtres qui reçoivent le baptême et les autres sacrements, qui peuvent participer aux joies et obtenir les consolations de tous les chrétiens et qui, faisant le bien, jouiront avec nous du bonheur éternel. Ce sont nos égaux après tout. Que nous leur enseignions parfois la vertu et la civilisation avec quelque rudesse, je ne le nie point : nous ne sommes pas parfaits, ni eux non plus. Nous sommes des hommes.

— Puisque vous n’êtes que des hommes, il fallait agir en hommes. Vous pouviez être bons avec les noirs si vous en aviez le désir, mais vous deviez vous garder de leur attribuer des droits que vous étiez décidés à ne jamais reconnaître.

L’abbé eut un mouvement d’indignation.

— Comment, à ne jamais reconnaître ? Est-ce que Mme de Létang n’a pas un hospice pour ses femmes malades ? je l’ai visité, moi qui vous parle, j’en ai admiré la propreté, l’excellente disposition ; j’ai loué la prévoyance délicate qui avait si bien secondé l’architecte. D’autres hospices vont se construire.

— Ah ! fit Mme de Létang avec ennui, car elle tient à garder le monopole de son originalité.

— Oui, une jeune Anglaise mariée à un Français a le dessein de vous imiter… Oh ! je sens que la religion fait de grands progrès. C’est incontestable. Ainsi on ne voit plus à Saint-Domingue les atroces exécutions dont j’ai été témoin dans mon enfance ; les mœurs s’adoucissent.

— Dites que les nerfs s’affaiblissent, ce sera plus vrai. On est aussi cruel, on l’est même plus qu’autrefois. Seulement on tient à proclamer son bon cœur, sa charité, son humanité. De la sorte on peut tout se permettre. Vos âmes vous paraissent si belles, mesdames, quand vous les regardez, que vous n’avez plus souvenir de ce qu’ont fait vos mains, ces inconscientes !

— Docteur, je vous prie, m’écriai-je, cessez cet entretien ; vous blessez ces dames.

— De grâce, ma bonne, laissez-le divaguer à son aise, il nous divertirait.

Le docteur s’était levé, la face légèrement congestionnée ; il s’approcha de la fenêtre pour respirer un peu d’air, mais l’atmosphère était toujours étouffante ; alors il s’éventa, et ses cheveux blancs, qu’il porte arrangés en perruque, s’agitèrent autour de son front et lui firent commet une auréole burlesque. Après s’être promené quelques minutes silencieusement, les mains croisées sur son ventre qui formait, sous l’habit serré, de larges bourrelets de chair, il demanda, à brûle-pourpoint :

— Enfin, madame Du Plantier, avez-vous envie de recevoir des coups de fouet ?

— Seigneur mon Dieu !

— Et vous, mademoiselle Antoinette, vous plairait-il d’éventer une négresse, accroupie à ses côtés ?

— En vérité, dit Mme du Plantier, je crois que le docteur est devenu fou.

— Non, mesdames, je ne suis pas devenu fou. Je dis des choses très sensées au contraire. Vous avez eu les beaux rôles assez longtemps. Puisque vous avez proclamé l’égalité de tous les hommes, il est logique que vos noirs jugent bon à présent de prendre votre place et de vous donner la leur.

À ces paroles, les dames et l’abbé se regardèrent en riant et en secouant la tête.

— Je ne vois pas, fis-je, quel rapport tout cela peut avoir avec mon commandeur.

— Je vous parlerai de cet homme plus tard, répliqua le docteur : quand nous serons seuls.

— Docteur, vous manquez de respect à M. l’abbé, à ces dames et à moi-même. Nous sommes ici entre amis.

— Raison de plus pour ne rien dire !

— Antoinette va sortir, si vous l’exigez.

— C’est inutile. Plus tard vous saurez quel est l’homme et aussi quelle est la femme en qui vous avez mis votre confiance.

— Cette pauvre Zinga ! s’écria Antoinette.

— Justement, mademoiselle, cette pauvre Zinga.

— Vous allez encore l’accuser, vous ! je ne vous aimerai plus.

— Tant pis. On n’est pas toujours récompensé du bien que l’on peut faire. On se résigne.

— Enfin, docteur, on n’accuse pas sans raison. Vous ne pouvez plus vous taire !

— Ce que j’ai à vous dire ne regarde que vous. Je puis cependant vous citer un trait de vos fidèles serviteurs. Connaissez-vous Samuel Goring ?

— Oui, dit l’abbé, et bien qu’il ne pratique pas notre religion, c’est un excellent homme.

— C’est un quaker, dit dédaigneusement Mme Du Plantier, tandis qu’Antoinette et Agathe, qui avait essuyé ses larmes, répétaient en riant : « Couacre ! Couacre ! »

— Attendez un peu avant de le juger, continua le docteur. Samuel Goring, sous prétexte de soigner les noirs malades, d’instruire les enfants, d’annoncer à tous l’Évangile, leur prêche la révolte contre leurs maîtres.

Ce fut un cri d’indignation.

— Mais c’est un maître lui aussi ! Qu’aurait-il à gagner à une révolte ?

— Peut-être, continua le docteur, son orgueil se flatte-il de l’apaiser et de la dominer. Peut-être n’écoute-t-il que sa haine de pauvre contre votre luxe, son animosité hautaine contre vos plaisirs !

— Et que peut avoir de commun Samuel Goring avec Joseph Figeroux ?

— Ce sont deux amis, et ce qui suffirait à les rendre suspects, deux amis secrets. Ma profession exige que je sorte souvent la nuit. Samuel Goring a une chambre dans une maison qui se trouve tout près de la mienne. Combien de fois Figeroux s’est attardé à causer devant la porte du prédicateur évangélique !… Sitôt qu’ils m’entendaient sortir, ils rentraient dans l’habitation, mais j’avais eu le temps de les voir.

— Figeroux, dis-je, est pourtant d’une sévérité cruelle ; souvent j’ai dû intervenir pour l’empêcher d’appliquer avec tant de rigueur les châtiments. Il me répondait que je n’avais pas assez l’habitude de commander à des noirs pour connaître les moyens de les dompter et de les forcer au travail : « Si je ne puis à mon gré diriger la plantation, ajoutait-il, je préfère qu’un autre que moi en prenne le soin. » Sont-ce des paroles d’un homme qui prépare une révolution ?

— Le misérable est adroit et cache bien son jeu. Mais croyez que s’il est cruel pour les noirs, ce qui n’aurait rien d’étonnant, il ne le laisse point paraître. Toutes les punitions, tous les supplices plutôt qu’ils peuvent subir, sont commandés par vous !

— Grand Dieu !

— Il le dit et on le croit. C’est votre Zinga qui est chargée de porter vos prétendus ordres de torture. Il lui a bien fait la leçon.

— Comment ose-t-elle après toutes ses démonstrations d’amitié !…

— Ah ! vous comprenez que pour elle, Figeroux passe avant Mme Gourgueil.

— Serait-elle donc ……

— Ce qu’elle est, je ne saurais vous le dire. Les uns prétendent qu’elle est sa fille, et les autres sa maîtresse. Les uns et les autres ont peut-être raison.

— Docteur, s’écria Mme Du Plantier, il y a des jeunes filles ici !

— Si elles ne pèchent jamais que par les oreilles, madame, il n’y aura pas grand mal.

— Cet homme est d’une inconvenance ! fit à demi-voix Mme Du Plantier à Mme de Létang dont les yeux erraient toujours sur le jardin, et qui semblait ne pas se soucier de la conversation. Pour moi les révélations du docteur m’avaient causé un trouble que je ne parvenais pas à cacher à mon entourage. J’éprouvais surtout un désir violent de voir Zinga, comme si le visage de cette fille pouvait m’apprendre sa trahison ou son innocence. J’aurais voulu ne pas croire le docteur.

Afin d’avoir un prétexte pour la faire venir :

— Zinga, appelai-je, en entr’ouvrant le salon, apportez des raisinades.

Je pensais qu’elle était assise devant la porte. Mais je n’eus pas de réponse. J’allais voir où elle se trouvait lorsqu’un nouveau visiteur entra, et que nous n’attendions point, certes ! le révérend Samuel Goring.

C’est un petit homme bossu, avec une énorme tête à jaunisse dont le menton semble être toujours tiré, allongé par des mains invisibles. Ses yeux vairons sont inquiets, troubles, de la couleur d’une eau saumâtre ; défiants, tournés de côté, en yeux de lapin, comme s’ils craignaient que quelque chose ne vint déranger la bosse de leur propriétaire ; ou bien enfoncés sous les poils roux épars qui lui tiennent lieu de sourcils, comme s’ils ne voulaient voir le monde que de loin, en contemplateur. Les jeunes filles aiment entendre prêcher le révérend, car, à la fin de ses sermons, il a une manière de poser l’extase, en levant le front vers le ciel et en laissant la bouche toute grande ouverte à la manne divine, qui est impayable. En ces moments-là, le manteau dont il est enveloppé même par les plus grandes chaleurs, glisse le long de son dos contrefait et emporte son chapeau à larges bords. Aussitôt Agathe, Antoinette, toutes, nous nous précipitons pour le lui ramasser. Quand c’est une jeune fille qui arrive la première, il lui donne une tape sur la joue, et pousse au fond de lui-même un grognement sourd, mais où l’on devine de la reconnaissance ; quand c’est une de ces dames ou moi, du bout des dents et avec une rage contenue, il se contente de dire : « Je n’avais pas besoin de vous ». Et il continue à prêcher d’une voix tour à tour grinçante et geignarde.

Vraiment il faut avoir, comme le docteur Chiron, cette manie de découvrir partout des choses extraordinaires, et de ne rien juger comme le commun des mortels, pour voir dans ce pantin un homme dangereux.

Loin d’avoir peur de lui, et d’ajouter foi aux médisances, nous avons tous pris un air de fête à son apparition. Mme Du Plantier s’est épanouie davantage ; Agathe a oublié les soufflets de sa mère ; l’abbé, qui somnolait un peu, s’est complètement réveillé, et Mme de Létang qui rêvait, a bien voulu abaisser sur Goring son regard voluptueux. Jusqu’à la petite négresse qu’on battait au loin, qui a cessé ses cris subitement, comme si elle en avait senti tout à coup l’inconvenance.

— Bonjour, mon révérend, bonjour, faisait-on à Goring qui ne desserrait pas les lèvres et n’eut même pas pour ces dames une inclination de tête.

L’abbé s’avança au-devant de Goring avec une politesse souriante :

— Mon cher rival en Jésus-Christ, commença-t-il…

Mais, voyant que le prédicateur semblait médiocrement touché de ses avances :

— Nous travaillons l’un et l’autre pour le ciel, ajouta-t-il, dans deux voies parallèles : je cherche à purifier les blancs…

— Et le révérend voudrait bien faire blanchir les noirs, ajouta le docteur en haussant les épaules, et en se dirigeant vers la porte. J’essayais vainement de le retenir.

— Je vois, dit-il, qu’il faut unir le temple à la sacristie. Si cela vous amuse d’être la passerelle, madame, grand bien vous fasse !

— Allons, docteur, m’écriai-je, sans prendre garde à ses paroles, vous ne partez pas… Enfin, quand vous reverra-t-on ?

— Quand vous serez malade, madame, bien malade !

Et il descendit l’escalier de la galerie avec le bruit et la rapidité d’une avalanche.

Samuel Goring détourna vers lui son regard inquiet, craignant que son départ ne fût une fausse sortie ; puis, les yeux baissés, d’une voix criarde qui avait le son d’une clef rouillée dans une vieille serrure :

— Je vous apporte, mes sœurs, une nouvelle bien réjouissante. La société des Amis des Noirs vient d’achever sa grande œuvre. L’Assemblée nationale s’est rendue aux conseils de la raison et de la vertu. Elle est, m’écrit-on de France, sur le point de promulguer ce décret attendu depuis si longtemps, qui doit assurer à nos frères de couleur la liberté et les droits politiques. Enfin la nature fait entendre sa voix !

— M. Goring, dit avec malice Mme de Létang, défend les noirs avec tant d’éloquence que je le soupçonne fort d’avoir donné son cœur à l’une de ces belles dames d’ébène, dont les lèvres ont des baisers, m’a-t-on dit, paradisiaques.

— Il ne s’agit point de voluptés criminelles, s’écria Goring, mais des vertus de nos frères. Eux seuls sont animés de ces grands principes de justice que la nature inspire. Et je vous le déclare : je serais plus fier d’avoir pour épouse une chaste mulâtresse, que l’une de ces femmes blanches dont les paroles ne sont que des mensonges, et les moindres gestes un hommage au vice et à l’impudeur.

— Bravo ! s’écria Mme Du Plantier.

— Le révérend, vous le savez, ajouta Mme de Létang, ne nous gâte point de confitures. Mais j’aime cette vérité, moi ! Ça m’aiguillonne.

— Je ne parle pas pour faire plaisir, mais pour enseigner la vérité.

— Cette fois pourtant, observa l’abbé, j’ai peur que vous ne vous abusiez. J’ai entendu parler aussi, moi, du décret prochain de l’Assemblée nationale, ce ne sera sans doute pas celui que vous attendez. On a l’intention, paraît-il, de laisser aux colons de couleur qui sont libres, les droits de citoyens actifs, mais sous la réserve que les assemblées particulières des colonies fixeront elles-mêmes les conditions d’éligibilité. Or…

— Or, comme ces assemblées sont composées d’aristocrates…

— De blancs !…

— Vous espérez que jamais elles n’accorderont les droits demandés ?

— J’en ai peur.

— Alors nous nous passerons des assemblées coloniales. Il nous suffira que la nation se soit prononcée pour nous.

— Mais les assemblées coloniales sont aussi la nation !

— Non, elles n’en représentent que la pourriture ! Mais en vain s’opposent-elles aux revendications sacrées d’un peuple malheureux. J’irai, dans chaque plantation, dans chaque case, s’il le faut, dire à tous les esclaves, aux vieillards vénérables comme aux enfants innocents, que la nation désire leur liberté.

— Faites-le, si cela vous amuse, mon révérend, répliqua Mme Du Plantier. Seulement attendez que les travaux des plantations soient finis. Une telle nouvelle leur causerait une émotion violente, les détournerait de leur labeur et pourrait nuire à la colonie.

— Ce qui nuit à la colonie, c’est l’ignorance et le servage dans lesquels on force à vivre des êtres sensibles, faits à l’image de Dieu. On a trop tardé à leur apprendre ce qu’ils étaient !

— Et s’ils allaient ne plus vouloir nous servir ? dit Mme de Létang.

— Ma bonne, répliquai-je, il faudrait nous soumettre et les laisser partir. N’usons jamais de la contrainte. Elle ne produit que des fruits sans saveur. Pour ma part je suis toute prête à me servir moi-même, à user de mes mains, à faire la cuisine et le ménage, si cela est nécessaire. Ma mère, qui était une fervente de Rousseau, m’a enseigné tous les métiers. Si vous goûtiez de mes soufflés à la maréchale, vous deviendriez gourmande.

À ce moment j’entendis comme un écroulement dans l’escalier qui conduisait à l’office. Je sortis vivement. Le couloir était plein d’assiettes et de verres brisés. L’auteur de ce bel exploit devait être Cochonnette, la fille de cuisine : elle avait glissé, selon son habitude, et laissé toute la vaisselle s’échapper de ses mains.

— Vilaine mazette ! m’écriai-je, je vais te frotter le cul d’une pimentade qui t’apprendra bien, à l’avenir, à être solide sur tes jambes !

Et saisissant un balai de lianes, je courus après elle ; mais l’avisée, qui avait sans doute entendu mes menaces, s’était si bien cachée que je ne parvins pas à la découvrir. Alors je songeai à Zinga dont l’absence inexplicable pouvait causer dans le domestique plus d’un désordre, car elle sait se faire craindre et obéir, et je me mis à la chercher dans la maison.

Comme j’errais partout, fort en colère de ne point la rencontrer, un bruit s’éleva de la chambre d’Antoinette. J’y entre aussitôt et ma surprise n’est légère de voir un homme qui enjambe la fenêtre. Je m’approche. Il courait à toutes jambes à travers la plantation. Bientôt il disparut derrière les bananiers du jardin. C’était un blanc, habillé à la mode française, et qui m’a semblé fort bien fait et élégant.

— Pourquoi s’introduire ici ? Dans quelle malhonnête intention ?

Je m’adressais cette demande lorsque, tournant la tête, j’ai aperçu Zinga qui, sur la pointe du pied, tout doucement, essayait de se couler le long du lit et de se glisser hors de la chambre sans se laisser voir. Sa mise, d’ordinaire très simple, parfois même malpropre, était cette fois d’un soin et d’un apprêté extrêmes ; elle avait une chemise de soie à rubans, une jupe de mousseline sur une candale rayée, et elle portait aux mains des bracelets de rassade. À mon entrée dans la chambre, elle devait être couchée ; comme mon regard s’était tourné d’abord du côté opposé au lit, elle espérait peut-être se dérober.

Lorsqu’elle se vit découverte, elle s’adossa au lit et, d’un air honteux, se protégea la figure de ses mains, mais entre ses doigts je la voyais rire. Sa gaîté insultante me donna l’idée de la frapper.

— Pourquoi es-tu ici ? que faisait cet homme ? m’écriai-je en écartant ses mains et en la souffletant.

Tout de suite son air narquois disparut ; et ses yeux se remplirent de larmes.

Maîtress ! fit-elle d’une voix étouffée, avec un gémissement.

— Tu te moques de moi ! lui dis-je, mais je vais te vendre, et sans tarder.

Elle se redressa fièrement et, me regardant en face, d’une voix assurée :

Maîtress, mô libre !

— Et que m’importe, lui criai-je, que tu sois libre ! Tu serais la femme du gouverneur, espèce de racoleuse d’hommes, traînée de boue, que je te fouetterais comme une bozale[2].

Et du balai de lianes que j’avais emporté pour châtier Cochonnette, je lui cinglai les jambes. Elle poussa un rugissement terrible, plus honteuse que blessée ; puis, au milieu de sanglots, elle criait :

Parler, mô, di tout ké fi, mame Lafon ki fi mouri ! (Je parlerai moi, je dirai tout ce que tu as fait, oui, que tu as fait mourir Mme Lafon.)

La gueuse ! elle a prononcé le nom de Mme Lafon ! elle m’a accusée ; elle hurlait si fort que du salon des jalaps, mes hôtes pouvaient l’entendre !

Je courus après elle, je la ramenai dans la chambre.

— Tais-toi, fis-je. Je te pardonne ! mais je veux que tu te taises, entends-tu !

Elle me regarda au milieu de ses larmes, avec un mauvais rire qui me fit croire que tout ce chagrin n’était qu’une comédie, puis elle partit sans prononcer un mot. Au même instant, j’aperçus Antoinette, qui, me voyant chez elle, parut très surprise et devint toute rouge.

— Qu’avez-vous, mon enfant ? lui dis-je et en la serrant contre moi, je sentais son cœur battre très vivement.

Elle eut un coup d’œil vers le lit défait et vers le jardin, et elle arrêta sur moi un regard plein d’anxiété.

— Enfin, que se passe-t-il ici ? repris-je. Que signifie cet air étonné ? Pourquoi avez-vous quitté le salon ? Quel est ce mystère ? Voulez-vous me parler, Antoinette ?

Comme elle demeurait la tête basse, sans ouvrir la bouche :

— Je remplace votre mère, Antoinette, rappelez-vous ce que vous me devez. Je vous ordonne de me répondre, et tout de suite.

Mais elle ne m’obéit pas davantage. Elle était moins troublée que moi-même ; je ne le lui laissai pas voir ; je fermai les volets de la fenêtre avec une clef, comme lorsque nous allions en promenade, puis je la laissai dans sa chambre, après avoir poussé le verrou extérieur de la porte.

— Si vous vous décidez à parler, mademoiselle, vous m’appellerez, lui criai-je du vestibule. En attendant, bonne soirée ! On vous apportera votre souper ici.

Je l’entendis sangloter, et pourtant j’eus le courage de m’arracher à cette porte derrière laquelle ma chérie se lamentait ; alors, il est vrai, je sentais je ne sais quelle haine contre elle. Il m’avait même fallu me retenir pour ne pas la battre comme j’aurais battu une enfant ; et j’étais presque heureuse d’avoir pu, sans la frapper, lui faire mal. Ce secret qu’elle garde pour elle seule m’irrite comme un affront. Hélas ! à peine commençai-je à sentir les joies d’une affection réelle, et déjà elle échappe à mon désir ! Mon Dieu ! quand je songe que c’est près de cette enfant que j’espérais trouver le pardon et l’oubli du passé. Pourquoi ne l’avez-vous pas voulu, Seigneur !

Au milieu de ma rage, et par une sorte d’instinct irréfléchi, je me suis dirigée vers le salon des jalaps, comme si mes hôtes, dans une inquiétude si cruelle, ne devaient pas m’être indifférents !

L’orage, menaçant tout à l’heure, venait d’éclater. Les coups de tonnerre se succédaient, sourds, lointains, ou par des explosions soudaines, répétées par mille échos, harcelaient l’oreille et terrifiaient comme un fléau imminent, prêt à vous anéantir. Derrière la maison, les montagnes semblaient se rompre et s’écrouler dans des craquements, tandis que des fenêtres de la galerie, nous voyions la mer s’avancer en colonnes noires, hautes et profondes, pareilles à quelque cordillère mouvante, où les lueurs brusques des éclairs révélaient des mondes infinis. Elle crevait en torrents d’écume, qui, tels que des trombes, s’élevaient du rivage et nous semblaient aussi élevés que les pics les plus inaccessibles. Nous nous croyions perdus et ensevelis quand déjà elle se retirait vaincue, hurlante et tonnante de colère, pour accroître encore son effort et renouveler son immense menace.

— Comme à Moïse sur le Sinaï, disait Samuel Goring, les yeux fixés sur les nuages sombres, c’est aux clartés de la foudre que se révèle à nous la loi du Seigneur.

Mais personne ne l’écoutait plus. Mme Du Plantier, tournée contre la muraille, poussait de petits gémissements : Mme de Létang, assise sur le canapé, se cachait la face de ses mains, tandis qu’Agathe, agenouillée, appuyait la tête contre les genoux de sa mère comme si elle devait y trouver abri et sécurité. Seul, l’abbé, les mains croisées derrière le dos, regardait froidement les palpitations flamboyantes de l’orage, les déchirures de feu du ciel, les incendies subits qui éclairent l’horizon et s’éteignent dans un tremblement.

— Mes sœurs, continuait Samuel Goring, écoutez la voix de Dieu !

— Tartuffe ! m’écriai-je en haussant les épaules.

Je me souvenais des paroles du docteur et la colère, dont j’étais pleine, s’étendait à tous. Cependant Zinga passait au dehors, et malgré la pluie qui s’était mise à tomber par torrents, je courus à elle, je l’arrêtai ; puis, sans me soucier du désespoir qu’elle montrait en voyant l’eau gâter toute sa fraîche toilette, sans m’occuper moi-même de l’inondation qui me suffoquait :

— Zinga, dis-je, parle-moi franchement : pourquoi cet homme était-il dans la chambre d’Antoinette ?

Pou Figeroux pa wé mo ! (Pour que Figeroux ne me vît pas ! a-t-elle répondu simplement. La chambre d’Antoinette se trouve en effet à l’aile droite de la maison, tandis que celle du mulâtre est tout à fait à gauche.

— Alors cet homme venait pour toi ?

Wi ! pou mo ! (Oui, pour moi !)

— C’est bien vrai ? Jure-le sur ton talisman.

Mais sans s’occuper de ma demande :

Maîtress, moy ye tou di lo ! (Maîtresse, je t’ai tout dit !)

Elle se secoua comme une perruche trempée sous l’averse qui redoublait, et rentra dans la maison en courant.

À quoi bon l’interroger encore, puisque je ne puis avoir foi à ses paroles, malgré toute mon envie de les croire véridiques.

J’ai laissé mes hôtes s’effrayer et se rassurer à la parole du quaker ; j’ai regagné ma chambre, je me suis jetée sur mon lit, et j’ai pleuré. Zinga n’est pas venue cette nuit ; elle savait bien que je l’aurais chassée. Mais Dieu a eu pitié de moi ; il m’a envoyé un rêve de délices : j’ai vu près de moi la chérie ; elle était douce et elle m’aimait.

Seigneur ! je vous en supplie, faites qu’elle ne me quitte pas, qu’elle ne s’éprenne pas d’un homme. — C’est pour son bien ! elle serait si malheureuse !

Je m’étais éveillée avec tant de plaisir ! Ah ! je n’aurais pas prévu la fin horrible de cette journée !

Quand je me levai, le soleil étincelait sur la mer, et une brise fraîche m’apportait les odeurs mielleuses et acides du jardin. C’est à peine si l’orage a laissé des traces autour de la maison tandis qu’à une demi-lieue, la plantation de M. de Mauduit a beaucoup souffert.

Mes angoisses de la veille s’étaient dissipées à la clarté limpide du ciel ; à peine hors du lit, je courus à la chambre d’Antoinette. Je voulais lui dire que je lui pardonnais ou, du moins, lui souffler un excuse qui pût motiver mon pardon. La chère enfant ! j’éprouve tant de peine à lui causer le moindre chagrin ! mais je ne puis vaincre l’égoïsme cruel de mon affection. Ah ! si j’étais sûre qu’elle m’aimât, j’aurais de moins dures exigences.

Par bonheur, Antoinette n’a pas eu trop à pâtir de ma méchanceté. Ces dames, qui connaissaient l’inconstance de mon humeur, excusèrent ma brusque disparition, l’attribuant aux nerfs ou à l’orage. Profitant d’une courte accalmie, elles firent demander leurs palanquins et partirent pour le Cap en même temps que l’abbé. Seule, Agathe de Létang que le tonnerre épouvante, ne voulut pas s’en aller avec sa mère. Zinga eut alors l’inspiration, peut-être indiscrète, mais dont je lui sais gré, d’offrir à la jeune fille le lit d’Antoinette. Agathe accepta. Elles ne s’attendaient ni l’une ni l’autre à trouver fermée la porte de mon enfant. Mais Zinga ne s’émut pas de si peu. Elle devina ce qui s’était passé entre nous ; et sans crainte de ma fureur, elle vint, pendant que je dormais fouiller mes jupes, en retira la clef et délivra la prisonnière. On devine si Antoinette en eut du plaisir. À trois, elles ont organisé une petite fête. Agathe, à côté de son amie, n’a plus eu peur de l’orage ; et c’est dans toutes sortes de jeux qu’Antoinette a fini sa pénitence. Marion, la cuisinière, m’a arrêté dans le vestibule pour tout me raconter.

Après avoir terminé ses médisances, la négresse a eu un sourire de fierté comme d’un acte méritoire. Je lui ai montré mon indignation.

— Tu attends une récompense, moucharde, lui dis-je, mais tu devrais plutôt attendre la rigoise pour tes méchantes dénonciations. Prends garde une autre fois de baver ton venin sur ta jeune maîtresse. Il en cuirait à ta peau.

Agathe et Antoinette, lasses d’avoir dansé la veille, reposaient encore. Un souffle léger, d’un mouvement égal, soulevait leur sein. Agathe avait la tête à demi-cachée par les cheveux dénoués d’Antoinette ; frêle, presque maigre, elle semblait chercher protection auprès de sa grande amie dont le bras s’allongeait sur son épaule. Une ombre charmante couvrait leurs paupières, jouait autour de leurs cils et de leurs lèvres ; elles devaient voir des choses merveilleuses et leur souriaient en rêve.

À mon pas elle tressaillirent toutes deux, eurent des grimaces et des attitudes plaisantes, s’étirèrent de compagnie, puis, quand elles furent réveillées et qu’elles me reconnurent, elles laissèrent voir un léger effroi. Les joues d’Antoinette s’empourprèrent ; Agathe poussa même un cri.

— Ne vous effrayez pas mes chéries, fis-je, je ne veux point vous gronder. J’en veux seulement à Antoinette comme à Agathe de ne pas me montrer plus de confiance…

C’est tout ce que j’eus le courage de leur dire. Alors, de joie et de surprise sans doute, car elles s’attendaient à une semonce, elles partirent d’un éclat de rire. Ce fut délicieux comme un égouttis de source mêlé à des trilles d’oiseau. Cette gaieté franche, trop ingénue pour être coupable, acheva de m’enlever mes inquiétudes, et voyant que je ne me fâchais pas, elles me racontèrent leur soirée, avec une vive abondance de détails inutiles et gracieux.

— Nous nous sommes bien amusées, allez ! madame, Zinga nous a appris à faire du gâteau galeux… c’est un vilain nom, mais c’est follement bon. On prend une livre de farine, une demi-livre de beurre et trois œufs, mais il faut que l’œuf soit sans blanc, et puis vous détrempez la farine avec du lait froid, et puis vous roulez la pâte, et puis… Ah ! je ne me souviens plus, tu sais, toi, Antoinette ?

— Mais oui, seulement tu t’es trompée ; on prend aussi du fromage fait, tu ne te rappelles rien !

— Moi, je m’en moque… de la cuisine, seulement je l’aime ; si vous n’aviez pas dormi, madame, on vous en aurait donné à goûter. C’était adorable !

— Prodigieux, ajoutait Antoinette. Ah ! vous avez bien manqué.

— C’est que nous avons dansé, le soir, après le goûter, et de jolies danses, celles des négresses. Si vous aviez vu les contorsions de Zinga, on crevait de rire !

— On ne peut rien voir de plus drôle que la calenda !

— Et la chica ! Elles se tortillent comme cela ; on dirait qu’elles ont la colique.

— Mes enfants, ai-je observé, ces danses de négresses sont très inconvenantes ; j’avais défendu plus d’une fois à Antoinette de danser avec nos esclaves ; et votre mère, Agathe, a dû vous le défendre également. Comment avez-vous pu oublier ainsi la modestie qui sied à des jeunes filles ?

— Oh ! madame, s’écriait Agathe, je vous assure, ce n’était pas inconvenant ; il n’y avait que des négresses. On ne nous a pas vues ; nous étions les deux seules blanches.

Elles babillaient toujours lorsque le docteur Chiron qui se montre, partout où il va, plus familier que le parent le plus proche ou l’ami le plus intime, entra sans se faire annoncer, et comme les enfants, à demi-nues, à cause de la chaleur, semblaient fort effarées de cette visite matinale et cherchaient leurs chemises abandonnées pour se couvrir, il eut un geste dédaigneux.

— C’est inutile, mesdemoiselles, dit-il après un brusque salut. À force de voir les maux de l’humanité, je suis devenu insensible à ses grâces.

J’étais indignée de cette rusticité. J’essayai de le lui faire comprendre.

— Comment, docteur ! osez-vous dire…

— C’est la vérité, répliqua-t-il en riant comme s’il ne m’avait pas entendue. Au vrai, j’exerce bien encore, quelquefois, mais c’est par habitude et par hygiène. J’ai, pour cet office un des échantillons les moins attrayants de la race esclave. De la sorte je ne crains pas les égarements de la passion.

Les enfants éclatèrent de rire presque en même temps. Le docteur leur jeta un regard de reproche.

— Oui, mesdemoiselles, reprit-il, j’ai beau avoir les cheveux blancs, sous ma vieille peau le cœur est jeune encore.

— Mais vous disiez tout de suite, observa Agathe, que vous étiez indifférent à nos grâces.

— Je le voudrais, seulement la nature, par malheur, n’a pas permis…

— Et la faculté, reprit la malicieuse, a-t-elle permis au moins ? c’est là l’important.

— Allons, taisez-vous, Agathe, m’écriai-je, et vous, docteur, trêve à ces compliments où vous semblez à l’aise comme un chat dans une mare à canards. Dites-moi seulement comme il se fait qu’ayant juré de ne plus me voir qu’à mon lit de mort, vous vous trouviez si tôt devant moi.

— Mon serment, madame, n’avait rien de sérieux. On ne s’engage pas à faire le mal. J’étais seulement irrité de voir chez vous un coquin de l’espèce de Samuel Goring. Mais, si même nous avions été brouillés, je n’en serais pas moins venu aujourd’hui vous apprendre des événements que vous ignorez et que vous avez le plus grand intérêt à connaître.

Je le regardai. Son visage avait une expression grave qui m’émut.

— Je suis prête à vous écouter, lui-dis-je, curieuse et assez alarmée.

Il me laissa voir qu’il ne tenait point à parler devant les jeunes filles. Alors nous sortîmes, et évitant les oreilles indiscrètes, nous traversâmes le jardin pour gagner un petit pavillon qui donne sur la route du Cap et sur la mer.

Autour de nous, séparés par des canaux miroitant au soleil, s’étendaient les champs de cannes aux larges ondulations vertes, où les élagueurs, cachés par les hautes tiges, coupaient les feuilles sèches et mettaient un frémissement continu. Il s’en élevait une plainte sourde, puis vibrante, pareille à l’écroulement des vagues sur le sable, mais perdue, comme le bourdonnement des murmures dans l’air silencieux, la joie et la splendeur de la lumière. Le cri d’une négritte châtiée, les roulements de la sucrerie, les bruits du travail, et les gémissements des esclaves viennent ici se briser entre les montagnes, sont étouffés par les grands arbres, les plantes et les cultures innombrables qui se pressent sur la côte et dans la vallée. Les cases disparaissaient au milieu du floconnement des caféiers, sous la neige fine des cacaoyers. Et partout des grandes feuilles de velours s’étalent, ou se courbent vers nous ; les oranges font plier les branches, et les grappes pendent sous le parasol des colobas. La voix d’un esclave chante :

Si Bonguiè di li bon,
Li divet gagnen so rèzon.

Si le bon Dieu dit que c’est bon, il doit avoir raison.

— Tu fais sagement, pensai-je, pauvre nègre, d’accepter le sort que t’envoie le bon Dieu, ici il faut être heureux ou bien mourir.

Comme devant la magnificence de cette matinée, j’oubliais tout, et le passé, et Zinga, et les appréhensions du docteur ! Je me rêvais déjà un paradis de jouissance pour moi et ma chère petite Antoinette. Ah ! que j’allais être promptement désabusée !

J’avais courbé vers le docteur une tige de canne, et je lui en faisais remarquer la lourdeur.

— La récolte sera belle, cette année, lui dis-je.

— Oui, répliqua-t-il, si vos noirs veulent bien la faire.

— Encore ! repris-je en souriant, vous êtes donc incorrigible. On ne peut causer un instant avec vous sans que vous ne parliez de la révolte prochaine ! Comme si nos plantations n’étaient pas tranquilles ! Et qui la ferait donc, cette révolte !

— Mais, mon Dieu, les blancs d’abord, et vos esclaves ensuite. Il y a de riches colons, qui voudraient essayer de nouvelles cultures, remplacer la canne par le tabac ; ils n’ont que faire de payer des impôts pour des esclaves qui leurs sont inutiles. Il y a des négociants qui, ayant une quantité énorme de sucre à vendre, ne seraient point fâchés que l’on abandonnât et même que l’on ravageât quelques plantations. Cela renchérirait d’autant leur marchandise. D’autres enfin ont affermé des boutiques à leurs anciens esclaves et en retireraient plus de profit si les commerçants noirs n’étaient pas soumis à certaines impositions. Tous ces gens-là versent, après dîner, des larmes bien sincères sur le sort des malheureux esclaves. Ils sont de la Société des Amis des Noirs, ils vont applaudir Samuel Goring et Figeroux qui réclament pour les hommes de couleur les mêmes droits que pour les blancs. Ils disent que le roi et l’Assemblée désirent leur liberté. Les noirs ne voient pas tous du même œil arriver cet affranchissement de nom qui leur en coûtera peut-être un autre, moins honorable mais plus réel. Les nègres commerçants, en effet, sont pour le moment affranchis d’impôts, et, en dépit des entraves apportées par la loi à leur négoce, comme ils n’ont rien à payer, ils arrivent à se faire de jolis bénéfices ; les esclaves n’ayant pas légalement le droit de vendre, les maîtres qui leur prêtent un nom et une boutique, ne sont pas autorisés à rien leur réclamer, et on leur donne ce qu’on veut. D’un autre côté, les noirs des plantations, établis dans l’île depuis longtemps, ne se soucient pas d’une liberté qui va les jeter à la porte de leurs maîtres, et leur enlever l’assurance qu’ils ont encore de pouvoir chaque jour de leur existence manger leur manioc et reposer leurs corps sous un toit. Chose étrange ! ils se mettent avec ceux des planteurs qui tiennent encore à leurs champs de cannes, et s’imaginent avec raison que des nègres citoyens se croiront déshonorés de cultiver autre chose que la politique ; ils s’unissent même aux petits blancs qui ont un commerce, et redoutent que les marchands noirs, établis par les gros négociants, ne leur fassent une concurrence ruineuse, dès qu’ils auront le droit de tenir boutique. Mais soyez assurée que cette union du bon sens ne tiendra pas contre l’intérêt de quelques grosses fortunes ; l’ambition, la vanité de deux ou trois mulâtres, avides de jouer un rôle ou de venger d’anciennes injures ; la folie enfin de ces nègres bozales, récemment débarqués par la traite et que vous affectez de considérer comme des êtres raisonnables. Le mot de liberté à telles oreilles signifie incendie, pillage, viol et massacre. L’ivresse que leur versent vos beaux discours se communiquera aux autres. Tout ce troupeau qui ne craint plus le fouet, va se précipiter avec délices dans la barbarie.

— Nous l’en empêcherons bien !

— Il sera trop tard, madame. Déjà M. de Larnage n’a plus chez lui que son commandeur. Tous les noirs de sa plantation se sont enfuis.

— Et où sont-ils ?

— Dans les montagnes où, paraît-il, une armée s’organise. Et j’ai d’autres exemples du même genre à vous citer. Mme Dufourcq vient d’être assassinée par ses esclaves ; ce matin même, j’apprends qu’on a pillé la maison du gouverneur en l’absence du maître et sous les yeux de l’intendant, désarmé ou complice.

— Mais ce n’est pas la première fois qu’on voit de pareilles aventures. Elles sont plus ou moins fréquentes : voilà tout.

— Vous avez trop d’insouciance des événements qui ne se passent pas sous vos yeux pour pouvoir les juger. Ils ont, à mon sens, une importance extrême.

Nous étions arrivés au pavillon ; après une telle causerie j’hésitais à y entrer, de crainte de la continuer encore. Je lui demandai d’un ton assez impertinent :

— Ainsi, c’est pour m’entretenir de votre « politique » que vous êtes venu me déranger ?

— Non, madame, répondit-il. Je n’ai ni le goût des paroles inutiles, ni celui des actes impossibles. Je ne prétends point empêcher une révolte qui est inévitable à Saint-Domingue ; je veux seulement avertir mes amis assez tôt pour qu’ils puissent se défendre. Et je venais vous répéter : veillez à vos serviteurs !

— Ah ! vous voulez encore parler de Zinga, m’écriai-je, irritée. Vous avez dû voir pourtant que vos médisances n’avaient eu, hier, aucun succès.

Là-dessus il entra dans le pavillon et s’assit lourdement sur un sofa, renversant la tête sur le dossier, comme pour bien marquer qu’on ne l’en déposséderait pas malgré lui. On ne peut échapper à cet homme-là !

Je n’en avais pas d’ailleurs l’intention. Un incident, en apparence négligeable, semblait en effet confirmer les paroles du docteur et éveillait mon inquiétude. Je venais de voir le révérend Samuel Goring se glisser dans la plantation ; ses yeux obliques et ridicules de lapin effrayé étaient encore plus soucieux qu’à l’ordinaire, et il détournait la tête à chaque instant, comme s’il craignait d’être aperçu. Une négritte, l’ayant vu, s’inclina devant lui. Sans répondre à son salut, le révérend, un doigt sur la bouche, lui recommanda le silence puis continua sa route. Il disparut derrière les cacaoyers. Que signifiaient cette visite matinale et tout ce grand mystère ?

Le docteur avait suivi mon regard et il souriait de ma découverte.

— Êtes-vous disposée à m’écouter, à présent ? demanda-t-il.

Il n’avait pas besoin de ma réponse ; j’écoutais assez attentive ; il commença donc son récit sans prévoir le trouble qu’il allait me causer.

« Un mois environ avant la mort de M. Mettereau, Mme Lafon, sa sœur, reçut à Bordeaux, où elle vivait, une lettre de Saint-Domingue lui demandant avec instance de venir s’établir dans l’île. Son frère, écrivait-on, avait eu de grands malheurs ; l’orage avait détruit ses récoltes ; il se trouvait ruiné, malade, mais un peu d’argent, en lui enlevant de grands soucis, lui rendrait la santé, lui permettrait de rétablir promptement ses affaires et, placé sur la plantation, rapporterait de larges bénéfices au prêteur. La lettre, bien que signée « Mettereau », était écrite par une main étrangère, celle, sans doute, d’un garde-malade, ou d’un intendant. Mme Lafon avait eu toujours pour son frère l’amitié la plus vive ; depuis longtemps elle avait formé le projet d’aller le rejoindre. Si elle avait reculé jusque-là son voyage, c’était à cause de la santé délicate de sa fille, mais comme celle-ci était alors bien portante, et qu’il s’agissait peut-être de sauver de la mort un frère qu’elle aimait, elle se décida aussitôt à partir. Elle emmenait sa fille, et, comme pour un établissement définitif dans la colonie, elle emportait sa fortune et tout ce qu’elle avait de précieux. Après une traversée difficile, elle débarqua à Saint-Domingue où l’intendant de M. Mettereau vint la recevoir, pour la conduire à l’habitation de son maître, située assez loin du Cap, dans les terres.

» Or, l’intendant savait et était alors peut-être le seul à savoir que M. Mettereau n’existait plus ; il le laissa ignorer à Mme Lafon comme à tout le monde, et c’est alors qu’eut lieu un effroyable drame. Tandis que les deux femmes suivaient le chemin des montagnes, pour arriver à la Plantation Mettereau, l’intendant et les noirs qui l’accompagnent se jettent sur les voyageuses, les maîtrisent, leur arrachent tout ce qu’elles possèdent et, non contents de les dépouiller, veulent les massacrer après les avoir souillées de leurs embrassements immondes. La mère est tuée ; la jeune fille échappe, et c’est chez vous qu’elle vient chercher un refuge.

— Elle ne vint pas, fis-je vivement comme pour cacher mon émotion ; des esclaves trouvèrent Antoinette évanouie à quelques pas des Ingas. Nous parvînmes à la ranimer, mais, de longtemps, elle ne reprit connaissance. Vous savez, docteur, puisque vous l’avez soignée, combien dura son délire ; il était impossible de prêter un sens quelconque aux mots sans suite qu’elle prononçait durant sa fièvre. Je l’entendais seulement quelquefois appeler sa mère.

— Mais, depuis, ne vous a-t-elle rien dit ?

— Ceci simplement : très fatiguée de la traversée, elle s’était endormie aux côtés de Mme Lafon dans le palanquin qui devait la conduire chez son oncle. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, elle fut éblouie par la lumière des torches qui brillaient dans la nuit ; des nègres aux physionomies féroces, qui ressemblaient plus à des bêtes sauvages qu’à des hommes, avaient commencé à lui lier les mains ; elle entendait autour d’elle des cris et des gémissements ; elle voulut se débattre, on la maîtrisa, on lui mit un bâillon, on la frappa ; elle s’est évanouie de terreur sous les coups.

— Et vous avez fait rechercher les assassins, n’est-ce pas ? et, malgré tous vos efforts vous n’avez pu les découvrir ?

— Non, fis-je, effrayée de cette question.

— Moi, j’ai été plus heureux, je connais le nom de l’assassin. Oui, un esclave que le misérable a voulu rendre complice et qui n’a été que témoin, m’a tout raconté.

Je sentis un frisson courir dans tout mon corps, et ce fut d’une voix tremblante que je demandai :

— Qui est-ce donc, docteur ?

— Figeroux, oui, c’est Figeroux qui a machiné cet horrible guet-apens, comme c’est lui qui a assassiné le frère de Mme Lafon, Mettereau, dont il était l’intendant.

— N’accusez vous pas sans preuves ? m’écriai-je presque soulagée.

J’avais craint un instant qu’il ne prononça mon nom.

— Comment, lui dis-je, si tout cela est vrai, Figeroux n’est-il pas arrêté ?

— Le témoignage d’un seul homme, répondit-il, surtout d’un noir, n’a pas de force contre la dénégation de tous ces esclaves que Figeroux tient sous sa main et qui sont prêts à faire son apologie. Mais, pour moi, ce témoignage suffit. Le noir qui m’a raconté le crime n’a d’ailleurs aucun intérêt à accuser Figeroux. D’ailleurs, au moment de la mort de Mettereau, on a déjà suspecté le mulâtre ; les explications qu’il a données, l’alibi qu’il a réussi à se créer n’ont point calmé tous les soupçons. Seulement, Figeroux impose, même aux blancs.

Je savais hélas ! mieux que personne, ce qu’il y avait de vrai et de faux dans ce récit. Sans le vouloir, le docteur avait renouvelé pour moi l’horrible scène ; je me rappelais cette arrivée de Mme Lafon ; les coups à la grille du jardin, les cris lamentables, les hurlements ; puis, dans l’entrebâillement de la porte, l’apparition effrayante sous la lanterne, les cheveux sanglants, la tête sanglante et qui semble détachée du corps, et cette grande femme aux yeux élargis et sans regard, qui entre tout à coup comme un fantôme, portant ou plutôt traînant une masse informe, un paquet de jupes boueuses : sa fille, ma chère Antoinette !… râlant d’une voix éteinte, stupide : « Sauvez-là ! Sauvez-nous ! » Tandis que nous nous empressons, Zinga et moi, autour de l’enfant évanouie, la mère perdit elle-même connaissance. Ah ! Dieu m’est témoin que je les ai couchées toutes les deux dans mon lit, que je les ai soignées comme j’aurais soigné ma mère et ma fille… Mais, pour mon malheur, Zinga était près de moi, l’immonde créature ! Je la vois qui s’approche du manteau dont j’avais débarrassé la pauvre femme, qui le regarde curieusement, qui en fouille les poches, et puis tout bas, dans son jargon : « Maîtresse, regardez donc ! les voleurs n’ont pas été bien adroits. » Il y avait là, dans un sac de cuir dissimulé entre les doubles pans du manteau, tout un trésor. Mme Lafon, avant son départ, avait dû réaliser en espèces une partie de sa fortune. Zinga ouvrit le sac et contemplait l’or : « Voilà » disait-elle, « pour me faire plaisir, à moi ! » Elle ajoutait en me regardant : « Et à toi aussi, maîtresse. » Elle n’ignorait pas qu’à ce moment j’étais dans un embarras extrême ; un jeune mulâtre, fils d’affranchi, furieux d’avoir été chassé de la maison, menaçait, si je n’achetais pas son silence, de raconter que je l’avais soumis, avec d’autres noirs et même des domestiques blancs, à d’abominables luxures. Il savait si bien mêler les vérités aux mensonges qu’il pouvait incriminer les plus innocents plaisirs et me déshonorer à jamais. Il fallait à tout prix fermer la bouche à cette canaille, mais j’étais alors sans argent ; une mauvaise récolte, des constructions dispendieuses, de grands frais agricoles me mettaient dans une gêne momentanée, et un emprunt, la vente d’un titre ou d’un bien me répugnaient. « Cette somme là serait bien utile, » disait Zinga. — « Portez tout de suite le manteau et le sac dans ma chambre », dis-je en affectant de la colère, mais Zinga sourit, car elle me voyait déjà vaincue. Sans s’occuper de mes ordres, sans paraître les entendre, elle continuait à regarder cet or tentateur. « C’est le bon Dieu qui nous a envoyé « ces voyageuses, » faisait-elle, « et puisqu’elles « sont à moitié mortes… » Un geste affreux achevait sa pensée. Et j’avais beau m’indigner de ces paroles, le désir me venait, à moi aussi, de profiter du hasard. Loin du Cap, dans cette plantation isolée où tous me sont soumis, ne suis-je pas maîtresse de mes actions !… Alors Zinga a senti combien je me défendais mollement contre son dessein ; elle a compris tout l’ascendant, toute l’autorité que pourrait lui valoir sur moi un tel acte ; peut-être aussi l’or l’avait-elle fascinée, peut-être la haine féroce que j’avais déjà remarquée chez elle à l’égard des femmes blanches l’enivrait-elle contre les pauvres fugitives… Et l’horrible forfait s’est accompli. Zinga, ensuite, a porté elle-même dans la montagne le corps de l’infortunée. Mon Dieu ! que votre miséricorde s’étende sur moi ! Vous savez que je ne fus pas la vraie coupable, que cette infâme négresse est la véritable inspiratrice, la seule exécutante du meurtre, que ma faute n’a été que de faiblir, de manquer de courage. Ne voulait-elle pas aussi frapper Antoinette sous prétexte que son existence compromettrait la mienne ? Certes je devinais bien à quelle dissimulation, à quels mensonges, à quels périls continuels allait m’entraîner cette enfant, quelles fables il faudrait inventer pour elle et pour le monde afin d’expliquer sa présence auprès de moi. N’importe, je n’ai pas hésité ; et vous avez béni ma charité, mon Dieu ; au Cap, malgré tant de calomnies, on vante mon âme généreuse ; Antoinette me garde de la reconnaissance de l’avoir recueillie, et je sais que cette bienfaisance me vaudra votre pardon…

Hélas ! je me flatte, Zinga est toujours ici pour me rappeler ce qu’elle a appelé mon crime, lorsqu’elle a voulu partager l’or. Ah ! l’atroce nuit où je me suis disputée, battue avec elle — une esclave ! — où elle m’a menacée de m’accuser devant le gouverneur, si je ne lui donnais « pas sa part. » Ah ! comme elle se sent bien maîtresse de mon existence, comme elle se moque bien de mes ordres ! « Sa part », c’est ma fortune ! oui, voilà ce qu’elle désire.

Et dire que pour m’épargner une calomnie ridicule, par avarice, par lâcheté, je suis sous le coup d’une dénonciation capitale !

Il est vrai que le témoignage d’un esclave est nul devant la justice. Le docteur m’a bien semblé le dire. Et pour en être plus sûre encore, je le lui ai demandé :

— N’est-ce pas, docteur, on n’admet pas les plaintes des noirs au Conseil ?

Il fut surpris de ma question. Le trouble que je montrai tout d’abord au récit du crime, lui avait laissé croire qu’il m’avait convertie à sa méfiance et à sa haine extrême des noirs. Ma demande, au contraire, qui tombait inopinément au milieu de son discours, lui prouvait que depuis plusieurs minutes, je n’écoutais que d’une oreille fort distraite ses commentaires.

— Et qu’importe ! s’écria-t-il, revenant toujours à son sujet. Le nègre a beau être dissimulé et hypocrite, il y a des circonstances où il ne peut mentir, où il faut le croire. La loi a souvent la vue claire, mais le regard trop rapide ; elle ne distingue que les ensembles ; pour se familiariser et s’assouplir aux variétés de l’existence, elle a besoin de l’armée des légistes. Mais aux colonies nous ne connaissons pas ces animaux-là !

— Fort heureusement, dis-je.

Il leva les yeux et attacha sur moi un regard fixe, Mon cœur battait plus fort. Se doutait-il de ma complicité ? Était-il venu m’arracher des aveux ? Mais je vis bientôt l’absurdité de mes craintes. Le bon docteur ne soupçonnait rien. Déjà il s’était remis à me parler de Figeroux.

— Tout l’accuse, reprit-il. C’est seulement le surlendemain du crime que Figeroux est venu annoncer la mort de son maître, M. Mettereau, et s’engager chez vous en qualité de commandeur. Le médecin, mon confrère Pasdeloup, a trouvé le corps en putréfaction ; on avait essayé de l’embaumer. Figeroux, m’a-t-on raconté, avait voulu d’abord le faire disparaître, puis il s’était décidé à le garder sous clef jusqu’à l’arrivée de Mme Lafon à Saint-Domingue. Il s’était sans doute proposé d’accomplir le triple assassinat le même jour, mais le navire qui amenait les dames Lafon subit en route des avaries et fut obligé de faire relâche. Le voyage fut ainsi beaucoup plus long qu’il n’aurait l’être, ce qui déjoua les projets du misérable.

— S’il est réellement l’assassin de Mme Lafon, dis-je, c’était bien maladroit de se rapprocher d’Antoinette. Il n’ignorait pas, en effet, quand il est venu chez moi, que je l’avais recueillie. Il voulait donc se faire reconnaître ?

— Oh ! fit le docteur, l’assassinat a eu lieu la nuit ; Figeroux avait peut-être le visage couvert, masqué ; peut-être aussi a-t-il dirigé les meurtriers de loin et sans se montrer à ses victimes.

— Mais quel avantage pouvait-il avoir à entrer chez moi ?

— Il paraît qu’après le crime, Figeroux n’a pas trouvé sur sa victime l’or qu’il attendait, soit que Mme Lafon eût laissé tomber l’argent, au milieu de la lutte, lorsqu’elle essaya d’échapper aux bandits, soit que les noirs qu’il conduisait l’eussent emporté à son insu. Il s’est imaginé que Mme Lafon l’avait confié à Antoinette. Il est entré chez vous pour la voler, pour vous voler aussi peut-être.

— Oh ! docteur, comme cette idée est étrange !

— Mais dans cette affaire tout est étrange ! Pourquoi, par exemple, Figeroux a-t-il froidement commandé qu’on violentât ces femmes. Ce ne pouvait pas être une vengeance, et d’après tout ce qu’on sait de ses mœurs, ce n’est pas un de ces tempéraments de fauve tels qu’on en rencontre parfois chez les mulâtres. Froidement cruel, il n’a point leurs passions de mâle. Il n’y a rien d’impossible à ce qu’il ait agi au nom d’un inconnu. Je vous le répète, madame, il faut vous tenir sur vos gardes. À votre place, moi je renverrais Figeroux.

Je ne répondais rien. La pensée de ce mulâtre que m’avait recommandé Zinga, qu’elle m’avait presque forcée de prendre chez moi, me remplissait d’inquiétude. Connaissait-il « mon crime », ma destinée dépendait-elle de ces deux assassins ; Figeroux allait-il, un beau soir, et avec l’aide de Zinga, me tuer aussi, comme ils avaient tué Mme Lafon ? Certes, les conjectures du docteur n’avaient rien de chimérique. Et pourtant, au milieu de tant de craintes, une image, plus puissante que les autres, s’imposait à mon esprit. Je songeais à ma chère Antoinette. Je ne parvenais pas à éloigner de moi une scène d’horreur, d’une obscénité révoltante. Je voyais la délicieuse enfant se débattre au milieu de noirs fous de luxure ; je voyais sa peau délicate comme les fleurs, meurtrie, ensanglantée par ces mains de barbares. J’entendais ses cris de douleur et de honte. Était-il possible, comme le docteur le prétendait, qu’on se fût attaqué à tant de grâces, qu’un sauvage eût osé souiller une si charmante jeunesse ?

— Docteur, dis-je, qui vous fait croire qu’on a violenté ces malheureuses femmes ? Jamais Antoinette, aux rares fois où j’ai fait allusion à la mort de sa mère, n’a paru troublée comme aurait l’être une enfant, à la fois si franche et si timide, en se voyant contrainte de cacher une telle injure. Elle m’a toujours parlé de cette nuit horrible avec des larmes, mais sans honte ni embarras.

— Ah ! madame, dit le docteur, les jeunes filles les plus franches savent à merveille dissimuler les aventures qui les importunent. Je suis sûr que vous-même autrefois… Allons, passons. Dans l’attitude de Mlle Antoinette, je m’imagine qu’il y a beaucoup d’inconscience. Vous m’avez raconté que vous l’aviez trouvée évanouie. Elle n’a donc rien senti pendant l’opération, heureuse enfant ! À moins, au contraire, qu’elle n’ait éprouvé beaucoup de plaisir. D’où sa réserve. La coquine tient à garder ses sensations pour elle. Voulez-vous que je vous donne un bon conseil, madame : il ne manque pas de beaux partis au Cap, mariez la demoiselle ; elle est en âge. Vous ferez une excellente action. Mais d’abord, n’est-ce pas, renvoyez Figeroux.

— Pourquoi parlez-vous de Figeroux au sujet d’Antoinette ? m’écriai-je toute en fureur.

En vérité cet homme a des paroles si grossières que j’avais envie de le gifler et de le mettre à la porte, lui et ses bons conseils. Mais pour son bonheur et pour ma plus grande angoisse, est survenu un incident qui m’a fait oublier tant de cynisme et de rusticité.

Tout à coup, comme il considérait la plantation, il s’est levé brusquement et, m’attirant derrière le vantail de la fenêtre ouverte, protégée de rideaux légers de manière à laisser voir au dehors et à vous dérober aux passants :

— Regardez Zinga ! m’a-t-il chuchoté à l’oreille.

La négresse était encore mieux vêtue, plus élégante et plus parée qu’au soir où je l’avais surprise dans la chambre d’Antoinette. Sa chemisette fine au col de dentelles, bouffait sur une candale courte à raies roses, dont les fentes, resserrées par des nœuds de ruban écarlate, laissaient voir la jupe de dessous, de toile blanche. Elle avait son collier d’agate et ses bracelets. Ainsi faite elle s’en allait la tête haute, les paupières légèrement retombées, les yeux à peine entr’ouverts sous les longs cils, les dents offertes dans un sourire, les narines palpitantes à la brise de mer. Elle avait oublié ses airs railleurs et méchants ; elle semblait presque jolie dans son bonheur.

Elle passa devant la fenêtre ; en même temps, à quelque distance apparut Samuel Goring. Oubliant tout à fait que des yeux indiscrets pouvaient le voir, le quaker courait derrière elle ; il la rejoignit enfin ; et, tout essoufflé, d’une voix haletante :

— Zinga, dit-il, je vous ai attendue.

— M’enfû ! répliqua-t-elle en haussant les épaules, sans le regarder et elle voulut continuer sa marche.

Alors il l’étreignit, mais, elle, des deux mains, se dégagea, avec une brusquerie si vive et si violente que le révérend trébucha et s’en fut heurter la muraille de notre pavillon.

Ou pati, Kouraj ! aguié ! (Partez, bonne chance, adieu !) cria-t-elle en le saluant de la main.

Mais ivre de douleur, de rage aussi, Goring se mit à la suivre. Il ne la suivit pas longtemps. Voyant qu’il la serrait de près, elle se détourna à demi et, la jambe allongée, d’un coup expert de boxeuse, elle lui envoya le pied en plein visage ; puis, comme il perdait l’équilibre, elle le poussa de sa croupe tendue et reprit sa marche en chantant la chanson créole :

E si nou kontré ké roch,
M’a kasé-yé ké mo do.

(Et si nous rencontrons quelque caillou, je le casserai avec mon dos.)


Le révérend se releva, la regarda, secoua la tête et prononça plusieurs paroles d’une voix entrecoupée. On eût dit que les mots se collaient à ses lèvres.

— Ils la suivent, disait-il, comme les bœufs qu’on va immoler… Que mon esprit ne se laisse point entraîner dans les sentiers de cette femme : elle a fait perdre la vie aux plus forts.

Et, lui tournant le dos, il s’essuya les yeux.

— Il a beau citer la Bible, observa le docteur, cela ne l’empêche pas de pleurer.

Puis se tournant vers moi :

— J’ai envie d’aller voir où court cette fille.

— Et moi de même, dis-je. Mais si elle s’aperçoit que nous la suivons ?

— Nous verrons bien ce qu’elle fera. En tout cas, nous ne nous laisserons pas envoyer des coups de pied au visage comme ce pauvre Goring. Nous lui en donnerons plutôt. D’ailleurs, voyez, elle a dans la cervelle des papillons blancs ; elle suit ses fantaisies, elle ne regarde rien, elle ne nous verra pas.

Nous partîmes sans nous montrer à Goring, ce qui nous fut aisé, car le révérend était trop absorbé par sa douleur amoureuse pour prendre garde à ce qui se passait autour de lui.

Zinga sortit de la plantation et prit la route du Cap. Nous la suivîmes à quelque distance. Elle s’avançait d’un pas rapide et dégagé, en fredonnant toujours sa romance créole. Le ciel, la mer étincelaient ; au loin les monts avaient encore de grandes écharpes d’ombre, mais la route, presque partout découverte, brûlait ; un vent chaud, de temps à autre, soulevait des tourbillons.

Sur ce chemin morne les aspics étaient nos seules rencontres. Nous les apercevions, qui dormaient repliés au soleil. À notre approche ils s’allongeaient, et disparaissaient brusquement dans une palpitation de lumière.

Je regrettais déjà cette promenade d’espionnage ; le docteur s’essuyait le front ; mais Zinga, alerte, marchait du même pas et chantait toujours.

Lontan, lontan tout moun té nwê
San pa oun blang lasou la té
Tan-là sa pa té kou jodi ;

Souvan Bonguié koutmé vini
Pou palé ké sou moun ki bon,
Yè pa pé li okin’ fason,

Tout sa moun li téki palé
Li ét, guen kichoz pou bay-yé.

(Longtemps, longtemps tout le monde fut noir, sans un blanc dessus la terre. Temps-là n’était pas temps-ci.

Souvent Bon Dieu venait pour parler au monde qui était bon, et on n’avait peur de lui en aucune façon.

À tous les gens à qui il parlait, il avait quelque chose à donner.)

Après deux grandes heures de marche, des ombrages de plantations apparurent, des indigotiers, agités un instant par la brise de mer, nous éventèrent par dessus les palissades, et des feuilles légères, détachées de l’arbuste, vinrent courir sous nos pieds. Nous goûtâmes l’ombre et l’odorante fraîcheur. Un parfum de vanille remplissait l’air tandis qu’une neige blanche, s’échappant des massifs, volait devant nos yeux. On ne voyait personne, comme si tout le monde, maîtres et esclaves, eussent été endormis. Cependant, au milieu des champs de cannes, s’entendaient les ciseaux d’élagage, et, sur l’écorce des cacaoyers, le claquement sec de la rigoise qui tue les insectes rongeurs.

Zinga, apercevant les maisons du Cap, s’arrêta devant des sterculias qui étendaient jusque sur la route leurs grandes feuilles contournées ; s’étant troussé la candale et la jupe, elle s’accroupit et pissa, puis nous la vîmes attirer un flacon de son sein et s’oindre la croupe, le ventre et les jambes. L’odeur était si forte qu’à cinquante pas nous en étions comme grisés. Ayant vidé sur son corps le flacon, elle le lança derrière elle, et reprit sa marche.

— C’est sa toilette d’amour, dis-je au docteur.

— Elle est, ma foi, bien faite, pour une négresse, fit-il pensif.

— Allez-vous donc, répliquai-je en riant, vous convertir à la négrophilie, comme le révérend Samuel Goring !

Mais il releva la tête et étendant la main, d’un geste solennel :

— Ça, jamais, s’écria-t-il, et il ajouta à demi-voix, comme honteux : D’ailleurs la science l’a voulu, je suis un chaste !

Derrière Zinga, nous arrivâmes au Cap, et, nous engageant dans une petite ruelle bordée de sucreries, pleine du bruit saccadé des roues d’écrasage, et exhalant l’odeur écœurante des mélasses, nous suivîmes la négresse jusqu’à une maisonnette riante et modeste, à demi-dissimulée derrière de grands cocolobas qui formaient au-devant d’elle une petite avenue ténébreuse en plein soleil. Des fenêtres ouvertes s’envolaient les sons caressants, les tendres accords d’un clavecin. Zinga prit l’avenue, disparut vite au milieu des feuillages. Des portes s’ouvrirent, le clavecin se tut, et j’entendis un bruit de baisers. Je ne sais pourquoi, je me sentis irritée comme si j’avais reçu un soufflet. J’eus envie de m’en aller, puis une curiosité insurmontable m’attacha devant ces fenêtres ; je voulus même entrer dans l’avenue.

— Où allez-vous ? me dit le docteur. C’est la maison de M. Dubousquens.

— Qu’est cela, Dubousquens ?

— Un négociant fort riche de Bordeaux, et le propriétaire de ces sucreries.

— Tant pis ! Il n’a pas le droit de me prendre mes esclaves. Et je le lui dirai bien, à ce monsieur !

— Arrêtez ! reprit le docteur, vous allez faire une sottise. Châtiez Zinga, enfermez-la, dénoncez-la au Conseil colonial, mais n’allez pas ainsi compromettre votre dignité chez un étranger ! Ne vous suffit-il pas de savoir où elle est. Je craignais qu’elle n’eût une liaison moins inoffensive.

— Inoffensive ! me récriai-je, qu’en savez-vous ? Cet homme-là est peut-être aussi, lui, un ennemi des colons. Et puis, croyez-vous que je permettrai jamais à une esclave de s’échapper de la plantation quand il lui en prend fantaisie ? Ne lui ai-je pas confié la surveillance des autres esclaves, la garde et le service d’Antoinette ? En vérité, c’est inouï, un tel dédain de mes ordres, un pareil oubli de ses devoirs… Et quelle audace a cet homme de me la prendre ! La religion, les mœurs, ma réputation, il dédaigne tout cela, ce monsieur. C’est un esprit fort, sans doute. Vous lui ressemblez, d’ailleurs. Ah ! il vous sied bien de parler de précaution et de défense. Ce sont des gens de votre sorte, tenez, qui perdront l’île !

— Calmez-vous, madame, on va vous entendre.

— Et qu’importe qu’on m’entende. Je le voudrais, être entendue ! Ce serait une occasion de lui dire, à ce goujat, ce que je pense de sa conduite. Écoutez ! ils s’embrassent encore… Oh ! c’est trop fort ; elle prononce mon nom ; elle parle de moi. Il faut que je sache ce qu’ils disent. Approchons-nous. N’ayez pas peur, voyons docteur ! Derrière cette haie de lianes on ne nous verra pas.

Je ne pouvais plus me contenir. L’effronterie de cette horrible fille soulevait mon indignation et ma colère. Dire que c’était les lèvres salies par les baisers d’un Dubousquens qu’elle venait à moi. Ah ! l’ignoble coureuse. J’avais envie de me précipiter sur elle, de la frapper, de la déchirer de mes ongles ; puis, un instant après, j’aurais voulu m’éloigner, ne plus la voir, et ainsi oublier ma rage. Mais la curiosité fut plus forte que mon dégoût et ma fureur. Il me fallut rester là, devant ces fenêtres, qu’ils n’avaient même pas la pudeur de fermer. Derrière la haie de lianes nous nous glissâmes, le docteur et moi ; de grandes feuilles retombantes de raisinier nous cachaient suffisamment pour nous permettre de nous approcher et de tout entendre.

Je fus très étonnée que Zinga, au lieu de parler son patois, s’exprimât à peu près comme une blanche qui n’aurait pas été à l’école. S’était-elle donc, ainsi qu’elle en avait devant moi témoigné le désir, « acheté une langue » ? ou bien m’avait-elle trompé en feignant de ne savoir que le créole ?

Je rapporte ici la conversation qu’elle eut avec Dubousquens. Je néglige seulement l’accent, la concision fatigante des nègres qui veulent parler français, quelques expressions grossières ou bizarres dont le sens m’échappe ou que j’ai oubliées.

— Je vois bien que tu ne m’aimes pas, disait-elle. Pourquoi n’es-tu pas heureux avec moi ? Est-ce que je ne sais pas t’embrasser, te donner du plaisir ? Pourquoi m’as-tu prise si tu ne m’aimes pas ?

— Ne joue pas à la passion, ma fille, lui répliquait Dubousquens. Ce serait peine perdue. Je ne suis pas un de ces serins que peut engluer la première venue. À Paris et ailleurs j’ai déjà entendu maintes fois un ramage pareil au tien. Cela ne m’a pas encore tourné la tête.

— Ah ! sot, sot, criait-elle, sot qui ne sait pas comprendre.

— Qu’est-ce donc que je ne sais pas comprendre ?… que tu ressembles à toutes les filles de ta sorte, que seul l’or peut te faire battre le cœur ? En vérité, cela n’est pas difficile à voir… Il faut être raisonnable, Zinga : tu es belle, tu peux t’en vanter ; dans ta race, on n’en compte point des centaines comme toi, c’est sûr ; mais vas-tu, pour cela, exiger de l’amour de tous ceux qui t’ont payé tes baisers ? Je ne suppose pas que tu aies l’âme si despotique, ni si niaise.

Là-dessus, Dubousquens apparut à la fenêtre, haussa les épaules et eut un coup d’œil vague vers l’avenue. J’eus le temps de voir et d’étudier son visage. C’était un homme d’une trentaine d’années, et, bien qu’assez gros, de belle prestance dans son gilet brodé et sa chemise de dentelle ; il avait le regard intelligent, avec quelque chose de ce dédain un peu fat, ordinaire aux gens d’esprit rapide et superficiel. Son œil n’observait pas ; à demi-clos, peut-être ne se faisait-il voir que pour laisser luire sur tous son éclair méprisant. La graisse, qui déjà alourdissait sa face, ne lui permettait pas de montrer cette vivacité des physionomies tout en traits, que transforment les moindres impressions ; elle était comme un déguisement de sa pensée et une défense contre son entourage ; en revanche elle accusait ses instincts avides et violents : la luxure, peut-être la cruauté. Sa bouche, aux lèvres charnues et saillantes, ressortait entre ses joues grasses ; les paroles, injures ou cajoleries, devaient en tomber sans âme, sans force, inexpressives et inutiles, comme les feuilles sèches tombent de l’arbre. On eût dit que rien chez lui ne pouvait l’émouvoir, en dehors de l’orgueil et du plaisir, mais cette bouche appelait plus que le plaisir égoïste, elle commandait la passion.

Nous autres femmes, les indifférents nous prennent avec tant d’aisance, lorsque seulement nous leur soupçonnons quelque goût pour le plaisir : nous nous piquons à leur conquête, et c’est nous, hélas ! qui sommes conquises !

Dubousquens s’était mis à siffloter à la fenêtre ; cependant Zinga, qui avait laissé passer les injures sans interrompre, s’approcha tout à coup, et d’une voix sourde, haletante de fureur :

— Et à qui donc me suis-je donnée pour que tu me traites ainsi ! Dis-le moi donc, pour voir !

Il se retourna vers elle, étonné ; il n’avait point prévu que ces paroles dédaigneuses provoqueraient chez une esclave une telle colère :

— À qui tu t’es donnée ? s’écria-t-il ; en vérité la demande est plaisante. À qui ! mais une colonne de mon grand registre ne suffirait pas à inscrire le nom de tous tes amants.

Il n’achevait pas qu’une gifle, puis deux, puis trois éclataient sur sa face. Cette dispute, dont je ne voulais rien perdre, me fit abandonner toute prudence. Au risque d’être vue, et malgré les conseils du docteur, j’approchai un banc et montai dessus ; de la sorte, le visage encadré de deux feuilles de raisinier, je pouvais découvrir tout ce qui se passait dans la chambre. Mais Dubousquens, vaincu avant de combattre, avait déjà fait soumission.

Il essayait d’enlacer Zinga qui détournait de lui le visage :

— Pardon, disait-il, je ne voulais pas t’offenser.

— Jamais, répliqua-t-elle.

Elle parvint à desserrer les mains qui la tenaient et gagna la porte. Dubousquens courut après en criant :

— Où va-t-elle ? Elle est folle, cette fille !

— Non, répondit Zinga, je ne suis pas folle. Je pars. Tu ne me reverras plus.

Il eut un sourire railleur et plein de dédain :

— Et quand viendras-tu me demander de l’argent ?

Zinga lui jeta un coup d’œil féroce ; je crus qu’elle allait se précipiter sur lui. Elle dénoua seulement l’extrémité de son mouchoir de soie, y prit des pièces d’or et les lança violemment contre la muraille ; puis, comme écrasée par l’émotion, elle alla tomber sur un canapé en sanglotant. Dubousquens parut très embarrassé de ce chagrin. Il s’employa pourtant le mieux qu’il put à la consoler.

— Non, répétait-elle à toutes ses protestations, je n’ai pas besoin de tes belles paroles, ni de tes pièces d’or : tu m’as méprisée…

— Oh ! grand Dieu ! s’écriait Dubousquens.

— Si ! tu as cru que j’étais une de ces putains que le premier venu peut avoir. Imbécile que tu es ! Tu penses que c’est ton argent qui m’attire. Eh bien, veux-tu que je te le dise : il me brûle, ton argent, il me torture ! Quand tu me le mets dans la main, j’ai mal là, tiens ! Je m’imagine que plus tu me donnes, plus tu me mets au-dessous de toi… Ah ! ton argent, c’est le paiement de ma liberté, de mon amour. Sans cet argent, je ne pourrais venir ici. C’est pour ça que je l’accepte… N’as-tu pas vu cette sale gueule de mulâtre qui m’épie, chaque fois que je sors de chez toi ?… Il n’est pas là encore, mais il va venir tout à l’heure… C’est mon tourment, cette face-là. Si je ne lui rapportais rien, s’il pouvait penser que j’ai plaisir à te voir, que je viens pour toi…

— Il te tuerait peut-être ?

— Oui, il me battrait à la mort !

— Et pourquoi ne le quittes-tu pas ? Pourquoi ne viens-tu pas demeurer ici comme je te l’ai demandé ?

— Oh ! il est mon mari.

Dubousquens se mit à rire.

— Tu le trompes pourtant avec un bel entrain !

— Il me le permet, mais il ne veut pas que je le quitte.

— On se passerait de sa volonté.

— Il peut me lancer une piaye[3]. C’est un sorcier.

— Je te défendrai contre lui.

— Et la maîtresse, la Madame Gourgueil. Je ne peux pas l’abandonner.

— J’irai lui demander de t’affranchir.

— Et quand même !… Il y a des serpents entre nous.

— Raison de plus pour t’éloigner d’elle.

— Tu ne comprends pas : il y a quelque chose d’inconnu qui nous lie.

Je tressaillis.

Allait-elle me dénoncer ? Le docteur qui était tout oreille à cet entretien, semblait surpris. Cependant elle détourna la conversation.

— … et puis je ne veux pas que tu me parles d’elle ; je ne veux pas que tu viennes comme hier…

— N’as-tu pas été heureuse ?

— J’ai été heureuse de ton baiser, et ensuite, quand j’ai pensé à toi, j’ai eu très mal.

— Très mal, pourquoi ?

— Parce que j’ai pensé que tu n’étais pas venu pour moi.

— Et pour qui donc serais-je venu ?

— Pour la demoiselle… Rappelle-toi : quand tu m’as demandé avant hier : « Seras-tu à la villa demain à midi, Zinga ? — Mais non, t’ai-je répondu tu sais bien que j’accompagne Mme Gourgueil à la promenade. — Alors, as-tu dit, elle laisse sa maison toute seule ? — Non, il y a la demoiselle et Figeroux pour la garder. — Ah ! as-tu fait. » Pourquoi es-tu venu si ce n’est pour elle ? Sans l’orage tu ne me trouvais pas.

— Je venais voir où tu demeurais, Zinga. Cela m’intéressait de connaître la maison de mon amie et de visiter une plantation. Tout m’est encore inconnu ici ; il y a si peu de temps que je suis dans l’île !

— Ne fais pas le fourbe, pourquoi es-tu entré dans la chambre de la demoiselle ?

— Je t’avais vue à une fenêtre. J’ai essayé de trouver la chambre où était cette fenêtre. J’ai réussi par hasard. Comment aurais-je pu savoir où était la chambre de Mlle Antoinette ?

— Tu mens, vois-tu ! Je sais bien que tu mens ! L’autre jour, comme tu dormais près de moi, tu as parlé d’elle ; oui, tu as prononcé son nom, et tu as parlé aussi de l’enlever. C’est sûr ! Ah ! ami, ami blanc, moi qui t’aime, comme c’est mal ce que tu m’as fait !

— Tu ne sais pas ce que tu dis.

— Oh ! si. Et encore tout à l’heure, tu as parlé de Mme Gourgueil. Tu voulais la connaître ?

— Et qu’importe, bon Dieu ! Je puis désirer connaître une dame de mon pays. Je puis prendre plaisir à causer avec elle !

— Moi, je ne cause pas bien, n’est-ce pas ? Tu ne me comprends pas toujours ?

— Mais si, ma petite Zinga, tu causes bien.

— Non, je ne sais pas le français, mais je vais l’apprendre, et plus tard je saurai parler comme toi, tu verras. Alors, tu ne connaîtras plus que moi. Tu m’aimeras seule. Est-ce qu’il y a des femmes au Cap, dans l’île, dans ton pays de Bordeaux, qui sont plus belles que moi ? Je suis noire, c’est vrai, mais tu te souviens de la chanson : « Il y a longtemps, longtemps, tout le monde était noir. » Je suis d’une meilleure race que tes faces à la crème. Vois donc si les blanches ont des nênets comme ceux-ci !

Elle ouvrait sa chemise et montrait ses seins, larges et rigides, puis, comme il avançait les lèvres, elle évita son baiser en riant. Elle n’avait plus envie de partir. Vite elle laissa couler candale et jupe ; vite la toile fine dont elle était enveloppée se roula, se froissa autour de ses pieds, et elle apparut comme une idole de bronze. Un instant elle jouit de l’admiration de Dubousquens qui devant cette superbe nudité avait abandonné ses airs d’orgueil et d’insouciance, et l’attirait, la bouche avide, les yeux brillants ; mais bientôt l’idole s’anima ; le corps s’échappait, se lançait en des jeux sveltes et gracieux. Dubousquens tendait les mains, ou les fermait sur le vide, il ne pouvait la saisir ; Zinga courait par la chambre, se glissait derrière les meubles, les jetait au-devant de lui avec des rires gutturaux pareils au cancannage des jeunes aras. Et ses bonds, ses détours, ses glissades, semblaient n’être qu’une malice voluptueuse pour projeter, faire saillir davantage les magnificences du sexe, que la gracilité de son buste rendait plus apparentes : cette croupe vaste qui se tendait menaçante et narquoise, ces seins énormes qui semblaient écraser la poitrine. Enfin il l’étreignit, mais comme pour assurer sa défaite. Il l’avait prise à bras le corps sur le canapé, et elle semblait lutter avec lui, le fouler sous son ventre en rut, dans l’effort et sous la saccade de ses fesses majestueuses.

— Quelle impudicité révoltante ! dis-je au docteur.

— Ah ! c’est une belle fille, s’écria-t-il sans m’écouter, puis comme s’il venait de deviner mon observation : Que voulez-vous, elle va à l’amour comme l’abeille va aux fleurs !

— Qu’elle aille où elle voudra, répliquai-je, elle devrait se souvenir de l’instruction que je lui ai donnée. C’était bien la peine de lui enseigner la morale !

Les baisers de Zinga ne montraient pas seulement l’obscénité abjecte de ses penchants ; ils accusaient encore un oubli plus coupable de ses devoirs envers moi. N’est-elle pas ma servante et ne me trahit-elle point en se livrant ainsi à un homme ? En vain se croit-elle jolie, — et certes je l’ai trouvée mieux que je ne l’avais jamais vue — sa beauté ne serait point une excuse, au contraire ! elle la doit à sa maîtresse, à la maison qui la nourrit et l’a faite ce qu’elle est.

Je voudrais la châtier pour lui bien montrer toute l’ignominie de sa conduite, et je n’en ai pas l’audace. Si elle parlait ! certes on ne la croirait pas, mais on pourrait me soupçonner. Je suis condamnée à supporter ses répugnantes débauches ; maîtresse, il faut me soumettre à l’esclave. Que va dire de moi le docteur, lui qui sait maintenant à quel point Zinga méprise mes ordres et son service ? Ne va-t-il pas suspecter mon indulgence, deviner le pacte criminel qui asservit ma volonté, et me rend le pantin de cette gueuse ?

Au moment où ils s’enlaçaient avec frénésie, un coup de sifflet retentit derrière nous. Zinga n’y prit pas garde. Seul le plaisir semblait inspirer les tressaillements de sa chair heureuse. Cependant un second coup, suivi de deux autres, fit se disjoindre les amants. Zinga, encore sur les genoux de Dubousquens, tourna la tête vers la fenêtre et, prêtant l’oreille, parut attendre un nouvel appel.

— C’est lui, fit Zinga avec une grimace d’ennui.

— Qui donc ? demanda Dubousquens.

— Figeroux.

— Ne peux-tu le laisser siffler ?

— Oh ! non, dit-elle toute triste, je vais aller le trouver. Il le faut bien.

Elle se revêtit en toute hâte, eut un baiser pressé, inattentif pour Dubousquens qui l’étreignit avec passion. Les rôles d’amour semblaient renversés. C’était lui, à présent, qui paraissait l’aimer.

— Ah ! tes chères lèvres, disait-il, quand me les donneras-tu, Zinga ? Toutes les caresses seraient fades auprès des tiennes !

Elle eut un sourire railleur.

— Celles de « la demoiselle » sont plus douces encore.

— Méchante ! cria-t-il comme elle ouvrait la porte. Et quand reviendras-tu ?

Il n’eut point de réponse ; elle était déjà partie. Elle effleura vivement la haie de lianes derrière laquelle nous étions cachés et gagna la ruelle. Une voix en colère gronda aussitôt et nous entendîmes une vigoureuse claquade puis des cris, des sanglots.

— Je t’apprendrai, disait la voix, à ne pas venir quand on t’appelle.

— Mais je n’entendais pas.

— Tu n’entendais pas ? C’est donc qu’il t’ensorcelle, pour que tu ne penses plus à le quitter ! Sais-tu combien de temps tu es restée avec lui ? Et qu’est-ce qu’il t’a donné pour ta peine ?

Nous étions sortis de notre cachette et nous assistions de loin à l’algarade. Zinga levait le bras pour se défendre la figure contre les coups. Mon commandeur, Joseph Figeroux, était à côté d’elle, et le docteur, à mi-voix, me faisait observer l’expression féroce du mulâtre. Il est singulier que moi, qui l’ai tous les jours, à toute heure, devant les yeux, ce soit la première fois que je remarque sa physionomie. Je la trouve astucieuse, fausse ; elle annonce aussi, par moments, une décision cruelle et hardie, que rien n’arrête. Comment ne m’a-t-elle pas frappée plus tôt ? Figeroux a donc employé un sortilège pour m’aveugler, et pour aveugler Zinga, car qui peut attacher cette femme à un être pareil ?

En vain Figeroux eut pour père un blanc, en vain est-il affranchi, son visage, bien plus que celui de Zinga, garde les caractères de dissimulation et de cruauté de certains Africains. Il ne rappelle pas ces belles races sénégalaises qui ne diffèrent des nôtres que par la couleur, mais plutôt ces tribus sauvages de la Guinée, qui, dit-on, boivent à certaines fêtes le sang humain. La bouche extraordinairement lippue, et qui ne sourit jamais, le nez écrasé, retroussé, aux narines larges, ne paraissent avides que de carnage. Le front est si bas qu’il apparaît à peine sous la touffe blanche et fine qui s’élance de ses cheveux, d’ailleurs noirs et laineux. L’œil à fleur de visage, brillant d’un regard fixe, inflexible, sous des sourcils toujours froncés, donnerait à croire que l’existence n’apporte à cet homme que motifs de colère ou de chagrin. Court, trapu, le ventre proéminent, il ressemble, malgré l’étonnante activité de son existence, toujours en éveil et en mouvement, à quelque planteur oisif qui ne quitte le lit que pour la table et le palanquin. Il portait un accoutrement ridicule et prétentieux : un tricorne de visite, l’habit de drap, que personne ne revêt par cette chaleur, et l’épée au côté, qui n’allait guère avec sa chemise ouverte, sa culotte de toile, ses mollets nus et ses énormes souliers.

Il ne cessait de menacer et d’injurier sa femme dans ce créole du port, rempli d’obscénités grossières, et que je n’entends pas toujours. Voici du moins ce que j’ai compris.

— Veux-tu me dire ce qu’il t’a donné ? répétait-il en secouant le bras de Zinga qui se cachait toujours la figure, les coudes levés comme pour prévenir de nouvelles violences.

— J’ai oublié de prendre l’argent, gémit-elle.

— Tu as oublié ! Tu as oublié !

Les yeux du mulâtre s’élargissaient d’étonnement. Il ne pouvait concevoir une telle négligence.

— Eh bien, je vais te donner de la mémoire, cria-t-il tout en fureur, tandis que Zinga s’adossait à une muraille, résignée à son sort, se protégeant seulement le plus qu’elle pouvait le dos et le visage. Il la battit de toute la force de son poing, frappant au hasard : les épaules, la poitrine, les hanches.

— Ah ! ah ! disait-il, je le vois bien, madame aime, madame a une passion ; le blanc l’a embagouinée ! Le devoir à présent lui importe peu. Qu’elle jouisse, la truie ; c’est tout ce qu’elle demande. Eh bien, je t’en donnerai des jouissances. Comment trouves-tu celle-là ?

Sous les coups, Zinga soupirait, sanglotait sans répondre.

— Et veux-tu me dire aussi pourquoi tu as repoussé Samuel Goring, pourquoi tu l’as frappé. Qu’est-ce qu’il t’avait fait ?

Zinga, au milieu de ses larmes, eut un cri de révolte :

— Ah ! tu ne vas pas aussi me forcer à voir cette brute-là !

— Et pourquoi donc pas ?

— Il me dégoûte, Je le déteste, je l’exècre !

— Ravale ton exécration, alors, parce que tu le verras, et pas plus tard qu’aujourd’hui. Je le veux !

— Pour l’argent qu’il me donne !

— Il ne s’agit pas d’argent. Il s’agit du bien qu’il fait à notre cause, par ses prédications.

— Je m’en fous de ses prédications, fit Zinga. Jamais il ne me touchera.

— Tu dis ? demanda Figeroux en levant sa lourde canne, répète un peu, pour voir !

— Jamais ! reprit-elle d’une voix résolue, jamais il ne me touchera.

Le mulâtre abaissa le bras, mais elle avait glissé de côté, évitant ainsi le coup de bâton, et s’était mise à courir. Figeroux la poursuivit quelques instants, jusqu’à ce qu’il fût hors de souffle. Alors il s’arrêta, tout haletant, et d’une main furieuse lui jeta son bâton dans les jambes.

— Carne ! cria-t-il, je te retrouverai.

Dans sa fuite Zinga se retourna, et ramassant à pleines mains de la bouse de vache qui séchait sur un mur, elle la lui lança au visage en éclatant de rire. Figeroux s’essuya sa face souillée, grommela je ne sais quelle injure et reprit sa marche lentement derrière la négresse. Il était patient dans la vengeance.

— Vous êtes maintenant édifiée, me dit le docteur.

— Ils sont révoltants d’impudeur et de scélératesse ! m’écriai-je.

— Et qu’allez-vous faire ?

Il souriait en me regardant avec curiosité comme s’il avait deviné ma réponse et déjà s’en égayait. Je lui répondis d’un ton ferme :

— Renvoyer le mulâtre et enfermer Zinga, dès que je serai de retour.

Je le quittai sur ces mots. J’étais outrée de colère, et, en ce moment, bien décidée à traiter le couple Figeroux comme je l’avais dit. Mais la prudence domina mon ressentiment, ou plutôt une image qui me revint sans cesse à l’esprit, la douce image d’Antoinette, chassa toutes les autres. Je ne songeai plus qu’au danger qu’elle pouvait courir, entre cette Zinga jalouse et ce Dubousquens amoureux, car, j’en étais sûre, les reproches que cette fille avait adressés à son amant étaient fondés. Si je l’avais surpris dans la chambre d’Antoinette, c’est qu’il voulait voir mon enfant bien aimée, lui parler, lui crier sa détestable passion, qui sait ? peut-être la déshonorer.

Zinga n’était pour lui qu’un passe-temps, une de ces luxures sans âme où les hommes n’apportent que leur perversité, mais il aimait ou du moins désirait Antoinette, tout me le laissait croire, jusqu’à cette répulsion secrète que j’éprouvais pour lui sans rien connaître de son existence, et qui me faisait redouter de sa part de grands maux : les pressentiments ne m’ont jamais trompée.

Je revins en toute hâte aux Ingas. Dès mon arrivée l’attitude accablée, l’air de consternation que je remarque chez tous les esclaves m’avertissent d’un malheur. La bouche sèche, la voix rauque, je demande à chacun : « Antoinette ! où est Antoinette ? » N’obtenant pas de réponse, je vole à la chambre de mon enfant, je la trouve enfin, mais dans quel état, grand Dieu ! La robe en lambeaux, les cheveux épars, la tête rejetée en arrière, elle paraît morte. Hors de moi, je prends par le bras la grosse Marion qui regarde devant elle et bouche bée ; je secoue Catherine Fuseau qui pleure, la tête dans les mains. Je menace, je prie, j’injurie, je veux des explications : « Qu’est-il arrivé ? Voyons ! Voulez-vous répondre canailles ? » Alors, au milieu de gémissements et avec toutes sortes d’excuses pour se mettre hors de cause, Marion, Catherine, des filles de cuisine qui surviennent, me versent leur bavardage intarissable, se coupant la parole, se contredisant, s’enfiévrant, parlant toutes à la fois, et ainsi elles essaient de me raconter ou plutôt de me faire deviner l’aventure. « Les demoiselles étaient à s’habiller, nous, nous préparions le dîner. — Dis donc que tu dormais ! — Si on peut mentir !… — Je mens point. Même que je disais : elle fait plus de bruit à elle seule en ronflant que toute la maison en travaillant. C’est vrai que ces demoiselles qui s’ébattent comme des diables d’ordinaire, ne menaient cette fois pas plus de tapage que de petites souris. On pensait qu’elles s’étaient endormies… Mais voici tout à coup un cri, puis deux, puis toute une suite qui partent de la chambre de Mam’zelle, des cris à emporter le gosier de qui les pousse, des cris qui vous entrent dans le cœur. Catherine a peur, elle veut se sauver. — Non, c’est toi ! — C’est elle maîtresse ! J’ai dû l’emmener avec la cuisinière. Nous la tenions chacune par un bras. Nous arrivons ainsi à la chambre de mam’zelle Antoinette. Bon Dieu ! qu’est-ce que nous voyons ! Des chaises renversées, les draps du lit arrachés, des traces d’ongles sur la tapisserie comme si on s’y était accroché, mais personne… La fenêtre était grande ouverte et, à présent, les cris venaient du dehors ; nous avons regardé dans le jardin : deux diables de nègres, des solides et qui n’avaient pas les jarrets en coton ! décampaient si vite entre les champs de cannes, que le vent n’aurait pu les attraper. Ils portaient dans leurs bras des robes gonflées et frétillantes. C’étaient nos demoiselles. J’ai bien reconnu la jupe à pois roses d’Agathe et ses petits pieds chaussés de pantoufles à rubans amarantes, qui battaient l’une après l’autre les côtes de son voleur. C’était elle qui criait. Antoinette, pour son compte, ne remuait pas plus les jambes ni les lèvres qu’une statue. Comme le jardinier et Justin venaient de notre côté, ça nous a donné du courage, nous avons appelé : « À l’aide ! à l’aide ! » et nous nous sommes lancés à la poursuite de ces brigands. L’un des diables, tout fort et tout grand qu’il était, nous voyant à ses trousses, a senti, je crois bien, grouiller ses entrailles. Il a lâché mam’zelle. Paf ! elle est tombée de ses bras comme un paquet. Puis il a pris ses plus belles jambes de dimanche pour rejoindre son compagnon qui était déjà loin, disparu derrière les cannes. Nous sommes allées à mam’zelle qui était évanouie ; et nous l’avons portée dans sa chambre. En voilà-t-il une aventure ! »

Je laissais bavarder Marion et Catherine, sans leur répondre. Dans un autre moment je les aurais battues, mais je ne songeais qu’à Antoinette. Agenouillée devant son lit, j’ouvris son corsage, et je passai sous ses narines un flacon de sels. Elle avait perdu tout sentiment.

— Vite ! vite ! dis-je en secouant par les épaules les brutes insensibles qui m’entouraient. Vite ! vite ! Courez chez le docteur Chiron. Ramenez-le ! Vous dépêcherez-vous, fainéantes !

Cependant Antoinette peu à peu reprit connaissance ; je vis ses paupières se relever lentement, les ailes de son nez palpiter ; ses lèvres en s’entr’ouvrant parurent me sourire.

— Mon enfant adorée ! m’écriai-je en la serrant contre mon cœur, et mes larmes vinrent rafraîchir son front et les ondulations souples de ses cheveux.

Lorsque le docteur entra et qu’il sut ce qui était arrivé :

— Eh bien, dit-il, on se fait enlever par les nègres à présent… Qu’est-ce que je vous disais, madame ?

À ces mots les yeux de la pauvre petite se remplirent de larmes.

— Ménagez-la, voyons, docteur ! cette enfant souffre !

Il observa le pouls d’un air détaché, puis laissant tomber la main :

— Un peu de fièvre. Ce ne sera rien. Les émotions sont bonnes pour la jeunesse, ajouta-t-il avec un rire stupide, et il ordonna, au hasard, quelque remède.

Il semblait enchanté comme si l’événement donnait raison à ses prophéties. Même l’enlèvement d’Agathe ne l’inquiétait pas.

— Bah ! elle reviendra ! Cette jeune fille avait évidemment des dispositions au libertinage.

— Vous êtes fou, docteur !

— Ma théorie est faite, madame : point n’enlève-t-on fille qui n’y consente. La bouche dit non, le cul dit oui… D’ailleurs, si cela pouvait vous rendre attentive à mes conseils, l’aventure aurait été excellente.

À ce moment j’aperçus Zinga qui glissait un regard sournois vers Antoinette. L’infâme ! était-elle donc complice des ravisseurs ? Si j’en étais sûre, je crois que je ne redouterais plus ni poursuites ni vengeances. J’aurais sa vie !

— Oh ! Oh ! fit le docteur qui aperçut Zinga, vous ne vous décidez donc pas à enfermer cette fille, chère madame.

— Ah ! dis-je, en arrivant ici je n’ai pensé qu’à Antoinette.

Puis, comme pour lui montrer mon repentir, j’ajoutai en me tournant vers la négresse :

— Voilà donc les conséquences de votre inconduite, coureuse !

Elle feignit une profonde surprise ; la bouche entrebâillée, les yeux innocents, elle me considérait de la tête aux pieds comme si elle ne me reconnaissait plus et semblait attendre mes paroles :

— Je vous défends, repris-je, de sortir de la maison. Sinon…

Et je levai le bras sur elle.

Elle resta immobile quelques instants, me fixant avec insolence, puis elle leva les épaules, et se retira, remplissant le vestibule de son rire éclatant, de sa gaieté criarde de perroquet.

— Elle vous respecte bien, fit le docteur d’un ton ironique ; j’admire, pour ma part, votre courage. Ah ! si la rosse était à moi, je la ferais marcher, avec une bonne rigoise pour lui éventer les fesses.

Mais que m’importaient maintenant Zinga, le docteur et le monde entier ! Antoinette était là, les roses revenaient à ses joues : je n’avais plus cette idée horrible de la mort qui m’avait accablée en entrant dans la plantation. J’oubliais même l’enlèvement d’Agathe, je ne pensais même pas aux angoisses ni au désespoir que devait éprouver sa pauvre mère.

— Où est Agathe ? m’avait demandé la chère enfant en reprenant connaissance.

— On l’a retrouvée, répondis-je ; ne vous effrayez pas. Soyez calme.

J’étais pourtant très inquiète, mais uniquement à cause de ma chérie. Qui avait pu ordonner cet enlèvement ? Ce n’était, certes pas l’amour qui l’avait inspiré, car pourquoi s’attaquer à ces deux malheureuses enfants ! Je me perdais en conjectures.

— S’ils veulent t’enlever, m’écriai-je, il faudra qu’ils m’enlèvent avec toi, car je ne te quitte plus.

Par le jardinier, je fis armer d’un fusil, et poster derrière les cacaoyers, deux nègres dont j’ai eu l’occasion d’éprouver la fidélité.

Si quelqu’un essaie d’entrer furtivement dans la maison, ils ont ordre de tirer.

De plus, Catherine et Marion vont transporter le lit d’Antoinette dans ma chambre, pour que je puisse mieux veiller sur mon enfant.

Je ne me fierai plus à personne, qu’à moi-même.

Au besoin je saurai la défendre. M. le comte de Provence avait donné à mon mari d’excellents pistolets. Ils resteront désormais sur ma table, près de mon lit, tout chargés. Je ne suis point maladroite.

Mais qui donc a eu l’audace de commander cet enlèvement ?… Je ne crois pas que Dubousquens, ni Figeroux soient coupables. Et pourtant !… Dès demain j’irai porter plainte au Conseil ; il faudra bien qu’on découvre les coupables et qu’on venge mon Antoinette !

Au milieu de tous les périls qui me menacent et dans l’inquiétude où je suis de perdre mon enfant, je n’espérais pas trouver un auxiliaire à la fois si précieux et si méprisé, ni qu’une main ignoble et charitable se tendrait vers la mienne et que je l’accepterais.

Je m’étais rendue dès le matin, au Cap, chez M. de la Pouyade. Il reposait encore. Par mes instances auprès de son esclave, je l’avais presque contraint de se lever et de venir entendre ma confession.

Il était accouru vers moi, l’habit à demi déboutonné, les souliers dénoués, une barbe de la veille et la perruque de travers. N’importe ! c’était un prêtre, et j’avais si grand besoin à ce moment de me confier à un ministre de Dieu et d’entendre, par ses lèvres, que j’étais pardonnée d’en haut, que je l’avais, tel quel, entraîné dans l’église.

— Mon Dieu ! s’écria-t-il, madame, qu’avez-vous, que vous est-il arrivé ? Le diable est-il dans votre maison, que vous venez sitôt me réveiller ?

— Hélas ! fis-je. Plût au ciel, mon père, qu’il fût seulement dans la maison, mais je soupçonne qu’il est en moi.

— Ah ! ah ! voilà qui est amusant, par exemple. Moi qui, jusqu’ici, n’ai exorcisé personne ! Comment vais-je faire pour chasser votre démon ?

— Ne riez pas, mon père, repris-je. De cruelles tentations viennent souvent incliner au mal une nature portée instinctivement à la vertu ; mais je ne saurais me reconnaître quand je fléchis. Il me semble qu’une autre personne emprunte alors mes sens, et mon âme désavoue des actes auxquels elle ne prend aucune part.

— Dieu s’en réjouit là-haut, ma fille, conclut-il en aspirant une pincée de tabac vanillé, tandis que je tombais à ses pieds, puis : Dites vos péchés, fit-il, et avec une ironie absolument déplacée, il ajouta : Ou plutôt ceux de votre démon.

La faute que j’avais commise ne me causait tant de trouble que parce qu’elle atteignait ma chère enfant et l’innocence de mon amour. Une autre ne s’en fût point émue, mais le lien qui m’unit à cet ange est saint à mes yeux, et je ne pouvais assez me reprocher d’en avoir terni la céleste pureté.

L’enlèvement d’Agathe, l’état dans lequel se trouvait mon enfant, tout me conseillait de ne point me fier à des soins mercenaires, mais de veiller moi-même sur ce bien sacré. C’est pourquoi j’avais fait transporter dans ma chambre le lit d’Antoinette, mais la chère enfant était trop loin encore ! Le soir, je la pris tout endormie dans mes bras et la portai dans mon lit. Oh ! Quelle joie lorsque je sentis son corps contre le mien ; que sa douce respiration approcha son jeune sein de ma poitrine et l’effleura d’une caresse délicieuse ! Je ne sais pourquoi à ce moment, comme si le ciel se fût montré jaloux de mon plaisir, je me rappelai les paroles du docteur, et un soupçon affreux traversa mon esprit. Les brigands qui avaient osé porter leurs mains sacrilèges sur l’enfant ? Le doute me suppliciait. Je voulus avoir une certitude, — dût-elle être douloureuse, — et profiter de ce sommeil. Repoussant tout ce qui voilait le corps de mon Antoinette, écartant ces jambes grassouillettes qui, chastement réunies, semblaient vouloir dérober leur trésor, j’approchai une petite lampe, et penchée vers elle, comme une mère vigilante ou un mari fervent, je découvris le secret adorable. Dieu soit béni ! les barbares n’avaient point flétri mon enfant ; la fleur chaste, à peine rosée, mince et délicate encore, dissimulait ses annelets dans les profondeurs de la chair, parmi les frisures d’une mousse capricieuse et dorée.

O ma chérie ! m’écriai-je, se peut-il qu’un jour un mâle brutal déchire des grâces si parfaites et arrache à ton sein tranquille un cri de douleur ! Je te garderai pour moi seule, car, seule, mon affection ne blesse pas et ne sait pas tromper.

Alors, prise d’une étrange fureur amoureuse, je pressais toute cette jeunesse ; au risque de la flétrir moi-même, j’imprégnais mes doigts de son odeur, et mes lèvres allaient, au plus intime de son être, goûter la saveur pénétrante, les effluves piquants et sauvages de ses organes. J’aurais voulu m’abîmer en elle.

Cependant je la sentis soudain tressaillir ; elle eut une exclamation de lassitude ou de jouissance ; je crus qu’elle appelait sa mère ; à demi éveillée, à demi somnolente, elle retourna au-dessus de ma face, comme une narquoise figure, les charnures jumelles et l’arc tendu de son mignon derrière, puis, de la main, légèrement et sans y prendre garde, elle me toucha les cheveux. J’eus grand’peur qu’elle ne m’aperçût. Vite, doucement aussi, je me redressai, soufflai la lampe ; une honte froide, puis ardente m’envahit : mon ivresse impie s’était dissipée. Il me sembla que je venais d’insulter à ma religion ; je pleurai, et plus d’une de mes larmes vint tomber sur ce front que ma bouche, comme si elle en était indigne, se refusait maintenant à baiser. Toute la nuit, auprès d’Antoinette, je souffris d’une solitude désespérée. En découvrant en elle des joies si coupables, j’avais senti comme un nouvel être qui, par ses séductions même, semblait outrager le premier.

Avec quelle émotion, quelle voix tremblante ai-je fait ces aveux !

Dans la crainte de me rendre odieuse à mon confesseur, j’essayais, sans lui rien cacher, de voiler ma faute le plus possible. Enfin les mots que j’avais tant de honte à prononcer, tombèrent de mes lèvres. Jamais, je pense, repentir plus vif n’avait courbé une femme devant un prêtre, et toutefois une étrange ivresse se mêlait à mes remords. L’image de mon enfant me poursuivait : nue, impudiquement offerte, elle tendait à mes lèvres les roses naissantes de sa chair, et les délices maudites, jusque sous le crucifix de la pénitence, précipitaient les mouvements de mon cœur. Mais un sentiment tout autre vint m’agiter quand, jetant les yeux sur M. de la Pouyade, je le vis sourire et jouer négligemment avec une chaînette d’or qui soutenait son carnet.

Était-ce donc là l’effet que produisait sur lui ma confession ! Moi qui eusse rêvé l’éclat d’une sainte colère, une de ces pénitences sanglantes qu’imposait la primitive Église, à tout le moins de sincères reproches ! Cette indifférence de la part d’un prêtre me révoltait. Je fus encore plus choquée lorsque, pour me donner l’absolution, M. de la Pouyade leva une main où je vis, à l’annuaire, briller une améthyste, entourée de topazes. Je ne crois point qu’il ait le titre d’évêque, et l’eût-il, de semblables parures conviennent-elles à un ministre de Jésus-Christ ?

Je me relevai tout irritée.

— Enfin, mon père, lui dis-je, que dois-je faire pour prévenir de pareils retours ?

Il était parvenu à ne plus sourire et à se composer un grave visage.

— Que sais-je ? vous séparer d’elle, la marier…

— La marier ! m’écriai-je avec une sorte d’indignation.

— Assurément, reprit-il, cela vaudrait mieux. Vous vous épargneriez des tentations inutiles. Mais vous êtes assez vertueuse, madame, pour y résister et je ne veux point vous donner de conseil à ce sujet. Le parti que vous choisirez sera le meilleur, j’en suis convaincu.

Je sortis, plus irritée, plus émue encore que je ne l’étais à mon arrivée. Sans doute, pour qu’on m’accueille ainsi, en souriant, j’ai dû exagérer ma faute. Pourquoi aussi ne serais-je qu’une mère à l’égard de cette enfant ? J’ai encore la jeunesse ; plus d’une fois on m’a dit que j’étais belle, et sans cette clause horrible du testament de ce Gourgueil, qui m’interdit un second mariage à moins que je ne renonce à ses biens, je ne porterais plus aujourd’hui son nom odieux. Mais, au fond, que m’importe ? Quel est l’homme qui saurait être tendre, caressant, soumis ? Le successeur de ce Gourgueil dont la tyrannie m’a été si cruelle, le continuerait ; il faudrait être, comme pour l’autre, une esclave. Et si j’avais un amant, quel scandale dans la colonie ! On s’est trop habitué à me considérer comme une des femmes les plus vertueuses de l’île ; il faut que je porte le poids de ma réputation. Charge bien légère ! Tous ces baisers barbares ne me tentent pas. Toi seule, adorable Antoinette, tu émeus mon être de plaisir. J’oublie que je suis une femme devant toi ; tu m’as donné comme un autre sexe pour t’aimer. O pure, innocente enfant, va ! je te garderai ! tu ne connaîtras point l’étreinte odieuse qui détruirait la grâce de ton jeune corps et te ferait sentir la douleur, toi qui jusqu’ici as ignoré tous les maux ! Je ne te demande pas aujourd’hui ton amour ; je suis patiente ; un jour peut-être ta gratitude s’éveillera pour mon bienfait, mais, en attendant, laisse-toi adorer. Que je puisse prouver, autrement que par de vaines paroles, la force de la passion que je ressens pour toi, et que ma chair porte en ta chair le feu qui la dévore. Dieu ne nous maudira pas, ô la plus chérie, il ne peut condamner l’amour qui veut pénétrer et défendre ta perfection. Et nous nous aimerons dans l’ombre, mystérieusement, sans que personne au Cap puisse se douter que tu n’es pas seulement ma fille, mais mon épouse adorée !

J’étais encore devant la porte de M. de la Pouyade lorsque je rencontrai Mme de Létang. Ce n’était plus la femme qui se laissait porter par l’existence avec tant d’indolence et de mollesse, et que rien ne semblait émouvoir. Les yeux rougis et cernés, le sein soulevé de sanglots, elle marchait très vite et comme au hasard, se heurtant contre les pierres de la route, chancelant, paraissant avoir peine à se soutenir. J’oubliai toute rancune, j’allai vers elle, je lui pris les mains ; elle n’eut point de larmes, ni de paroles, tant elle semblait hébétée par la douleur.

— Consolez-vous, ma pauvre amie, lui dis-je, nous retrouverons votre chère Agathe et nous châtierons le misérable ravisseur. Ne m’a-t-on pas dit que le chef de la milice avait déjà commencé les recherches, et qu’il pensait être sur une bonne piste ?

Elle me regarda fixement comme si elle eût voulu trouver dans mon regard un motif d’espérer, puis secouant la tête d’un air de désolation, elle me quitta sans un mot. Je la vis frapper à la porte de M. de la Pouyade. Puisse-t-il avoir témoigné quelque pitié à cette malheureuse mère ! Pour moi, sa vue m’avait atterrée ; je pleurai en pensant au rapt de sa fille, mais je songeais moins à son infortune qu’au péril de mon Antoinette. Que deviendrais-je si elle aussi ?… mais je ne veux pas croire que la destinée me réserve des peines si cruelles ; je n’y survivrais pas. D’ailleurs nous sommes deux à présent à veiller sur elle, et deux femmes qu’unissent l’amour et la haine ne sont-elles pas de bonnes gardiennes ?

Voici comment s’est faite cette nouvelle liaison. Ah ! bien étranges sont parfois les secours que nous envoie la Providence, mais nous courons des dangers si incroyables et nous avons des ennemis si inattendus !

Je rentrais aux Ingas en palanquin, menée à grande vitesse par mes quatre noirs que j’activais de la voix et d’une souple badine, dans mon impatience de revoir Antoinette. Le trouble que j’avais ressenti devant l’abbé de la Pouyade avait cessé ; je me sentais heureuse, pure de toute faute envers Dieu comme envers mon amour, prête à aimer mon enfant avec toute la force de mon âme et de mes sens. Déjà je me trouvais devant la porterie lorsque je croisai un palanquin qui revenait de la maison au galop, palanquin de fillette gâtée plus que de femme sérieuse : tout en acajou avec des crépines dorées et des rubans de soie claire, enveloppé de grands rideaux de mousseline à fleurs roses qui bouffaient au vent comme des voiles. À peine eus-je le temps de le regarder ; les rideaux s’écartèrent et, embarrassée dans sa robe, entraînant les coussins, faisant trébucher un porteur, roula et dégringola vers moi, pattes de satin, cul doré et dentelles aux cheveux, une frétillante petite négresse qui, à peine sur ses jambes, s’avança vers moi avec l’air dégagé et la malice d’une jeune guenon :

Maame Gourgueil ! fit-elle avec un sourire qui écarta et durcit ses lèvres entre les dents brillantes, lorsqu’elle fut tout près de moi.

— Comment, répondis-je, me connais-tu si bien ?

Li vue, li marquée. (Une fois qu’on t’a vue, on ne t’oublie pas).

Et, parlant ainsi, elle tira d’une pochette de sa candale une lettre odorante d’un parfum vif et entêtant. J’en rompis le cachet et j’y lus cette demande singulière :

« Madame,

« Je vous prie d’excuser la liberté d’une simple fille qui, n’étant point de qualité, et n’appartenant même pas à votre race, ne saurait prétendre à entrer en relations avec une dame de votre rang, si des intérêts, qui nous sont communs, ne me pressaient de solliciter humblement mais avec instance, un rendez-vous. Comme il est utile pour l’une et l’autre que l’on ignore notre entrevue je vous demanderai de venir vous-même me trouver pendant la fête qu’on donnera ce soir au Cap, en déguisé, ou bien voilée. Vous ne serez pas remarquée au milieu de la foule. Tandis que si j’allais aux Ingas, des personnes que je connais et ne tiens pas à rencontrer pourraient m’y voir. Vous demanderez la maison du sieur Pichon au bout de l’Allée des Lataniers. Elle est à droite. Je demeure derrière, dans un pavillon qui donne sur le jardin. Vous n’avez qu’à traverser la cour, vous y êtes. Encore une fois, madame, je déplore mon audace et les ennuis que vous doit coûter cette visite, et pourtant j’ose espérer que vous n’en aurez point de regret.

« Daignez, Madame, accepter les sentiments de respectueux dévouement avec lesquels je suis votre très humble et très obligeante servante

« Nanette Berthier. »

Ce nom n’est que trop connu au Cap français. Nanette Berthier, que ses amis de couleur appellent Kouma-Toulou, la Langue Joyeuse, et que nous nommons familièrement Dodue-Fleurie, est une fort belle négresse, grande et grasse, une véritable pièce d’Inde[4]. Il n’est point de négociants, de voyageurs de passage à Saint-Domingue qui manquent d’aller souper avec Dodue-Fleurie ; ils croiraient même ignorer les délices de l’île s’ils n’obtenaient, à prix d’or, une de ses nuits où, dit-on, elle ne se montre jamais oisive. La lourde volupté que dégage son corps lorsqu’elle se promène dans les rues et les jardins du Cap ; tout ce qu’il y a de grossière et ardente luxure dans le balancement de ses hanches vastes, dans ses claquements provocateurs de langue, dans le jeu de ses paupières bordées de longs cils, tantôt retombées comme dans une extase, tantôt levées sur des yeux blancs, où le regard étincelle de colère ou de dédain ; ses domestiques noirs qu’elle traite comme des animaux, mais auquel elle donne des livrées dignes de la Cour ; son luxe, ses toilettes, ses fantaisies ruineuses, les suicides des hommes qu’elle a désespérés par son mépris ou ses caprices, tout lui a fait une célébrité inouïe. Elle se croit reine et elle agit en despote. Combien a-t-elle brisé de mariages et fait pleurer de confiantes fiancées ! Personne n’ose élever la voix contre elle. Il a fallu que le fils du gouverneur s’éprit de cette femme pour que le père alarmé et furieux d’une telle liaison menaçât la courtisane de la faire arrêter et de déchirer l’acte qui l’affranchissait. Alors pour quelques mois elle a abandonné sa magnifique maison et s’est retirée dans ce logis à demi secret qu’elle m’indique dans sa lettre, ne sortant plus et condamnant sa porte à son ancien amoureux afin d’apaiser le père. Je ne connais pas d’être qui me répugne davantage que cette Dodue-Fleurie. Zinga m’irrite ; Zinga m’effraie ; Zinga me rappelle d’atroces souvenirs ; mais que de fois l’ai-je sentie liée et dévouée à mon être, soit qu’une caresse me l’eût conquise, soit que la beauté de mon corps ou la supériorité de ma race exerce sur son esprit quelque fascination, soit enfin que le fouet, quand il m’est arrivé d’en user avec elle, lui ait fait comprendre la force de ma volonté. Mais je n’ai jamais vu cette Dodue-Fleurie, sans ressentir comme un soulèvement de dégoût ; toute sa personne me révolte ; sous ses cotillons de soie brochés d’or et parfumés à la poudre à la maréchale, je sens une odeur d’huile et de chair mal lavée. Elle me produit l’impression d’une latrine décorée somptueusement, et pourtant, moi comme les autres, je me sens dominée par elle, et si elle me regarde en face, à la promenade, je baisse les yeux. Ah ! il ne fallait pas affranchir un pareil monstre ; c’est comme si on ouvrait un cloaque, on serait vite infecté par son débordement. Mais vais-je être injuste envers l’être qui a sauvé mon Antoinette ; ne puis-je dominer ma répugnance et accepter, quel qu’il soit, le secours que m’envoie le Ciel ?

Dès que j’eus pris connaissance de la lettre, je dis à la petite négrillonne que j’irais trouver sa maîtresse, le soir même. Aussitôt elle s’inclina, fit une pirouette de bouffonne, stylée à divertir sa maîtresse, et remonta dans le palanquin qui redescendit très vite vers le Cap, sur les épaules de ses porteurs.

Je n’avais pas hésité un seul instant à lui donner cette réponse ; l’humiliation d’une pareille démarche ne me coûtait pas, ou plutôt j’avais le pressentiment que cette femme allait me parler d’Antoinette et cela seul suffisait à m’attirer chez elle. Peut-être aussi ai-je senti dans sa lettre ce mystérieux pouvoir qu’elle exerce sur tous et auquel il faut se soumettre, malgré soi.

Je passai la journée avec ma chère enfant ; elle s’était remise peu à peu de son émotion, mais quand elle sut que son amie Agathe avait disparu, elle sanglota et rien ne put la consoler. Il fallait que j’eusse toutes ces inquiétudes et qu’elle m’occupât à ce point l’esprit, pour souffrir si courageusement les horribles douleurs d’entrailles qui vinrent me tourmenter. Je m’imaginais qu’un cercle de fer me comprimait, me rétrécissait le ventre de moment en moment ; le mal avait des élans brusques et des coups féroces. Parfois j’aurais eu envie de me rouler par terre tant je souffrais, et je cachais ma torture à Antoinette de crainte de l’ennuyer. Une minute il me fut impossible de dissimuler. Elle m’interrogea. « Oh ! ce ne sera rien, » lui dis-je. En réalité je ne m’expliquais point ce mal subit ; et je me rappelai un fait dont le docteur Chiron m’avait parlé, peu de jours avant : l’empoisonnement d’une maîtresse par ses esclaves. Étais-je aussi, moi, empoisonnée ? La crainte de laisser paraître une inquiétude vaine lorsque je m’étais montrée d’abord si tranquille, m’empêcha d’appeler le docteur. Je pensai qu’il se moquerait de moi.

Vers le soir, cependant, le mal se calma ; je dis adieu à Antoinette, je la laissai sous la garde de deux noirs en qui j’avais confiance et, après l’avoir enfermée dans sa chambre, je descendis à pied vers le Cap, emportant, afin de n’être point reconnue, un voile léger de tulle noir que je me mis sur le visage, aussitôt que j’eus quitté les Ingas. Je me faisais suivre seulement des deux fils de ma servante Manon, qui me sont dévoués, parce que souvent je leur donne des friandises et des piécettes à l’insu de leur mère. Ils sont les espions des autres noirs de la plantation, et bien que l’aîné n’ait pas quinze ans, ils sont si forts, si courageux et si hardis que je ne crains rien avec eux. Ils avaient chacun, dissimulés dans un manteau, un petit pistolet et un poignard. Ces sorties nocturnes sont dangereuses. Il faut vraiment que j’aime mon Antoinette pour m’exposer ainsi.

Le soleil, étincelant à mon départ, m’abandonna en route. Il tomba derrière la mer. La nuit se répandit tout à coup sur les champs de cannes et sur les monts. Des touffes de feu, aux plus hauts sommets, jaillirent seules de l’ombre noire dans le ciel qui, d’instant en instant, semblait se ternir et se fermer pour nos yeux. Une tristesse infinie pesa sur tout mon être. J’attirai mon plus jeune compagnon contre moi.

— Pas peur, maîtresse ! dit-il. Zozo et Troussot près de toi.

— Et Antoinette, fis-je, connais-tu ceux qui la gardent ?

— Maîtresse, sont bons.

Je ne sais pourquoi je baisai au front le petit nègre, qui, à son tour, me lécha la main. Cette venue de l’obscurité m’apporte presque chaque jour un frémissement extraordinaire de tendresse, d’effroi. Je me sens perdue dans ces vastes ténèbres ; j’embrasserais alors un animal dans ma terreur de la solitude.

Cependant mes petits nègres avaient allumé les lanternes. Troussot, le plus grand, marchait devant moi ; et Zozo, à mes côtés, pour me rassurer.

De la route des Ingas j’aperçus le Cap dans une petite buée lumineuse. Les rumeurs de la fête venaient jusqu’à nous, assourdies. Dans l’immense repos, dans la grande solitude noire de la mer et des monts, les lumières, le bruit de la ville ne semblaient pas prendre plus de place que ces feux d’acacias que les nègres marrons allument en chantant pour conjurer les démons nocturnes.

Au contraire, à peine étions-nous entrés dans le faubourg des Milices, que je me sentis comme étouffée par la foule. En ce dimanche de la Saint-Jean et sous l’influence des nouvelles idées, beaucoup de maîtres ont cru devoir laisser pleine licence à leurs esclaves. Pour la première fois je me demandai si le docteur n’avait pas raison, et je fus saisie de frayeur quand il me fallut, pour passer, écarter des poitrines, des épaules huileuses, me sentir effleurer par des faces noires et luisantes où les lampes fumeuses des éventaires faisaient courir d’étranges reflets. Il arriva que Zozo et Troussot durent frapper, jouer des poings. J’entendis autour de moi gronder des colères ; mon cœur battait violemment, et je me disais : « S’ils devinent que j’ai peur, je suis perdue. »

Il y avait là tous les nègres récemment débarqués, ceux que l’on n’a pu dompter encore et qui gardent les violentes ardeurs de l’Afrique ; ceux qui ne travaillent que sous la surveillance du commandeur, au sifflement des rigoises et la chaîne aux pieds. Par quelle étrange aberration les avait-on lâchés ainsi ? On ne voyait point de gardes de la milice, ni de blancs, ni même de ces esclaves policés qui ont pris auprès de nous nos mœurs, notre costume et nos façons de vivre. Point, non plus, de serviteurs ni de marchands sauf ceux qui s’étaient installés pour la journée. Des têtes ricaneuses et féroces d’un noir luisant comme le bronze, sans cheveux ou bien couvertes d’une laine frisée, des têtes aux yeux blancs, grands ouverts, fixes, aux narines larges, à la bouche grasse, tendue dans un rire continu et montrant des dents menaçantes, m’apparaissaient telles que ces faces d’animaux inconnus que nous voyons dans nos insomnies, sans âme et toutes semblables ; elles me frôlaient, me reniflaient ainsi que des chiens, semblaient vouloir me happer et me mordre. Je me croyais la proie de quelque horrible cauchemar, car les têtes se multipliaient à l’infini, me regardant de leurs gros yeux immobiles, avec un rire incessant. Elles semblaient de plus en plus animées de joie furieuse et comme de délire ; les bouches d’abord muettes, puis grommelantes, devenaient orageuses ; on sentait que le mouvement des vagues humaines était plus rapide, plus violent, comme lorsque l’on quitte les rivages pour la pleine mer. D’instant en instant elles me heurtaient et me pressaient davantage.

Deux jeunes blanches qui s’étaient aventurées dans cette multitude, curieuses des verroteries et des menus objets qu’offraient les petits marchands sous les lampes, furent entraînées dans une chica ridicule et fatigante, à trois temps, que ces nègres dansent dos à dos en s’accroupissant, en se heurtant les fesses et en se relevant d’un élan brusque. Au milieu de cette foule les mouvements étaient encore plus grossiers et plus brutaux. Ces brutes lâchaient en dansant des vents infects.

— Bola ! Bola ! criaient-ils lorsque les deux jeunes filles, d’abord essayant de rire, puis effarées, muettes de terreur, se mirent à tourner avec eux. Par ces appels ils leur demandaient de se dévêtir pour danser nues ainsi qu’ils étaient eux-mêmes.

Comme elles ne paraissaient pas avoir même l’idée d’obéir ou de refuser, insensibles aux plaisanteries et aux menaces, on les dépouilla, on leur arracha cotillons, chemise, mouchoirs de cou, et des mains noires et rugueuses assaillirent, se disputèrent ces peaux de blanches. Épouvantée je regardais les noirs, attirée par l’ignoble spectacle comme dans le vertige on est attiré par l’abîme ; moi-même je fus entraînée, emportée vers le tourbillon des grandes ombres bondissantes sous les lampes fumeuses, au milieu des exhalaisons puantes de ces animaux en rut, pincée, frappée, mordue jusqu’au sang par tout le corps. À mes cris Troussot fit le geste de tirer son pistolet, mais Zozo l’arrêta ; un coup de feu eût causé notre massacre ; avec une force étonnante pour son âge, il m’enleva aux bras qui m’étreignaient, et, tandis que son frère frappait à poings fermés cette canaille, il me poussa sous la tente d’un marchand, dressée juste en face d’une petite allée qui heureusement était déserte. Nous nous échappâmes par cette issue. Quand nous fûmes loin des brutes, je m’arrêtai pour arranger mes vêtements. J’étais toute meurtrie, et ils avaient déchiré ma robe. Tandis que, le jupon retroussé, je réparais tant bien que mal le désordre de ma toilette, Zozo vit, sur le haut de ma jambe qui était découverte, des gouttes de sang ; alors ce bon petit être colla ses lèvres sur ma blessure et la lécha. Je fus bien touchée de cette marque d’affection, et je l’en remerciais, quand des voix gutturales partirent autour de nous, jacassantes et criardes. Je me serais crue transportée au milieu d’une volière immense de perroquets. C’étaient une troupe de noirs qui passait ; elle nous rejeta contre une maison. Ils n’étaient pas très nombreux, mais ils emplissaient la ruelle d’un bruit énorme ; leurs pieds nus résonnaient sur la terre comme des claques sur une peau nue ; ils chantaient ou plutôt ils criaient sur une mélopée monotone de trois notes cette bizarre complainte :

Tili saba, a kouma
I soumousso akha gni
  I assan nté
— Nté : Moosso a bé fourou
— Nieba, baguifing debenta
  Nté ndimata.

Hé gni tubabulengo
Ouory a sota abé

Kono nian a gé
Nté moussodé.
— Gni dé, ibè mousso la.
— Tyo tili kile abé fourota
— Nieba. Tan i foula misse.
  Ni sira
Nté ndimata

Hé gni tubabulengo.
Ouory a sota abé.

Nimbe a kha mina dion.
Marka abée mousso.
Man ouory, sira, missé.
Tita Marka, galo diani
Konkho bena, aman doumount

Nté a mon dibissa kou bété
Nté a takha sesouma koro
Khang tombi khoto.

Ne gni tubabulengo.
Ouory a sota abé.

Moun nté a blo sounia da foula
Mousso ni ouory.
Aman ke fen nté.




(Il y a trois jours il me dit :
« Ta jument est belle.
Vends-là moi.
— Mais c’est ma femme, elle est mariée.
— Çà ne fait rien. Je te donnerai
cinquante pièces de guinée. »

Ah ! ces Européens rouges.
Ils ont tous de l’argent

Dans l’œil il avait aussi
Ma fille aînée.
« Est-ce ton enfant ? me demande-t-il
— Oui, elle va se marier dans un mois.
— Çà ne fait rien. Je te donnerai
Douze bœufs
Et du tabac. »


Ah ! ces Européens rouges.
Ils ont tous de l’argent !

Ils ont emmené captives
Toutes les filles de Marka.
Et je n’ai eu ni argent, ni bœufs, ni tabac.
Marka démoli, le village brûlé,

La faim est venue, je n’ai pas mangé,
Je suis bien malheureux
Je n’ai plus d’autres abri contre le soleil
Que le vieux tamarinier.

Ah ! ces Européens rouges,
Ils ont tous de l’argent,

Mais pourquoi m’as-tu laissé voler ton
fusil à deux coups
Argent ni femmes maintenant ne te serviront guère.)

Lorsque la troupe fut passée, Zozo cracha dans leur direction.

— Guiambas, dit-il, Bambaras qui sentent encore cale où maître les a parqués, sales nègres ! Ah ! si moi étais maître à eux, les laisserais pas courir comme ça !

— Et que leur ferais-tu donc ?

— Tannerais cuir à eux, et bien ! Sales nègres, va !

— Mais tu es un nègre, pourtant, toi aussi !

Il baissa la tête :

— Maîtresse, dit-il, les larmes aux yeux et la voix tremblante, qu’ai fait moi à toi pou qu’insultes moi !

— Mais je ne t’insulte pas, tu es fou, voyons.

Et je lui tapotais les joues.

Je le calmais de mon mieux quand j’entendis des pas précipités ; une femme courant à toutes jambes passa près de moi, puis un homme trapu qui la rattrapa, et enfin un troisième individu qu’ils devaient chercher à éviter, mais courant plus vite qu’eux parvint à les rejoindre à l’extrémité de la ruelle. Ils eurent ensemble une violente altercation. Les invectives, les injures pleuvaient ; les deux hommes se menaçaient de leurs cannes hautes. La femme, muette et les bras croisés, attendait la fin de la querelle.

— Dieu ! m’écriai-je, mais c’est Zinga, et Figeroux, et Dubousquens. Les misérables ! Voilà comment ils gardent la plantation !

Nous nous étions réfugiés dans une galerie ouverte pour ne pas nous laisser voir. Zinga provoquait Figeroux de sa voix criarde et enfantine, avec des mots aussi grossiers que ceux que l’on entend crier aux portefaix, et un babil gouailleur de gosseline qui sent son derrière protégé. Elle n’employait plus ce langage prétentieux qu’elle avait tenu à Dubousquens, mais un patois ignoble, demi-créole, demi-français, comme si tantôt elle eût voulu n’être comprise que de Figeroux, et tantôt au contraire n’eût parlé que pour Dubousquens, vers qui elle se retournait avec un sourire d’intelligence, chaque fois qu’elle avait lancé au mulâtre une bonne injure.

Elle disait :

Ato li pa guen soumaké. Sa pa arien. (Il n’a pas d’argent, à présent, mais peu importe.) Fe’ai toi cornard si m’amuse !

— Je t’enlèverai la peau de la carcasse, gouapeuse ! répondait Figeroux.

Et se tournant vers Dubousquens, elle ajouta :

— I n’en a pas ! I n’en a pas ! Dors touzou quand z’ai envie.

Figeroux rugissait, voulait la battre, mais elle riait aux éclats, collée à Dubousquens qui, la canne toujours levée, écartait le mulâtre.

— On vous a payé, dit-il, laissez-nous.

— L’autre m’a payé aussi, répliqua froidement Figeroux ; elle lui doit sa nuit.

À ce moment, des sanglots s’élevèrent et j’aperçus un homme qui pleurait. La lanterne de la galerie qu’on alluma soudain au-dessus de nous lui éclaira le visage : c’était Samuel Goring.

— Moi, dois nuit, moi, dois nuit, répétait Zinga furieuse, moi dois rien du tout. Ze vais lui parler tout de suite, à gros coçon.

En une minute elle fut devant nous. Je ne voulais pas qu’elle m’aperçut et je me cachai derrière un sterculia, mais c’était bien inutile ; elle était trop occupée de Samuel Goring, de Figeroux et de Dubousquens pour glisser un regard dans la galerie.

— Viens dire à toi, fit-elle, que Zinga veut plus toi, plus zamais !

Samuel Goring tomba à genoux, joignit les mains. Mais cette timidité de geste et d’attitude ne fit que provoquer chez Zinga des sarcasmes et des fusées de rire.

Gadé li ! disait-elle, li ka fé so benjoli. So dé wey ton pasé trou krab. (Regardez-le, regardez-le ! Le voilà qui fait le joli cœur avec ses yeux pareils à des trous de crabes.)

— Au nom du Ciel ! implora Goring.

— Toi pas nommer Ciel, porte malheur, répliqua-t-elle songeuse.

— Zinga, écoute-moi, tu m’avais promis…

Elle s’écria furieuse :

— Moi zamais ai promis, tu mens, coçon !

Goring tendit les mains, l’enlaça et l’étreignit avec violence.

— Toi, lacer moi, et tout de suite, veux-tu ! veux-tu ! Moi vais craser sur toi, moi vais péter sur toi, moi vais battre, tiens ! tiens !

Et elle essayait de se dégager, le heurtait de sa croupe, lui envoyait des ruades et des coups de poings ; Goring recevait les coups et les injures, mais la tenait toujours ; Dubousquens dut s’interposer :

— Allons, viens, Zinga, laisse ce malheureux !

Hors d’haleine, la voix entrecoupée :

— Veux pas trouver sa sale figure touzou su route à moi, répétait-elle, veux pas ! moi hais lui !

— Puisqu’elle ne veut pas de vous, laissez-la donc s’en aller, dit à son tour Figeroux.

Samuel Goring avait enfin lâché sa rétive maîtresse ; il se releva, la regarda s’éloigner avec Dubousquens, et ses sanglots recommencèrent. Figeroux restait devant lui et le contemplait en haussant les épaules.

— Vous n’êtes pas un homme ! dit-il. Vous ne pourrez pas prononcer votre sermon ce soir.

— Oh ! ayez pitié ! soupira Goring.

— Il faut que vous parliez ce soir à l’Assemblée, dit Figeroux. Je le veux !

— J’essaierai, dit Goring.

Les deux hommes partirent ensemble, Figeroux toujours criant et gesticulant, Goring la tête basse et les lèvres scellées.

Je pris l’Allée des Lataniers et n’eus pas de peine à trouver la demeure du sieur Pichon. Mais une fois rendu là, on n’est pas encore chez Nanette. La maison Pichon en effet forme un vaste îlot de cases africaines entourées de jardins. Quand on a franchi la grande grille et traversé ce long couloir qui part de la rue pour aboutir aux jardins, on se trouve devant un entrecroisement infini d’allées et de sentes étroites, bordées de clôtures. De grands arbres cachent les maisons et achèvent de dérouter les visiteurs inaccoutumés. Nous heurtâmes à plusieurs portes, mais toutes restèrent obstinément closes. Enfin nous avisâmes un passage obscur, au fond duquel nous aperçûmes, dans une cour ombragée, des lumières aux fenêtres. Ce devait être l’habitation de Nanette. Au hasard nous suivîmes un corridor tortueux où brillait, dans un enfoncement de muraille, la lueur tremblotante d’une petite lampe.

Comme nous passions devant cette lampe, une forme humaine traversa le couloir. À sa candale de coton blanc et à sa taille un peu courte, il me sembla que c’était une jeune esclave et je lui demandai mon chemin :

— La maison de Nanette Berthier ?

On poussa un cri, une porte fut ouverte précipitamment et un flot de lumière se répandit aussitôt dans le corridor. Je tressaillis : la personne que j’avais prise pour une esclave venait, avant de disparaître, de laisser voir son visage, et en vain me disais-je que mes yeux me trompaient, j’avais bien reconnu Agathe de Létang !

Avant que je fusse revenue de ma surprise, le petit nègre qui m’avait porté la lettre de Nanette aux Ingas, tout habillé de soie rose brochée d’argent, vint au-devant de moi :

— Maîtresse attend Mame Gourgueil, fit-il.

Alors je quittai le corridor sombre et maltenu pour entrer dans un appartement vraiment extraordinaire de luxe et l’incurie, où l’on était d’abord ébloui par une profusion de meubles en bois de rose et d’ébène, ornés d’incrustations en or et en argent massif, où les lumières, le cristal des lustres et les hautes glaces mettaient partout un jeu magique de clartés, qu’adoucissaient à peine çà et là des tentures de l’Inde aux tissus transparents. Ce rayonnement et la violence des parfums âcres et capiteux que l’on respirait dès le seuil me suffoquèrent presque. Mais le petit domestique m’entraînait déjà vers la chambre de sa maîtresse, parmi des couloirs encombrés de toilettes autrefois somptueuses, à présent défraîchies, déformées, passées de couleurs, odorant l’étoffe ancienne et la négresse malpropre, jetées pêle-mêle en travers du passage, dans un abandon et un désordre qui en disaient long sur la paresse, l’insouciance et la saleté de la riche affranchie.

Dodue-Fleurie était vautrée parmi des mousselines brodées et des soies étincelantes, sur un petit canapé qu’elle écrasait de son corps large et robuste. Elle semblait jouer à frôler et à froisser ces étoffes fines, veloutées ou rudes ; elle s’amusait de tous ces tissus que l’ingéniosité des hommes avait inventés pour elle et ses pareilles. Elle s’abîmait pour ainsi dire dans sa chair, elle rentrait dans sa bestialité jouisseuse et triomphante.

La chambre où elle était, pareille à un bazar, ne contenait guère que des étoffes déroulées, en pièces ou formant des toilettes pompeuses qui, disposées aux quatre angles, et rigides sur les mannequins, semblaient les autels de cette étrange église. Les lumières, éblouissantes dans le vestibule, étaient ici à demi-voilées. Des tulles couvraient les lampes et laissaient la chambre dans une pénombre où Dodue-Fleurie se laissait deviner plutôt que voir. On distinguait seulement les lèvres épaisses dans la large face, un regard sournois et plein de méchanceté, où semblaient briller mille mauvais désirs ; puis quelque fois, à un mouvement capricieux ou plutôt voulu, comme un animal secret, majestueux et mutin apparaissait à demi, dans le relèvement des jupes et l’encadrement des dentelles : la raie d’ombre, attirante et mystérieuse, les joues énormes, happantes ou serrées, de la Croupe. Une odeur de fin de souper, de vin répandu et d’amour emplissait la chambre. Dodue-Fleurie en parut incommodée, et, au moment où j’entrais, sans paraître me voir, elle dit au petit domestique qui m’avait précédée :

— Dis à Gatte de se dépêcher à venir.

Gatte apparut brusquement, comme si elle avait entendu l’ordre de sa maîtresse.

Hélas ! quelle fut mon émotion en reconnaissant Agathe de Létang, à peine vêtue et qui tremblait sous le regard de la négresse. Surprise et honteuse de me voir, elle rougit tout à coup et détourna la tête.

— Vas-tu finir d’emporter la collation, limaçonne ! cria Dodue-Fleurie.

J’aperçus alors, à terre, un très large plateau, tout chargé de plats, de verres, de bouteilles, et que la pauvre Agathe, à grand-peine, et en prenant mille précautions, essayait de transporter dans l’antichambre ; mais comme elle passait la porte, deux bouteilles se renversèrent.

— Attends, je vais t’apprendre à briser ma vaisselle, fit Dodue-Fleurie en envoyant sa pantoufle à la tête d’Agathe, puis d’un bond elle se précipita sur elle.

— Madame, dis-je en m’interposant, je connais mademoiselle de Létang et je ne pense pas que ce soit pour me faire assister à des scènes si inconvenantes que vous avez réclamé ma visite.

— Je suis confuse, confuse et charmée en même temps, madame, fit Dodue en balbutiant, d’une voix zézayante et minaudière. Ah ! ce n’est pas ici le luxe des Ingas. Je ne suis qu’une pauvre négresse, madame, mais prenez place près de moi. Ce que j’ai à vous dire doit vous intéresser. Oh ! je regrette bien de vous recevoir dans cette misère.

Elle eut un rire éclatant et forcé qu’on pouvait prendre aussi bien pour une marque d’affabilité que pour une affectation d’insolence.

— Vous êtes étonnée, continua-t-elle, que j’aie chez moi la petite Létang, et que je ne la traite pas en princesse. Que voulez-vous ? Je regrette qu’elle soit de vos amies, mais enfin si on me disait : Dodue, pour Madame Gourgueil, tu vas te dépouiller et recevoir cent coups de pieds dans le derrière, je vous aime bien, ma bonne et chère madame, (elle reprenait sa voix mielleuse, zézayante, et me baisait les mains), je vous aime bien et tout de même je ne le ferais pas. Eh bien, avec Létang c’est la même chose. Si je la laissais se trotter ce serait pour moi une maladie. D’ailleurs, l’aimez-vous tant que ça ! Elle ne vous aime guère, elle, et sa mère donc ! Comme elle riait, avec toutes ces dames, de la Gourgueil. Je les ai bien entendues lorsque j’étais dans leur maison !

— Et que disaient-elles donc de moi ?

— Oh ! je ne me souviens pas. Je sais seulement qu’on vous arrangeait de jolie manière, et comme on dit, que vous auriez pu ensuite vous montrer à la foire. Ah ! ah ! pauvre madame Gourgueil, bonne chère âme !

— Enfin pourquoi Agathe est-elle chez vous ? Elle a été enlevée en même temps qu’Antoinette, dans ma plantation ; et, malgré vos démonstrations d’amitié, j’ai lieu d’être inquiète d’un dévouement que les événements semblent si fort démentir.

— C’est pour vous expliquer ce qui s’est passé et vous demander votre aide pour plus tard que je vous ai demandée. Vous allez voir combien la destinée nous a unies et comme nous aurions tort d’être adversaires.

Et, après m’avoir offert de la liqueur de Barbade, et en avoir bu elle-même un verre, elle commença ce récit que le ton sérieux, avec lequel elle me l’a conté, me fait croire véridique :

— Je ne vous apprendrai rien, madame, en vous disant que je n’ai pas toujours été révérée et servie comme je le suis à présent. À quatorze ans j’étais esclave chez Mme de Létang, je travaillais aux sucreries. Dur emploi pour une fille qui était alors d’une santé fort délicate. On ne me ménageait point ; le commandeur, qui prétendait jouir de mon corps, avec sa face abominable, marquée de petite vérole et son corps pourri, dans sa rage de me voir toujours lui résister, me maltraitait plus que mes compagnes. Il ne se passait guère de jour qu’on ne m’attachât aux trois piquets et qu’on ne me déchirât de cordes ou de lianes. Ce fut après avoir été ainsi châtiée, alors qu’on me détachait toute sanglante, et si brisée de coups que je pouvais à peine me tenir sur mes jambes, que M. de Montouroy me prit à mes bourreaux ; mais ne croyez pas que la pitié lui inspira ce mouvement. Sans sortir de la sucrerie, au milieu du travail des esclaves, avec une impudeur de blanc qui se croit tout permis, il se jeta sur moi et, m’ayant possédée brutalement, il me laissa évanouie. On me fit reprendre connaissance à coups de fouet ; car l’honneur d’avoir été distinguée par un maître ne me fut pas compté. Depuis, M. de Montouroy ne cessa de me laisser voir que mon corps ne lui était pas indifférent, mais il ne me savait aucun gré des plaisirs que je lui donnais, — il est vrai, bien malgré moi. La nuit, il venait me chercher dans ma case, et je restais jusqu’au matin près de lui. Alors, lasse de ces caresses que je n’acceptais qu’avec dégoût, il me fallait retourner au travail, et comme parfois je tombais de fatigue, les coups pleuvaient sur mes épaules. M. de Montouroy assista quelques fois à ces exécutions ; il ne disait rien, quand il eût pu facilement les arrêter. Peut-être se plaisait-il à me voir ainsi torturée ! Cependant la sensualité grossière qui l’attachait à mes jupes ne l’empêchait pas de s’intéresser à des liaisons plus élégantes. Il était lié avec Mme de Létang et un jour je les surpris ensemble. Il se soucia peu de ma découverte, car il ne craignait pas, — et il avait raison, — ma jalousie, mais il avait la sottise de ne point voir que j’étais une fille rusée et que je mettrais à profit ce que le hasard m’avait révélé.

» En effet, une nuit que je le savais avec sa maîtresse, j’entre dans sa maison dont un esclave ami m’avait ouvert la porte ; j’avais caché dans mon bonnet un couteau, et passé un pistolet dans ma jupe. J’arrive au moment où ils étaient tous deux au lit et se tenaient embrassés : « Létang, » dis-je à ma maîtresse, « je n’ignore point que ton mari est un jaloux, je l’ai vu te battre sur le plus léger soupçon, et je suis sûr que, s’il vient à apprendre que tu le trompes, il n’hésitera pas à te tuer, or je vais sur le champ le lui dire… — Je te tuerai avant, vipère ! » s’écria Montouroy qui voulut s’élancer sur moi. Mais, sortant mon pistolet, je l’ajuste et le menace de faire feu s’il avance. « Je n’ai point l’intention de rien dire, » repris-je, « si ta femme veut bien signer mon affranchissement. » Et je lui présente la feuille qui, d’après la loi, doit faire de moi une citoyenne. Mais Létang, qui s’est concertée du regard avec Montouroy, se jette sur moi en même temps que son amant, et, par la rapidité de leur agression, sans pouvoir m’arracher mes armes, il me mettent dans l’impossibilité de m’en servir. « Nous allons t’apprendre à nous épier et à nous dénoncer, » disent-ils. « Tu feras de beaux discours, je te promets, quand nous t’auront tuée ! — Tuez-moi, » dis-je, « mais il y a des esclaves qui me vengeront. » Et je pousse un cri d’appel. C’était une ruse. Je n’avais personne avec moi. Mais le hasard me servit. Il y eut à ce moment un grand bruit dans la maison : sans doute un esclave qui rentrait furtivement de la ville s’était heurté contre un meuble, un siège quelconque, et l’avait renversé ; mais ce bruit, survenant après ma menace, la leur rendit terrifiante. Ils crurent qu’il y avait réellement des noirs cachés dans la maison. « Eh bien, dit Montouroy, Mme de Létang va t’affranchir, mais décampe. » « Oh ! répliquai-je, pas avant d’avoir l’acte. » Ils eurent un moment d’hésitation. « Signe, ma chère amie » fait Montouroy, « notre existence vaut plus que la liberté de cette misérable ; d’ailleurs libre ou esclave, nous la retrouverons bien un jour. » La Létang, pâle et tremblante, signa donc mon affranchissement, et je les laissai à leurs amours, que mon interruption avait peut-être refroidies.

» J’étais libre, mais la liberté, quand on est pauvre, ce n’est guère que le droit de mourir de faim. Une jeune négresse qui, bien qu’esclave de fait, vivait avec tous les droits et toutes les richesses d’une blanche, me prit avec elle et m’enseigna l’art d’être belle et de charmer. Montouroy, qui avait eu pour moi un caprice charnel quand j’étais esclave, me revint amoureux passionné. Il me prend chez lui, m’installe place Montarcher dans un pavillon qu’il vient de faire bâtir, me couvre d’or et de joyaux. Dès que je sentis mon pouvoir sur lui, je pris à cœur d’être réellement sa maîtresse et de le traiter à mon tour comme il m’avait traitée jadis. Quelle joie j’eus à l’humilier, à le mettre en fureur, à le jeter à la porte de chez moi, à me jouer de lui devant ses amis, mes femmes, les esclaves ! Il devait me servir : à table, à la toilette, à la garde-robe ; et je m’amusais à le châtier comme un nègre. Il souffrait tout ; il semblait même heureux de souffrir. Avec moi il était si soumis que je lui aurais commandé de se tuer, il l’aurait fait. Mais, quand je n’étais plus devant ses yeux, il parlait de moi avec haine et colère. Je compris que son amour n’était pas sûr, et que, si je voulais le garder à cause de ses hautes relations et de son pouvoir dans la colonie, je devais me l’attacher autrement que par des baisers ou des servitudes sensuelles. L’or, en un mot, me parut nécessaire pour le dominer, et, sans me soucier de ses plaintes, de ses menaces, de ses colères, j’attirai chez moi tous ceux qui voulaient se ruiner et m’enrichir.

» J’acquis une fortune en très peu de temps ; lorsqu’une femme a quelque empire sur les hommes et veut vraiment parvenir à la toute puissance, ce n’est pour elle qu’un jeu. Mais pour avoir cet homme à moi, bien à moi, il ne me suffisait pas qu’il fût ruiné et que moi, j’eusse des richesses. Il fallait le compromettre, et, avec lui, tous ceux dont j’attendais protection et honneur. Alors la destinée de ces gens dépendrait de ma volonté.

» Voici ce que j’ai fait : j’avais eu à me plaindre, au cours de mes relations amoureuses avec les jeunes gens de l’île, d’un certain Mettereau qui habitait seul une plantation isolée et assez éloignée du Cap ; je savais qu’il était détesté de ses esclaves et surtout de son commandeur, (le vôtre, madame,) ce Figeroux auquel vous avez donné toute votre confiance. Vous pourrez voir tout à l’heure si elle était bien placée. Je savais aussi, par cet homme, que Mettereau, très avare et peu confiant dans les banques et les affaires, avait chez lui des monceaux d’or. Après m’être assuré la complicité du gouverneur je décidai une esclave qui m’est dévouée, à s’en aller trouver Montouroy et à lui conseiller ce meurtre. Il en chargea Figeroux.

À cet aveu tranquille, je regardai Dodue-Fleurie qui semblait aussi calme que si elle eût parlé de la pluie et du beau temps. Une pareille sérénité dans le crime m’effraya.

— Vous êtes surprise, madame, fit-elle, mais dans ce pays-ci, et surtout entre noirs et blancs, n’est-ce pas toujours la guerre ? De vous même ne dit-on pas…

— Que dit-on ? m’écriai-je, affectant un ton de colère pour cacher mon émotion.

— Rien, fit Dodue avec un sourire, mais souvenez-vous que nous sommes, que nous devons être des alliées, et vous me pardonnerez ces violences, ces crimes s’il vous plaît de les appeler ainsi. Violences ou crimes, de tels actes ne doivent pas répugner à quiconque est obligé de faire la guerre, car ils sont indispensables.

Hélas ! j’avais besoin de bonnes ou de mauvaises raisons pour calmer ma conscience, et je fus plutôt reconnaissante à Dodue-Fleurie de composer une justification qui me convenait si bien.

— Mettereau fut donc assassiné, reprit-elle, et comme vous le savez, les meurtriers ne furent pas recherchés. J’avais dès lors le gouverneur et Montouroy à ma merci, car je pouvais les accuser et eux, au contraire, n’avaient aucune preuve contre moi. Le gouverneur et Montouroy avaient trouvé dans la demeure de leur victime de quoi rétablir leur fortune, mais vous pensez bien que j’avais gardé la meilleure part.

— Mais, fis-je tout à coup, je suis surprise que vous me fassiez de telles confidences. Vous ne me connaissez nullement. Ne craignez-vous pas que je vous trahisse ?

— Je n’ai aucune crainte, répondit Dodue-Fleurie. Une dénonciation vous vaudrait une vengeance de ma part et ne m’inquiéterait en rien. On ne peut m’arrêter. Et d’ailleurs, je vous le répète, votre intérêt vous commande de vous taire et de rester mon alliée.

— Ah ! m’écriai-je, je n’aurais jamais soupçonné que M. de Montouroy fût un tel criminel.

Dodue, sans répondre, me sourit de ses grosses lèvres et de ses dents féroces que l’on imagine toujours mordant de la chair humaine.

— M. de Montouroy est en effet un malhonnête homme, dit-elle, parce qu’il ne tient pas ses engagements. Il n’avait pas plutôt l’argent que je lui avais procuré, qu’il songeait à un mariage qui devait l’enrichir, l’éloigner de moi, et du Cap. Or c’est un mariage qui, m’a-t-on dit, ne vous agrée point.

— Certes ! fis-je. Mais M. de Montouroy sait très bien que je n’accorderai jamais mon consentement à un mariage qui répugne à ma protégée. Et d’ailleurs, ajoutais-je ce mariage ne pouvait l’enrichir puisqu’Antoinette n’aura rien.

— Rien ! s’écria Dodue-Fleurie surprise, et elle eut encore son insolent sourire.

— Rien que ce que je lui donnerai, répondis-je d’un ton que je m’efforçais de rendre assuré.

— Il compte peut-être vous voler l’or avec la fille. N’a-t-il pas déjà essayé de vous enlever Antoinette ?

— Grand Dieu ! c’était lui !

— Oui, lui et Figeroux.

— Le docteur m’avait bien dit que ce Figeroux était un misérable.

— Il fallait que vous n’eussiez pas d’yeux pour ne pas vous en apercevoir.

— La canaille ! je le ferai surveiller.

— Surveiller, c’est peu ; il faudrait le faire disparaître, et doucement ; car le gouverneur ne souffrira pas qu’on l’accuse, mais il serait heureux qu’il n’existât plus.

J’étais comme suffoquée d’une telle audace.

— Mais enfin, madame, lui dis-je, qui m’assure que vous êtes réellement avec moi ? Que peut vous faire le mariage de M. de Montouroy ? Vous ne pouvez l’aimer, après ce que vous m’avez dit ; vous n’attendez la richesse, puisque vous l’avez ; et vous n’espérez pas non plus l’accroître, puisque Montouroy a peu ou point d’argent. Je ne vois quel intérêt vous lie à ma fortune et vous oppose à la sienne.

— Vous allez le savoir, fit-elle. Tant que Montouroy demeurera au Cap, je resterai sa maîtresse ; or Montouroy, s’il est sans fortune, a, comme je vous l’ai déjà dit, une influence et des relations. Je prépare son mariage avec la fille du gouverneur : la fille et le père sont favorables à cette union. Une fois que Montouroy sera marié, je gouvernerai réellement Saint-Domingue derrière eux, et croyez que je saurai en tirer tout l’or et exercer toute l’autorité dont je suis ambitieuse.

Cette négresse me remplissait d’effroi et d’admiration. Je me demandais si j’étais en présence d’une folle ou d’une sorte de génie monstrueux et pervers.

— Il n’y a que deux obstacles à mon projet, continua-t-elle. Le premier c’est la Létang. La Létang est la maîtresse du gouverneur, elle aime Montouroy, mais elle l’aime en despote, et ne veut pas d’un mariage qui nuirait à sa puissance. Le gouverneur ne fera rien contre moi, mais il ne désobéira point non plus à sa maîtresse.

» Quant à Agathe de Létang, voici comment elle est ici.

» Montouroy, ne pouvant obtenir votre consentement ni celui d’Antoinette, décida de s’en passer. Deux nègres devaient enlever votre pupille en votre absence. Mais les nègres trouvèrent Antoinette avec Agathe. Soit méprise, soit crainte que la restante ne les dénonçât, ils les enlevèrent toutes deux : seulement l’un des nègres, poursuivi et serré de près par vos esclaves, abandonna Antoinette ; l’autre revint avec Agathe à un pavillon que possède M. de Montouroy à l’entrée du Cap. J’y étais venue par hasard, je fus ainsi avertie de l’enlèvement avant Montouroy, et je me réjouis que l’entreprise eût eu ce résultat. Je fis conduire aussitôt Agathe chez moi liée et bâillonnée, dans un palanquin fermé et entouré de mes esclaves. C’était un otage. Depuis elle n’a pas quitté cette maison. Un nègre à la porte, et un autre dans la cour l’empêchent, non seulement de sortir, mais encore de se montrer aux fenêtres. Je la garderai ainsi jusqu’à ce que la mère se décide enfin à laisser le gouverneur donner sa fille à Montouroy.

— Et quel est le second obstacle à vos projets ? lui demandai-je.

— Le second, c’est vous, en ne mariant pas Antoinette.

— Jamais, dis-je, jamais Antoinette ne se mariera : elle n’aura qu’un amour, le mien !

Le sang me montait à la face.

— C’est parfait, répliqua-t-elle, mais alors faites bonne garde. Un mari pourtant la protégerait mieux que vous.

— Mais c’est contre les maris, quels qu’ils soient, dis-je, que je veux la protéger. Au surplus quel pouvoir vous flattez-vous donc d’avoir, madame, pour oser donner des ordres à des gens qui vous sont inconnus ?

— Entrez ici, madame, dit à voix basse Dodue, qui entr’ouvrit une porte et souleva des tentures, ne soufflez mot, regardez et écoutez.

Elle m’avait poussée dans une sorte de petite loge obscure mais fermée par une glace, qui vous permettait de voir ce qui se passait dans la chambre voisine, sans laisser soupçonner votre présence ; par une fente assez large pratiquée dans la tapisserie, et que dissimulait un mince rideau, je pouvais aussi entendre tout ce qui se disait à côté.

Je fus bien surprise de reconnaître la voix du docteur Chiron, de M. de Montouroy, de M. Léveillé, un des plus grands négociants de Saint-Domingue, de M. de La Marzelle, le chef de la milice. Un jeune homme disait des vers :

Sur les rameaux voisins, entends, ces tourterelles
  Former leur doux roucoulement ;
De quel air d’amitié s’entrelacent leurs ailes !
  Vois, vois comme leurs becs sont unis tendrement ;
Ah ! que ces jeux, Eglé, nous servent de modèles.

Tout près de nous le négociant Léveillé, replet, sanguin, la voix haute et autoritaire, vint causer avec le docteur Chiron.

— Le meilleur moyen, disait-il, de servir les hommes, n’est pas de s’abandonner aux réflexions philosophiques, mais de chercher à concilier les intérêts de l’humanité et ceux du commerce.

— Dites votre commerce, fit le docteur.

— Je suis un sincère ami des noirs, continua Léveillé, et c’est pourquoi je verrais sans déplaisir une révolte contre leurs oppresseurs.

— Vous seriez enchanté, j’en suis sûr, que quelques incendies des champs de canne et de plantations vous permissent de réaliser un joli gain sur les sucres à Londres et à Amsterdam.

— Vous insultez mon cœur, monsieur, rit Léveillé.

— C’est que j’apprécie votre caisse, continua Chiron.

Léveillé se rengorgea.

— Je n’ai jamais attendu, de mes sacrifices à la race opprimée, que sa reconnaissance. Les larmes des noirs doivent être pour les âmes sensibles un prix bien plus doux que tous les lauriers des conquérants.

— Je crois en effet que les lauriers vous sont assez indifférents, dit Chiron : cela se flétrit trop vite. Quant aux larmes, vous ne pourriez, je crois, les apprécier que si elles se solidifiaient en perles ou en diamants, et qu’elles fissent l’objet d’un nouveau trafic. Alors il est probable que votre amour pour les larmes des nègres vous pousserait à battre leurs producteurs toute la journée, afin de les faire pleurer davantage. Pour moi qui ne possède de sucre ni en cannes, ni en magasin, mais qui tient tant soit peu à ma vieille guenille, je n’attendrai pas, pour quitter l’île, les larmes de reconnaissance des nègres, ni les larmes de bienfaisance des blancs.

— Vous partez vraiment, docteur ?

— Avant un mois. J’éprouve des craintes sérieuses quand je vois l’humanité s’attendrir.

— Vous avez été élevé à l’école de Buffon, mon cher docteur, dit alors l’abbé de la Pouyade. C’est un déiste, et comme tout déiste, un esprit rétrograde. Je suis heureux de voir que nos esprits les plus audacieux reconnaissent aujourd’hui la vérité du christianisme, de ce christianisme qui doit un jour reconstituer l’humanité. Buffon, lui, n’a pas compris le noir, il n’a pas vu quels grands principes politiques font la base de nos institutions. L’idée de l’égalité lui échappe. Il a surtout déshonoré son nom par le titre de comte et son extrême sensibilité pour les hommages des femmes. Il avait d’ailleurs cette aristocratie du talent, qui en est le poison…

— Mais il me semble, monsieur l’abbé, que vous aussi n’êtes pas insensible aux hommages des femmes, puisque vous venez chez Madame Dodue-Fleurie.

— C’est pour une œuvre de charité, mon cher docteur, et croyez-bien que, malgré que ce soit une excellente créature, cela me coûte beaucoup. La société est si mêlée ici ! À part vous, moi, deux ou trois autres personnes…

— Vous êtes bien difficile, monsieur l’abbé.

— Je ne recule jamais devant le devoir, mais permettez à mon goût de se blesser…

— Oui, Monsieur, votre goût se blesse, qu’il se blesse, je n’y vois pas d’inconvénient si cela vous amuse. Mais parlons sérieusement : avez-vous vendu vos hypothèques sur les nègres ?

— Pas encore, et je venais justement ici avec l’espoir de trouver des acquéreurs.

— C’est là votre œuvre de charité !

— Certes, puisque je destine une partie de cet argent aux malheureux.

— Je plains vos malheureux, alors ; car les hypothèques sur les nègres ne s’achètent plus !

— Comment cela ! les miennes portent sur d’excellentes plantations, riches, en pleine prospérité.

— Je suis bien fâché, mais ces hypothèques ne s’achètent plus. Du moins les blancs n’en veulent pas ; ils craignent trop la révolution prochaine. On m’a dit pourtant que les affranchis en prenaient encore quelques-unes. Ils espèrent montrer par là qu’ils feront cause commune avec nous, en cas de révolution et obtenir ainsi que le conseil colonial leur accorde les droits des autres citoyens.

— Alors les affranchis ne sont pas pour la révolution ? demanda Léveillé. On devrait les expulser de la colonie.

— Attendez, dit l’abbé, qu’ils aient acheté mes hypothèques.

— Le sentiment de la fraternité leur fait absolument défaut, continua Léveillé. Ils sont indignes de siéger au conseil colonial.

— Voilà comment vous aimez les noirs ! rit le docteur.

— Les affranchis sont de faux nègres, réplique Léveillé. Ils devaient partager les souffrances de leurs frères en attendant l’affranchissement commun. Au lieu de cela, ils ont voulu devenir des blancs, prendre nos manières, notre esprit ; ils n’ont pris que nos vices. Tenez ! il y a un affranchi qui fait ce joli trafic. Vous savez qu’on récolte de moins en moins de sucre depuis deux ans, c’est un fait. Mon affranchi se procure du sucre inférieur, il le raffine lui-même, il le garde en magasin, et, à l’aide de je ne sais quelle préparation, il lui donne un brillant qui n’ajoute rien à ses qualités, mais qui fait illusion. Au moment de la vente de la récolte, il ouvre ses magasins, en laissant croire que le marché est encombré. Tous les propriétaires sont forcés de lui vendre à bas prix. Telles sont les façons d’agir de nos affranchis ! Ce sont, je vous le répète, des hommes abominables.

— À vrai dire, observa le docteur, si j’avais une plantation, je préférerais vendre ma récolte à bas prix que de la voir incendiée. Et, coquins pour coquins, j’aime mieux ceux qui font croire à l’abondance d’un produit que ceux qui le suppriment complètement. Qu’en pensez-vous, jeune poète ?

— Je ne connais pas les affaires, dit le chantre des tourterelles, et je n’ai pas encore l’expérience des hommes ; du moins suis-je plein de zèle et d’ardeur pour servir la société.

— Ne vous empressez pas trop à servir ses caprices, mon jeune ami, dit le docteur, car elle en change sans cesse, et le lendemain elle a horreur de ceux de la veille.

— Et vous, Montouroy, dit Léveillé, vous ne prenez parti ni pour les noirs ni pour les blancs, ni pour les affranchis ?

— Je prends parti pour les honnêtes gens, répliqua Montouroy. Je suis évidemment pour l’affranchissement des noirs, mais aussi pour que les noirs respectent les intérêts et la fortune de leurs bienfaiteurs.

— Fourbe et sot ! s’écria Dodue-Fleurie à demi-voix. Restez encore ici un instant, madame, me dit-elle, et vous allez voir comme je le traite.

Elle sortit alors de la logette et apparut à la porte du salon.

— Toutou, appela-t-elle en tournant à demi le derrière aux saluts de l’assistance. Allons venez vite. J’ai besoin de vous !

Montouroy, les yeux inquiets, les gestes empressés, se hâta de sortir du salon et de rentrer dans la chambre de la négresse. Dodue se coucha d’abord sur le dos, puis sur le ventre ; elle avait découvert son corps vaste, elle semblait le présenter à l’adoration de Montouroy, qui s’agenouilla devant lui.

— Lèche-moi, Toutou ! dit-elle. Lave-moi. Décrasse-moi avec ta langue. Les esclaves ne savent pas, et moi je suis trop paresseuse. Vois, je suis pleine d’ordure et de poussière.

Montouroy prit d’abord les pieds, et sa langue habile et souple en fouillant les doigts, en caressait les ongles, provoquait chez Dodue des tressaillements, de petits cris, des rires ; puis la langue vipérine monta le long des jambes fortes et vint s’attarder aux courbes, aux larges ombres, aux replis énormes de la chair comme si la nuit de ce corps attirait Montouroy et qu’il prît plaisir à s’y enfoncer de plus en plus, à y oublier jusqu’à son sexe, à devenir une bête inconsciente et joyeuse de son asservissement. Et, durant ce nettoyage bizarre, Dodue était aussi libre avec lui que si je n’eusse pas été près d’elle et qu’il n’eût été qu’un chien. Elle laissait s’accomplir sans honte, peut-être même provoquait-elle par une grossière malice, les mouvements de ses organes. On eût dit que, dans son étrange orgueil, les impuretés même de son corps lui procuraient un triomphe.

Le dégoût me soulevait le cœur ; j’étais tellement indignée contre Dodue et Montouroy que j’allais sortir de ma cachette, quand tout à coup elle se releva vivement.

— Immonde brute, dit-elle, est-ce que je t’ai appelé pour que tu baises mon visage, de ta bouche encore toute souillée ! Non, non, mon visage est à mon amant, et tu sais bien que tu ne l’es pas ! Est-ce que tu es capable d’ailleurs d’être un amant ? Vois toi-même, un eunuque paraîtrait plus un homme, et aurait des exigences moins insupportables ! Va-t-en ! Va-t-en, te dis-je ! Veux-tu partir, ou je prends le fouet !…

Et comme vaincu, humilié par cette colère, il se retirait, elle le rappela un instant.

— Et je te défends d’entrer chez Gatte, fit-elle. Cette fille est à moi, entends-tu ! Au surplus, je vais te mettre à la porte, car je ne suis pas sûr de toi.

Elle sortit un instant, appela des noirs, et j’entendis le bruit d’une dispute puis d’une porte qu’on fermait violemment.

— Eh bien, dit-elle en revenant vers moi, ne suis-je pas bien sa maîtresse ! Et croyez, chère madame, que je pourrais traiter comme Montouroy tous les hommes que vous venez de voir dans mon salon, qui m’attendent depuis une heure et ne se lassent pas de mon retard. Or ce sont les notables du Cap et de Saint-Domingue. Quant aux femmes, je sais bien qu’elles ne me reçoivent pas, mais si je le veux, si je l’exige de leurs maris et de leurs amants, elles m’ouvriront toutes grandes les portes de leurs maisons. Et d’ailleurs à part vous, moi, la Létang peut-être, est-ce que les femmes comptent à Saint-Domingue ?

Me prenant alors par le bras elle m’entraîna au dehors. Je la suivais, je lui obéissais, sentant en elle comme une force supérieure.

— Je veux vous montrer, me dit-elle que je n’ai pas conquis ceux de votre race pour devenir le jouet des noirs…

Elle me conduisit à quelques pas jusqu’à un terrain vague qui s’étend de l’extrémité de la ville jusqu’au Morne des Capucins. Là grouillait, bruissait, dans une fête qui ressemblait à une bataille, la foule des noirs où j’avais failli disparaître tout à l’heure, à mon arrivée.

À la lueur tremblotante des lanternes, les coiffures énormes et légères, les bonnets de tulle et de mousseline, les jupes de serge claire, les cercles dorés des oreilles et les colliers de rassade, au-dessus et parmi cette armée immense de têtes crépues et de corps bronzés, flottaient comme des papillons de nuit, des insectes brillants, des libellules et des fleurs d’eau sur un sombre marécage. La fange humaine augmentait toujours ; derrière elle, les hautes montagnes semblaient la vomir avec sérénité ; elle exhalait une odeur lourde et laineuse, de fourrure chaude, de linge humide, de peau en sueur et d’haleines corrompues, elle répandait une rumeur confuse, sorte de lamentation courte, de refrain sans cesse repris, que brisaient parfois un zézaiement de créole ou des cris gutturaux d’Africains. Tout à coup, la lune se dégagea des nuages, enveloppa cette tourbe de sa vapeur lumineuse, fit jaillir des ténèbres mille faces saoules et féroces, révéla des centaines de couples en folie, accouplements horribles où des dents, des ongles s’enfoncent dans la chair, où l’étreinte et le baiser ressemblent à des égorgements.

— N’ayez pas peur, me dit Dodue, comme je me serrais contre elle.

Non loin de nous, il y avait une troupe de nègres, moins bruyants, troupe d’affranchis ou d’employés à demi-libres, qui affectaient de ne point se mêler aux autres noirs et même les repoussaient brutalement ; vêtus à l’européenne, ridicules sous la perruque, et l’habit à la française, pareils à des voleurs couverts des dépouilles de leurs victimes, ils me rappelaient ces monstres étranges qui, dans les estampes du siècle dernier, viennent assaillir un saint en oraison.

Le saint était là en effet, monté sur un escabeau, droit, le bras étendu, et sa tête sèche au long nez recourbé, au menton proéminent, se détachait en rouge entre son chapeau plat à larges bords et le collet de son manteau noir.

— Mais, fis-je, c’est Samuel Goring !

Dodue-Fleurie me regarda en souriant.

Goring n’avait plus sa mimique froide et son attitude figée. Il menaçait de son poing l’auditoire.

« Fils de prostituées, criait-il de toute sa voix, vous êtes indignes de la liberté ! Vous ne méritez que le joug dont un tyran chargera vos épaules ! »

Des huées et des injures lui répondirent.

— Voici les suites de son amour malheureux pour Zinga, dis-je.

— Oui, fit Dodue, et c’est moi qui lui ai rendu Zinga infidèle, car elle avait autrefois des complaisances pour lui. Je craignais qu’il ne devint par trop négrophile.

« Que feriez-vous si vous étiez libres, continuait Goring en élevant les mains, vous ne sauriez que vous abandonner à l’ivresse et la luxure ! »

Une clameur immense couvrit ces paroles, des noirs se jetèrent sur Goring, le saisirent, l’accablèrent de coups ; il s’engouffra dans la foule qui s’ouvrit devant lui. J’entendis des voix le menacer, puis des cris et des supplications. Enfin comme un pantin disloqué, aux loques boueuses, vint tomber agenouillé devant nous. C’était l’infortuné quaker. Figeroux, derrière lui, le poussait et le rouait de coups de pied.

— Ah ! canaille ! criait-il, tu nous as trahis.

— Je veux que vous lui fassiez grâce, dit Dodue d’une voix forte en s’interposant entre Figeroux et la victime.

À la vue de la négresse, mon commandeur et ses compagnons s’arrêtèrent, haletants, frémissants, devant leur proie ; ils haussaient les épaules, crachaient de dégoût et de fureur, mais ils ne touchèrent plus au révérend qui, avec une faible lamentation, se ramassa et se traîna lentement vers la rue des Capucins.

— Il va compromettre la révolution, gronda Figeroux.

— Et croyez-vous qu’elle serait un heureux événement pour nous ? fit un autre mulâtre. Nous n’avons rien à gagner de la liberté de ces sales Bozales qui dansent là-bas. Mieux vaut qu’ils restent esclaves !

— Ces nègres ont confiance en nous. Nous les dirigeons. Nous pouvons avec leur aide nous emparer du gouvernement de l’île.

— Et comment ces brutes nous comprendraient elles ? fit l’interlocuteur de Figeroux.

Cependant le petit groupe des affranchis raisonneurs pour lesquels devait parler le quaker se dissipait. Toute la partie houleuse et bruyante de l’assemblée semblait les repousser.

Un vieil homme, les épaules sanglantes, les yeux chassieux et voilés, apparut tout à coup sur l’escabeau où nous avions vu Goring. Il avait autour de lui un grand châle dont il tirait de petits sachets en peau huilée. Aussitôt le silence se fit dans la foule qui s’empressa autour du vieillard.

— Mascandals ! Mascandals ! criait-on.

— On leur donne des amulettes, m’expliqua Dodue, pour les protéger. Ils préparent quelque grande entreprise, cela est sûr.

Puis, tout à coup, se penchant vers moi, elle me dit à voix basse :

— Ne craignez-vous pas Zinga ?

— Moins que Figeroux.

— Voyez, chère madame, elle est ici !

En effet, Zinga était là, avec Dubousquens. Ils étaient assis à l’écart, à une petite table, devant des verres pleins auxquels ils ne touchaient pas ; ils parlaient sans s’occuper de la foule, sans prendre garde au bruit. Quelques paroles que je surpris renouvelèrent mes inquiétudes.

— Si te maries, disait Zinga, m’abandonneras ?

— Tu sais bien, répondait Dubousquens, que je n’épouse cette jeune fille qu’à cause de sa fortune, et que tu viendras avec nous en France.

— Et même si elle devient ta femme n’aimeras-tu que moi ?

— Je n’aimerai que toi.

Ils se baisèrent.

De quel mariage, de quelle jeune fille, Dubousquens voulait-il parler ?

Figeroux, à ce moment, s’approcha, frappa violemment sur l’épaule de Zinga.

— Ah ! truie, fit-il. Tu nous as trahis !

Zinga ne lui répondit que par un rire sarcastique.

Puis se retournant vers lui :

— As peur ? demanda-t-elle. Es mô mem pa la ké to pou mô défand to lapo. (Est-ce que je ne suis pas là avec toi, pour défendre ta pelure ?)

— Saleté, cria-t-il en la menaçant, tu m’avais dit que tu viendrais…

— Bien, suis-là !

— Que tu viendrais, reprit-il, pour encourager Goring.

— Étais là, suffit ! Pour embrasser li, peux pas. Li sent trop la maladie.

Des cris s’élevèrent. Deux ou trois mots que je ne compris pas furent plusieurs fois répétés.

— Les porcs, dit Figeroux, après avoir prêté l’oreille ; ils fixent la date de l’insurrection ; ils la feront sans nous.

Ces paroles m’effrayèrent et j’allais interroger Dodue lorsqu’une longue file de noirs, de négresses et de négrites se tenant par la main et courant, les uns derrière les autres, nous heurtèrent et nous séparèrent brusquement de Zinga, de Dubousquens et de Figeroux. Deux vieillards, élevant à bout de bras des serpents, suivaient ces coureurs. À un claquement de mains des vieillards la bande forma autour d’eux une ronde de trois rangs et se mit à danser, les hommes tournant le dos aux femmes et se heurtant violemment de la croupe tous les trois pas.

— Ils nous empestent ! fit Dodue, allons-nous en.

— Vous avez, dis-je, plus peur de ces Bozales que des visiteurs de votre salon.

— Nullement ! répliqua-t-elle en affectant une expression d’indifférence.

— Néanmoins vous ne les gouvernez pas aussi aisément !

Elle haussa les épaules.

— Bah ! fit-elle, une main énergique et un fouet, il n’en faut pas plus pour les tenir dans le devoir ; quant aux blancs, ce sont des lâches !

À peine nous étions-nous éloignés que nous entendîmes une fusillade. Dodue me conta qu’après leurs danses les nègres s’amusaient souvent à tirer des coups de feu, mais il arrivait plus d’une fois qu’ils se faisaient partir le fusil dans les jambes ou contre le ventre, car ils étaient déjà ivres, de cette ivresse frénétique que leur donne le tafia, mélangé, selon les sorciers, à la poudre.

— Vous voyez, me dit-elle, que j’ai dans la mains l’âme de la résistance et celle de la révolte. C’est moi qui ai conseillé à Figeroux de réunir ses amis, tout en sachant fort bien que Goring allait les exaspérer, et que les noirs esclaves chasseraient les affranchis. Ceux-là seuls sont à craindre parce que vous leur avez appris à penser… Je m’en garde le plus possible et si j’ai l’air de protéger Figeroux, croyez-le, ce n’est qu’en apparence… Ah ! si vous vouliez, comme il serait facile de le faire disparaître, aux Ingas, dans la montagne. Mais je vois que cela ne vous sourit pas… Du moins veillez sur Antoinette, chère madame, et sur votre plantation. Et, si vous épargnez Figeroux, surveillez-le, tenez-le sous clef ; le 10 août est une date dont vous devez vous méfier.

— Pourquoi ?

— Parce que les esclaves préparent une révolte pour ce jour-là. Il y aura sûrement des maisons pillées et des plantations incendiées.

— Êtes-vous donc avec les révoltés, demandai-je que vous connaissez si bien leurs secrets ?

— Oh ! moi, dit-elle avec un gros rire et en se plaquant les deux mains sur la croupe, je suis seulement pour Dodue-Fleurie ! Je suis pour le parti qui triomphera, car c’est lui que je devrai dominer. Cependant je ne désire point que les esclaves réussissent. Qu’ai-je à gagner avec ces fous furieux ?

Là-dessus elle me dit adieu, et, ayant trouvé Troussot et Zozo dans l’antichambre, je repris la route des Ingas. Tous les noirs s’étaient rassemblés du côté du Morne des Capucins, et je n’eus aucune peine à sortir du Cap. J’arrivai aux Ingas comme l’aube blanchissait le ciel. Je me précipitai vers le lit d’Antoinette. Dieu merci ! elle reposait doucement, la bouche entr’ouverte et souriant de ce joli sourire qu’elle a lorsqu’elle dort. Je l’embrassai sans l’éveiller et, me couchant près d’elle, je me laissai aller au sommeil, lasse de tant d’émotions.

J’ai reconnu aujourd’hui que Dodue-Fleurie ne m’avait pas trompée, et que les périls contre lesquels elle cherche à me prémunir n’étaient point imaginaires.

Mme de Létang qui, lors de l’enlèvement d’Agathe, a cherché querelle à Mme Du Plantier, l’a insultée dans la rue et même, prétend-on, l’a fait battre dans sa maison par deux noirs, s’est réconciliée subitement avec elle ; elles sont venues chez moi cet après-midi en compagnie du révérend Goring, dont elles se moquaient si bien naguère.

— Ma chère amie, m’a dit Mme de Létang en se composant un visage sévère, j’ai une pénible requête à vous adresser, mais j’espère que vous comprendrez quels sentiments désintéressés me l’inspirent. L’amitié même que je vous porte me l’a rendue nécessaire, et je dois ajouter, la pitié que nous devons avoir pour nos semblables malheureux et persécutés.

Satisfaite de ce préambule, elle eut un coup d’œil rapide vers Mme Du Plantier et Samuel Goring qui, d’un signe de tête, marquèrent leur approbation et l’engagèrent à continuer.

— Il court de fâcheux bruits sur vous, madame…, oui, de très fâcheux, et nous avons pensé qu’il était de notre devoir, étant de vos amies, de vous en avertir. Nous voudrions prévenir, si possible, une accusation au Conseil colonial, accusation qui est imminente, et qui pourrait avoir pour vous les conséquences les plus déplorables.

J’étais fort troublée, mais je déguisai assez bien l’émotion que j’éprouvais, et ce fut de l’air le plus étonné que j’accueillis l’« avertissement ».

— Pour aller de suite au fait, dit Mme de Létang avec vivacité, je vous dirai qu’on vous accuse de séquestrer une jeune fille et de confisquer sa fortune.

— Séquestrer Antoinette, fis-je en partant d’un éclat de rire, mais n’est-ce pas absurde ? Vous l’avez tous vue aller et venir ici ; elle fait ce qui lui plaît !

— Vous lui avez caché qu’elle possédait une fortune, et vous la retenez chez vous comme une esclave, exigeant d’elle une affection qui ne vous est nullement due, qu’elle aimerait mieux porter à un autre, et qu’il ne serait peut-être pas fort décent de définir.

— Madame ! m’écriai-je indignée, êtes-vous venue chez moi pour m’insulter ?

— Nous ne voulons point vous blesser, dit à son tour Mme Du Plantier, et cependant, si les intérêts de cette malheureuse enfant l’exigent, croyez bien que nous n’hésiterons pas à nous montrer qu’on se met en posture fâcheuse quand on prétend mépriser les lois de la nature et de toute société.

— Antoinette, reprit Mme de Létang, sans me laisser répondre à cette insolence, est en âge de se choisir un époux et de diriger elle-même sa fortune ; nous reconnaissons que vous avez pu veiller sur son enfance avec beaucoup de dévouement, mais ce n’est plus une fillette ; elle est libre de ses actes. Vous devez remettre sa fortune au Conseil colonial qui vous dédommagera d’ailleurs de vos sacrifices.

— Je ne réclame point de dédommagement, répondis-je avec dédain, mais Antoinette est ma fille adoptive et je la garderai avec moi, comme d’ailleurs elle me l’a demandé. Quant à sa fortune, je n’aurai pas à la lui rendre, puisqu’elle n’en a point, et qu’elle n’a vécu jusqu’ici que grâce à ma générosité.

— Nous savons très bien ce qu’il en est, dit sentencieusement Samuel Goring.

— Par une calomnie de quelque négresse, sans doute.

— Nullement, répliqua Mme Du Plantier, et vous regretterez bientôt, madame, d’avoir rendu notre démarche si inutile. Quelle que soit notre amitié pour vous, nous devons considérer que le bonheur d’une jeune fille est chose trop précieuse pour que nous le sacrifiions. Nous allons déposer dès ce jour notre plainte.

— Et je déposerai aussi la mienne, dis-je, pour vos façons inquisitoriales et révoltantes.

— Vous verrez ce qu’il en coûte de subir une enquête, dit Mme Du Plantier.

— Surtout lorsqu’on a plus d’un reproche à s’adresser, ajouta Mme de Létang, en me saluant de son plus ironique sourire.

Je me souviens alors de ses confidences et de ses caresses perfides.

— Sortez d’ici, madame, fis-je avec colère, sortez, et vous aussi, parpaillot !

Goring se retourna vers moi, très calme en apparence.

— Une femme a changé la nature, prononça-t-il les yeux fermés, et le bruit de son iniquité est monté jusqu’au Juge pour la dénoncer et la perdre.

La Létang m’a calomniée même auprès de lui. Ils ne savent rien encore de Mme Lafon, mais une enquête peut leur révéler l’assassinat. Et d’ailleurs, n’ai-je pas tout à craindre de leurs soupçons avilissants s’ils prétendent incriminer mon amour pour Antoinette ? Hélas, aux yeux de certains êtres, c’est un crime d’aimer quand ce n’est pas eux qu’on aime.

Le docteur qui est venu me voir, m’a appris leur complot.

— Ces chères femmes, également délaissées de Montouroy, se sont imaginées qu’en mettant en commun leur fortune, et en s’unissant pour le marier à une grosse dot, elles l’arracheraient sans peine à une jeune fille novice, sans expérience du plaisir, incapable de retenir près d’elle un amant si fourbu, et pourraient ensuite se partager ses précieuses nuits.

— Mais qu’a donc Montouroy de si séduisant pour elles ?

— Le miracle tente les femmes, dit le docteur. Elles espèrent donner de l’esprit aux sots, de l’élégance aux rustres, s’asservir les volages et convertir les coquins. Elles aiment à défaire, à bouleverser et, si elle s’avisent de s’éprendre d’un homme intelligent, c’est pour lui faire commettre quelque bêtise : cela leur procure un petit frisson et une jolie jouissance.

Les paroles du docteur ne m’avaient pas rassurée, un mot que je reçus le lendemain, de Dodue-Fleurie, augmenta encore mes angoisses.

« Je sais que Létang et Du Plantier, écrivait la négresse, veulent porter plainte contre vous, et vous enlever Antoinette ; mais je les empêcherai bien : pour retenir Létang, j’ai sa fille ; quant à Du Plantier, je connais certaine histoire de succession où l’on aide à mourir une vieille tante avec beaucoup d’empressement ; histoire qu’elle n’aimerait guère voir divulguée, et dont je l’effraierai pour la forcer à se taire.

» Si pourtant mes menaces ne suffisaient pas, je vous engagerais à quitter le Cap. »

Quitter le Cap, c’est perdre une partie de ma fortune, car comment diriger cette plantation si je suis loin des Ingas, et, d’un autre côté, comment la vendre sans perte ? Enfin, pour garder avec moi Antoinette et sauver ma liberté, je dois me résigner à tout. Je vais me préparer au départ — et, au premier bruit d’une dénonciation, je me dérobe à vos calomnies et à vos vengeances, misérables ! qui me punissez d’avoir eu pour vous trop d’amitié !

Ce sont des heures que je n’oublierai pas : avoir fait un tel rêve de bonheur, avoir cru à l’innocence, à l’affection, à la gratitude de quelqu’un et être ainsi soudainement détrompée : c’est trop horrible. Ah ! mon Dieu, si criminelle que je sois, deviez-vous me châtier ainsi !

Je souffrais depuis quelque temps, après mes repas, de cruelles douleurs d’entrailles ; comme j’ai toujours eu un estomac assez délicat et que ma gourmandise me fait rechercher plutôt les aliments agréables au goût, qu’une saine et facile nourriture, je ne m’inquiétais pas de la cause de ces souffrances et je tâchais de les supporter le plus patiemment possible.

Une après-souper, mon mal, à la suite d’élans violents et inattendus, semblait s’être calmé. Devant la véranda je jouissais avec délices des derniers rayons du soleil. La fraîcheur était venue ; les machines de la sucrerie étaient arrêtées ; les chants des noirs emplissaient la plantation. Je me sentais rassurée, confiante. Non, me disais-je, les craintes que j’ai eues le soir de ma visite à Dodue-Fleurie sont vaines. Nos esclaves nous sont soumis. Et, au Cap, on n’ose rien entreprendre contre moi. À mes côtés, Antoinette, fatiguée de la journée qui avait été fort chaude, s’était étendue ; elle dormait doucement, la tête appuyée sur les genoux de Zinga qui, elle aussi, s’était assoupie. Zinga se montrait depuis quelque temps si attentive à nous servir, Antoinette et moi, que je lui avais pardonné une passion, à mes yeux, inoffensive. Loin de suivre les conseils de Dodue-Fleurie, je ne l’avais point envoyée aux travaux de la plantation, je la gardais auprès de moi. Pourtant j’avais accepté une esclave que m’avait envoyée la courtisane pour veiller sur Antoinette ; lorsque Zinga s’en allait au Cap elle ne devait pas quitter ma fille un instant. Figeroux seul était de ma part l’objet d’une étroite surveillance, et j’attendais pour le renvoyer d’avoir trouvé son remplaçant.

Zinga, près d’Antoinette, me paraissait plus jolie ; elle l’enlaçait, et ses mains, un peu lourdes, venaient se croiser sur mon épaule, tandis que le long de ses genoux se déroulaient les beaux cheveux d’Antoinette dénoués, libres du réseau. Tout le corps de mon enfant était immobile, sauf la jeune poitrine, tendrement fleurie, que les soupirs du sommeil soulevaient lentement et laissaient entrevoir sous la chemise entr’ouverte.

Devant ces grâces adorables, de nouveau je ressentis ce désir terrible qui m’avait une fois jetée, ivre de joie, contre son corps ; j’oublie que Zinga est là, je lève ses robes, j’écarte avec précaution ses jambes, et sans craindre qu’elle ne se réveille, je m’accroupis devant la chère enfant, je me perds, je m’oublie au plus secret et au plus profond de son être ; je goûte à cette chair plus tendre que le jasmin, et qui accuse la saveur piquante d’une plante marine. Oh ! comme j’eusse voulu qu’elle m’étouffa entre ses jambes déjà fortes ! Que j’eusse souhaité mourir ainsi en aspirant sa sève et son plaisir ! Mais un effroi me saisit tout à coup. Dans l’ombre duveteuse où j’égarais mes lèvres, il me semblait que les frais pétales s’étaient desserrés, que plus large la fleur s’offrait au baiser. Alors folle de curiosité impudique, et au risque d’être surprise dans mon examen, je dévêts, comme si elle avait été une courtisane ou une esclave, ses jambes délicates. Je pousse un cri ! Ah ! mon Dieu ! Mon Antoinette, l’enfant que j’avais gardée jalousement, que j’avais tenue loin des hommes, qui n’avait jamais eu pour amie qu’Agathe de Létang, mon Antoinette si bien surveillée, si jalousement défendue, n’était plus vierge ! Ah ! la barbare déchirure ! j’avais l’idée à présent qu’Antoinette était laide, impure, qu’elle puait ! J’avais hâte de laver mes lèvres, mes doigts. Je respirais sur son corps et sur moi l’odeur infecte de l’homme. Et pourtant j’espérais encore, je me disais : c’est peut-être un accident.

Comme elle faisait un mouvement, je rabats sa jupe, je me relève, mais à ce moment un papier plié s’échappe de son sein. Je le ramasse, et je m’éloigne un peu pour le lire.

Il n’y avait que quelques mots, mais, hélas ! ils étaient significatifs.

« Achève les derniers préparatifs. Je viendrai ce soir. Fais attention. La Gourgueil veille. Je couvre de baisers ton corps adorable.

» Pierre. »

J’étais si émue que mes jambes tremblaient, ma gorge était desséchée, je pensais qu’avec l’amour de cet enfant toute la joie de l’existence m’abandonnait. Cependant je me ressaisis, une grande colère m’agitait. Qu’allais-je faire ? les épier, les surprendre ! ou bien attendant qu’il fût parti, traiter Antoinette comme une enfant, châtier cette chair qu’elle avait prostituée, la déchirer puisqu’elle l’avait salie. Elle me haïrait davantage ! Oui, mais j’aurais le plaisir de me venger, de l’empêcher d’être à cet homme, à ce Pierre. Elle ne lui appartiendra pas, me disais-je, quand je devrais l’enfermer dans une cave. Mais cet homme parle de préparatifs dans son billet ; est-ce qu’elle voudrait s’enfuir ? Je l’en empêcherai bien !

Je cherchai Zozo et Troussot ; ils étaient à se promener dans la plantation ; enfin je les rejoignis.

— Veillez bien sur Mademoiselle, leur dis-je, et soyez prêts au besoin à la défendre.

Je leur recommandai aussi de prendre leurs armes.

J’errais dans le jardin comme une insensée. La conduite de cette enfant que je m’imaginais si innocente et si affectueuse m’anéantissait. J’avais comme l’impression que le monde n’existait plus, tout me paraissait transformé, tout me devenait ennemi. Dans cette plantation, au milieu de mes esclaves, riche, gorgée de luxe et de bien-être, je me sentais plus solitaire, plus dénuée de tout qu’une pauvresse qui mendie son pain.

Je me décidai à interroger Antoinette et je revins à l’endroit où je l’avais laissée avec Zinga ; elles n’y étaient plus. Je me dirigeai alors vers une allée de raisiniers où elle se promenait quelquefois avant le coucher du soleil et qui regarde l’habitation. Les fenêtres de sa chambre étaient ouvertes et, d’où je me trouvais, je l’entendis, sans distinguer ses paroles, causer avec animation ; Zinga l’interrompait d’une voix forte :

— Non, ne le ferai pas, ne suis plus avec toi, plus avec toi, parce que tu m’as trompée.

J’allais rentrer à la maison quand tout à coup Zinga vient à moi ; elle a le visage bouleversé ; elle me dit d’une voix haletante, sans préambule :

— Maîtresse, on veut t’empoisonner, moi viens t’avertir.

— M’empoisonner ! Qui donc oserait m’empoisonner ?

J’affectais une assurance et un orgueil que j’étais loin d’avoir. En ce moment même mes horribles douleurs m’avaient reprise ; et ma voix étranglée et le tremblement de mon corps, tout trahissait bien ma terreur. Pourtant, les lèvres sèches, je répétais :

— Qui oserait ?

— Qui ? répliqua Zinga. La demoiselle !

— Antoinette ! m’écriai-je, et, à l’idée d’un crime si monstrueux, il me sembla que la lumière se retirait du ciel et que la vie s’enfuyait de mon être.

— Oui, Antoinette, reprit Zinga d’une voix assurée, la physionomie aussi calme, aussi tranquille que celle d’une statue.

— Misérable ! misérable ! m’écriai-je en la saisissant à la gorge, oses-tu insulter mon Antoinette ? Ah ! tu ne mentiras plus, va ! je vais te tuer.

Elle râlait et se débattait dans mon étreinte ; seule la rapidité de l’attaque avait pu me rendre un instant victorieuse ; elle avait le corps trop robuste, et Figeroux et les autres esclaves l’avaient trop bien habituée à des luttes de ce genre pour qu’elle ne pût reprendre l’avantage.

Elle se dégagea donc très vite et, me repoussant violemment, elle se mit à courir dans la direction du Cap. Courant aussi, je la poursuivais.

À ce moment j’aperçus Antoinette qui venait à sa rencontre, suivie de Zozo et de Troussot.

— Arrêtez-là criai-je aux noirs.

Tous trois se jetèrent sur Zinga qui, vainement, voulut les éviter ; ils lui saisirent les mains et la poussèrent devant eux, malgré les ruades, les crachats et injures dont elle les accablait.

— Madame, dit Antoinette, cette noire est une criminelle ; vous avez mis en elle votre confiance, et elle veut vous assassiner.

Je ne répondis rien ; j’étais si surprise, si troublée que je ne savais quelle décision prendre. Mes regards allaient de Zinga, qui rugissait, la bouche écumante, les yeux féroces, — au visage d’Antoinette, pâle, décomposé, les yeux cernés comme si elle avait été malade, sa jolie robe neuve rayée de rose, toute froissée, avec une grande déchirure sur le côté, ses cheveux épars sur ses épaules, et montrant dans toute sa personne une angoisse que je ne lui avais jamais vue. Craignant que Zinga ne me parlât, Antoinette fit signe aux noirs de lui plaquer la main sur la bouche, mais comme Zinga avait été la plus forte avec moi, elle le fut cette fois encore. Elle se délivra vite des mains qui la retenaient ; seulement au lieu de fuir, elle marcha sur Antoinette, le visage résolu, le poing menaçant.

— Menteuse ! dit-elle, veux me dénoncer, mais moi, va t’accuser, et de façon que tu ne pourras rien répondre !

Puis, se tournant de mon côté :

— Maîtresse, voilà ton assassin !

Antoinette frémissait d’émotion, je voyais ses lèvres remuer comme si elle eût parlé très rapidement, mais pas un mot ne me parvenait à l’oreille.

— Oui, disait Zinga, raconterai tout ce que t’as fait, tes salauderies, ton putanisme, car as beau baisser les yeux, as beau zouer les modestes, les innocentes, t’es la plus sale de toutes les saletés !

Antoinette se cachait le visage dans ses mains, puis elle recula de quelques pas, comme si elle avait l’intention de s’éloigner ; pour moi, au lieu d’arrêter Zinga, au lieu de la battre comme je l’aurais fait il n’y avait qu’un moment, je dis à Antoinette :

— Restez ici.

À Zinga :

— Parle !

Et aux deux noirs :

— Ne la touchez pas ! Qu’elle parle librement.

Alors, après avoir repris haleine, Zinga dit :

— Maîtresse, moi te l’affirme : cette fille est une traîtresse !

— Infâme calomniatrice ! s’écria Antoinette, qui leva la main pour la frapper.

— Taisez-vous ! lui dis-je, vous vous défendrez quand Zinga aura achevé ses aveux.

— Maîtresse, Antoinette veut empoisonner toi pour ensuite te voler et se sauver avec celui qu’est son joli cœur, celui qui l’a épousée avant mariage.

— Malheureuse ! m’écriai-je, éperdue de douleur, tandis qu’Antoinette se protégeait le visage des coudes tendus comme une enfant qui craint d’être souffletée.

— Son joli cœur, si voulez savoir, maîtresse, continuait Zinga, se nomme Moussiu Dubousquens, négociant à Bordeaux, une peau blanche qu’a du sang pour le bourreau. Oui, des hommes comme ça, voudrais les voir au bout d’une corde !

— Elle ment, madame ! interrompit Antoinette. Écoutez-moi, je vous en prie ! Elle me hait. Elle invente tout ; il n’y a pas un mot de vrai dans ce qu’elle vous dit. C’est elle qui mettait chaque jour du poison dans votre vin.

— Et comment ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ! lui répliquai-je, moins effrayée du crime de Zinga que de l’astuce et de la scélératesse qu’avait montrée Antoinette.

— N’allait pas dire, disait Zinga, puisqu’elle commandait à moi.

— Et tu lui obéissais, abominable créature !

— Oui, lui obéissais. Croyais partir avec elle et Dubousquens pour France. Moi, l’aime, Dubousquens !

— Oh ! grand Dieu ! s’écria Antoinette en haussant les épaules.

— Oui, l’aime, et m’a aimée aussi… Mais regrette, car il est un porc… Était aujourd’hui départ. Au port Charlot. Et puis ai vu que voulaient pas m’emmener. Alors quand Antoinette m’a commandé de te mettre ce soir, dans ta raisinade, de la mancenille, au lieu d’arsenic, suis venue tout t’apprendre, maîtresse.

— Elle ment, répétait Antoinette, tout cela est faux !

— Et cela, est-ce faux ? dis-je en lui montrant la lettre que j’avais trouvée sur elle.

Elle eut un cri de rage, ses yeux étincelèrent ; elle me saisit les mains en m’enfonçant les ongles dans la peau.

— Rendez-moi cela, fit-elle.

Mais avant qu’elle ait pu l’atteindre, j’avais déchiré la lettre et j’en avais soufflé au vent les morceaux.

Alors elle devint comme un animal affolé, elle me frappa au visage au point de m’arracher des cris. Je crois bien qu’elle m’aurait toute meurtrie si Troussot et Zozo ne s’étaient jetés sur elle et ne lui avaient saisi les mains.

— Est-ce ainsi, dis-je, enfant dénaturée, que vous reconnaissez tout le bien que j’ai fait pour vous.

— Le bien ! le bien ! ah ! vous voulez rire ! répondit-elle découvrant tout à coup sa haine. Assassiner ma pauvre mère, voler ma fortune, voilà ce que vous appelez me faire du bien. Ah ! monstre, le mal que je t’ai fait pour me défendre, pour me sauver de toi, n’est rien en comparaison de ton crime et de mes souffrances.

À chaque insulte il me semblait descendre d’un degré l’échelle infernale des tortures. Je m’imaginais que mon supplice était achevé, et je le voyais renaître de minute en minute comme un incendie qui ne s’endort un instant que pour éclater ensuite avec une ardeur plus dévorante.

— Que lui as-tu dit, misérable menteuse ? fis-je en me tournant vers Zinga.

— Tout ! Antoinette sait tout.

Et l’odieuse négresse se mit à ricaner.

— C’est ma vengeance à moi ! ajouta-t-elle en sifflotant d’une lèvre narquoise.

— Ah ! c’est ta vengeance, m’écriai-je, eh bien ! tu vas voir la mienne. Zozo, dis-je, Troussot, laissez Antoinette, je me charge d’elle, mais saisissez-vous de Zinga ; et conduisez-la dans la cour noire.

Elle eut un tressaillement et perdit son sourire.

— Maîtresse, suis libre !

— Je m’en moque pas mal que tu sois libre ou esclave !

— Toi peux pas me châtier. N’en as pas le droit !

— Eh bien, tu vas voir si je n’en ai pas le droit, canaille ! tu vas mourir ! Je suis la maîtresse ici.

Elle poussa un rugissement de bête qui, répété d’écho en écho, se prolongea dans la vallée comme un sanglot immense. Mais l’excès de sa terreur soulageait ma peine et je repris :

— Tu vas mourir, mais pas avant d’avoir souffert, d’avoir expié tes attentats, tes trahisons. Oh ! la mort serait trop douce pour toi. Oh oui ! tu vas mourir.

Je la vis frissonner, mais bientôt, rassemblant ses forces, elle poussa un suprême appel :

— Figeroux ! à moi ! à moi, Figeroux !

— Amenez Figeroux ici, dis-je à Zozo, elle l’appelle à son secours ; il est donc son complice. Il va mourir avec elle. Allons, courez le chercher. Et s’il ne veut pas venir, que Justin et Firmin l’amènent de force.

— Maîtresse, dit Zozo, Figeroux n’est pas là !

— Comment ! m’écriai-je, c’est ainsi que vous le gardiez ?

— Maîtresse, Figeroux disparu depuis deux jours.

Je songeai à la recommandation de Dodue.

— Dieu ! me dis-je, nous sommes au 10 août.

Mais éloignant ces craintes, ne songeant plus qu’à ma vengeance :

— Tu vas payer pour la fuite de Figeroux, dis-je à Zinga, et, en attendant qu’il rentre ici, avec un bâillon et enchaîné, sous les coups des noirs, entraînez-la. Vous l’attacherez solidement par les pieds et par les mains ; et vous préparerez, ce soir, des fouets pour la déchirer. Elle restera toute la nuit nue, exposée au vent froid ; demain le soleil brûlera ses blessures ; nous les rouvrirons encore, et cette fois on enduira ses plaies de miel, et l’on versera dans toutes les ouvertures de sa chair des cornets de sucre pour que les fourmis et les maringouins viennent aviver et multiplier son supplice. Ah ! oui, tu vas souffrir, Zinga !

À ces promesses de torture, la misérable voulut tenter un dernier effort et s’arracher à ses gardiens, mais inutilement. La lutte se termina par de cruelles lamentations qui ne cessèrent presque pas de la soirée ; interrompue une minute par des cris de douleur, elles reprirent de nouveau et proclamèrent que Zinga, vaincue, s’abandonnait corps et âme à ses bourreaux ; que son orgueil était brisé, qu’elle n’était plus qu’une chair sensible au mal, et sans énergie pour le braver.

Dès ce moment d’ailleurs, je ne m’occupai plus d’elle. Ma colère, dont elle éprouvait la violence, était comme ces fleuves débordés qui répandent au hasard la destruction. Malgré ses crimes, et le terrible châtiment auquel je venais de la condamner, je n’avais point de ressentiment contre elle. Elle avait disparu pour ainsi dire de mon existence, le souvenir même de ses voluptés et du meurtre qui nous avaient liées n’existait plus. Je ne pensais qu’à Antoinette, et c’était parce que j’hésitais encore à frapper cette enfant, que je passais ma haine, ma rage, sur la négresse.

Cependant j’avais pris Antoinette par le bras et, malgré sa résistance, je l’entraînais dans sa chambre.

— Ignoble fille, lui dis-je, puisque vous n’avez pas voulu de mes bontés, vous apprendrez à vos dépens que je sais aussi punir.

— On me délivrera, dit-elle.

Je la souffletai.

— Personne n’entrera ici, entendez-vous : Personne ! Vous êtes à moi, et vous resterez à moi.

Elle se mit à sangloter en arrivant chez elle ; pour moi, je ne me souciais pas de ses larmes ; je m’assurai seulement que les volets des fenêtres étaient bien fermés. Tandis que j’étais aux croisées, elle tenta de se glisser hors de la chambre, mais je l’attrapai par sa jupe et, la ramenant jusqu’au lit, je dénudai son corps pour mieux la meurtrir. Alors, avec une rougeur et une confusion qui n’étaient plus d’une enfant, elle retenait sa jupe sur ses reins et luttait désespérément pour se sauver de mes coups.

— Corps d’impudique, disais-je en la battant, sentine de vices, réceptacle de crimes, tu n’as pas voulu être ma fille, tu seras mon esclave, va ! et plus fouettée, plus maltraitée que les pires négresses !

En vain serrait-elle les jambes, et se collait-elle contre son lit, il fallut bien, sous mes coups, qu’elle écartât les membres, qu’elle offrit à mes mains impitoyables la place impure, la chair souillée et déchirée par l’homme, pour que je la déchirasse à mon tour.

Je la laissai enfin brisée de douleur, abîmée de honte ; et, l’enfermant à clef, je me retirai dans ma chambre. Mais à peine étais-je seule que l’espèce d’ivresse que l’on ressent à satisfaire ses haines m’abandonna ; après toutes ces exécutions je me sentis plus malheureuse, et seule dans le monde comme dans un désert. Le plaisir et l’amour n’existent plus pour moi, me dis-je. Toutes les souffrances que j’infligerai à Antoinette ne me rendront pas son affection, et pourtant c’est à cela seul que je tiens : le reste m’est indifférent.

Et j’avais envie d’aller lui demander pardon, de m’humilier devant elle, de lui dire de prendre toute ma fortune, d’épouser qui il lui plairait, d’être heureuse. Son bonheur aurait fait le mien : dans l’ombre, à côté d’elle, témoin de sa joie, j’étouffais toute jalousie, j’aimais qui l’aimait, je m’oubliais moi-même. Puis mon égoïsme renaissait. Oh ! m’écriai-je, si elle pouvait me revenir ! À son âge l’amour est un caprice qui ne dure point. Peut-être la douceur, la tendresse, après un peu de sévérité, me la rendront. Il faut seulement éloigner son ami, et, durant son absence, je ferai en sorte qu’il lui paraisse ridicule et odieux. Ce ne sera sans doute pas difficile. Les séductions de ce Dubousquens sont si misérables !

À la nuit venue, je me décidai à rentrer dans sa chambre. Je n’entendais plus ses sanglots. Il me sembla qu’elle s’était endormie. Alors j’ouvris avec mille précautions et j’entrai sur la pointe du pied, retenant mon souffle. Avec quelle amoureuse compassion j’eusse collé mes lèvres à sa chair meurtrie, baisé ses pieds et ses mains. J’avais la confiance du véritable amour : rien ne me semblait impossible.

Je ne pensais plus que la confidence de Zinga l’avait remplie pour moi de haine et d’horreur ; qu’à ses yeux, j’étais l’assassin de sa mère, et qu’elle était trop ingénue pour comprendre ; qu’un attachement plus fort que le plus violent amour d’un homme, me dévouait à sa vie.

Je m’approchai de son lit dans les ténèbres, espérant avoir la joie délicieuse de caresser sa chair chaude et ferme d’enfant, mais le lit était vide, et je la cherchais, je l’appelais vainement par la chambre, faisant alterner les câlineries et les menaces :

— Antoinette ! Antoinette ! ma chérie ! Viens que je te pardonne, que je t’embrasse… Ah ! immonde créature, je te châtierai, tu vas souffrir dans ton corps vicieux, dans ta chair prostituée !… Antoinette, voulez-vous venir à la fin !

La colère et l’angoisse égaraient ma raison. Enfin je m’aperçus que les volets fermés à clef avaient été ouverts puis poussés du dehors. Je descendis dans le jardin. Peut-être n’était-elle pas encore sortie de la plantation. Je me mis à courir de tous côtés. Troussot me rencontra.

— Maîtresse, dit-il, faut venir avec toi ?

— Non, fis-je, reste ici. Cherchez Antoinette. Elle vient de s’enfuir de la maison.

Puis, me rappelant la lettre trouvée sur elle et le plaisir que prenait Troussot à causer avec les marins.

— Sais-tu, lui demandai-je, s’il y a un navire qui part pour la France, aujourd’hui ?

— Oui, dit-il, le Duquesne.

Un frisson agita tout mon corps.

— Et où est-il ?

— Au port Charlot.

— Donne-moi une lanterne et un manteau. Vite, je m’en vais au Cap.

— Toute seule, maîtresse ?

— Oui, toute seule.

Dès que Troussot m’eut rapporté ce que je lui avais demandé, je partis. Je ne craignais ni les attaques des nègres marrons, ni les difficultés du chemin. Je courais à tout moment au risque de tomber dans un précipice, me maudissant moi-même lorsque, faute de souffle, j’étais forcée de ralentir mes pas. La lune pleine et magnifique, éclairait la route, et devant ces monts noirs, ou enveloppés de vapeurs brillantes, je songeais par instant à des nuits aussi belles et plus douces, où j’aurais pu être heureuse, et qui étaient perdues pour l’amour.

Enfin, j’arrive au Cap et, un moment après, je suis au port Charlot. Je demande à un marinier :

— Le Duquesne ?

— Madame, il a quitté le port ; il est dans la rade.

Je sentis une mort froide me monter au cœur.

— Parti ?

— Non, madame. Mais il appareille demain matin au petit jour.

— Alors trouve-moi une barque, et allons-y de suite.

J’activais le marinier qui ne mettait nulle hâte à démarrer.

— Si vous étiez deux, dis-je, aux avirons, nous irions plus vite.

Il me regarda étonné.

— Il n’y a pas un marin sur le quai, fit-il. C’est par hasard que j’étais là. Tout le monde est à la fête aujourd’hui.

La traversée ne dura pas une demi-heure, durant laquelle je souffris toutes les angoisses.

Est-elle là, me disais-je. Vais-je la trouver ?

Je ne songeais même pas à Dubousquens aux bras duquel pourtant il faudrait l’arracher.

Enfin j’aperçois le Duquesne, nous touchons à sa coque énorme et sombre parmi les lumières des flots, on me jette une échelle de corde que tient le marinier et d’où je manque de tomber dans la mer. Cependant on me hisse tant bien que mal. Le capitaine descend du pont, vient au devant de moi.

— Monsieur, lui dis-je, je tiens absolument à voir M. Dubousquens avant son départ. N’est-il pas ici ?

— Il n’est pas encore ici, madame, me répondit-il, mais il doit s’embarquer cette nuit avec sa jeune femme.

Il appuya sur les derniers mots comme s’il se doutait, à mon air égaré, quel intérêt me faisait tenir à les rencontrer.

— Je les attends, dis-je.

Vainement voulut-il me détourner de mon projet. Il alléguait que seuls les passagers pouvaient rester sur le navire. C’était une règle qu’il devait observer, surtout à la veille d’un départ.

— Eh bien ! dis-je, inscrivez-moi parmi vos passagers. Je pars avec vous.

Et je payai le marinier qui m’avait conduite et qui retourna au port. Il eût fallu me jeter à la mer pour me faire quitter le Duquesne.

Dans la crainte de manquer leur arrivée, au lieu de me retirer dans ma cabine, je restais sur le pont, attendant toujours Dubousquens et Antoinette, en proie à une atroce inquiétude.

Comme les lumières du Cap s’éteignaient et que la ville semblait s’endormir, j’aperçus du côté des Ingas et au-dessus du faubourg des Milices une lueur vive grandir sur le ciel.

Des passagers, autour de moi, prétendaient qu’une révolte venait d’éclater au Cap.

— Bah ! disait quelqu’un, les milices auront vite calmé les révoltés.

— Détrompez-vous, fit un autre, les milices sont avec les noirs.

— Ce sont les affranchis qui ont soulevé les esclaves pour faire peur aux blancs et leur arracher l’égalité des droits, mais il se pourrait que la révolte fût plus sérieuse qu’ils ne pensent et qu’elle tourne contre ses organisateurs.

— Ah ! ah ! s’écria une voix que je connaissais, décidément je n’étais pas mauvais prophète et je n’ai pas agi en niais en prenant mes précautions.

Je me retournai, et je reconnus le docteur Chiron ; nous fûmes tous deux assez surpris de nous rencontrer ; il me fit mille questions, selon son habitude, mais je lui répondais à peine, trop brisée d’angoisse et l’esprit trop occupé pour prendre garde à ses paroles. Je l’entendis seulement qui disait :

— Il commence à faire bon rentrer en France. Voyez, les scélérats ont tenu parole : ils ont commencé à incendier le Cap.

En effet, sur trois points on voyait des colonnes d’étincelles monter vers le ciel et se fondre dans un nuage énorme de fumée et de flammes qui s’avançait sur le Duquesne.

Des débris en feu tombaient devant nous dans la mer ; quelques-uns même tombèrent à mes pieds.

Je m’étais jetée à genoux et les yeux levés au ciel :

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! disais-je, sauvez mon Antoinette.

— Vous partez aussi, madame, dit le docteur Chiron. Je vous approuve. Votre sagesse pour être tardive, n’en est pas moins utile. Si on n’a plus que le bout du nez à sauver, c’est toujours cela !

Une petite barque à ce moment sortit du port et s’approcha du Duquesne à force de rames. Mais déjà le capitaine, effrayé de l’ardeur de l’incendie que l’on ressentait jusque sur la mer, et des flammèches innombrables que le vent chassait du rivage, redoutait pour son navire, chargé de tonnes de tafia et de toutes sortes de combustibles. Bien que l’on ne dût d’abord partir que le lendemain, il ordonna de lever l’ancre et de mettre à la voile.

Cependant la petite barque vint, au risque de chavirer, se heurter contre nous. Deux hommes conduisaient l’embarcation. On leur jeta une corde et ils montèrent jusqu’à nous. Quelle fut mon émotion quand je reconnus Zozo et Troussot. Je me précipitai vers eux et leur prenant la main, j’attendais avec angoisse leurs premières paroles.

— Ah ! maîtresse, dit Zozo, quel malheur ! Figeroux arrivé avec le cancre (il voulait dire le quaker) ; tout brûlé, tout massacré aux Ingas. Nous avons pu sauver ceci.

Il me remit un lourd coffret et s’affaissa.

— Mais Antoinette, dis-je sans me soucier de sa défaillance, parlez donc, voyons ! Antoinette, où est-elle ? Que m’importe l’argent que vous m’apportez si je n’ai pas Antoinette !

Troussot qui avait le front couvert de sang, soupira d’une voix grave :

— Antoinette morte. On a tué bonne petite maîtresse !

Il me fut impossible d’en entendre davantage. On m’a dit que je suis tombée sur le pont sans connaissance, et que, durant une partie de la traversée, ma vie a été en péril.

Aux premiers moments où la douleur sembla me faire grâce, où, après avoir tant souffert, je me réveillais de mon mal, je reprenais les habitudes de la vie comme afin d’avoir plus de force pour souffrir encore, Zozo me raconta le crime atroce qui m’avait ravi toutes mes jouissances.

Quelque temps après mon départ, Zozo avait découvert Antoinette alors qu’elle allait sortir de la plantation pour se diriger sur le Cap ; et il l’avait ramenée dans sa chambre bien qu’Antoinette, se défendant avec toute l’énergie du désespoir, n’eut cessé de le mordre et de le frapper.

Après l’avoir enfermée, il m’avait attendue en compagnie de Troussot, devant la chambre de la pauvre enfant.

Ils étaient encore à leur poste lorsque quatre nègres à la taille de géants se jettent sur eux avant qu’ils aient le temps de se servir de leurs armes, leur lient pieds et mains, les bâillonnent, puis, d’une poussée ils enfoncent la porte. Montouroy les suivait. Il se précipite sur mon enfant qui pousse des cris, se débat, lui échappe et veut sauter par la fenêtre ; il la rejoint, la renverse sur le lit, lui ouvre brutalement les jambes. Il a un mot abominable :

— Ma jolie perruche, il faut d’abord que je te mette ma marque, que tu sois mienne pour la vie. Après tu m’aimeras, si tu veux.

Cependant Antoinette ne cédait pas, mais luttait avec fureur, lui mordait le visage et le battait de ses pieds.

— Venez donc me la tenir, brutes ! cria Montouroy aux nègres.

Ils ne pouvaient guère lui obéir. Ils étaient en train de jouer du couteau avec de nouveaux arrivants. En effet, Dodue Fleurie, apprenant par ses espions les projets de Montouroy, avait réuni tous ses esclaves et était partie avec eux pour les Ingas ; elle entra derrière Montouroy. Elle était elle-même dans le couloir avec ses gens, un poignard à la main ; elle essayait de forcer le passage, avide de retrouver son amant, de le surprendre, de le frapper peut-être.

Au bruit de la lutte, Montouroy avait lâché Antoinette, il s’était élancé au milieu des combattants et, atteignant Dodue Fleurie, il essaya de lui enlever le poignard qu’elle levait sur lui en lui criant les plus abominables injures.

Antoinette, se voyant seule, se hâta de fuir ; et déjà, elle enjambait la fenêtre, lorsque Zinga survint. Du poteau où la négresse était attachée, elle avait entendu le tumulte et les cris des nègres. Elle s’imagina que c’était Dubousquens qui arrivait avec une escorte pour enlever Antoinette. Zozo prétend qu’il a vu Samuel Goring la détacher ; Troussot soutient au contraire que la rage que la négresse avait conçue pour ma malheureuse enfant lui prêta une force extraordinaire et qu’elle parvint à briser ses liens. En une minute elle fut devant la maison ; elle aperçut à la fenêtre la fugitive qui lui tournait le dos, les pieds en l’air, prête à sauter. Elle la saisit brusquement par les jambes. Antoinette poussa un cri, lâcha prise, tomba. Zinga se rua sur elle et plusieurs fois lui frappa la tête contre la muraille. Des nègres de la plantation aperçurent cette misérable s’acharnant contre mon enfant. Comme c’était une blanche, ils ne se soucièrent point de venir à son secours et restèrent paisibles spectateurs de cet assassinat. Antoinette ne se défendait pas, mais de toutes ses forces elle appelait :

— À moi, Pierre ! Pierre ! à moi.

Les appels bientôt furent indistincts ; Zinga l’avait saisie à la gorge ; on n’entendit plus que les cris rauques, puis un râle horrible qui annonça la fin de cet égorgement. Zinga grisée de haine, n’abandonna point sa victime, mais ne cessait de lui piétiner le corps.

— Pourriture de fillasse ! cria-t-elle, m’as fait torturer, m’as volé mon amour, crève donc, chienne, crève donc, catin, que ton corps pourrisse sous la pluie, et que la chaleur en fasse une infection !

Et après ces outrages affreux, comme si rien ne pouvait apaiser sa rage, dans le sol détrempé elle roulait mon Antoinette. Elle put savourer tranquillement sa vengeance. Personne ne vint troubler son infâme plaisir. Zozo et Troussot, quand on les eut délivrés, retrouvèrent le corps tout sanglant et couvert de boue. Les membres adorables avaient laissé dans la terre leur empreinte.

Zinga, quand elle se fut repue à souhait de cette mort, disparut.

Sans respect pour le corps de ma chère enfant, Dodue Fleurie et Montouroy se réconcilièrent devant lui dans une étreinte immonde.

Ils parvinrent à calmer leurs esclaves et à les ramener avec eux.

Mon Dieu, ne pouviez-vous aussi me prendre, si vous teniez à ravir cet ange au ciel !

Zinga, Dubousquens se trouvent sur le Duquesne ; ils se sont embarqués en pleine mer, le soir de l’incendie. Ils vivent ici en secret, dans leur cabine, loin du capitaine, des passagers et de l’équipage, mais comme l’animal découvre son ennemi à l’odeur, j’ai bien deviné leur présence ; et dès que j’ai pu me lever du lit. je les ai vus, je les ai épiés, je les ai surpris, l’homme vautré sur la femme, qui le baisait, qui l’embrassait, qui le caressait comme un enfant.

— Antoinette était sotte, était bête, disait Zinga : moi, je sais toutes les caresses, les consolantes ! les endormeuses ! et celles qui font vivre en une minute des existences. Oh ! tu l’oublieras auprès de moi, je serai ta petite amie, je me ferai française pour te plaire. Vois, déjà je sais ta langue, je saurai bientôt toutes les façons des femmes de ton pays. Et tu ne te rappelleras plus même son nom.

— Tais-toi, sacrilège, tais-toi, disait-il. Oh ! ce charme, cette grâce de l’innocence, où les retrouver jamais ?

— Innocence, répliquait-elle, drôle d’innocence que celle d’une empoisonneuse !

— C’est toi, infâme ! c’est toi qui lui as conseillé cet attentat, et c’est toi qui es son assassin.

— Tant pis, disait-elle, tu l’aimeras encore cet assassin, il fera ton plaisir !

Elle avait alors mille jeux de hanches, de doigts, d’yeux et de lèvres ; son visage se transformait, éclatait en rires inattendus, sa croupe s’enfuyait comme un animal capricieux, ou s’étalait majestueuse comme un dieu lourd et despotique. Dubousquens, à ces gestes luxurieux, perdait sa tristesse, il poursuivait la négresse dans les couloirs, oubliant cette fois qu’il n’était pas seul sur le Duquesne et qu’on pouvait surprendre leurs caresses impudiques.

À de pareils spectacles, je puis à peine contenir mon indignation. Il pleurerait Antoinette comme je la pleure moi-même que peut-être lui pardonnerais-je de l’avoir enlevée à mon amour, mais profaner ainsi son souvenir auprès d’une négresse criminelle, me semble une effroyable impiété qui réclame son châtiment.

Et chaque jour ma haine s’augmente pour cet homme qui a eu l’affection de mon enfant — pour cette noire qui, en la dénonçant, a causé sa mort.

— Ah ! chère Antoinette, me dis-je, va, je te vengerai, je frapperai tes meurtriers.

Je me demande comment je pourrai châtier leur forfait. Oh ! je trouverai une torture digne du crime. Il le faut pour apaiser la chère morte. Il me semble que son ombre, ensuite, me regarderait avec moins d’horreur, qu’elle ne m’adresserait plus le reproche, qu’elle me fait en songe. Par miracle, une nuit elle est venue douce et souriante comme avant la dénonciation de Zinga. Je l’ai serrée dans mes bras et elle m’a laissé au matin son odeur délicieuse. Puisse Dieu permettre, en sa miséricorde, que je me console le soir de mes douloureuses journées, et que j’étreigne encore dans mes rêves cette grâce que je ne veux pas voir coupable ; cette grâce qui à mes yeux est toujours ingénue, toujours innocente !

FIN

  1. Jupe très large et courte qui s’arrête au-dessus du genou.
  2. Négresse nouvellement débarquée d’Afrique et, par suite, inexperte et sauvage.
  3. Un sortilège.
  4. Les colons désignaient ainsi un nègre ou une négresse jeune, en bonne santé et de belle conformation, tels enfin que les Portugais avaient coutume d’en acheter pour leurs colonies des Indes.