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Les pères du système taoïste/Tchoang-tzeu/Chapitre 8. Pieds palmés

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Imprimerie de Hien Hien (p. 269-273).

Chap. 8. Pieds palmés.

A.   Une membrane reliant les orteils, un doigt surnuméraire, ont été produits par le corps, il est vrai, mais en excès sur ce qui devait être normalement. Il en est de même, d’une excroissance, d’une tumeur ; quoique issues du corps, ces superfétations sont contre nature. Il faut en dire autant des théories diverses sur la bonté et l’équité (vertus) enfantées par l’esprit, et des goûts qui émanent des cinq viscères (du tempérament) d’un chacun. Ces choses ne sont pas naturelles, mais artificielles, morbides. Elles ne sont pas conformes à la norme. Oui, de même que la membrane qui relie les orteils d’un homme, et le doigt surnuméraire à sa main, gênent ses mouvements physiques naturels ; ainsi les goûts émis par ses viscères, et les vertus imaginées par son esprit, gênent son fonctionnement moral naturel. — La perversion du sens de la vue amena les excès de coloris et d’ornementation dont le peintre Li-tchou fut le promoteur. La perversion du sens de l’ouïe produisit les abus dans l’usage des instruments et dans les accords dont le musicien Cheu-k’oang fut l’instigateur. Les théories sur la bonté et l’équité produisirent ces chasseurs de renommée, Tseng-chenn Cheu-ts’iou[1] et autres, qui firent célébrer par les flûtes et les tambours de tout l’empire, leurs irréalisables utopies. L’abus de l’argumentation produisit les Yang-tchou et les Mei-ti, ces hommes qui fabriquèrent des raisons et dévidèrent des déductions, comme on moule des tuiles et tresse des cordes ; pour lesquels discuter sur les substances et les accidents, sur les similitudes et les différences, fut un jeu d’esprit ; sophistes et rhéteurs qui s’épuisèrent en efforts et en paroles inutiles. Tout cela n’est que superfétation vaine, contraire à la vérité, laquelle consiste dans la rétention du naturel, à l’exclusion de l’artificiel. Il ne faut pas violenter la nature, même sous prétexte de la rectifier. Que le composé reste composé, et le simple simple. Que le long reste long, et le court court. Gardez-vous de vouloir allonger les pattes du canard, ou raccourcir celles de la grue. Essayer de le faire leur causerait de la souffrance, ce qui est la note caractéristique de tout ce qui est contre nature, tandis que le plaisir est la marque du naturel.


B.   Il ressort de ces principes que la bonté et l’équité artificielles de Confucius ne sont pas des sentiments naturels à l’homme, car leur acquisition et leur exercice sont accompagnés de gêne et de souffrance. Ceux qui ont les pieds palmés ou des doigts de trop souffrent, quand ils se meuvent, de leur déficit ou de leur excès physique. Ceux qui posent, de nos jours, pour la bonté et la justice, souffrent de voir le cours des choses, soupirent de lutter contre les passions humaines. Non, la bonté et l’équité ne sont pas des sentiments naturels ; autrement il y en aurait davantage dans le monde, lequel, depuis tantôt dix-huit siècles, n’est que lutte et bruit. — L’emploi du quart de cercle et de la ligne, du compas et de l’équerre, ne produit les formes régulières qu’au prix de la résection d’éléments naturels. Les liens qui les attachent, la colle qui les fixe, le vernis qui les recouvre font violence à la matière des produits de l’art. Le rythme dans les rits et dans la musique, les déclamations officielles sur la bonté et l’équité destinées à influencer le cœur des hommes, tout cela est contre nature, artificiel, pure convention. La nature régit le monde. Par l’effet de cette nature, les êtres courbes sont devenus tels, sans intervention du quart de cercle ; les êtres droits, sans qu’on ait employé la ligne ; les ronds et les carrés, sans le compas et l’équerre. Tout se tient dans la nature, sans liens, sans colle, sans vernis. Tout devient, sans violence, par suite d’une sorte d’appel ou d’attraction irrésistible. Les êtres ne se rendent pas compte du pourquoi de leur devenir ; ils se développent sans savoir comment ; la norme de leur devenir et de leur développement étant intrinsèque. Il en fut ainsi de tout temps ; il en est encore ainsi ; c’est une loi invariable. Alors pourquoi prétendre ficeler les hommes et les attacher les uns aux autres, par des liens factices de bonté et d’équité, par les rites et la musique, cordes colle et vernis des philosophes politiciens ? Pourquoi ne pas les laisser suivre leur nature ? Pourquoi vouloir leur faire oublier cette nature ?... Depuis que l’empereur Chounn (vers l’an 2255) désorienta l’empire par sa fausse formule « bonté et équité », la nature humaine est en souffrance, étouffée par l’artificiel, par le conventionnel.

C.   Oui, depuis Chounn jusqu’à nos jours, les hommes suivent des appas divers, non leur propre nature. Le vulgaire se tue pour l’argent, les lettrés se tuent pour la réputation, les nobles se tuent pour la gloire de leur maison, les Sages se tuent pour l’empire. Les hommes célèbres, de condition diverse, ont tous ceci de commun qu’ils ont agi contre nature et se sont ruinés ainsi. Qu’importe la diversité du mode, si le résultat fatal est le même ? — Deux pâtres qui ont perdu leurs moutons, l’un pour avoir étudié, l’autre pour avoir joué, ont subi en définitive la même perte. — Pai-i périt pour l’amour de la gloire, et Tchee pour cause de brigandage ; motif différent, résultat identique. — Cependant l’histoire officielle dit de Pai-i que ce fut un noble caractère, parce qu’il se sacrifia à la bonté et à l’équité ; au contraire, elle dit de Tchee que ce fut un homme vulgaire, parce qu’il périt par amour du gain. Somme toute, le terme auquel ils aboutirent, ayant été le même, il n’y a pas lieu d’user, à leur égard, de la distinction noble et vulgaire. Tous deux ont fait le même outrage à leur nature, tous deux ont péri de même. Alors pourquoi louer Pai-i et blâmer Tchee ?


D.   Non, égalât-il Tseng-chenn et Cheu-ts’iou, je ne dirai pas de bien de celui qui a violenté sa nature en pratiquant la bonté et l’équité. Je ne dirai pas de bien de celui qui s’est appliqué à l’étude des saveurs, ou des sons, ou des couleurs, fût-il célèbre comme U-eull, comme Cheu-k’oang, comme Li-tchou. Non, l’homme n’est pas bon parce qu’il pratique la bonté et l’équité artificielles ; il est bon par l’exercice de ses facultés naturelles. Fait bon usage du goût celui qui suit ses appétits naturels. Fait bon usage de l’ouïe celui qui écoute son sens intime. Fait bon usage de la vue celui qui ne regarde que soi-même. Ceux qui regardent et écoutent autrui prennent fatalement quelque chose de la manière et des jugements d’autrui, au détriment de la rectitude de leur sens naturel. Du moment qu’ils ont aberré de leur rectitude naturelle, qu’ils soient réputés brigands comme Tchee ou sages comme Pai-i, peu m’importe ; ce ne sont, à mes yeux, que des dévoyés. Car, pour moi, la règle, c’est la conformité ou la non conformité à la nature. La bonté et l’équité artificielles me sont aussi odieuses que le vice et la dépravation.

  1. Cheu-u alias Cheu-ts’iou. Entretiens de Confucius, livre VIII, chapitre XV.