Les petits Patriotes du Richelieu/02
II. — DISSENSIONS
Le soir, à l’heure du repas de famille, on dut attendre un bon quart d’heure, avant que la grand’mère ne fit son apparition. Elle s’excusa en soupirant. Elle ne se sentait pas très bien. Olivier s’alarma.
— Écoutez, Grand-mère, déclara-t-il tout en l’aidant à s’installer à sa place, au bout de la table où s’affairait Sophie, il faut que le médecin vous rende visite… Je suis inquiet.
— Non, mon enfant, il ne faut pas prendre peur, parce qu’une vieille femme comme moi se plaint de ceci ou de cela. On n’échappe pas aux inconvénients de l’âge. Aujourd’hui, le vent, qui a soufflé assez fort, a décidé une névralgie que je connais bien, à reparaître et à m’ennuyer.
— Une névralgie qui occasionne un peu d’étouffement au cœur ne me dit rien qui vaille…Elle ne doit pas être traitée légèrement en tout cas. Et vous le savez bien. Mais vous ne pensez jamais à vous. Il est temps de mettre ordre à tout cela.
— Olivier a raison. Il faut vous soigner, Grand’mère, dit la sœur aînée.
— Bien, chers tyrans… Mais, en attendant faites honneur à la soupe fumante de notre bonne Sophie.
La petite Josephte, qui avait embrassé sa grand’mère en la voyant entrer au salon, se tenait maintenant toute silencieuse, à sa place, à table, vis-à-vis d’Olivier. Le jeune homme, qui adorait sa petite sœur, la regarda soudain avec attention. Il vit qu’elle avait pleuré. Ses yeux étaient gonflés ; ses joues rouges, un peu brûlantes. Il allait élever la voix, lorsqu’un regard suppliant de la grand’mère, regard qui se porta ensuite sur la sœur aînée, Marie, lui fit changer d’idée. Mais il se promit d’attirer la petite Josephte à sa chambre et de connaître la cause de ce chagrin.
Marie Précourt semblait seule d’une humeur excellente, ce soir-là. Elle parlait beaucoup, elle mangeait de fort bon appétit la soupe, l’omelette au fromage, les œufs à la neige, et les petits gâteaux de ménage. Elle achevait de boire une tasse de thé très chaude lorsqu’elle entendit son frère annoncer à la grand’mère ses projets pour dimanche.
— Certes, non, je n’ai pas changé mes projets pour dimanche, grand’mère. Je fais atteler mon cheval préféré, le noir, et, en route pour Saint-Ours !
— Saint-Ours ! s’exclama la jeune fille. Mais je désire m’y rendre, moi aussi, Olivier. Tu m’y conduiras bien, n’est-ce pas ?
— Certainement.
Les sourcils du jeune homme se froncèrent un instant.
— Ça ne te plaît pas ? Qu’y a-t-il ? Au manoir, le seigneur du lieu, les dames, les jeunes filles te reçoivent toujours à bras ouverts.
— Je ne compte pas m’y rendre.
— Voilà qui est étrange. Où descends-tu, alors ? Chez le Dr Dorion ? Naturellement.
— Marie, tu sais que je me sens embarrassé devant M. Roch de Saint-Ours. Ses idées sont aux antipodes des miennes.
— Tu as besoin pourtant d’entendre raisonner des hommes sérieux, incapables d’emballement… Le shérif Saint-Ours te remettra en équilibre. À Saint-Denis, à Saint-Charles, on te monte la tête.
— Je t’en prie, ma sœur. Ne parle pas sur ce ton de ce qui me tient le plus au cœur.
— Oui, oui, de tout ce que tu appelles, fierté de race, droits inaliénables, liberté outragée, etc., etc. Mon pauvre frère, si tu n’étais pas un peu ridicule, je te plaindrais de tout mon cœur. Les Anglais sont nos maîtres après tout.
— Oui, c’est là ta sagesse… bureaucratique qui ne peut vraiment lever la tête très haut…Heureusement, toutes les femmes ne te ressemblent pas…
— Évidemment, il y a notre cousine… Mathilde Perrault… une intelligence, une âme supérieure ! Bah ! quand on est amoureux comme toi, on n’y voit pas clair… Si tu savais que…
— Si je savais quoi, Marie ? dit brusquement son frère, en se levant de table et en allant chercher sa pipe élégante en écume de mer.
— Voyons, Marie, à quoi penses-tu de discuter ainsi. Tu paraissais gaie tout à l’heure, fit la grand’mère, avec reproche.
— Je le suis encore. Mais mon estimable frère a besoin de lumières. Je fais quelques précisions. Ça ne lui plaît pas. Qu’y puis-je ?
— Marie, reprit son frère, la voix toujours un peu dure, parle, qu’est-ce que je ne vois pas très bien chez Mathilde… Elle t’est souvent supérieure, cela je le vois, par exemple. Et toi aussi, parfois.
— Olivier, dit la grand’mère, ne continue pas sur ce ton… Je suis fatiguée, ce soir.
— Pardon, grand’mère. Pour vous, je veux attendre. Ma sœur présentera ses explications plus tard… C’est entendu. Mais ne montez pas à votre chambre tout de suite, je vous en prie ? Faisons une partie de whist. Cela vous remet toujours.
— Il faut être quatre, pour ce jeu, il me semble, remarqua l’aïeule en souriant.
— Il viendra un quatrième joueur.
— Ah !
— Le voici même, ajouta en riant la jeune fille. Une voiture vient d’enfiler l’avenue.
— C’est le bon Dr Cherrier, ah ! que je suis contente, cria la petite Josephte. Je reconnais son cheval blanc, celui qui rentre ici sans qu’on le tire jamais.
— Olivier, dit la grand’mère, va au-devant du docteur. Occupe-toi de sa voiture, notre homme est parti pour la ferme du Bord-de-l’eau, de très bonne heure, cet après-midi.
— J’y vais, grand’mère… Mais ne faites pas ces yeux-là… Je vous jure que la visite de votre bon ami est fortuite. J’aurais plutôt compté sur le Dr Nelson…
— Que dis-tu ? Pourquoi ? Que projettes-tu encore ?
— Ne vous agitez pas. Vous saurez tout à l’heure pourquoi je parle ainsi.
Le Dr Séraphin Cherrier était un agréable vieillard de soixante-quinze ans. Il avait encore la démarche souple. Ses yeux noirs étaient pénétrants, son regard vif, enflammé dès qu’on touchait certains sujets. C’est qu’il n’assistait pas en spectateur indifférent aux événements dramatiques de son temps. La politique n’avait pas de secret pour cet ancien député du comté de Richelieu, qui avait combattu le bon combat, aux côtés des patriotes canadiens de son temps. Ne comptait-il pas maintenant dans sa descendance des neveux célèbres, que les malheurs des temps trouvaient, comme lui autrefois, debout, vigilants, d’une activité redoutable, soit au parlement, soit à la tribune populaire. L’un d’eux, c’est l’hon. Louis-Joseph Papineau, fils de sa sœur Rosalie, décédée celle-ci, il y avait cinq ans déjà, hélas ! Un autre c’était l’évêque de Montréal, Mgr Jean-Jacques Lartigue. Le troisième, Denis-Benjamin Viger, était vraiment l’un des avocats les plus réputés de la grande ville.
Le vieillard se montrait fier de ces neveux, et un moyen très sûr d’arriver à ses fins auprès de lui, c’était de parler de l’un ou de l’autre de ses parents, tout particulièrement de ce Louis-Joseph Papineau, dont la haute intelligence, l’éloquence entraînante « le faisait vibrer, disait-il en riant, comme s’il eût encore eu vingt ans ».
Il s’était fait une toilette impeccable pour venir voir sa vieille amie Précourt. Il connaissait, « pour en gémir, lui disait-il en clignant de l’œil, ses goûts indéracinables d’élégance ». Les cheveux blancs étaient relevés sur la tête, et se terminaient sur la nuque par la queue traditionnelle. Il avait jabot et manchettes immaculées, sur un complet noir dont la redingote s’ouvrait sur un gilet en satin. Il avançait en s’appuyant sur une canne de jonc, à pomme d’or, cadeau récent de la grand’maman Précourt à son médecin et ami.
— Eh ! eh ! commença-t-il, jeune Madame, on se permet donc d’être malade en ces tièdes journées de mai ? Ça me ragaillardit, moi… Voulez-vous que nous causions médecine avant que je vous inflige une défaite écrasante au whist. Je vois la table toute prête pour de bons joueurs comme nous.
— Docteur, mes petits-enfants s’alarment à tort, je vous assure. Je ne me sens pas plus mal qu’à l’ordinaire… Pas plus inquiète, en tout cas.
— Ah !… on est inquiète ? C’est la faute à qui ? Ah ! ah ! Allez-y, ma vieille amie, chargez encore mon neveu Papineau de ce méfait névralgique. C’est la faute à Papineau, toujours. Nos malheurs politiques, l’insolence anglaise, ici au Canada…
— Docteur, laissons la politique, même assaisonnée de plaisanteries… Hélas ! les jeunes ne savent pas doser comme nous, ce… ce…
— Ce poison, grand’mère, dites-le sans vous gêner, fit Olivier en riant. Surtout ne faites pas ces yeux tristes…
— Hum ! Hum ! fit le docteur.
Il comprenait ce qui rendait dolente sa vieille amie Précourt. L’ardeur combative de son petit-fils avait sans doute fait des siennes. De là une dépression morale plus lourde à supporter que la névralgie, certes.
Il se tourna vers la sœur aînée, tout en caressant la tête blonde de la petite Josephte, qui s’était glissée près de lui, dès son entrée dans la pièce.
— Et vous, la belle fille de la maison, toujours sage ? Et, et… fort réjouissante à regarder ? Oh ! vos vingt ans vous sont légers et doux ? Il n’y a pas à dire…
— Mais oui, docteur. Je m’enflamme le moins possible… Je raisonne… Je me soumets à l’inévitable, quel qu’il soit…
— Tout le contraire de ce que fait Olivier, n’est-ce pas ?
— En effet.
— C’est un noble cœur, Olivier, ma petite.
— S’il calculait davantage ses élans…
— Bah ! ne mesquinez pas ainsi. Laissez-le à sa trempe héroïque. Notre race a besoin de ces nobles enfants, qui ne savent pas reculer.
— Il est né rebelle.
— Marie ! fit la grand’mère, n’emploie pas ce terme devant moi. Ton frère n’a pas toujours tort.
— Non, reprit le docteur en souriant, et puis ne médisons pas des absents.
— Tiens, tiens, vous m’avez chargé de tous les crimes depuis quelques instants, je suis sûr, s’exclama en riant le jeune homme, qui entrait justement sur les derniers mots du docteur.
— Peut-être, mon jeune ami… mais nous n’en dirons rien, nous n’avouerons rien. Si vous alliez user de représailles et refuser de me conduire à Saint-Ours, dimanche ?
— Comment ! s’écria Marie, vous y allez vous aussi, docteur ?
— Certainement, je dois y présider une assemblée convoquée par le docteur Nelson, mon énergique et savant confrère. L’on veut protester contre les résolutions de Lord Russell.
— Tu ne pouvais pas m’annoncer cette assemblée, Olivier, tout à l’heure ? fit la jeune fille, l’air vexé. Vous le saviez, grand’mère ?
— Non, Marie, répondit celle-ci en soupirant.
— Alors, ma promenade au manoir est manquée ? Les Saint-Ours, et je les approuve, se montrent contrariés lorsque quelques réunions populaires ont lieu presque à leur porte…
Un profond silence accueillit la remarque de la jeune fille. La grand’mère mit fin au malaise en prenant place à la table de jeu et en adressant à la jeune fille un regard de profond reproche. Celle-ci comprit, rougit, puis demanda au docteur, s’il voulait consentir à jouer avec une mauvaise tête comme la sienne.
— Oui, ma petite fille. La politique peut s’embrouiller dans votre… mauvaise tête, comme vous dites, mais le whist y brille. Vous êtes une forte joueuse. Allons, venez à cette table… et aussi… à Saint-Ours, dimanche. Ne craignez rien. Le shérif est à Montréal, et les dames du manoir aimeront sans doute à causer avec vous de tout autre chose que des 92 Résolutions. Ah ! ah ! ah !… Olivier, Olivier, ne me lancez pas des regards incendiaires… Respectez mes cheveux blancs… Vous vous déridez… Tant mieux. Il faut toujours en venir là avec moi. Allons à nos jeux maintenant… Bonsoir, petite Josephte, bonsoir… Comme tu grandis, mon poussin !