Les petits Patriotes du Richelieu/10

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Revue L'Oiseau bleu (1p. 185-196).

X. — COMPLICATIONS


Un peu avant le mariage de Charles-Ovide Perrault et de Mathilde Roy, une nouvelle alarmante parvint à Olivier. Sa grand’mère faisait une grave crise cardiaque. Le jeune homme n’eut pas un instant d’hésitation. Il boucla ses malles, après avoir écrit quelques lettres urgentes dont il chargea Michel. Les mots d’inquiétude folle qu’il adressa à Mathilde furent signés des initiales O. P., mais il les fit suivre, contrairement à son habitude, de son titre de fiancé. Puis il conduisit Michel à l’amie de sa grand’mère qui le reçut avec quelle tendresse empressée.

Michel aurait bien voulu faire le voyage avec son protecteur, mais il se heurta à un refus formel.

« Plus tard, peut-être, si les événements m’y obligent, expliqua avec bonté Olivier, qui voyait les yeux de l’enfant s’attrister, plus tard, je te ferai venir. Je veux d’ailleurs écrire à Mathilde à l’adresse de cette maison. Tu sais déchiffrer mon écriture, tu reconnaîtras bien vite le nom de la princesse sur l’enveloppe. Que ce soit de tes mains qu’elle reçoive mes lettres, tu entends, que personne d’autre ne se charge de ce soin. Tu es au courant de ses heures de sortie, du but ordinaire de ses promenades. Tu la rejoindras bien à quelque moment propice sans qu’on te voie. Tu agiras de même pour les lettres que j’enverrai à quelques amis. Acquitte-toi bien de ces tâches secrètes, mon petit homme, et dis-toi que tu me rends service en agissant ainsi. Je ne te recommande pas l’application à l’étude, tu vas au delà de mes désirs. Qui sait si nous n’allons pas faire de toi un savant quelque jour… Et maintenant, disons-nous adieu. Michel. »

Le lendemain, de bon matin, Olivier Précourt s’embarquait à bord de la Félicité du Richelieu. Appuyé sur l’un des garde-fous du bateau, il regardait s’éloigner Montréal. Il y laissait beaucoup de son cœur… Comme cela lui avait semblé dur de ne pouvoir causer avec Mathilde la veille au soir. Mais alors qu’il passait devant sa porte, il avait vu le lieutenant Walker entrer dans la maison de sa fiancée en compagnie de M. Perrault, dont la figure rayonnait de satisfaction. Le front d’Olivier s’était couvert de nuages en face de cette rencontre.

Ah ! si Mathilde allait finir par plier devant la dure volonté paternelle… Elle pleurait souvent depuis quelque temps. Elle racontait à Olivier de petites scènes journalières fort pénibles. Elle l’assurait chaque fois non de sa fidélité, cela va de soi, mais de sa détermination à n’épouser que lui, ou… d’entrer au couvent. Olivier lui répliquait alors que la grille de l’Hôtel-Dieu de Montréal ne lui ferait pas peur et qu’il irait la réclamer bien vite si elle donnait suite à ce projet.

« Oh ! je ne serais pas jaloux de Dieu, mon amie, ajoutait-il plus sérieusement, et si je laisse ma peau dans quelque duel ou… combat, — ne peut-on s’attendre à tout en ce moment ? — cela ne me déplairait pas de vous savoir vivant et priant sous le voile et la guimpe. »

Mais au fond de lui-même le jeune homme était rempli de craintes. Mathilde était parfaitement dévouée à son père et ne le heurtait jamais en rien. C’était bien la première fois qu’elle osait s’opposer à ses vues. Soutiendrait-elle longtemps ce rôle difficile ? Lui parti, elle se sentirait moins brave, moins encouragée sans cesse, moins impressionnée surtout par la vue d’un amour aussi ardent, sincère et profond que le sien.

Il ne put méditer longtemps sur ces angoissantes questions car le capitaine du bateau s’approcha et engagea la conversation sur les événements récents… La démission du lieutenant-colonel Ignace Raizenne, qui avait refusé de lire l’ordre de milice du 21 juin à la tête de son bataillon, enchantait le capitaine. Il ne se lassait pas d’en parler. Il le connaissait, ce vieil ami, cet officier aux cheveux blancs, ce vétéran de la guerre américaine de 1813.

« Il lui avait été impossible, et c’était les paroles mêmes du lieutenant-colonel Raizenne que répétait le capitaine, il lui avait été impossible, M. Olivier, sans souiller ses cheveux blancs et la cause sacrée qu’il servait, de lire la proclamation du gouverneur. »

Le capitaine se frottait les mains au comble de l’enthousiasme.

« Hé ! celui-ci, on ne peut lui reprocher ni d’être trop jeune, ni sans bravoure, n’est-ce pas M. Olivier ?

— En effet, capitaine. Mais pourquoi reprocher aux jeunes de ressentir vivement une injure ? D’en mesurer très bien la portée ? Lorsqu’il s’agit de la patrie, vieux ou jeunes frémissent de la même façon, je vous assure.

— Mais j’en suis convaincu pour ma part, M. Olivier. Seulement, lorsque je vois un homme de mon âge se camper aussi fièrement en face d’une situation lamentable, je m’en réjouis jusqu’aux larmes. La générosité, l’abnégation, le désintéressement, qualités plus faciles aux jeunes qu’aux hommes mûrs, allez, mon ami. Que voulez-vous, la vie enfume un peu tous les bons élans… Mais vous avez l’air inquiet, M. Olivier ? Qu’y a-t-il ?

— Je me rends auprès de ma grand’mère, dont les crises cardiaques se rapprochent de plus en plus.

— Cette pauvre Mme  Précourt ! Espérons qu’elle s’en sauvera comme d’habitude, cette fois.

— Merci. J’en accepte l’augure. Arriverons-nous tard ce soir ?

— Nous serons en avance, au contraire. La journée se montre belle.

Vers huit heures, le même soir, alors que le soleil venait de disparaître dans un horizon rutilant d’or et de couleurs, Olivier pénétrait dans la vieille maison familiale. Josephte courut se jeter dans ses bras en pleurant. Sophie parut dans le haut de l’escalier, à droite du large hall, un doigt sur sa bouche. Puis elle descendit et accueillit le jeune homme par ces mots :

« Monsieur Olivier, que je suis contente ! Madame vous demande sans cesse.

— Comment est-elle en ce moment, ma bonne Sophie ?

— Elle semble reposer. Tant que dure l’effet d’un remède que lui a prescrit le docteur, elle est ainsi. Mais ensuite comme c’est pénible de la voir si mal respirer.

— Où est Marie ?

— Les Debartzch la promènent un peu. Tous les soirs, ils reviennent ainsi.

— Ma petite Josephte n’est pas invitée ? demanda Olivier à la petite qui s’appuyait à son bras.

— Oh ! oui, répondit pour elle Sophie. Mais il n’y a pas moyen de l’éloigner de la maison.

— Je veux être près de grand’mère, toujours. Ses yeux me cherchent, Olivier.

— Venez souper, M. Olivier. Josephte va retourner là-haut et m’appellera s’il y a lieu. Va, ma petite fille, hein ?

— Olivier, tu viendras tout de suite près de grand’mère quand tu auras mangé ? dit Josephte, d’une voix suppliante.

— Je voudrais déjà y être, mais Sophie dit qu’elle repose, vois-tu…

— Oui, oui, M. Olivier. Attendez qu’elle s’éveille d’elle-même. Elle supportera mieux la joie de votre retour.

Le docteur Cherrier, aidé du Dr  Nelson, tint tête magnifiquement à la grave maladie. Et peu à peu la grand’mère Précourt vit s’éloigner les suffocations épuisantes. La vue journalière d’Olivier contribua à ce rétablissement dont on douta longtemps.

Vers le milieu d’août, tout danger disparut complètement. Mais que de précautions à prendre afin d’éloigner « une rechute qui serait fatale, cette fois », avait déclaré le docteur Cherrier. À Olivier seul, il avait ajouté que le cœur de sa vieille amie pourrait bien aussi s’arrêter tout simplement de battre, un moment ou l’autre, et cela sans souffrance ni luttes. La mort la prendrait dans un sommeil paisible, peut-être. Tout comme un petit enfant, elle s’endormirait doucement dans le Seigneur.

Le jeune homme avait penché tristement la tête en écoutant le verdict du docteur. Il se disait que tout semblait se compliquer à la fois dans sa vie. Là-bas, à Montréal, Michel se désolait de ne plus pouvoir rencontrer la jeune fille. Était-elle malade ? Pourtant, M. Desrivières, qui lui parlait longuement d’elle, quand il le rencontrait, lui avait dit que Mathilde se portait assez bien mais que sa figure semblait d’une mortelle tristesse… que son père l’accompagnait maintenant partout.

« Que dois-je faire, M. Olivier, dites ? demandait Michel. Je connais un moyen de grimper, le soir, le long des gouttières, et d’arriver presque à sa fenêtre. Mais la persienne est fermée depuis huit jours.

Les nouvelles politiques ne valaient guère mieux. En face de l’agitation populaire croissante, lord Gosford s’était enfin décidé à convoquer les Chambres, le 18 août. Mais il était facile de prévoir que cela n’irait pas, n’allait guère au fait. La dissolution semblait imminente. Et alors, qu’adviendrait-il ? L’organisation pour la rébellion avançait partout. Olivier pourrait certes retourner aider à ses amis de Montréal. Marchessault et le Dr  Duvert à Saint-Charles, le Dr  Nelson à Saint-Denis suffisaient à la besogne. Mais il y avait sa grand’mère… elle était à peine remise de sa cruelle crise.

Justement, elle l’appelait en ce moment de la galerie où venait de l’installer confortablement Sophie. Josephte était assise à ses pieds et feuilletait un livre d’images.

— Me voici, grand’mère, dit le jeune homme. Quelle joie de vous voir respirer l’air plein de fraîcheur de cette belle matinée d’août.

— Olivier, j’ai des nouvelles pour toi. Tiens ! regarde cette mince enveloppe. Elle se trouvait glissée dans une lettre que m’envoie une de mes vieilles connaissances. Elle est de…

— Mathilde ? Non, ce n’est pas possible, grand’mère. Enfin !

— Mon grand, fais appel à ton courage. Cette lettre… j’en ai peur !

— Je m’attends à tout. Mais tout de même, je sais à l’occasion défendre mon bien. Si vous croyez que la mesquine opposition du cousin Octave… Tiens, laissez-moi m’éloigner. J’aperçois Marie. Elle n’a pas à connaître tout de suite les nouvelles, quelles qu’elles soient. Josephte, va donc un peu courir dans le jardin avec notre bon chien. Cela m’exaspère de l’entendre ainsi se plaindre.

— Comme tu es nerveux. Olivier, fit la grand’mère en soupirant.

Le jeune homme haussa les épaules, mais embrassa avec quelle affection la petite Josephte qui s’empressait d’obéir.

— Je reviendrai causer avec vous quand vous serez seule, dit tout bas Olivier en se penchant sur la main de son aïeule, tandis que sa sœur Marie s’avançait vers eux à pas lents.

— Bonjour, grand’mère, fit Marie. Comme ce cher frère sait m’éviter. Regardez-le filer.

— Mais non. Marie, je t’assure. Ta promenade a été agréable, hier soir ?

— Triste plutôt. M. Debastzch continue de recevoir des lettres presque menaçantes. Ils perdent la tête, ces patriotes !

— Chut, Marie !

— La session se terminera bientôt, paraît-il. Le désordre est terrible à la Chambre.

— Où allons-nous, hélas !

— Le mieux c’est de ne pas y penser. En tout cas, vous vous rétablissez, et cela ne laisse plus aucun doute : je ferai dès septembre mon voyage chez nos cousins de Boston. Si j’emmenais Josephte ?

— Ce serait très bien.

— Puis, grand’mère…

— Qu’est-ce qu’il y a, Marie ? Parle. J’ai été si malade, si près de la mort, que les événements de ce monde ne peuvent me troubler très profondément, je t’assure. Je m’attriste pour vous seulement.


Bonjour grand’mère, fit Marie. Comme ce cher frère sait m’éviter. Regardez-le filer.

— Précisément.

— Allons, parle !

— Eh bien ! Mathilde Perrault, après une scène terrible avec son père, et durant laquelle elle a refusé le capitaine Walker, déclaré son amour et les promesses échangées avec Olivier, s’est vue presque jetée à la porte de la maison paternelle. Elle s’est alors résolue d’entrer à l’Hôtel-Dieu. Elle est un peu folle, la pauvre enfant. Ce serait une singulière vocation.

— Cela s’est vu pourtant, Marie. Et ces amoureuses contrariées ont fait de saintes religieuses. Connaît-on toujours bien les vues de Dieu sur nous ?

— Enfin ! C’est l’événement du jour dans les cercles mondains de Montréal.

— Pauvre Mathilde et… pauvre Olivier !

— Aussi, s’il ne s’était pas montré si violent patriote.

— Ne dis pas cela, Marie. Ton frère a un noble cœur et ses convictions doivent être respectées, ici du moins.

— Bien, grand’mère. Je suis peinée pour lui, vous le savez, qu’il le croie ou non.

— Ne lui en parle pas la première, n’est-ce pas ?

— Naturellement… Tenez, le voici. Quelle pâleur !… Je rentre, grand’mère, en passant par l’autre côté du jardin.

— C’est délicat de ta part, Marie. Va donc.