Les petits Patriotes du Richelieu/13

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Revue L'Oiseau bleu (1p. 229-243).

XIII. — LA TEMPÊTE S’ANNONCE…


Les Fils de la Liberté s’organisèrent donc, dans quelle atmosphère d’enthousiasme, de martiale décision, de courage, de patriotisme brûlant. Les manifestes se multiplièrent. Ils franchirent la zone de Montréal. Jusque dans les campagnes, on se livra à l’étude de l’art militaire ; on parada, drapeau et musique en tête. Partout aussi on accueillit avec empressement l’idée de mieux connaître la vie politique du pays ; on étudia les besoins et les ressources du Canada. Les jeunes gens ne voulurent plus s’habiller que d’étoffe du pays. Cette nouvelle mode, qui défiait parfois l’élégance, fut acceptée sans sourciller, même devant les pires quolibets des bureaucrates. L’on railla en vain ces jeunes gens, qui oubliaient parfois leurs promesses rigoureuses et circulaient avec des gants achetés à Londres, ou des cravates qui rappelaient Paris, par leurs nœuds et leurs couleurs. Peu leur importait, pourtant, car ces détails disparaissaient dans l’ensemble de leurs ajustements fabriqués dans quelque bon coin du terroir.

À Montréal, ils comptèrent, dès septembre, au moins six cents membres. Les autorités commencèrent à ouvrir les yeux, à s’effrayer. Ces patriotes n’avaient pourtant point d’armes. Comme projectiles les mots véhéments remplaçaient les plombs meurtriers. Mais savait-on où pouvait aboutir une pareille levée en masse de la jeunesse, obéissant à la voix d’un tribun à la parole incisive, intelligente, pénétrant la tactique des ennemis, et lui opposant un sens fier, irréductible, des droits britanniques méconnus ou outragés ?

Olivier Précourt se voyait sans cesse aux côtés, soit de Charles-Ovide Perrault, du Dr  Gauvin, de Rodolphe Desrivières, soit de Thomas Storrow Brown. Il voyageait aussi sans arrêt, entre Saint-Denis et Montréal. Précieux appoint pour tous ! Olivier tenait au courant des événements soit le Dr  Wolfred Nelson, à Saint-Denis, soit le Dr  Duvert, à Saint-Charles. Le petit Michel l’accompagnait. Vu la marche précipitée des événements, Olivier avait cru bon de remettre à un an tous les projets de collège concernant son protégé ! Il en avait fait un messager de confiance, pour les petites tâches délicates, qui devaient passer inaperçues. Et l’enfant le servait avec une finesse surprenante. Sa grande admiration pour les patriotes aiguisait son esprit, le rendait attentif aux moindres détails. Sa mémoire enregistrait avec précision ce qu’il voyait et entendait. Il servit donc en maintes circonstances les intérêts de tous. Il devint populaire. Que ce soit Ovide Perrault, Édouard Rodier ou Rodolphe Desrivières, tous le recevaient, avec quels bons sourires, quels mots encourageants ! La connaissance de l’anglais que possédait l’enfant les avait surpris d’abord, puis ils mirent cette connaissance à profit.

Rodolphe Desrivières causait très souvent et volontiers avec Michel. Il ne parlait plus de sa ressemblance avec la famille Desrivières, depuis qu’il avait vu la figure de l’enfant se contracter, durement, et ses lèvres se serrer dans un mutisme complet. « Après tout, se dit Desrivières, je puis m’abuser, comme m’assure Olivier. Et j’ennuie ce bon petit. Oublions cela ». Mais de ce fait fortuit était né une vive sympathie de part et d’autre. Lorsque Olivier ne réclamait pas les services de Michel, il permettait à celui-ci d’offrir un peu de son temps à son ami Desrivières.

Depuis le début de septembre, Marie Précourt vivait aux États-Unis. « Elle en était satisfaite, écrivait-elle à sa grand’mère. Tout était si paisible autour d’elle et, n’eût été le chagrin de ne plus voir sa chère grand’mère et Josephte, elle aurait pu se dire heureuse ». Elle s’informait d’Olivier, de Mathilde. Elle recevait des nouvelles assez souvent de ses amies de Montréal et de Saint-Charles. Or, on lui avait parlé de l’amaigrissement et de la tristesse de Mathilde Perrault, qui ne sortait plus qu’en la compagnie de son père, plus sévère, plus bourru que jamais. Et Olivier, sans doute, ajoutait la jeune fille, faisait de son mieux pour exaspérer le cousin, qui détestait de façon maladive les agissements de ceux qu’il nommait ces « cerveaux brûlés de patriotes ».

Et, cependant, Olivier Précourt, malgré la vigilance incessante du cousin Octave Perrault, était parvenu à passer plusieurs heures à la montagne, au commencement d’octobre, avec Mathilde… et Michel. Celui-ci, tout en restant dans le rayon visuel des amoureux, guettait, veillait, sondait coins et recoins. Mal en eût pris aux curieux qui eussent voulu brouiller les choses !

Mais il n’en vint pas. Le cousin Octave Perrault ne fut à Montréal que le surlendemain. Ce voyage d’affaires imprévu à Québec, qui ne lui apporta que des soucis, l’empêcha au retour de questionner sa fille, sur ses promenades. Celle-ci eut donc la douceur de garder pour elle chaque phrase de cette entrevue suprême et inoubliable. D’un commun accord, Olivier et elle avaient résolu de ne plus se revoir tant que l’horizon politique se montrerait aussi orageux. Olivier, d’ailleurs, ne serait plus libre. On projetait, parmi les Fils de la Liberté, et ailleurs, une assemblée nombreuse, d’une pompe extraordinaire à Saint-Charles, pour le milieu d’octobre.

Olivier fut chargé des invitations dans Montréal et les environs. Bon cavalier, il se rendit d’abord dans le comté de Chambly et s’attarda à l’aller et au retour, à Boucherville, chez son ami, Bonaventure Viger.

À son retour à Montréal il trouva Michel qui le guettait en faisant les cent pas sur la rue Notre-Dame. « Vite, Monsieur Olivier, entrez. Reposez-vous un peu, tandis que je cours chercher M. Desrivières. Il a eu bien peur que vous ne reveniez pas aujourd’hui. Mais moi, je le savais. Vous aviez dit mardi, le 15 octobre, au plus tard, vers cinq heures de l’après-midi.

— Quelle mémoire, mon petit Michel ! Mais qu’y a-t-il ?

M. Desrivières va vous le dire. Attendez. Dans dix minutes, il sera ici. Ah ! que je suis content de vous savoir de retour !


Et Michel disparut, en courant, du côté est de la rue Notre-Dame.

Et Michel disparut, en courant, du côté est de la rue Notre-Dame. Olivier entra, se débarrassa de la poussière de la route, puis se jeta, très fatigué, dans son fauteuil. Il allait céder au sommeil, lorsque des coups bien appliqués furent frappés à sa porte, et aussitôt après Rodolphe Desrivières pénétrait en hâte dans sa chambre.

— Ah ! ça, s’exclama Olivier en sursautant, mon cher Rodolphe, c’est votre nouvelle coutume de foncer ainsi chez les gens, à la mousquetaire ?

— Bonjour, Olivier ! Je ne vous savais pas fourbu au point de me reprocher un tel empressement affectueux, répondit celui-ci, en riant et en se laissant tomber sur le sofa en face d’Olivier.

— Je ne me sens pas du tout fatigué, mais le sommeil me gagne, après une soirée prolongée chez ce phénomène qui a nom : Bonaventure Viger. Les derniers tours aux bureaucrates nous ont tenus en joie jusqu’aux petites heures, ce matin.

— Alors, inutile de vous parler du théâtre pour ce soir ?

— Je préfère, en effet, dormir dans mon lit, non pas dans un fauteuil d’orchestre.

— Oh ! l’insolence des Habits rouges vous tiendrait peut-être éveillé.

— Que voulez-vous dire, Rodolphe ?

— Nous avons résolu, Rodier, Ouimet, Gauvin et quelques autres, d’assister à la représentation dramatique en vogue, ce soir. Nous aimerions à voir jusqu’où peut aller la gentillesse des Messieurs de l’Armée à notre égard. Leur animosité commence à nous taper sur les nerfs !

— Vous me tentez, mais…

— En tout cas, faites comme bon vous semblera. Si vous vous décidez, vous trouverez un billet à votre nom, au contrôle.

— Merci. Rien de sanglant, Rodolphe, depuis mon départ ?

— Malheureusement non, homme sanguinaire. L’on ne parle dans nos associations que de l’Assemblée de Saint-Charles. On y verra six comtés, paraît-il. M. Papineau ira d’un de ses discours qui nous rendent tous un peu fous, je crois. Il a tellement raison qu’on ne demanderait pas mieux que de se battre avec autre chose qu’avec des arguments.

— Cela va venir, soyez tranquille, calmez-vous.

— Ah ! c’est vous, Olivier, qui me recommandez le calme ? Vous n’avez pas seulement sommeil, mon ami, vous dormez, vous rêvez… Tenez vos yeux se ferment encore… Ah ! ah ! ah ! Au revoir. Dites à Michel de vous réveiller pour huit heures et demie. Ce sera plus sûr.

— À tantôt, Rodolphe.

Le sommeil prit, en effet, si bien Olivier, ce soir-là, que malgré ses tentatives, Michel ne parvint pas à le réveiller. L’enfant n’en fut pas fâché. Il retourna se mettre dans son propre lit, en murmurant : « J’ai obéi, mais n’ai pas réussi à faire ce que voulait M. Desrivières… Pauvre M. Olivier, il faut bien qu’il se repose, comme tout le monde ».

Le lendemain matin, à neuf heures, Olivier finissait de déjeuner, lorsque Rodier entra précipitamment dans la salle à manger de l’hôtel Rasco, et le chercha des yeux. L’ayant aperçu, il vint à lui, disant entre haut et bas, car plusieurs Anglais, qui déjeunaient tout près, se mirent à le dévisager, puis à chuchoter tout bas entre eux.

— Olivier, si vous avez terminé, montons dans votre chambre. J’ai à vous parler !

— Avec plaisir. Quelle physionomie agitée ! Vous n’avez pas mis le feu aux poudres quelque part ? demanda le jeune homme, à la fois intrigué et amusé.

— Peut-être !

— Michel était-il dans le corridor, Rodier, quand vous êtes entré ?

— Oui, en faction, près de la porte. C’est lui qui m’a appris votre présence dans la salle.

— Montez alors tout de suite dans ma chambre. Voici la clef. Je vous suis à l’instant. Je prends juste le temps de donner un ordre à Michel.

— Bien. Faites vite.

Ce ne fut pas long, Édouard Rodier, en quelques phrases pittoresques et claires, mit Olivier au courant des incidents de la veille. Il se résuma ainsi.

— Mon cher, sur notre refus de nous décoiffer durant le God Save the Queen, — chant dérisoire en ce moment à notre égard, n’est-ce pas ? car, ce qu’elle se moque de nous, la petite souveraine, par la voix de lord John Russell et autres, — nous avons été hués, poursuivis, menacés, jusqu’à notre sortie du théâtre. Ils sont en sucre, ces Habits rouges !… Ce sont des amours !… Oh ! là la, nous les avons vexés pour quelque temps, j’espère !

— Tout cela n’est pas bien grave.

— Mais, attendez ! Le bon Rodolphe va entrer en scène.

— Comment, Desrivières s’est emballé ? Ah ! quelle chose nouvelle, vous m’apprenez là ! fit Olivier en souriant.

— Tout de même, il avait eu à répondre à un argument assez frappant… sur la nuque. Alors, son emballement a changé, est devenu une rage qui fume plus que jamais ce matin.

— Qui l’a frappé, Rodier ?

— Le Dr  Jones. Le chapeau de Desrivières a roulé par terre. Jamais, non jamais, les yeux étincelants de notre ami n’ont lancé de telles flammes. Il s’est approché aussi près que nous lui avons permis de son insulteur et lui a lancé, d’une voix sifflante : « I will remember you, Dr  Jones ».

— Où est Desrivières, en ce moment ? Comment se fait-il qu’il ne m’ait pas mis lui-même au courant ?

— Ce volcan est en éruption, vous dis-je, comment voulez-vous qu’il vienne et parle ? Et surtout avec le ton raisonnable que j’y mets ?

— Alors, où est-il tout de même, votre volcan ?

— Il arpente pour la première fois la rue Notre-Dame. Il guette sa proie.

— Il n’est pas un peu ivre, fût-ce de colère ?

— Pas du tout. Il causait, tout à l’heure, très gentiment avec Gauvin.

— Oui, c’est sa manière, parfois, mais dans l’ombre, le poing doit lui démanger. Le Dr  Jones n’a qu’à bien se tenir.

— Oh ! Jones n’est pas un peureux, non plus. Et comme taille, Desrivières et lui ne se font pas de tort. Ce sont deux jolis colosses.

— Quel dommage, que je ne puisse voir de mes yeux la fin de ce pugilat. Mais il me faut être à Longueuil, à midi, aujourd’hui.

— Alors, ça marche cette organisation dans Chambly ?

— Oui, Rodier. Et il paraît qu’il en est de même dans Rouville, Saint-Hyacinthe, les Deux-Montagnes, et même dans l’Acadie.

— Et dans votre vallée du Richelieu ?

— Nelson y enflamme les esprits et les cœurs, c’est tout dire.

— Tant mieux. Cette assemblée de Saint-Charles ouvrira les yeux. Quand on verra là, réunie, et unie fortement, de cœur et d’esprit, l’élite des patriotes du Bas-Canada, on se dira, peut-être, qu’il est dangereux de pousser des citoyens britanniques, — fût-ce de langue française, — à la révolte, par je ne sais combien d’années d’injustices et de vexations.

— Il y aura aussi votre discours, Rodier. À Saint-Denis, à Saint-Charles, on a entendu parler de votre frémissante, nerveuse et brillante éloquence.

— Si Papineau n’était pas là, avec sa prodigieuse parole, pour nous enseigner à tous l’humilité par la comparaison, je deviendrais vaniteux, Précourt. Votre éloge me couvre de confusion. Allons, fit-il en se levant, je vous quitte. N’ayant pas de mission éloignée, à votre exemple, je demeure pour suivre les événements. Il est probable que ce soir, à votre retour, il y aura du nouveau. À ce soir donc, Précourt ? Venez chez moi. Vous y trouverez Desrivières, mort, vivant ou en capilotade, ah ! ah ! ah ! quelle aventure !

Olivier fut très heureux de trouver à sa chambre, en entrant le soir, Desrivières et Rodier. Michel avait couru au devant de lui et lui avait appris que de bonnes nouvelles l’attendaient à l’hôtel, et aussi tout un courrier venu de Saint-Charles et de Saint-Denis.

— Mon cher Rodolphe, s’écria Olivier, en allant vers son ami la main tendue, vous avez donc eu raison de la fière Albion, aujourd’hui ?

— Michel a bavardé ! répliqua Desrivières, en répondant à la poignée de son ami.

— Aussi, l’occasion était irrésistible, fit Rodier. Le triomphe d’un patriote, en pleine rue Notre-Dame, quel exploit !

— Et cependant, notre petit messager ne m’a donné aucun détail, je vous assure. Je l’ai forcé de m’assurer que vous n’aviez pas fait honte à la bravoure de vos amis, Rodolphe, voilà tout. Michel, qui comprend mal l’ironie, s’est redressé, devant ma question insolente, comme Rodrigue devant don Diègue. Il m’a juré que vous étiez totalement incapable d’une défaite. Et, maintenant, racontez-moi tout, tandis que je m’installe confortablement.

— Bien, Olivier. C’est tout ce qu’il vous reste à faire, d’ailleurs. Comme vous voyez, nous nous sentons très à l’aise chez vous, avec votre tabac, dans vos fauteuils, presque chaussés de vos pantoufles…

Édouard Rodier raconta de façon amusante, à son ordinaire, la rencontre, vers trois heures dans l’après-midi, rue Notre-Dame, entre Jones, ses amis, et Desrivières et Giard, ce jeune avocat que prisait le bon Rodolphe. Jones, malgré sa haute taille et son poids énorme, aurait eu le dessous dans la bataille. Si des amis, communs des deux combattants, n’eussent séparé ces géants de la mauvaise entente. « Rodolphe a cogné dur, en cette lutte homérique. Quels poings ! Quelle fougue ».

— Alors. Rodolphe, vous êtes satisfait d’avoir assommé proprement votre adversaire ? demanda en riant Olivier.

— Mais, oui, répondit celui-ci, revenu à son humeur débonnaire depuis qu’il avait lavé son affront. Et cela, pour la bonne raison que tout n’est pas fini, Olivier. J’aurai mon dessert, demain. Nouvelle bataille à l’horizon ! Bravo !

— Comment cela ?

— Desrivières s’attend à recevoir les témoins de Jones, demain, expliqua Rodier. C’est du moins ce que ce dernier lui a crié avant de perdre à demi conscience sous les coups du bouillant Achille : « Nous nous battrons au pistolet, Monsieur le Patriote, a hurlé le Dr  Jones. Et demain !

— Un duel ? Voyons, Rodolphe, fit Olivier, en souriant. Au moment où nous avons tout à faire !

— Pourquoi pas ? fit celui-ci. D’autant plus que je ne l’ai pas demandé, sinon un peu cherché. Jones aura sa seconde leçon, ou je mordrai toute la poussière de la rue Notre-Dame.

— Péché avoué, n’est-ce pas ? fit Rodier, en riant de bon cœur. Mais je doute de la contrition du pénitent.

— Vous me servirez de témoin avec Rodier, n’est-ce pas Olivier ?

— Si les choses vont en effet jusque là, je ne vous refuserai pas. Pourvu…

— Pourvu ? demanda Desrivières.

— Il me faut être à Saint-Charles dans quelques jours, relativement à cette assemblée des six comtés. C’est tout de même aussi important cette manifestation que toutes nos querelles, si honorables qu’elles soient, mon cher Rodolphe ?

— Évidemment. Mais croyez-moi, vous ne serez pas retardé par le duel Jones-Desrivières.

Et il en fut, tel que l’avait prévu le jeune homme. Le duel eut lieu à la montagne, le surlendemain, et n’occasionna aucune tragédie. Mais la réputation de bravoure de Rodolphe Desrivières atteignit son point culminant. Il devint « le lion du jour », à la profonde satisfaction du petit Michel, qui s’attachait de plus en plus à cet ami sincère d’Olivier Précourt.