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Les petits Patriotes du Richelieu/17

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Revue L'Oiseau bleu (1p. 289-295).

XVII. — LE SOIR DE LA DÉFAITE DE SAINT-CHARLES


Olivier revit donc son aïeule, dans la soirée de ce 23 novembre inoubliable. Ils échangèrent peu de mots, mais restèrent longtemps la main dans la main, silencieux, émus, reconnaissants envers Dieu de ce nouveau bienfait de la vie conservée.

Avant qu’Olivier se retirât, la grand’mère le pria de s’agenouiller afin que sa main pût bénir sa folle tête héroïque. Il lui semblait qu’alors Dieu avait pitié, comme elle, des gestes de révolte de ce petit-fils qu’elle aimait, vraiment, plus qu’elle-même en cet instant. Olivier avait courbé la tête sous les paroles de sa grand’mère et quand il la releva, il y avait des larmes dans ses yeux si ardents, sans peur, et qui la défiaient encore, en leur douloureux et hautain désespoir.

Toute la journée du lendemain, une assez forte fièvre retint le jeune homme dans sa chambre. L’aïeule y entra plusieurs fois mais ne voulut pas y demeurer afin qu’il reposât plus sûrement. Vers sept heures, le soir, Olivier sortit tout à coup de son sommeil, parfaitement délivré de toute torpeur. Il se dressa sur son séant. Il regarda partout. Personne n’était donc demeuré auprès de lui ? C’était étrange. Et sa grand’mère ? Vaguement, il se souvenait qu’il y avait une heure à peine elle s’était penchée sur son front ; elle avait murmuré certaines paroles qui lui avaient semblé étranges. Mais quelles étaient ces paroles ? Il passa la main sur son front. Ah ! oui… la mémoire lui revenait : « Mon grand… comme je voudrais ne pas te quitter… maintenant… Mais si Dieu le veut, qu’y puis-je ? Mon enfant chéri, je te laisse mon âme… Ma paix… mon amour ! »

Olivier fut soudain debout. Un serrement de cœur horrible venait de le saisir. Qu’avait-il donc ? Était-ce la maladie seulement qui l’étouffait ainsi ? Ramassant toutes ses forces, il s’habilla. Ses nerfs agités lui donnaient une force factice extraordinaire. Il prit un verre de tisane puis sortit de sa chambre. Au même instant, à l’autre bout du corridor, Sophie, la figure bouleversée, quittait la chambre de sa grand’mère. Elle courut vers lui avec des gestes d’effroi.

— M. Olivier, que faites-vous ? Avec votre fièvre !

— J’en suis délivré, Sophie. Ne vous alarmez pas ainsi… Mais… qu’y a-t-il ? Vos yeux sont fixes, remplis d’une frayeur sans nom !

— M. Olivier, retournez à votre chambre… de grâce ! reprit Sophie, dont les mains tremblaient tout en repoussant le jeune homme.

— Certainement, ma bonne Sophie, mais laissez-moi auparavant aller souhaiter une bonne nuit à grand’mère. Voyons, Sophie, qu’avez-vous à me rudoyer ainsi ? Vous voyez bien que mon bras malade m’empêche d’être victorieux de vous ?

— Je ne veux pas que vous entriez ce soir chez madame Précourt… Ah ! mon Dieu ! M. Olivier, M. Olivier… vous ne comprenez donc pas… je viens de la voir… et je crois qu’elle est… qu’elle est…

Olivier poussa un cri et bondit cette fois jusqu’à la chambre de l’aïeule. Il se précipita vers le lit et aperçut, en effet, sur le visage toujours gracieux, tendre et doux de son aïeule les marques indéfinissables mais sûres, hélas ! du passage de la visiteuse sans merci : la mort.

Il tomba à genoux avec un sanglot. Sa main gauche saisit les mains diaphanes, ses lèvres s’y appuyèrent. Des teintes déjà cireuses couvraient les doigts froids mais non raidis. Il y avait peu de temps, il le comprenait maintenant, ces mains avaient frôlé son front fiévreux, en une dernière et suprême bénédiction. Il pria quelque temps ainsi. Il allait sortir, après avoir recouvert la morte d’un drap, lorsqu’il entendit des cris, des vociférations, mêlés à des pleurs et au bruit, lui semblait-il, d’un fouet qui siffle en retombant. Il écouta encore. Ces pleurs ? Mais c’étaient ceux de Josephte !

Grand Dieu ! Que se passait-il ?… On s’était battu cet après-midi à St-Charles… Dans les moments où la fièvre lui laissait du répit, Olivier avait entendu le Dr Cherrier l’apprendre à sa grand’mère. Mais alors ?… les soldats étaient venus jusqu’ici… dans son jardin… Ils étaient victorieux, peut-être… Et on venait le chercher… Ah ! Dieu ! ces cris de Josephte… Olivier descendit comme un fou.

Quelques secondes plus tard, le jeune homme, pris de rage, détachait d’un arbre le petit Michel qu’un soldat ivre fouettait en criant : « Speak, where is Mr Precourt, if he is not in the house, speak ! » Puis, Olivier saisit le soudard à la gorge de sa seule main gauche. Il allait, de sa force nerveuse décuplée, lui créer un mauvais parti lorsque deux officiers anglais débouchèrent à droite. L’un empoignait le bras valide d’Olivier tandis que l’autre, d’un coup de pied et d’un retentissant : « Shame ! », envoyait rouler à quelques pas le lâche agresseur du petit Michel.

— Je vous demande pardon pour cette brute, M. Précourt, dit l’officier dans un français assez bon et en saluant froidement. Olivier reconnut en tressaillant un ami du capitaine Walker, rencontré chez Mathilde durant l’hiver. Cet ivrogne, monsieur, a mal compris les ordres. Nous devons vous arrêter, c’est vrai. Vous avez été trahi par l’un des vôtres qui vous en veut depuis longtemps, paraît-il, et voici un mandat d’arrestation en règle. Capitaine Lorne, ajouta-t-il en se tournant vers son compagnon, transportez ce garçon dans la maison… Bien, laissez cette petite fille vous suivre… Revenez aussitôt, n’est-ce pas ?


Nous devons vous arrêter… Vous avez été trahi par l’un des vôtres… et voici un mandat d’arrestation en règle…

— Monsieur, dit Olivier, raidi, très pâle, mais avec la même dignité que son adversaire, j’accepte vos excuses. Je suis prêt à me rendre… Puis-je me défendre avec ce bras fracassé ?… Mais je laisse ici… des êtres chers… L’un vient d’expirer… Voulez-vous me permettre de les revoir tous… un instant, un court instant ?…

— Bien, monsieur, c’est accordé. Est-ce tout ?

— Non ; vous êtes humain, monsieur, et un gentilhomme, je le vois. Si vous le pouvez, épargnez à cette vieille maison l’horreur de l’incendie et du pillage qui viennent, je le vois. En vous rappelant la brutalité de votre soldat, vous vous direz que cette clémence a effacé son geste ignoble.

— Si je le puis, monsieur, c’est entendu.

— Si vous le pouvez ?

— C’est presque une promesse que vous m’arrachez là, monsieur. Mais hâtez-vous ! Notre victoire de Saint-Charles, qui nous venge de la honte de Saint-Denis, m’oblige d’être auprès de mon chef, Wetherall, le plus tôt possible. D’autres ordres pressent.

L’âme angoissée, mais sans que sa misère intérieure parût en son visage blême et tiré, Olivier, un peu plus tard, cheminait sur la route. Une courroie enserrait son poignet gauche et le liait à l’un des officiers venus pour opérer son arrestation. Il sentait encore autour de son cou la tendre pression des petits bras de Josephte. Comme elle sanglotait sans bruit en l’embrassant de toutes ses forces, l’adorable petite sœur ! Il avait dans l’oreille le murmure des mots que lui soufflait, avec quelle peine, Michel, encore tout endolori ; « M. Olivier, après-demain… nous partirons d’ici… Josephte et moi… Nous irons chez la princesse… Elle aura si bien soin de Josephte… Vous êtes content ?… Comme vous me pressez fort, M. Olivier… Adieu, adieu ! »

Puis, Olivier revoyait son aïeule, ses beaux traits déjà empreints de la douce majesté de la mort… Sophie et Alec la veillaient… et la garderaient ainsi jusqu’au bout, avaient-ils promis, en serrant la main valide du jeune homme. Oh ! miséricorde du Ciel ! Elle n’avait pas vécu cette dernière heure d’humiliation et de misère, la douce vieille tant aimée !

Soudain, tout se brouilla. Olivier sentit qu’il défaillait et que ses compagnons, surpris, le retenaient dans leurs bras.

Ce fut la nuit. Il perdit tout à fait conscience, pour se réveiller, quelques heures plus tard, prisonnier dans une pauvre maison du village de Saint-Charles, qui avait échappé par miracle à l’incendie qui faisait rage encore partout.


Marie-Claire DAVELUY


(Fin de la première partie)