Les pièces pédagogiques de Molière

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Les pièces pédagogiques de Molière
Revue pédagogique, premier semestre 1884 (p. 126-146).


ÉTUDES ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES

LES PIÈCES PÉDAGOGIQUES DE MOLIÈRE



Sous ce titre, qui pour les lecteurs de cette Revue ne saurait rien avoir de choquant, je comprends deux pièces en tête desquelles Molière a lui-même inscrit le mot école, l’École des Maris et l’École des femmes.

J’appelle pièces pédagogiques celles qui ont manifestement pour objet de débattre une question d’éducation ; elles la posent, elles en examinent les solutions diverses, elles concluent : tout cela, non point sous forme de dissertations et de raisonnements abstraits, mais de la façon animée et vivante qui est proprement celle du théâtre. Elles ne se contentent pas, ce qui serait déjà piquant, de mettre les opinions différentes dans la bouche de personnages différents qui devant nous dissertent et discutent ; elles rattachent chacune de ces opinions à un ensemble logiquement lié d’idées et de sentiments qui constitue ce qu’on appelle un caractère, et l’opinion n’est plus qu’une manifestation du caractère ; bien plus, elles font se heurter ces caractères non seulement dans des discours, mais dans une action, — qui dit œuvre dramatique dit action ; dans cette action chacun se conduit suivant ce qu’il pense et se fait sa destinée suivant qu’il se conduit ; les opinions se traduisent non seulement en paroles, mais en actes et en résultats. La conclusion elle-même est, si je puis dire, concrète ; celui-là a raison, non pas qui a le mieux parlé, mais à qui les faits ont donné raison. Je ne sache pas de manière plus vive et plus décisive de plaider une thèse.

La question que débat Molière dans la première des pièces que j’ai citées, l’École des Maris, est celle-ci : Que doit-on préférer en éducation, il douceur ou la sévérité ? L’idée a été empruntée par lui à une pièce du poète latin Térence, et Térence lui-même l’avait empruntée à la Grèce, comme le prouve son titre, les Adelphes, un mot grec. Ces questions d’éducation sont vieilles comme le monde ou pour mieux dire comme l’humanité, qui n’en peut guère en effet débattre de plus intéressantes.

Je n’ai point l’intention d’étudier longuement ici l’œuvre latine ; ce ne serait pas le lieu : j’ajoute que plus d’un détail paraîtrait étrange, choquant ; autres temps, autres mœurs, a-t-on dit, et il y a loin de nous à la Rome antique. Molière n’a d’ailleurs rien pris de ces détails. Ne nous attachons donc qu’aux traits principaux, les seuls dont nous ayons besoin pour le dessein que nous nous proposons. Écoutez d’abord ce début ; mieux que de longues explications il nous fera connaître la donnée de la pièce. C’est le matin ; Micion se promène de long en large devant sa maison, attendant son fils — entendez son fils adoptif — qui n’est pas rentré de la nuit.

Quels tourments sont les miens ! Le froid l’a pris sans doute,
Ou bien il est tombé, blessé, mort sur la route.
Faut-il que l’on s’attache et mette sous son toit
Un être qu’on chérisse autant et plus que soi !
Car sachez qu’après tout je ne suis pas son père :
Je suis l’oncle ; son père est Déméa, mon frère,
Un bourru dont les goûts, — et quels goûts que les siens !
Sont depuis le berceau tout l’opposé des miens.
Moi, je me suis créé bonnement, à la ville,
L’existence qu’on voit, douce, heureuse et tranquille,
Et, ce que plus d’un homme, avec ou sans raison,
Nomme le vrai bonheur, je suis resté garçon.
Mais lui, c’est différent ; il vit aux champs, s’y tue,
À ménager son bien s’épuise et s’évertue ;
Il a femme, et deux fils ; j’en ai pris un, le grand :
Il était tout marmot ; j’en ai fait mon enfant.
Je l’aime, j’en suis fou ; c’est mon dieu, mon caprice.
Le seul être, je crois, qu’au monde je chérisse.
Aussi comme je cherche et veille nuit et jour
À me faire payer par lui du même amour !
Je donne sans compter, par dessus tout je passe,
De mon autorité surtout je lui fais grâce[1].

Ne sont-ce pas là deux caractères nettement posés l’un en face de l’autre ? Et comme en chacun d’eux tout s’explique, tout s’enchaîne ! Déméa habite la campagne ; il en a les habitudes laborieuses et serrées ; il a beaucoup travaillé, beaucoup peiné ; il travaille et peine encore ; il est dur à lui-même ; comment ne serait-il pas dur aux autres ? Il a, de plus, connu les charges, les soucis, les lourdes responsabilités de la famille ; son âme s’y est comme contractée, son front assombri ; la vie lui paraît chose rude à laquelle on ne saurait se préparer trop rudement : il est en éducation pour la sévérité. Micion depuis longtemps réside à la ville ; il en a pris les mœurs plus douces ; d’ailleurs la fortune lui a souri ; ses affaires ont prospéré ; il a l’aisance ; il a l’indépendance ; il est heureux ; il veut qu’on soit heureux autour de lui : il est en éducation pour la douceur. Une chose avait manqué à ce célibataire et par là même il en sentait tout le prix, une affection ; il s’était efforcé de gagner celle de l’enfant qu’il avait reçu dans sa demeure ; il tâche de la conserver. Ce que les fils cachent d’ordinaire à leur père, il veut, dit-il, qu’Eschinus le lui conte :

Car mentir et tromper son père, étant enfant,
C’est s’apprendre à tromper tout le monde, étant grand.
Oui, par les sentiments je prétends le conduire
Et jamais par la peur qui ne peut y suffire.

Micion ne se contente pas de dire : Ainsi j’ai fait ; il ajoute : Ainsi il faut faire. Il raisonne sa propre pratique ; il l’érige en théorie : il a un système ; il l’oppose à celui de son frère qu’il combat.

Tant de rigidité n’est pas dans la nature,
Et c’est, croyez-le Lien, une grossière erreur
De se mettre en l’esprit qu’imposé par la peur
Un empire est plus sûr et plus inébranlable
Qu’accepté, cimenté par l’amour véritable,
Aussi moi je me dis en mon raisonnement :
Celui qui ne fait bien que sous le châtiment
Peut feindre un jour ou deux, s’il est certain d’avance
Qu’il ne peut d’un argus tromper la surveillance ;
Mais, s’il croit échapper, le naturel alors
Revient, et de plus belle il reprend son essor.
L’enfant que la douceur vous attache au contraire,
Fait le bien par amour, veut répondre à son père,
Près, loin, toujours le même et toujours innocent.
Enfin il faut qu’un père accoutume un enfant
À n’avoir que son cœur pour conseiller au monde,
Non les cris du premier qui menace et qui gronde.
Père et tyran font deux : il faut le voir, ou bien
Dire qu’à gouverner l’enfance on n’entend rien.

La scène suivante met les deux frères en présence, c’est-à-dire aux prises ; les différences s’accusent de plus en plus, différences entre les personnes, différences entre leurs idées. Déméa le rustique a le parler rude, le ton chagrin, la critique acerbe. Micion le citadin riposte presque gaiement ; il a les formes polies, aimables ; il expose complaisamment une morale facile et qui sent par trop la grande ville. Eschinus s’amuse ; où est le grand mal ? n’est-ce pas de son âge ? Il a besoin d’argent : Dieu merci, nous pouvons lui en fournir. Aimez-vous mieux qu’il attende

Que quelque maladie
Enfin dans l’autre monde un jour vous expédie,
Pour goûter ces plaisirs par vous trop défendus ?

Déméa s’indigne : on perd son fils ! Micion rappelle le contrat intervenu entre eux et le droit qu’il a d’élever à sa guise l’enfant dont il a pris la charge. Déméa s’éloigne en grondant : une consolation du moins lui reste, son autre fils, Ctésiphon, son élève, son ouvrage, dont il s’applaudit, dont il est fier,

Un vertueux jeune homme,
Qui se tient à son champ, rangé, sobre, économe.

Qu’arrive-t-il cependant (je dois ne hâter) de ces deux frères qui reçoivent une éducation si différente ? L’un et l’autre commettent en secret de grosses fautes. Micion ressent bien d’abord quelque chagrin à voir que son enfant a une fois manqué de franchise envers lui, mais il se remet vite ; c’est vraiment une âme bonne, tendre et généreuse que celle de Micion, et plus honnête que ne le feraient croire certaines de ses maximes mondaines ; il aide Eschinus à lui avouer sa faute ; il l’aide à la réparer ; il le redresse, il le relève, si bien que celui-ci confus, repentant, attendri se jette dans ses bras, et, resté seul, s’écrie avec émotion :

Et quand il a tant fait pour moi, pour mon bonheur,
Je ne l’aimerais pas ! Et mon ingrat de cœur
Ne le chérira pas de tendresse profonde !
Ah ! si ! Tant de bonté veut que l’on y réponde.
Je sais, j’éviterai ce qui peut l’affliger :
Je suis trop étourdi, je veux me corriger.

Déméa prend moins bien sa déconvenue ; le coup est rude, il faut l’avouer ; il avait tant de confiance en ce fils et pour tout dire en la manière dont il l’avait élevé, en ses propres lumières ; à la blessure de l’amour paternel s’ajoute une autre blessure, cuisante aussi, celle de l’amour-propre ; il s’est trompé grossièrement, il n’a su ni voir ni prévoir ; il s’en veut à lui-même ; ses espérances les plus chères n’étaient qu’illusions, ses convictions les plus profondes qu’erreur ; n’y a-t-il pas là de quoi être découragé ? Alors se produit en lui un brusque changement qui étonnerait fort le spectateur et risquerait de le dérouter si lui-même ne prenait soin de le lui expliquer dans un monologue : le passage mérite d’ailleurs qu’on le cite ; il est d’un accent qui touche :

Voyez mon frère et moi, comparez-nous ensemble :
Lui, repos et plaisir, bonne chère et ben vin,
Accueil toujours aimable et front toujours serein !
Il sourit à chacun, il ne blesse personne ;
Égoïste, il s’est fait la vie heureuse et bonne.
Alors on le bénit, on l’aime à qui mieux mieux. —
Et moi, franc campagnard, bourru, peu gracieux,
Rangé, rébarbatif, et ne déboursant guère,
J’ai voulu prendre femme… Hélas ! quelle misère !
Puis vinrent les enfants : autres soucis ! J’ai fait
Pour grossir leur avoir tout ce qui se pouvait ;
J’ai broyé mes beaux jours et ma vie à la peine.
Le pi41 dans le tombeau, qu’en obtiens-je ? La haine.
Lui, sans le moindre mal, il goûte en liberté
Tous les bonheurs d’un père et ne l’a pas été.
On l’adore — on m’exècre. — On lui dit tout, on l’aime,
Ils sont fourrés chez lui plutôt que chez moi-même.
— Moi ? c’est à qui me fuit. — Ils demandent aux dieux
Qu’il vive ; — et mon trépas sans doute est dans leurs vœux ;
Tant il a su sans frais gagner et me soustraire
Ces enfants à grand’peine élevés par leur père !
Il a toute la joie, — et moi, tout le chagrin.
Eh bien ! essayons-en et changeons de refrain.
Le défi m’est porté ! Soit. Luttons de mérite :
J’aurai le ton bénin, bénigne la conduite ;
Je me ferai compter et caresser aussi,
S’il ne faut que donner et flatter : me voici !
J’entends et je pretends être en première ligne.

Et comme il dit, il fait ; il se montre plus porté à donner et à pardonner que l’excellent Micion lui-même ; il le presse, il l’aiguillonne. Ce n’est pas assez d’ouvrir la porte à celle que pour réparer sa faute Eschinus épouse : il conseille pour la recevoir d’abattre un pan de mur ; il l’ordonne. À Syrus, esclave de son frère, un fieffé coquin qui s’est moqué de lui, il veut que son frère donne la liberté ; à un autre qu’il donne un champ. Il a soif du bonheur de tous ; il veut pour bien faire que Micion épouse la mère de l’épousée d’Eschinus, une vieille femme ; Micion de célibataire se récrie, se défend ; il cède pourtant à la fin : est-ce pour nous montrer que bonté ne va pas sans quelque faiblesse ? Mais que signifient les exagérations prêtées par le poète à Déméa ? Est-ce zèle de nouveau converti ? Remarquez que le madré campagnard a été bon aux dépens d’autrui ; généreux avec l’argent, les biens et je dirai volontiers la personne de son frère. Mais lui-même va nous découvrir le fond de sa pensée : Se faire aimer, a-t-il voulu nous prouver, est-ce donc chose si malaisée ? Il suffit d’être facile, coulant, de tout permettre et de tout accorder, de dire oui à toutes les sottises et de répandre l’argent, de fermer les yeux et d’ouvrir les mains. Entendez-le, après la comédie qu’il a donnée à lui-même et aux autres, revenu à son naturel et moralisant ; il dit à son frère :

Si vous êtes charmant et bon, à les entendre,
Ce n’est pas que le train que vous menez céans
Soit conforme à la règle, au devoir, au bon sens ;
C’est qu’à toute heure on voit votre condescendance,
Vos prodigalités, votre absurde indulgence.

Et s’adressant ensuite à ses fils, à Eschinus d’abord :

Maintenant, Eschinus, si ce qui vous déplaît
C’est que coupable ou non tout désir, tout souhait
Ne trouve pas en moi quelqu’un pour y souscrire,
Faites, jetez, perdez… Je n’ai plus rien à dire.
Mais si vous préférez, jeunes, légers, ardents,
Connaissant peu la vie en vos vœux imprudents
Avoir dans vos écarts quelqu’un qui les corrige,
Un mentor, un soutien, si le besoin l’exige,
Me voici : je suis prêt. Je me consacre à vous.

Eschinus comprend ce langage et avec une déférence respectueuse s’incline devant celui qui le tient :

C’est ce que nous voulons. Vous savez mieux que nous
L’art de rendre sa vie honnête et vertueuse.

Une telle œuvre suggère bien des réflexions. Je tâcherai bientôt d’en fixer quelques-unes ; il me tarde d’arriver à la pièce de Molière.

Molière, comme Térence, nous montre deux frères qui tous deux ont une éducation à conduire et prétendent tous deux la tonduire à leur façon ; or ces façons sont très différentes ; l’un est pour le système de la douceur, l’autre pour celui de fa sévérité. Jusqu’ici la pièce française suit la pièce latine ; voici où elle s’en écarte : il s’agit d’élever non plus deux garçons, mais deux filles. La donnée de la pièce est tout entière en ces quelques vers, que prononce Ariste, l’un des frères :

Elles sont sans parents, et notre ami leur père
Nous commit leur conduite à son heure dernière ;
Et nous chargeant tous deux ou de les épouser,
Ou, sur notre refus, un jour d’en disposer,
Sur elles, par contrat, nous sut dès leur enfance
Et de père et d’époux donner pleine puissance :
D’élever celle-là vous prîtes le souci,
Et moi je me chargeai du soin de celle-ci.

La donnée est ingénieuse, mais quelque peu romanesque ; par là Molière renouvelle le sujet qu’il emprunte. Un lien étroit et de nature toute particulière attache l’éducateur à son œuvre ; chacun d’eux travaille pour lui-même, au sens le plus précis : chacun prépare la femme qu’il se destine. La pièce de Térence, on en a fait la remarque, eût pu être appelée l’École des Pères ; celle de Molière s’appelle l’école des Maris ; c’est à eux qu’elle s’adresse ; elle pretend les instruire. La thèse est d’ordre moins général que chez Térence ; plus restreinte, elle est devenue plus piquante. S’il est déjà délicat de raisonner de l’éducation des hommes, raisonner de celle des femmes l’est bien plus encore, surtout si l’on touche ce point particulier : Quel degré de liberté sied-il de leur accorder ?

D’ailleurs, Molière savait bien qu’une comédie qui comme celle de Térence n’eût mis en scène, et encore au dernier plan, que deux personnages de femmes, ct de femmes déjà âgées, une vieille mère et une vieille nourrice, n’avait guère chance de réussite près du public français ; à ce public il faut de beaux yeux pour éclairer une pièce ; sinon, elle lui paraît maussade et sombre ; elle n’attire pas, on n’y vient pas. Or Molière est homme de théâtre ; il veut qu’on vienne à ses pièces ; il veut attirer la foule. Ainsi a-t-il été amené à remplacer Eschinus et Clésiphon par Léonor et Isabelle, auxquelles il a ajouté, pour faire la bonne mesure, Lisette la suivante. Avec ces personnages féminins s’est introduit dans la pièce, y a pris une large place un sentiment cher aux Français, sans lequel il semble que pour eux il ne puisse y avoir œuvre d’imagination, ni pièce de théâtre ni roman. Amour d’Ariste pour Léonor, décent, mesuré, raisonnable comme l’est le personnage lui-même ; amour de Sganarelle pour Isabelle, violent, excessif, déraisonnable et déraisonnant ; amour de Valère pour cette même Isabelle, partagé par celle-ci, et chez l’un et l’autre ingénu, tendre, charmant : n’y-a-t-il pas là de quoi satisfaire le public français le plus exigeant ?

Mais voyons comment Molière a mis en œuvre ces éléments divers ? Là éclatent son merveilleux génie et surtout cet art incomparable de faire parler et vivre ses personnages. Considérez la première scène : elle est courte ; mais sous quelle vive impression elle nous laisse ! Elle nous présente simplement les deux frères, Ariste et Sganarelle ; elle ne dit rien encore de la divergence de leurs vues en éducation qui fait le fond de la pièce ; mais quand elle finit, comme déjà nous les connaissons ! comme ils sont déjà pour nous des personnes distinctes, opposées, marquées de traits que rien n’effacera plus ! Aussi Molière a-t-il appelé à son secours toutes les ressources de l’art dramatique. I a d’abord parlé à nos yeux. Ils sont là devant nous côte à côte sur la scène ; Ariste habillé comme ceux qui alors s’habillaient bien, sans recherche toutefois, ni prétention, en homme qui ne devance pas Ja mode, mais se contente de Ja suivre, avec la mise sérieuse et soignée qui sied à celui qui n’est plus jeune, mais qui encore se lient et se surveille ; Sganarelle vêtu comme l’étaient son père et son grand-père, avec la fraise surannée que portait Henri IV. Remarquez que ce contraste devait jusqu’en ses moindres détails être plus frappant pour les spectateurs du temps qu’il ne l’est aujourd’hui pour nous. Et chez les deux personnages le reste est à l’avenant. Ariste parle bien, en bons termes, sur le ton posé et poli de l’homme du monde qui respecte les autres afin d’être respecté d’eux. Sganarelle a le parler brusque, le mot vif et vert de celui qui ne ménage rien.

Ariste estime qu’il faut vivre avec son temps, s’y accommoder, s’y plier. Sganarelle entend ne se gêner pour personne ; il est en rupture ouverte avec la société et ses usages. Aussi comme il reçoit son frère qui l’engage à s’habiller un peu plus au goût du jour ! Comme il se gausse de la mode, de ces chapeaux trop petits et de ces perruques trop amples, de ces pourpoints trop courts et de ces collets trop longs ! En tout temps la mode. dans ses innovations les plus hardies n’a guère consisté qu’à aller du trop au trop peu et inversement. Et comme le parterre devait applaudir cette vive satire ! Car il y a deux choses qu’en France nous aimons également, bien qu’elles semblent s’exclure, médire de la mode et la suivre ; nous en médisons à la façon des esclaves qui se consolent de leur obéissance ou s’en vengent en se moquant de ceux à qui ils obéissent. À ces saillies Ariste oppose le simple et ferme langage du bon sens et de la raison : il ne faut point se singulariser, point se faire regarder.

L’un et l’autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N’y rien trop affecter, et sans empressement
Suivre ce que l’usage y fait de changement.

Mais Sganarelle n’en veut pas démordre :

Je veux une coiffure en dépit de la mode,
Sous qui toute ma tête ait un abri commode ;
Un bon pourpoint bien long et fermé comme il fout
Qui, pour bien digérer, tienne l’estomac chaud,
Un haut-de-chausse fait justement pour ma cuisse :
Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice
Ainsi qu’en ont usé sagement nos aïeux :
Et qui me trouve mal n’a qu’à fermer les yeux.

Voilà qui est parler net. Sgnanarelle s’enveloppe de son égoïsme, s’y retranche et se hérisse.

À ce moment paraissent au fond de la scène les deux sœurs accompagnées de Lisette. « Où donc allez-vous ? qu’il ne vous en déplaise, » intervient tout de suite Sganarelle de son ton mi-bourru, mi-narquois ; et Léonor, la pupille d’Ariste, de prendre la parole et de répondre :

Nous ne savons encore, et je pressais ma sœur
De venir du beau temps respirer la douceur,
Mais…

Sganarelle, à Léonor.

Pour vous, vous pouvez aller où bon vous semble.
(Montrant Lisette.)

Vous n’avez qu’à courir, vous voilà deux ensemble.
(A Isabelle.)

Mais vous, je vous défends, s’il vous plait, de sortir.

Molière aime ces débuts ; tout de suite, simplement et vivement, il nous fait sentir la manière toute différente dont sont traitées les deux sœurs ; à celle-ci la liberté ; pour celle-là, même par ce beau jour dont la douceur appelle dehors, la claustration. Sganarelle s’en explique sans détour ni réticence. « Vous souffrez, dit-il à son frère, que la vôtre

Aille leste et pimpante,
Je le veux bien ; qu’elle ait et laquais et suivante,
J’y consens ; qu’elle coure, aime l’oisiveté,
Et soit des damoiseaux flairée en liberté,
J’en suis fort satisfait…

Il est à noter que cet homme, si sévère en éducation, ne respecte guère les oreilles de sa pupille, qu’il a souvent le mot libre et cru, ou, comme en ce dernier vers, l’image hardie, presque cynique.

… Mais j’entends que la mienne
Vive à ma fantaisie et non pas à la sienne ;
Que d’une serge honnête elle ait son vêtement
Et ne porte le noir qu’aux bons jours seulement ;
Qu’enfermée au logis en personne bien sage,
Elle s’applique toute aux choses du ménage,
A recoudre mon linge aux heures de loisir,
Ou bien à tricoter quelques bas par plaisir.

Fermons, si vous le voulez, l’oreille aux propos de Lisette, bien qu’on puisse dire que chez Molière la vérité sorte souvent de la bouche des servantes ; écoutons du moins les graves paroles d’Ariste :

Les verrous et les grilles
Ne font point la vertu des femmes et des filles.
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte,
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner,
Je trouve que leur cœur est ce qu’il faut gagner ;
Et je ne tiendrais, moi, quelque soin qu’on se donne,
Mon honneur guères sûr aux mains d’une personne
A qui, dans les désirs qui pourraient l’assaillir,
Il ne manquerait rien qu’un moyen de faillir.

Sganarelle s’indigne d’entendre de telles maximes : sûrement on lui gâtera son Isabelle ; pour la garder telle qu’il la veut, i ne voit plus qu’un moyen, l’éloigner, l’emmener,

Lui faire aller revoir nos choux et nos dindons.

Il me semble qu’en tout ceci il y a plus que deux caractères aux prises, plus que deux procédés ou deux méthodes d’éducation : il y a deux manières de concevoir la nature humaine. Pour les uns elle est à l’avance déchue, corrompue, portée au mal ; il faut ne pas la laisser à elle-même, toujours la surveiller, se défier d’elle, la tenir à l’écart du monde qui est plein d’occasions de mal faire, de séductions et de tentations, ne lui rien accorder, ne lui rien permettre ; car cc qu’on lui permet est un encouragement à désirer plus, une excitation des concupiscences qui sont en elle ; le mieux serait qu’elle restât ignorante du mal, et que de précautions pour conserver cette précieuse ignorance ! Quoi qu’il en soit, nulle garde autour d’elle ne sera jamais trop sévère. Pour les autres, l’homme — la femme même — est un être doué de la faculté de discerner le mal et le bien et du pouvoir de se tourner vers l’un ou vers l’autre ; il faut rendre plus net ce discernement, plus forte cette volonté ; l’élever, c’est le mettre en état de se passer des autres. Parce que tout jeune il peul tomber, nous ne l’empêchons pas de marcher, ni de courir parce que la chute serait alors plus rude et plus douloureuse. Sous notre œil vigilant il fait ses premiers pas ; s’il chancelle, nous le soutenons ; s’il tombe, nous le remettons sur pied, nous le consolons, nous l’encourageons, nous l’excitons. De même, avec plus de temps sans doute et plus de peine, nous lui apprenons à marcher dans la vie, à se conduire. Sous notre direction, il essaie, il exerce, il développe ses forces intellectuelles et morales : mais nous ne prétendons pas que celte direction s’éternise en une perpétuelle tutelle ; nous ne le traitons pas en esclave qui ne doit jamais qu’obéir, mais en homme né libre qui se prépare à se servir de sa liberté. Il faut qu’il s’habitue à trouver en lui son guide et sa règle ; cela ne l’empêchera pas de venir à nous, si nous avons su lui inspirer affection et confiance ; il faut qu’il s’habitue à voir ce qui est autour de lui, les autres, le monde, à comparer, à juger, à se résoudre et à tenir sa résolution ; il le doit, car c’est là sa fin ; il le peut, car il porte en lui tout ce qui est pour cela nécessaire.

Entre ces deux conceptions Molière n’a pas hésité ; il tourne le dos au moyen âge, il regarde vers nous : grand esprit et grand cœur, il est pour l’idée la plus large et aussi la plus bienveillante à la nature humaine ou, pour lui prendre son expression (Le festin de Pierre, acte III, scène ii), à l’humanité.

Si j’avais un reproche à faire à Molière, ce serait d’avoir pris trop nettement son parti ou plutôt de l’avoir tout de de suite trop nettement marqué ; chez lui la question n’est pas débattue ; elle est tranchée. Ariste est, à n’en pas douter, son homme. On a dit qu’il mettait dans sa bouche les sentiments qu’il voulait faire entendre à une toute jeune femme, dont lui, homme déjà mûr, était épris ; il le chargeait de plaider sa cause, de parler pour lui, d’être en quelque sorte lui-même. Sganarelle est absolument sacrifié. Certes le Déméa de Térence est peu aimable, comme il convient au partisan de l’éducation rigoureuse ; il est entiché de ses idées, il se trompe et est trompé. Mais il ne manque pas de finesse campagnarde ; il a sa revanche ; il se moque de ceux qui se sont moqués de lui ; il clôt la pièce et à ce moment a le premier rôle, domine les autres personnages. Sganarelle a été fait désagréable, grognon, ridicule à plaisir ; sa foi en lui, en ses idées, son infatuation va jusqu’à l’aveuglement niais ; il est joué par celle qu’il croit bien au-dessous de lui, son élève ; il fait ses commissions, et quelles commissions ! il va révéler ses sentiments à celui qu’elle aime ; il porte ses billets ; il amène son rival lui-même, le met en présence de la pupille qu’il prétend si bien garder. Quand il s’imagine de prendre en faute Léonor, l’élève d’Ariste, comme il triomphe, comme il raille ! Il emprunte à son frère, pour les tourner contre lui, ses propres idées, ses propres expressions :

Vous l’avez bien stylée :
Il n’est pas bon de vivre en sévère censeur ;
On gagne les esprits par beaucoup de douceur :
Et les soins détiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles ;
Nous les portonsau mal par tant d’austérité,
Et leur sexe demande un peu de liberté.
Vraiment ! elle en a pris tout son soùl, la rusée ;
Et la vertu chez elle est fort humanisée.

Sganarelle est mauvais, il a la joie méchante, cruelle. Mais Sgnanarelle cette fois encore a été trompé ; c’est Isabelle, son élève, et non celle de son frère, qui est enfermée avec Valère. Car qu’ai-je besoin de le dire ? Isabelle a pris en horreur la vie qui lui était faite et l’homme qui la lui faisait : elle s’est tournée vers le premier venu ; heureusement celui-ci est un très honnête garçon. La réalité n’est pas toujours si clémente ! Une démarche gravement compromettante rend le mariage nécessaire : Isabelle épouse Valère. Par quelque moyen qu’il ait été obtenu (Molière n’est pas Berquin), nous applaudissons à ce dénouement, parce qu’il nous déplaisait de voir Isabelle à jamais malheureuse pour avoir été livrée par le sort à Sganarelle, comme pupille d’abord, comme épouse ensuite ; nous y applaudissons surtout parce qu’il est désagréable à Sganarelle, qu’il couvre Sganarelle de confusion et que nous détestons Sganarelle. Par là même la démonstration manque de rigueur. Entre les deux systèmes Molière n’a pas tenu la balance assez égale ; il a fait la part trop belle au système de la douceur : il lui a donné pour adversaire Sganarelle. Nous nous sommes prononcés d’après les personnes qui représentent l’un et l’autre système plus que d’après les systèmes eux-mêmes.

Térence s’est placé à un point de vue moins restreint. Dans sa pièce, Déméa, le représentant des idées rigoureuses, je crois l’avoir montré. ne fait pas déjà si sotte et si méchante figure. Avez-vous de plus remarqué que les deux jeunes gens si différemment élevés commettent l’un et l’autre des fautes ? N’est-ce pas une manière d’inspirer un peu plus de modestie aux éducateurs qui fout sonner si haut leur système, de leur prouver que l’éducation est chose difficile, délicate, que les plus habiles y peuvent parfois faillir, qu’il n’y suffit pas de vues arrêtées, raisonnées, systématiques, que les vues systématiques ont même leur danger. parce qu’elles sont exclusives ? Ce qui serait assez mon avis. Il est clair pourtant que Térence donne la préférence à l’éducation qui use surtout de douceur et d’indulgence, qui fait appel aux bons sentiments de l'enfant, à son affection et à sa confiance. Cela, disons-le, est à son honneur ; cela d’ailleurs s’accorde avec ce que nous savons de lui, de son tour d’esprit et de son caractère. Térence est un poète humain, je veux dire qui comprend l’homme, aime l’homme. N’est-ce pas de lui ce vers si souvent cité, si digne en effet d’être remarqué dans le temps où il a été écrit : « Je suis homme et rien de ce qui est de l’homme ne saurait me laisser froid. » Mais de ce système d’éducation qu’il préfère, Térence tient à nous indiquer le péril, sa facilité à s’exagérer, la faiblesse se couvrant du nom de bonté, le laisser-aller qui ne sait plus où s’arrêter, les fautes se renouvelant et s’aggravant parce qu’elles n’ont pas été d’abord réprimées, l’autorité de l’éducateur désarmant volontairement et, aux jours où il est nécessaire de lutter, impuissante, sans force, sans effet. Ainsi Térence à bien vu tous les côtés de la question, et il nous les fait voir ; 1l nous invite à penser ; sa pièce est d’un esprit réfléchi s’adressant, il semble, à d’autres esprits réfléchis ; qui, avec un soin consciencieux et délicat, cherche la vérité et, chemin faisant, se reprend, se corrige, revient sur ses pas pour marquer d’un trait plus précis où la vérité commence, où elle finit. La pièce de Molière est celle d’un homme de théâtre qui s’adresse à la foule ; il a fait à l’avance son choix pour elle ; il sait où il va, il a son but, il y marche et nous y mène droit ; il ne nous laisse pas le temps de respirer ; il nous tient, il nous entraîne. Quelle décision et quelle netteté dans la conception ! Quelle rapidité et quelle vigueur dans l’exécution ! On se rappelle comment dans sa Lettre à l’Académie à conclu Fénelon, parlant de Térence et de Molière : « Mais quel homme on aurait pu faire de ces deux comiques ! » À vrai dire j’aime mieux posséder l’un et l’autre, et distincts ; c’est double plaisir ; je lis l’un ; je peux voir jouer l’autre ; ainsi tout est pour le mieux, et chacun de ces grands esprits se montre à son avantage. Après l’École des Maris vint l’École des Femmes. Ce n’est pas par le titre seulement[2] que ces deux comédies se ressemblent et invitent à un rapprochement : la ressemblance du titre annonçait des ressemblances de fond. De l’une à l’autre il n’y a qu’une année d’intervalle. Le poète est dans le même courant d’idées. On dirait qu’il n’a pas cessé d’avoir dans l’esprit le sujet qu’il avait traité, d’y penser ; il le reprend et le remanie ; il le traite à nouveau, mais avec plus de soin, de maturité et d’ampleur. Il le reprend par un côté ; la question est mieux posée, plus limitée et partant mieux définie ; la conclusion est plus nette et plus solide. « Non, il n’est pas vrai, soutient Molière, que l’ignorance soit bonne, soit saine pour la femme. Ignorer le mal n’est pas une garantie qu’on ne le commettra pas. Qui l’ignore est exposé à un danger de plus, celui de le commettre sans le savoir, presque sans le vouloir. Tenir une femme dans l’ignorance, c’est la livrer à tous les sentiments, à tous les désirs qui naîtront en elle, sans qu’elle puisse choisir entre eux et reconnaître ceux dont elle doit se défendre ».

Cette thèse abstraite, comment le poète nous la rendra-t-il sensible, ainsi que l’exige de nature et d’essence l’art dramatique ?

Dans la seconde de ses pièces comme dans la première, Molière nous met sous les yeux un homme élevant selon ses vues la femme qu’il se destine. Arnolphe a beaucoup médit et ri du mariage et des maris ; l’âge pourtant est venu ; il a songé lui aussi à se marier ; mais pour se mettre à l’abri des accidents dont il s’est tant gaussé, il veut, non une femme d’esprit (celle-là emploierait tout son esprit à le tromper), mais une simple, une sotte ; il ne recule pas devant le mot. Il s’est de longue main préparé son sujet ; il a choisi à la campagne (ces citadins croient que la campagne est l’asile de toutes les vertus) une enfant à l’air doux et posé ; il s’est chargé du soin de l’élever, de pourvoir à son avenir ; il l’a placée dans un petit couvent ; l’endroit était bien choisi ; l’éducation, du moins telle que l’entendait Arnolphe, a été des mieux réussies ; lui-même le déclare.

Dieu merci, le succès a suivi mon attente ;
Et grande, je l’ai vue à ce point innocente
Que j’ai béni le ciel d’avoir trouvé mon fait,
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l’ai donc retirée ; et, comme ma demeure
A cent sortes de monde est ouverte à toute heure,
Je l’ai mise à l’écart, comine il faut tout prévoir,
Dans cette autre maison où nul ne me vient voir ;
Et pour ne point gâter sa bonté naturelle,
Je n’y tiens que des gens tout aussi simples qu’elle.

Il s’agit de convaincre Arnolphe que ses vues sont erronées, que son système est mauvais, — de le convaincre à ses dépens.

Notez qu’Arnolphe est bien supérieur à Sganarelle : il n’est ni grognon, ni grossier, ni ridicule, ni sot, ni méchant comme Sganarelle. Il a bonne façon, bonne tenue ; c’est un homme bien élevé ; il appartient à la meilleure bourgeoisie, celle qui confinait à la noblesse, il vient même de se glisser dans les rangs de celle-ci en prenant un nom qui a la particule. 1l est fort à son aise, point avare, sait ouvrir sa bourse ; il a des amis qui.se souviennent de lui avec plaisir ; il accueille bien ceux qui viennent en leur nom ; il se montre civil, obligeant, serviable ; il est tel enfin que, malgré ses erreurs, nous nous intéressons à lui et mème le plaignons. La personne n’est point faite ici pour discréditer le système. Lors donc que le système sera condamné, ce pe sera point, comme dans la pièce précédente, à cause de la personne qui le soutient et le représente, mais bien à cause du système lui-même. La démonstration sera ainsi plus rigoureuse.

Avec le personnage d’Arnolphe s’est relevé celui de la jeune fille : la comédie entière a haussé le ton. Isabelle d’ailleurs n’était qu’une ébauche ; Agnès est une figure achevée, un caractère, le type même de l’ingénue ; on dit, dans la langue du théâtre, « jouer les Agnès ». Isabelle, si je pouvais la prendre au sérieux, m’inquiéterait ; son innocence est singulièrement hardie. C’est elle qui prend l’initiative, j’allais dire l’offensive, qui la première parle ou fait parler à Valère ; elle est trop habile à ruser, à mentir ; elle va trop loin, elle risque trop. Agnès est la plus douce, la plus tranquille et la plus honnête des créatures ; on est tenté de dire d’elle avec Horace :

Un plus beau naturel peut-il se faire voir ?
Et n’est-re pas sans doute un crime punissable
De gâter méchamment ce fond d’âme admirable ?

Sa vie est laborieuse, monotone, enfermée ; elle l’accepte doucement, tranquillement ; pas une plainte, pas un murmure ; celle-ci n’est pas une révoltée ; elle ne songe même pas à s’ennuyer ; elle travaille consciencieusement à ses cornettes et aux chemises de nuit d’Arnolphe. Dans cette paix on vient la chercher ; elle charme, elle attire, mais c’est à son insu : elle n’est ni agressive ni provocante., Elle se défend mal sans doute ; mais elle est simple et, comme elle dit, sans malice : elle ne sait pas, elle ne voit clair ni en elle-même ni dans les autres ; et où aurait-elle puisé cette science ? Elle est bonne ; c’est par sa bonté qu’on la prend ; elle qui s’apitoie sur le petit chat qui est mort, elle ne peut sans douleur apprendre qu’elle a blessé quelqu’un : ses veux sont les coupables ; la voici prête à guérir le mal qu’elle a fait. Elle est innocente et pure ; son innocence et —sa pureté imposeraient aux plus hardis, elles réjouissent et à la fois déconcertent Arnolphe lui-même, font hésiter les questions sur ses lèvres. Elle est sincère ; elle dit tout ; sa sincérité se tourne en torture à celui qui l’interroge, voudrait savoir et craint d’apprendre ; c’est parce qu’elle est sincère qu’à la pierre qu’elle jette par ordre elle ajoute une lettre ; on a fait violence à sa sincérité, elle ne saurait s’y résigner ; elle tient à s’expliquer, à dire ses véritables sentiments. Elle est naïve ; c’est sa naïveté qui rend si cruelles quelques-unes de ses réponses à Arnolphe. « Pourquoi ne m’aimer pas ? » a dit celui-ci. Et elle de répondre, pensant à Horace :

Que ne vous êtes-vous, comme lui, fait aimer ?

Plus est heureux et charmant le naturel d’Agnès, plus il est évident, lorsqu’on la voit près de s’égarer, que l’éducation qu’elle a reçue est mauvaise : ce que veut démontrer Molière.

Que dire d’Horace ? C’est le jeune homme avec le mélange de qualités et de défauts que nous savons, la vivacité des impressions, le cœur facile à prendre, prompt à s’épancher, le besoin de raconter qu’il est venu, qu’il a vu et qu’il a vaincu, ou, pour être plus indulgent et peut-être ici plus équitable, le besoin de dire qu’il est heureux, une confiance qui ne s’arrête point à choisir, de l’irréflexion, de l’étourderie, mais surtout beaucoup de bonne grâce, d’entrain et de belle humeur.

Tels sont les principaux personnages : l’action où ils se meuvent est des plus simples : elle suffit pourtant à Molière. Arnolphe, j’en ai déjà dit un mot, a depuis quelques années quitté son nom, le nom de ses pères ; il se fait appeler Monsieur de la Souche ; le travers n’était pas rare alors ; on le retrouverait à d’autres époques ; le poète le raille en passant. Horace, fils d’un vieil ami d’Arnolphe, qui n’a jamais entendu son père désigner Arnolphe que par le nom d’Arnolphe ; Horace, nouveau venu dans la ville, ne peut se douter qu’Arnolphe et Monsieur de la Souche sont une seule et même personne. Sur cette ignorance repose toute l’intrigue. Horace dira à Arnolphe ce qu’il aurait le plus grand intérêt à taire à Monsieur de la Souche : qu’il a vu une jeune fille du nom d’Agnès, qu’il n’a pu la voir sans l’aimer, que son empressement et ses soins ne paraissent pas déplaire, qu’à dire vrai il croit même ses affaires en fort bonne posture ; qu’il a, il est vrai, un ennemi à combattre, un Monsieur de la Zousse ou de la Source qui prétend garder Agnès pour lui :

Riche, à ce qu’on m’a dit, mais des plus sensés, non :
Et l’on m’en a parlé comme d’un ridicule !
Le connaissez-vous point ?

Situation comique, n’est-ce pas ? que celle de cet homme qui s’entend dire de ces choses-là en face ! Il eût pu d’un mot y mettre fin ; ce mot, il ne l’a pas dit, soit que, tout d’abord troublé, il ait manqué de décision, soit qu’il ait cru avoir intérêt à se taire pour mieux savoir ; et ce mot qu’il n’a pas dit tout de suite, il ne peut plus le dire ; le voilà devenu le confident d’Horace, et cette situation comique se répétera, s’accentuera. Toute la pièce est là : pour la soutenir, Molière n’a pas besoin d’autre chose. Averti, Arnolphe s’enquiert, interroge les serviteurs auxquels il a confié la garde de la jeune fille, interroge la jeune fille et à ses réponses croit voir qu’elle n’a péché que par ignorance. Croyez-vous qu’il s’en prenne à son ignorance, qu’il essaie de dissiper les ténèbres morales qu’à dessein il a accumulées autour de cette âme, qu’il s’efforce d’y faire le jour ? Point. C’est le propre de l’esprit de système que de persévérer, de s’entêter contre les événements. Arnolphe ne s’adresse ni au cœur ni à l’intelligence d’Agnès ; il lui dicte sous forme de commandements ce qu’elle doit faire ; il n’explique pas, il édicte ; il ne raisonne pas, il menace ; il cherche à effrayer. Et après cela il se croit en sûreté, et rencontrant Horace il le provoque à parler de ses amours ; le voyant quelque peu rêveur et inquiet, il se réjouit et déjà raille et triomphe ; mais son triomphe n’est pas de longue durée ; il apprend bientôt que ses efforts ont été vains et vaines ses précautions. Une sorte de duel s’engage entre la niaise et l’homme d’esprit, et l’homme d’esprit y a toujours le dessous, bien qu’à l’avance prévenu, mis sur ses gardes par Horace ; et cela dure jusqu’à ce qu’il plaise à Molière d’y mettre un terme par un moyen quelconque, le premier venu, une reconnaissance. Il se trouve qu’Agnès n’est point la fille de la paysanne chez qui Arnolphe l’a prise, mais bien celle d’un bourgeois ami du père d’Horace ; ct ce bourgeois la donne à Horace avec une belle dot. Mais peu importe à Molière le dénouement ; le dénouement est une nécessité qu’il subit ; la pièce se tient sans le dénouement. Or que nous a montré la pièce ? Arnolphe en proie aux soucis d’une perpétuelle surveillance pour garder celle à qui il n’a pas appris à se garder elle-même, Arnolphe, malgré toute son expérience, ne pouvant venir à bout de cette ignorante, Arnolphe humilié par ce qu’il est obligé d’entendre d’Horace qui ne le connaît pas, humilié par ce que lui dit Agnès, s’humiliant lui-même pour essayer de reprendre celle qui lui échappe, Arnolphe bafoué, mystifié, dévorant les affronts et cependant à la fin vaincu. Qui voudrait après cela s’engager dans les mêmes entreprises qu’Arnolphe ? Qui ne comprend que l’entreprise est déraisonnable, le système mauvais ; que l’ignorance de la fille, de l’épouse n’est un gage de sécurité ni pour le père ni pour l’époux ; qu’instruire la femme, c’est la munir, ou pour être plus précis, la prémunir contre les autres et contre elle-même.

On dira : CommentMolière quelquesannées plus tard a-t-il écrit une pièce, les Femmes savantes, si souvent invoquée par ceux qui tiennent pour l’ignorance de la femme, par les Sganarelle et les Arnolphe dont elle réjouit le cœur ? A cela il pourrait être répondu : Molière, l’homme du bon sens, c’est-à-dire de la mesure, a combattu le trop comme le trop peu. Ce qui me parait vrai, c’est que Molière en écrivant les Femmes savantes ne s’est point proposé un sujet tel que celui-ci : Convient-il d’instruire la femme ? ou jusqu'à quel degré convient-il de l'instruire ? Il touche, il est vrai, une question d’éducation ; mais à proprement parler il ne la traite pas ; il ne vise pointà formuler une conclusion. Sa pièce n’est pas une pièce pédagogique ; c’est pourquoi je ne l’ai pas rangée sous le titre qui est inscrit en tête de cette étude. La comédie des Femmes savantes n’est, on l’a déjà remarqué, qu’une suite des Précieuses ridicules. De retour à Paris après dix ans d’absence, Molière avait été frappé de l’affectation de manières et de langage qui de l’hôtel de Rambouillet menaçait de s’étendre jusqu’aux derniers rangs de la bourgeoisie ; il avait attaqué ce travers, il l’avait fait passer sous les verges du ridicule. Treize ans plus tard (1672) il reprend son idée, comme nous l’avons vu dans l’École des Femmes reprendre l’idée de l’École des Maris ; cette fois encore, en la reprenant, il la développe et l’approfondit ; l’esquisse devient un tableau, la pièce en un acte une pièce en cinq actes, l’œuvre en prose une œuvre en vers, le badinage une comédie sérieuse, j’allais dire grave. Malgré ces changements, la parenté est évidente : Chrysale n’est qu’un Gorgibus de meilleure souche. Qu’il s’agisse de précieuses ridicules ou de femmes savantes, c’est la vanité qui est en jeu, l’éternelle vanité féminine, le désir d’être autrement et mieux que les autres, le besoin de se mettre hors de pair, de se tirer de la foule qu’on dédaigne, de se distinguer. Chez les « précieuses ridicules », c’est la vanité se prenant aux choses extérieures, grands airs et beau langage. Chez les « femmes savantes », c’est la vanité cherchant à se hausser jusqu’aux grands sentiments, aux nobles soucis, à la science : de cette science ou plutôt de cette prétention à la science, les « femmes savantes » se parent comme d’autres font de leurs ajustements, et cette parure leur est plus chère parce qu’elle leur semble de meilleur goût, moins commune, mieux portée ; c’est encore du mal de vanité qu’elles sont travaillées, quand elles admirent à qui mieux mieux les vers de Trissotin, chacune s’évertuant à y voir ce qu’on n’y a pas encore vu et ce qui n’y est pas ; admirer l’esprit d’autrui est une occasion de faire briller le sien. Dans la première de ces pièces, Molière, mettant en scène une vanité toute de surface, [a traite légèrement ; il croit avoir assez fait quand il l’a bafouée ; il nous montre deux jeunes filles, pauvres têtes folles, venues de province à Paris pour fréquenter la belle société et dupes de deux valets qui ont revêtu les habits de leurs maîtres et en contrefont les manières ; il est vrai qu’au delà de la contrefaçon il atteint les modèles eux-mêmes ; mais la donnée, on le voit, est toute de fantaisie. Dans la seconde pièce, qui est d’ordre plus relevé, s’attaquant à une vanité d’allures plus ambitieuses, de plus haute visée, Molière y met plus de façons ; il nous place tout de suite sur un terrain solide, en pleine réalité ; il nous introduit dans une famille : il nous y montre (c’est ainsi qu’il a déjà fait dans l’Avare, dans le Tartuffe) les graves conséquences du défaut qu’il combat, à savoir une maison où nous voyons aller tout sens dessus dessous, les époux divisés, les enfants divisés, une mère s’entichant d’un coureur de dot qui flatte sa manie et sur le point de lui livrer sa fille. Bien plus, la famille, grâce aux personnages divers dont elle se compose, permet au poète d’étudier le même ridicule sous des aspects différents, de le montrer diversifiant ses effets selon l’âge, la situation, l’humeur, le fond premier du caractère. Philaminte, Armande, Bélise, autant d’exemplaires variés de la vanité féminine ; Philaminte, c’est la vanité chez la femme d’âge mûr, qui a pris son pli, dès longtemps habituée à commander, mariée à un homme qu’elle mène, dominatrice, non sans quelque dignité d’attitude ; Armande, c’est la vanité chez la jeune fille qui s’essaie à imiter sa mère, et dépasse le but, qui a rebuté une affection s’offrant à elle, mécontente maintenant d’avoir été abandonnée, aigrie et déjà méchante ; Bélise, c’est la vanité chez la vieille fille, dans un pauvre esprit, tournant à la monomanie, au cas pathologique, ou plutôt chargée et ridiculisée à outrance pour provoquer l’hilarité bruyante. Ces personnages appellent leurs contraires ; car l’opposition est le procédé favori de Molière ; à Philaminte il oppose Chrysale soutenu d’Ariste, à Bélise Martine, à Trissotin Clitandre, à Armande Henriette, la charmante Henriette qui, par haine des exagérations de sens contraire au milieu desquelles elle a grandi, a trouvé le point juste, la mesure ; Henriette, la perfection même, mais une perfection qui est de ce monde, modèle à proposer aux femmes françaises.

Je ne m’arrêterai pas plus longtemps à cette pièce d’ailleurs si souvent étudiée ; ce que je tenais à montrer, c’est qu’il n’y a pas lieu d’en appeler de Molière auteur de l’École des femmes à Molière auteur des Femmes savantes ; c’est qu’en dépit des impressions, parfois très vives, qu’éveillent en nous les épigrammes dirigées par l’une de ces pièces contre les femmes qui aspirent au savoir, la conclusion de l’autre n’en reste pas moins debout dans toute sa netteté et avec sa toute justesse : « L’ignorance n’est point pour la femme une sauvegarde : elle lui est un danger. Tenir systématiquement une femme dans l’ignorance, c’est vouloir qu’elle marche droit sans y voir, dans les ténèbres. ».


  1. Traduction de M. Fallex.
  2. Le titre de la première pièce eût également convenu à la seconde ; il a donc fallu pour la seconde chercher un peu à côté ; aussi ce nouveau titre manque-t-il, à mon sens, de précision ; il semble qu’il doive être pris ironiquement : « Femmes, apprenez par ma pièce comme il faut vous conduire. »