Les pirates chinois/II

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CHAPITRE II


La baie de San-Francisco. — Navires abandonnés. — La Mission Dolorès. — Mœurs des Chinois émigrés. — La race noire. — Les habitués de Jackson street. — Maison des jeux. — La bande noire. — Comité de vigilance. — La pendaison.


Le 21 novembre 1852, nous distinguâmes les petits îlots nommés Farellones, qui sont devant le goulet de la baie de San-Francisco, et la pointe Bonetta, qui s’avance à gauche, à une assez grande distance dans la mer. À cet endroit, un pilote monta à bord de notre goëlette pour lui faciliter l’entrée du goulet qui est très-étroit et n’a guère plus d’un demi-mille de largeur. Les rochers escarpés et les collines de sable, couvertes de broussailles qui bordent le rivage, se dessinaient à nos regards ; un magnifique spectacle vint alors nous frapper ; à mesure que nous avancions, nous découvrions des navires de toutes nations avec leurs pavillons de différentes couleurs, pressés les uns contre les autres, comme pour attester l’importance de cette cité moderne. Mais l’œil se fixait bientôt avec étonnement sur les bas-côtés. Là, gisaient pêle-mêle des navires dont les flancs tombaient en ruine ; les pavillons, aux couleurs effacées, pendaient comme des loques au milieu des vergues brisées les ponts étaient effondrés, et la mousse poussait déjà entre les planches désunies ; ils étaient depuis longtemps abandonnés par les équipages, qui, à peine débarqués, avaient fui vers les placers, en proie à la soif effrénée de l’or ; ils offraient aux nouveaux venus un triste exemple des désastres que l’amour insatiable des richesses peut causer.

La Californie faisait autrefois partie du Mexique. En 1846, les Américains, après une guerre qui dura un an, la soumirent et l’annexèrent aux États de l’Union. Deux ans plus tard, le capitaine Sutter faisait surgir du sein de cette terre aurifère le premier lingot qui devait attirer l’attention, et le déplacement de plusieurs millions d’âmes.

Avant la découverte des mines d’or, San-Francisco était un port de relâche pour les navires baleiniers qui venaient s’y radouber et y prendre des provisions. Les rapports des marins du continent européen avec les Indiens se bornaient à des échanges de peaux. Il y a plus d’un demi-siècle, des missionnaires espagnols arrivèrent dans ce pays et construisirent, à plusieurs milles du rivage, parmi les huttes d’Indiens, une petite église nommée la Mission Dolorès, et qui existe encore aujourd’hui. Lorsque les solitudes de la Californie furent envahies par les Américains et les Européens qu’attirait la récente découverte des mines d’or, ce lieu désert, où la foi religieuse avait seule pénétré, devint un des lieux les plus fréquentés par les habitants de San-Francisco. On traça une belle route, des établissements de toutes sortes s’élevèrent, comme par enchantement, autour de la modeste chapelle, et le chemin de la Mission est devenu l’une des plus brillantes promenades de la ville.

À l’époque de mon arrivée (novembre 1852), San-Francisco présentait encore un aspect bien bizarre, avec ses rues sablonneuses, ses trottoirs en planches et beaucoup de ses maisons construites en bois, en fer et en briques. Du reste, l’activité la plus grande y régnait partout, et, ce qui me frappa tout d’abord, ce fut le va-et-vient de cette population composée d’hommes et de femmes de races et de couleurs différentes, revêtus de leurs costumes nationaux. On coudoyait à chaque instant les hommes de l’ouest et de l’est de l’Amérique, les Indiens des îles Havaï ou Sandwich et de Taïti, les Européens de toutes les parties du continent. Les émigrations ayant été très-fréquentes pendant les années qui précédèrent mon arrivée, la population avait considérablement augmenté, et San-Francisco pouvait alors contenir environ soixante mille âmes.

Mais cette ville allait de jour en jour changer de physionomie : des constructions en pierre commençaient à s’élever ; Montgommery street, une des plus belles rues, était pavée et laissait voir de superbes maisons ; des magasins, des cafés, des hôtels magnifiques, étincelaient, le soir, aux lumières, et, en voyant la foule sortir de Metropolitan-Theater, qui est dans cette rue, l’on ne pouvait s’imaginer que, six ans auparavant, les Indiens chassaient à cette même place, avec le lasso, les bœufs et les chevaux sauvages.

Et pourtant San-Francisco a été détruit au moins six fois par des incendies ; les plus considérables furent ceux de 1852. Mais la prodigieuse rapidité avec laquelle on reconstruisait de la veille au lendemain laissait à peine de trace.

La vie matérielle commençait à y devenir un peu moins chère que par le passé ; on pouvait trouver une chambre meublée pour 40 piastres (une piastre vaut 5 francs), ce qui était une remarquable diminution sur les premières années, où des boutiques s’étaient louées 100, 200 et jusqu’à 600 piastres par mois, contenant deux pièces de dix-huit ou quatorze pieds de long sur onze de large. La viande, et surtout le gibier, étaient à meilleur marché ; le mouton s’était vendu jusqu’à 1 piastre la livre, et le veau une demi-piastre. Le lait avait coûté 1 piastre la bouteille, puis 4 réaux, 2 fr. 50 ; 2 réaux, 1 fr. 25 ; 1 réal, 60 centimes. Les légumes s’étaient vendus à des prix exorbitants en raison de leur rareté même ; une livre de pommes de terre n’avait pu s’obtenir que moyennant 2 réaux les œufs avaient coûté jusqu’à 6 piastres la douzaine, et se vendaient encore 3 piastres. Le linge, pour le blanchissage d’une douzaine de pièces, 5 piastres ; une bouteille de champagne, 5 piastres. Les décrotteurs en plein vent, pour cirer une paire de bottes, 4 réaux ; en revanche, le saumon se vendait sur tous les marchés à 1 réal la livre ; enfin, à San-Francisco, dans les commencements de son existence, 1 piastre suffisait à peine pour le plus simple repas dépourvu de vin.

Une partie de cette population est originaire de la Chine ; si je mentionne en premier les émigrés chinois, c’est que leurs établissements, au milieu de gens d’un autre pays que le leur, présentent un fait curieux par lui-même. On connaît en effet leur répugnance à entretenir des relations avec les autres peuples. Bien que leur génie industrieux, patient et persévérant les poussât vers cette terre jeune et féconde, qu’ils se savaient impuissants à conquérir, ils avaient néanmoins emporté avec eux les instincts insociables et particuliers à leur race ; aussi, pour ne pas frayer avec les Européens, s’étaient-ils relégués principalement dans un quartier spécial ; Sacramento street est le centre de leurs habitations et conserve complètement la physionomie d’une place de Canton ou de toute autre ville chinoise. Leur commerce se compose exclusivement des produits et denrées qu’ils importent de leur pays, et, dans Dupont street, ils ont des maisons où des tables de jeux sont dressées pour exciter la passion de ceux de leurs compatriotes qui veulent tenter la fortune.

Ils ont aussi un théâtre, mais un vrai théâtre (en planches bien entendu), où ils représentent des pièces chinoises, leurs sujets sont d’une singularité telle, qu’il serait bien difficile d’en faire la plus légère description. Ce sont des cris, des grimaces, des contorsions qui vous surprennent et vous donnent à chaque instant l’envie d’un fou rire. Les femmes sont généralement exclues de ces troupes artistiques. L’emploi des ingénues et autres est confié à de jeunes garçons il faut leur accorder cependant qu’ils déploient la plus grande richesse dans leurs costumes, on ne les évalue pas à moins de cinquante à soixante mille piastres.

Une autre population non moins bizarre se fait encore remarquer à San-Francisco ; ce sont les noirs. Ainsi que les Chinois, ils se sont réunis comme les membres d’une grande famille, et ils habitent un côté de Kearney street ; mais les motifs qui les ont fait ainsi s’agglomérer sont différents ; l’antipathie des Américains à l’égard des nègres est connue et peu dissimulée ; le mépris qu’ils leur témoignent a naturellement porté ces derniers, par les besoins d’une commune défense, à se réunir entre eux et à ne gêner en rien leurs oppresseurs. La haine réciproque des deux races qui, chez l’une, est timide, et, chez l’autre, arrogante, se traduit par l’absence presque complète de relations. Les noirs sont exclus de tout établissement public fréquenté par leurs tyrans, tels que les restaurants, les cafés, les théâtres ; aussi n’ont-ils d’autres moyens de montrer leur goût pour la toilette qu’en se promenant dans les rues, les doigts chargés de bagues, avec des cravates de soie éblouissantes, et dont la couleur tendre tranche ridiculement avec leur teint d’ébène ; on en rencontre çà et là qui s’étudient imiter les manières d’un gentleman, et vous les voyez préoccupés du lustre de leurs chaussures et s’efforçant à paraître des dandys parfaits. Tous les efforts de Mme Beecher-Stowe n’ont pu encore les réhabiliter dans l’esprit des citoyens des États-Unis, auxquels semblent parfaitement ridicules les sympathies de cette femme généreuse pour la race noire et bien que, sur le sol libre, les droits de l’homme leur soient concédés, leur infériorité sociale est assez marquée pour leur faire sentir qu’ils n’ont encore véritablement gagné qu’une chose qui, du reste, a bien son prix, la suppression des coups de fouet. Comme les Chinois, ils ont ouvert, pour eux seuls des restaurants, des cafés, des maisons de jeux, et la plupart exercent la profession de coiffeur.

Le restant de la population se compose d’Américains, Français, Anglais, Allemands, Hollandais, Mexicains, Chiliens, etc., etc.

Jackson street est l’une des rues de San-Francisco la plus curieuse à voir ; elle a gardé, dans toute sa longueur, les constructions primitives en bois, et ses habitants ont cela de particulier, qu’ils tiennent presque tous des restaurants-buffets, connus dans le pays sous la dénomination de bar. C’est surtout le soir, à la clarté du gaz, que ces établissements présentent un coup d’œil extraordinaire ; les mineurs, après une tournée heureuse dans les placers, viennent s’y réunir et s’y délasser de leur pénible labeur : cet assemblage de gens de différents pays offre le spectacle le plus étrange ; c’est un tumulte de voix parlant plusieurs langues, une variété de costumes impossibles à décrire. Les Mexicaines, les Péruviennes, les Chiliennes, les Négresses et les Chinoises, revêtues de robes à falbalas, sont confondues avec ces hommes qui boivent ou dansent, en poussant de grands cris de joie et avec force trépignements de pieds, au son d’une musique infernale. Pour peu que vous vous arrêtiez devant la porte d’un de ces bouges de plaisirs, à contempler ces réunions grossières et burlesques, vous ne tardez pas à être témoin d’une querelle terrible qui s’élève comme une bourrasque à la suite d’un éclat de rire ; de même que l’éclair précède le coup de tonnerre, la mêlée devient bientôt générale, et vous n’avez que le temps de vous sauver, car le quartier est troublé pour toute la soirée ; le sang coulera à la suite d’un formidable combat au couteau et au revolver, dans lequel de nombreuses victimes sont laissées sur le pavé.

Les maisons de jeux sont en très-grand nombre à San-Francisco. C’est là encore qu’il est curieux d’observer cette population. Je visitai l’intérieur de ces établissements et je pus voir, à la lumière des lustres de cristal, le contraste de toutes ces figures blanches et bronzées : le mélange de ces sociétés avait réellement un cachet des plus bizarres. Ainsi, autour de plusieurs rangs de tables tenues par des banquiers, et devant lesquelles étaient amoncelées des piles d’or, de monnaies et de lingots, se coudoyaient, se pressaient, se bousculaient, armés comme des corsaires ou des brigands calabrais, gentlemen, mineurs et matelots. Chacun pris dans la foule avait son type ; mais ce qu’on remarquait avec étonnement, c’est que la plupart, dans ces réunions, suivaient un enjeu quelquefois considérable sans qu’aucune passion réelle se lût sur leur physionomie, tant il est vrai que l’or, en ces temps de bonne moisson, avait peu de prix aux yeux de ces hommes. Lorsque ces maisons commencèrent à s’ouvrir, au moment où la fièvre de l’or régnait dans toute sa force, le jeu engendrait souvent des rixes violentes, et plus d’une fois, les joueurs trop heureux n’y reçurent pour payement que la balle d’un pistolet logée dans leur cervelle.

Il fut longtemps question de fermer ces maisons ; mais comme le gouvernement percevait des sommes énormes de celles qu’il tolérait on conçoit que ces apparences de morale soient longtemps restées à l’état de projet.

Les jeux sont variés ; ainsi les Mexicains jouent principalement au monte, les Français, au trente et quarante, à la roulette, au vingt-et-un, au lansquenet, et les Américains, au pharaon. Je ne puis oublier la physionomie des individus qui, avec la foule des joueurs, composent le personnel de ces maisons ; le gambler occupe le premier rang ; c’est, autrement dit, le banquier de la table, il la tient pour son compte ou pour celui d’un autre ; dans ce dernier cas, il peut gagner de huit à douze dollars par soirée vient ensuite le paillasse, chaque table en a toujours à ses gages un ou deux ; on les voit jouer sans discontinuer pour mettre la partie en train et amorcer les visiteurs ; ils gagnent quatre à cinq dollars par jour. Les ramasseurs de morts méritent aussi d’être cités ; ils sont en majeure partie Américains, et cette dénomination leur vient de ce qu’ils s’emparent des pièces qu’un joueur favorisé par la chance aurait laissées par inadvertance sur la table. Ces ramasseurs suivent d’un œil vigilant chaque coup de la partie, et lorsque le banquier annonce une nouvelle séance, si une pièce semble oubliée ou laissée sur le tapis, une seconde seulement, par un joueur distrait, un bras s’allonge vivement dans la foule et va saisir cette pièce, qui passe rapidement de la main au gousset. Les maisons de jeux foisonnent de ces individus, vivant de la sorte, au jour le jour ; ils emploient mille stratagèmes pour détourner l’attention d’un novice qui veut tenter la fortune c’est la plaie des joueurs non expérimentés ; mais il arrive souvent que des rixes terribles sont la suite de leur fraude éhontée, car un joueur s’apercevant qu’il a été volé, dans un accès violent, tuera comme un chien un de ces impudents fripons.

Toutes ces maisons sont pourvues de bons orchestres, dont l’harmonie fait une agréable diversion avec le son de l’or.

Il est aussi une classe d’individus très-redoutée de la population, et qui infestent ces lieux de leur présence comme tout autre endroit public. Je veux parler des hommes connus sous le nom de la Bande noire ; ils forment une société d’escrocs américains. Ce sont des voleurs émérites, fort bien vêtus, exerçant avec la plus complète impunité leur astucieux métier ; s’ils entrent dans un de ces établissements, ce n’est pas pour perdre leur temps à tenter la fortune ; ils trouvent plus commode de s’emparer de l’or répandu sur les tables et d’opérer ensuite leur retraite, avec le plus grand sang-froid. Les spectateurs et le personnel des gamblers sont foudroyées par tant de hardiesse, mais personne n’ose prendre au collet ces audacieux voleurs. Ces délits sont déjà depuis longtemps consacrés par la tradition, et le gouvernement local et la police sont encore dans un tel état d’enfance, que cette violence d’un petit nombre est tolérée mais les méfaits scandaleux commis par les hommes de la Bande noire seraient trop nombreux à relater ici, s’il fallait en faire un récit complet ; il suffira de dire que les policemen les laissaient agir dès qu’ils s’étaient fait reconnaître à eux. Chaque jour un commerçant avait à déplorer des pertes que plusieurs de ces coquins lui avaient fait subir. S’avisait-il de porter plainte ? ces voleurs cassaient, brisaient tout chez lui, enfin mettaient sa maison en ruine. Ils mangeaient de leur autorité privée dans les restaurants, buvaient, consommaient dans tous ces endroits publics, avec l’audace qui leur était connue ; ils troublaient les réunions par toute sorte d’extravagances, et bien que leurs excès eussent cependant diminué d’une manière sensible depuis les premiers temps, il n’existait encore, en 1852, aucun pouvoir régulier qui pût sévir contre eux.

À notre arrivée à San-Francisco, nous avions loué, ma sœur et moi, dans Montgomery-street, une petite chambre meublée que l’on nous fit payer trois cents francs par mois, ce qui nous semblait assez cher, attendu que l’eau y filtrait le long des murs et inondait notre lit en temps de pluie. Nous crûmes d’abord que la vue dont nous jouissions compenserait un peu la cherté du prix, car cette vue s’étendait sur la plus grande partie de la ville et des montagnes environnantes mais peu de jours après, nous nous aperçûmes que nos fenêtres faisaient face à la maison d’un boulanger choisi par le comité de vigilance pour y établir son tribunal. Une corde enroulée sur une poulie fixée au premier étage était l’emblème de cette Thémis simple et sommaire ; connue sous le nom de loi de Lynch. Un matin que je m’étais éveillée de bonne heure, je m’approchai de celle de mes fenêtres qui donnait sur la rue, et j’allais l’ouvrir lorsque mes yeux s’arrêtèrent avec effroi sur la maison qui me faisait face : deux hommes étaient montés sur des échelles et s’occupaient à la hâte de fixer à la poulie dont j’ai parlé une corde neuve et démesurément longue. Je ne devinai que trop la scène terrible qui allait se passer. À ce moment, des rumeurs lointaines commençaient à se faire entendre. Ne voulant pas être spectatrice de cette exécution, j’entraînai ma sœur, et nous sortîmes de la maison par une porte de derrière ; un quart d’heure après nous étions dans la campagne : nous passâmes la journée chez des amis. Je sus bientôt que le coupable que la foule entraînait à grands cris était un Espagnol accusé d’assassinat. Ce tableau funèbre me fit une impression si horrible que ce jour même je m’occupai d’un autre logement. Cette terrible loi de Lynch, dont j’étais peu soucieuse de voir les fréquentes rigueurs, doit son nom à un individu nommé Lynch, qui en fut la première victime. On concevra facilement quelles fatales et nombreuses erreurs doit entraîner cet exercice illégal de la justice.