Les pirates du golfe St-Laurent/Dans la Baie du Diable

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L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 54-66).

CHAPITRE VIII

DANS LA BAIE DU DIABLE. — OÙ JEAN BEC ET JEAN BREST EN CONTENT DE BELLES.


Cette baie du « Diable », en dépit de son nom peu… hospitalier, présente plus d’un avantage, comme refuge, en cas de tempête.

De faible étendue, il est vrai, elle n’en est pas moins très profonde et fort bien abritée contre le vent d’est, qui vient se briser sur la muraille à pic de sa rive gauche.

Mais le « sorouêt », — la brise dominante, en été — s’y engouffre comme chez lui, soufflant dans ce « retrait » ainsi que dans un immense colimaçon.

Et c’est sur quoi comptaient bien évidemment nos deux amis Jean Bec et Jean Brest, que nous rejoignons, vers les dix heures, sur le gaillard d’arrière du « Marsouin », où ils fument leur pipe, « mollement » étendus à l’ombre de la brigantine, à demi-déferlée.

À en juger par leur mine béate et la rougeur de leurs pommettes, ces messieurs ont dû faire bonne chère au déjeuner et arroser libéralement leur bol alimentaire.

Du reste, il n’y a qu’à les écouter pour s’en convaincre.

C’est à qui des deux fera avaler la plus « grosse » à son copain.

Or, les deux Jean étant à peu près d’égale force à ce jeu-là, il s’en débite de belles, « troun de l’air » !… comme disent les naturels de la Cannebière, à Marseille.

C’est Jean Brest qui raconte, pour le moment, — et avec quelle verve !

Aussi bien, son camarade de Québec l’a un peu provoqué en lui narrant une histoire bien extraordinaire à lui arrivée deux ans auparavant… Il avait tout simplement « piqué une tête », — oh ! bien involontairement, du reste. — dans la chute Montmorency, pour aller reparaître, une demi-heure plus tard, de l’autre côté de l’île d’Orléans, un peu trempé, mais à cela près aussi dispos qu’au moment de faire ce plongeon peu banal. Son seul ennui avait été la dépense d’une allumette pour rallumer sa pipe.

De l’air le plus naturel du monde, — quoique dans son for intérieur assez interloqué, — Jean Brest avait murmuré :

— Ami Bec, ce n’est qu’une promenade d’écolier que tu as fait là, et, chez nous, quand on veut prendre un bain, on saute comme ça dans des chutes de quelques centaines de mètres de hauteur, — histoire de se rafraîchir le tempérament.

Mais j’ai fait mieux que ça, moi qui te parle.

Figure-toi mon bon, qu’un jour, étant à faire la pêche sur les côtes de Norvège, je fus pris, avec trois camarades, dans les spirales du « Maëlstrom. »

Tu sais… le Maëlstrom est un trou sans fond qui aspire la mer avec une force de cent quatre vingt-dix-huit milliards de tonnes à la seconde…

Ç’a été calculé par un savant de Landerneau, qui est un faubourg de Brest.

— Il a bien pu se tromper de quelques gallons, — tout de même… goguenarda Jean Bec.

— Je ne dis pas non, concéda Jean Brest. Mais laisse-moi continuer. Tu vas voir s’il en arrive de ces choses, dans la marine française !

Donc, nous étions dans une chaloupe, commandée par le maître d’équipage du « Héron », comme s’appelait notre brick, pour lors en panne près des îles « Loffoden », sur la côte de Norvège.

Tout à coup, pendant que nous cherchions quelque bon gibier à harponner, voilà que surgit de la mer une grosse baleine qui se met à seringuer l’eau par ses évents, jusqu’à la hauteur du grand mât d’un « trois-ponts » de cent vingt canons…

— « En chasse ! » commande le maître.

— « Harpon en mains ! » que je m’ordonne à moi-même, en prenant place à l’avant.

Les matelots jouent de l’aviron ; le maître tient la barre ; moi, l’œil et le bras en arrêt, je guette le monstre qui vient de plonger.

Mais il reparaît à la surface, à une couple de cent pieds de nous.

— « Hardi, les gars !… Nous la tenons, cette fois ! » s’écrie le maître d’équipage, en manœuvrant sa barre de façon à nous faire aborder la baleine par son travers.

C’est bientôt fait.

Je me lève tout droit et, d’un seul coup, j’enfonce mon harpon jusqu’à le cacher dans les chairs de la coureuse d’aventures.

Comme tu le penses bien, mon « neveu », la grosse maman prend fort mal la chose. Faisant une cabriole terrible, elle baisse le nez, lève la queue et, floc ! la voilà qui replonge, entraînant la corde attachée au harpon.

Nous regardions tous la corde glisser avec une vitesse inconcevable sur le plat-bord de notre embarcation, tout en y jetant de l’eau pour l’empêcher de prendre feu, lorsque le maître d’équipage pousse tout à coup un cri de terreur :

— « Le Maëlstrom ! »

Chacun regarde autour de soi.

Et chacun blêmit, — je ne veux rien cacher. — « Aux avirons et souquez ferme ! » commande le maître, d’une voix blanche.

Toutes les mains s’emploient aux rames, pendant que le maître cherche la hache pour couper la corde qui nous relie à la baleine.


Je fus pris, avec trois camarades,
dans les spirales du « Maëlstrom »

Mais la hache ne se trouve pas de suite et la maudite baleine, faisant aller ses évents comme de plus belle, nous mène droit au gouffre.

Les spirales diminuent d’ampleur, tout en augmentant leur vitesse de giration…

Nous approchons du centre de cette immense vortex, qui nous aspire comme le piston d’une pompe…

Enfin, après deux ou trois spirales de plus en plus petites, parcourues follement sur la déclivité de l’entonnoir liquide, floc ! nous faisons le plongeon dans le trou qui sert de pivot au satané tourbillon…

Puis, plus rien : la nuit !

Une chose pourtant nous consolait dans notre infortune…

— Laquelle, donc ? ne put ici s’empêcher de demander Jean Bec, intéressé malgré lui.

— C’est que la maudite baleine, cause de tout ce grabuge, nous accompagnait dans le voyage.

— Qu’en sais-tu ?

— Je le sais, parbleu, bien : elle nous avala juste au moment où nous étions précipités dans l’entonnoir et nous servit de véhicule.

Jean Bec parut légèrement incrédule.

Cependant, comme il était beau joueur dans ces sortes de duel à la « blague », il n’en laissa deviner que juste ce qu’il fallait pour ne pas avoir l’air d’un paysan du Danube.

— Tu n’exagères pas, au moins ?… observa-t-il pour la forme.

Jean Brest prit un air digne.

— Ah ! mon « cousin », dit-il d’un ton pénétré : c’est-à-dire que je cache une bonne moitié des faits pour ne pas t’émotionner le tempérament !

— Merci bien. Mais finis ton histoire. Je grille de savoir comment tu as pu t’y prendre pour te tirer de cette merveilleuse aventure et venir me la raconter ici, dans le golfe Saint-Laurent.

— C’est bien simple, ami Jean Bec : je n’ai pas eu à remuer un doigt. C’est la baleine qui a tout fait.

— Voyons ça… Le brave cétacé !

— Comme tu dis. Mais je termine…

Pendant trois jours et trois nuits…

— Comme Jonas, à peu près !

— Oui… confortablement installés dans l’estomac de la baleine, nous filâmes ou plutôt nous tombâmes à travers la terre, entraînés avec une vitesse de boulet de canon dans le trou du Maëlstrom, jusqu’à ce qu’un beau matin…

— Était-ce bien le matin ?… Rappelle tes souvenirs ! interrompit Jean Bec, d’un ton des plus goguenards.

— Non : c’était le soir… On dirait, ma parole, que tu sais l’histoire mieux que moi !

— Va toujours, mon vieux.

— Donc… un beau soir, — puisque tu y tiens ! — la baleine, incommodée sans doute par la fumée de nos pipes (car nous fumions là-dedans comme des Turcs)…

— Une vraie cantine, quoi !

— Comme tu dis… Mais laisse-moi donc finir. On ne verra jamais le bout de mon histoire, si tu m’interromps sans cesse.

— Je suis muet comme… ta baleine. Donc le brave poisson eut un haut-le-cœur…

— Tu l’as deviné. D’un effort puissant de son estomac, il nous rendit… à la lumière, près d’une île déserte, en pleine Océanie.

— Parbleu ! aux antipodes du Maëlstrom, qui se trouvent quelque part par là.

— Exactement, camarade… Mais qui peut t’avoir si bien renseigné ?

— Un marin de Saint-Pierre, à qui pareille aventure est arrivée.

— Diable !… On ne traverse pourtant pas tous les jours la terre en baleine…

— C’était peut-être un de tes compagnons de voyage !

— C’est bien possible, tout de même… Et quand ton homme des Îles fit-il ce… prétendu plongeon de quelques milliers de lieues ?

— Il y a deux ans, la même année que toi.

— Oh ! là ! là !… Comme ça se trouve ! Pendant que tu tombais dans la chute Montmorency et traversais l’île d’Orléans par un conduit souterrain, nous, marins français, passions à travers notre propre globe, sans accrocher dans le trajet !… Avoue que ces aventures-là n’arrivent pas aux Anglais.

— Ma foi non : ils sont bien trop positifs pour les avoir, même en imagination.

Et les deux bons lurons, se levant à l’appel du capitaine, échangèrent les singulières réflexions suivantes :

— Tout de même, dis donc : si c’était arrivé ?

— Croyons-y. C’est tout comme !

Et tous deux éclatèrent d’un rire sonore qui mit en branle les échos multiples de la « Baie du Diable. »

Une voix cria du haut des rochers :

— Hé ! là ! qu’est-ce qu’il vous prend, les marsouins ?

C’était l’organe de Thomas Noël.

Presque aussitôt, la silhouette de son compère, Gaspard Labarou, se décalqua sur le ton rougeâtre de la falaise.

Il héla :

— Arrivez un peu ici, les gars : on va fermer la boutique.

Qu’était cette boutique ?

Nous allons voir.

Au moyen d’une échelle, dressée contre la falaise et s’appuyant du pied sur le pont de la goélette, les deux gars interpellés grimpèrent jusqu’à leurs commandants.

Une sorte de plateforme triangulaire, couvrant une superficie d’une dizaine de verges de front sur autant de profondeur vers son centre, régnait là.

Au sommet de ce triangle s’ouvrait un trou noir, creusé profondément dans les calcaires poreux, que consolidaient les masses granitiques interposées.

C’était là ce que maître Gaspard appelait la « boutique. »

On y avait entassé, à marée haute, le butin enlevé au malheureux navire de la « Pointe-aux-Morts », — ne gardant à bord du « Marsouin » que ce qui pouvait être d’utilité première dans le voyage aux îles françaises.

Grâce à un très fort palan, le débarquement avait pu s’opérer en moins de deux heures : ce qui avait permis au personnel de la goélette de prendre un court repos, les matelots à bord et les maîtres dans l’excavation même appelée « boutique » par le capitaine Gaspard.

Maintenant il s’agissait donc de fermer l’ouverture de cette excavation où les « naufrageurs » allaient dérober à toutes les recherches possibles le fruit de leur épouvantable forfait.

Le palan fut de nouveau utilisé.

On manœuvra de gros quartiers de roches éboulées ou qu’on arracha de leurs alvéoles.

Des troncs d’arbres morts furent disposés en travers de l’ouverture, entremêlés de sapins verts et de varechs hissés de la mer…

Bref, après un travail consciencieux, quand vint le soir, — et, avec le soir, une bonne brise de vent de nord-ouest, — le « Marsouin » put quitter la baie du « Diable » et filer grand largue vers le cap à la « Chaloupe » et la baie du « Pistolet », où commence, à bien dire, la côte orientale de Terre-Neuve.

Neuf jours plus tard, — dans la nuit du 7 juillet 1853, — le « Marsouin » jetait l’ancre, à l’est de Saint-Pierre de Miquelon, entre l’ « Île-aux-Chiens » et le « Cap-à-l’Aigle », en dehors du barachois qui sert de rade à la ville.

Le « Marsouin » s’était comporté vaillamment pendant cette longue course dans des parages exposés aux dangereuses colères de l’Atlantique.

Il est vrai d’ajouter que la première semaine de juillet, cette année-là, fut particulièrement remarquable sous le rapport de la température.

— Une neuvaine de St Jean-Va-Toujours ! disait irrévérencieusement Jean Brest, tirant de son cerveau inventif ce nouvel élu du Paradis, totalement ignoré des congrégations romaines.

Et le facétueux marin avait quelque raison de choisir, en cette circonstance, un saint à authenticité douteuse, car nous inclinons à croire qu’un véritable membre de la Cour Céleste se serait bien gardé de souffler dans les voiles d’un vaisseau qui venait d’accomplir la « jolie » besogne que l’on sait.