Les pirates du golfe St-Laurent/La chasse à… la femme

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L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 73-80).

CHAPITRE X

LA CHASSE À… LA FEMME


Ce n’était pas mince besogne qu’entreprenaient là nos trois marins.

Suivre à la piste un ennemi connu, en plein jour et dans un pays peu accidenté, est déjà suffisamment difficile et ne souffre aucune faute de tactique.

Mais, enfin, on a les yeux ouverts pour embrasser à la fois une assez grande étendue de terrain ; les arbres sont là pour y grimper et les hauteurs se prêtent à l’escalade, sans qu’on risque de se rompre le cou avant d’atteindre leur sommet, d’où l’on pourra jeter un coup-d’œil sur les environs.

Et puis la forêt est pleine des rumeurs variées de la vie animale s’agitant partout, dans l’air et sur le sol à la feuillée sonore…

Mais, la nuit, tout est paix, silence et mystère.

Seules, les grandes voix de la nature inanimée, — chûtes d’eau sur les rochers en gradins ou dans des fosses ceintes d’échos, frizelées du vent dans le feuillage, grondements du tonnerre à travers les rayures d’or de l’électricité foudroyant les nuages, — seuls, ces orchestres grandioses font retentir les échos multiples de la montagne ou de la vallée, muettes toutes deux, solennellement attentives.

Un appel à voix ordinaire s’entend à un mille de distance.

La moindre parole, — du moins quand l’atmosphère est en paix, — vous a des résonances inattendues.

Le mot d’ordre est donc : Silence et célérité ! quand on patrouille dans ces solitudes pleines d’embûches.

À plus forte raison, pendant une nuit d’été sereine comme celle où nos trois marins quittèrent le Chalet pour suivre la trace des ravisseurs, fallait-il redoubler de précautions.

Ah ! si Wapwi eût été là !…

C’est lui qui en aurait fait un guide merveilleux, avec son flair de renard et ses yeux de lynx.

Mais décidément le petit Abénaki devait avoir fait quelque mauvaise rencontre, car, de la journée qui finirait bientôt, — il était près de minuit, — on n’en avait eu ni vent ni nouvelle.

Ainsi pensait Arthur Labarou, tout en guidant son escouade à travers les fourrés et les sapinages où ils s’étaient engagés.

Les trois hommes marchaient à peu près de front, laissant pourtant entre eux une certaine distance, afin, d’explorer à la fois plus de terrain.

Tout naturellement, le guide de l’expédition était le capitaine.

Il suivait rigoureusement le sentier frayé, tandis que ses matelots le flanquaient des deux côtés, à la distance d’un encâblure, pour parler leur langage.

Chacun marchait, le revolver au poing, car on ne savait encore à qui on allait avoir affaire, ni le nombre des ennemis.

On traversa de la sorte, sans la moindre alerte, une partie de la forêt qui revêt la pointe orientale d’un épais manteau de verdure.

Bientôt la petite troupe allait émerger sur l’autre plage, — celle regardant l’est, — lorsque José Poquin s’arrêta net.

Il avait cru entendre une plainte vague, à quelque distance, sur sa gauche, dans un épais fourré.

Appelant d’un mot son capitaine, il se dirigea vivement sur l’endroit d’où était parti ce bruit suspect.

Un spectacle bien étonnant lui arracha aussitôt son exclamation favorite :

— En v’la-t-une autre, parole de mousse !

— Quoi donc, José ? s’enquit Arthur, allant à son matelot.

— Voyez, capitaine ! se contenta de répondre l’interpellé, montrant de son fanal un tronc moussu couché à travers la feuillée et auquel le petit Wapwi était lié par de fortes courroies de peau d’anguille.

L’enfant, quoiqu’ayant les yeux ouverts, paraissait exténué et prêt à perdre connaissance.

— Wapwi ! s’écria le capitaine, tout en coupant avec dextérité les liens multiples qui entouraient l’enfant.

— Vite ! capitaine, supplia Wapwi, sans songer à lui-même… Petite mère volée par la Grande-Ourse !

— Une sauvagesse de Shécatica ?

— Justement… Méchante, méchante, l’Ourse !… Elle a bien battu le petit Wapwi.

— Cette nuit même ?… Au fait, depuis quand es-tu ici, et comment t’es-tu laissé surprendre ?

— Pardon, petit père… Wapwi bien fatigué depuis trois nuits qu’il court les bois… Ses oreilles n’ont pas entendu le pas léger du Micmac en marche et il est tombé dans un piège, comme un renard qui a trop mangé de poules.

— À quelle heure cet « accident » t’est-il arrivé ?

— À l’heure où les wawarrons commencent à se parler.

— Vers neuf heures, à peu près.

— Petite mère était encore debout, bien sûr.

— Sans doute. Je causais même avec elle sous la véranda qui fait face à la baie.

— Ah ! si vous l’aviez cachée dans votre grand bateau !

— Hélas ! pouvais-je supposer ?… murmura le capitaine avec une amertume farouche.

Puis, secouant d’un geste de tête cet affaissement passager :

— Et tu les as vus revenir ?

— Oui, une couple d’heures plus tard, par le même chemin… Ils portaient un grand paquet de linge, sur deux perches, et couraient de toutes leurs forces, excités par la Grande-Ourse, qui criait à toute minute : « Vite ! plus vite !… Vous boirez de l’eau de feu pour vous reposer ! »… Et ça courait… ça courait…

Ils sont passés près d’ici, sans même faire attention à Wapwi.

— Et comment as-tu pu voir la direction qu’ils ont prise, une fois disparus ?

Wapwi indiqua le sud-est.

— À une portée de fusil d’ici, c’est l’eau… dit-il. Ils ont un grand canot et des avirons, et six hommes pour faire courir le canot vers la goélette mouillée au large.

Arthur Labarou en savait assez.

— À la mer, matelots ! commanda-t-il : c’est là que nous rejoindrons les ravisseurs.

Les quatre hommes se précipitèrent aussitôt dans la direction indiquée et débouchèrent en un clin-d’œil sur la grève en hémicycle que battait alors la mer baissante.

Rien en vue !

Les oiseaux de nuit s’étaient envolés.

Seulement, on pouvait aisément suivre la trace de leurs pas, jusqu’à l’eau, et distinguer l’empreinte laissée sur le sable par l’avant de leur embarcation.

— Un canot ! s’écria Wapwi, après s’être baissé pour mieux voir.

— En effet, confirma José Poquin : il n’y a pas trace de quille.

— Sauvages !… La Grande-Ourse !… conclut de suite le petit Abénaki. À Shécatica, maître… Courons vite.

— Appelons la goélette : nous serons plus tôt rendus… décida le capitaine.

On jeta un coup-d’œil vers le sud-ouest, et ce ne fut pas sans une vive satisfaction qu’on aperçut le « Vengeur », sous petite voilure, qui s’avançait lentement vers la côte.

Deux feux furent allumés en un tour de main, et l’on attendit avec une impatience fébrile l’arrivée de la chaloupe du bord, qui se détacha du vaisseau, mis à la cape.

Vingt minutes plus tard, la petite troupe était sur le pont du « Vengeur », dont la voilure fut aussitôt orientée pour qu’on pût gagner l’Archipel des Sauvages avant le jour.

Il pouvait être deux heures du matin, et une jolie brise de terre, qui ridait le fleuve, promettait aux marins un voyage exceptionnellement prompt.

Malheureusement, l’atmosphère s’était rembrunie et le peu de clarté lunaire rayonnant dans l’espace se trouvait encore mitigée par l’ouate serrée qui matelassait le firmament.

On ne pouvait donc embrasser de l’œil, même à l’aide des lunettes du bord, une bien grande circonférence, soit du côté de terre, soit vers le large.

Et c’était fâcheux : car si la goélette des forbans qui avaient fait le coup d’enlever Suzanne, au lieu de regagner l’Archipel des Sauvages, se dirigeait, au contraire, vers quelque autre endroit du Golfe, on perdrait un temps précieux à explorer le repaire de la « Grande-Ourse », désignée par Wapwi comme ayant participé à l’enlèvement.

Mais on ne pouvait tout de même quitter ces parages, sans faire une descente dans l’Archipel.

Après s’être renseigné là-bas, on fouillerait tous les atterrages du golfe.

Et l’on finirait bien par trouver ce qu’étaient devenus, soit le « Marsouin », soit la Grande-Ourse avec sa prisonnière.

Le cap fut donc maintenu sur l’Archipel.

Vers quatre heures du matin, comme le soleil émergeait de l’horizon, on aperçut l’île du Large, que l’on dépassa par tribord, pour atteindre bientôt l’île du « Sable », où l’on jeta l’ancre.

Quelques enfants, encore tout ensommeillés, se pressaient au bord de la mer, houspillés par des sauvagesses en costumes peu confortables, qui cherchaient à les entraîner sous le couvert des arbres.

Les hommes, s’il y en avait au camp, ne semblaient pas pressés de se montrer.

En somme, le campement paraissait être sous le coup de quelque émotion récente et extraordinaire.

— Ces gens-là n’ont pas la conscience nette, fit remarquer le lieutenant.

— La chose est évidente, Duval… lui répondit le capitaine Labarou… Voyez !… Pas un homme : seulement des enfants et de vieilles « squaws » !

— Les hommes partis pour la côte… et les canots aussi, fit observer avec une naïveté des plus judicieuses maître Wapwi, qui connaissait bien les habitudes de ses compatriotes.

— L’enfant a raison, dit Arthur. Tout de même, allons voir. Amenez le canot. Beaujoly et Poquin m’accompagneront.

— Moi aussi, petit père… Tu veux bien ?…

Et Wapwi, les yeux brillants, regardait anxieusement son maître.

— Comme il te plaira, mon fils… répondit Arthur. Mais ne crains-tu pas de rencontrer là des figures qui te rappelleront de mauvais souvenirs ?

— C’est justement pour ça que je veux vous suivre… Wapwi est devenu un homme et il n’a plus peur des grandes femmes méchantes.

— À la bonne heure, petit… Au reste, nous serons là en armes et personne ne touchera à un cheveu de ta tête.

— Oh ! les toucher, je ne dis pas… mais les enlever, hum !… J’ai de quoi les défendre !

Et l’enfant brandit son fusil.

Arthur Labarou, souriant, accorda la permission demandée.

Le grand canot fut amené à la coupée et le capitaine y prit place, flanqué de son fils adoptif.

Poquin et La Ficelle, les deux inséparables, — firent jouer les avirons.

En peu de minutes, on eut franchi la distance qui séparait le yacht du rivage, et chacun sauta sur la berge, — moins La Ficelle, chargé de la garde du canot.

Aussitôt le capitaine s’avança vers les femmes, sans fusil et la figure débonnaire.

Comme les « squaws » retraitaient peu à peu, il s’arrêta en chemin et appelant Wapwi :

— Viens ici, petit, dit-il. Rejoins ces pauvres femmes et cherche à leur faire comprendre que nous ne leur voulons aucun mal et que c’est à la Grande-Ourse que nous désirons parler.

Wapwi partit aussitôt et ne tarda pas à rattraper les sauvagesses.

Le capitaine et les matelots eurent alors sous les yeux un singulier spectacle.

Les « squaws » entouraient le petit Abénaki, lui touchant la tête, la figure, les mains, avec des démonstrations d’étonnement et de plaisir de la plus grande évidence.

Puis il y eut un colloque animé.

Toutes les sauvagesses parlaient à la fois, levant les bras au ciel, se les croisant sur la poitrine, les laissant pendre le long de leurs hanches, dans des attitudes qui témoignaient autant de leur indignation que de leur bonne foi.

Arthur Labarou, qui s’était approché du groupe, demanda à Wapwi :

— Que disent-elles ?

— Elles ne savent rien de positif, si ce n’est que la Grande-Ourse a quitté le camp, il y a deux jours, avec un grand canot et six hommes de la tribu, et que ni le canot ni son équipage ne sont revenus.

— Ah !… Et rien de plus ?

— Oh ! oui, attendez… Il y a près d’une lune, pendant la nuit, une goélette jeta l’ancre en face d’ici et deux hommes descendirent à terre : un noir et un blond.

— Gaspard et son compère Thomas : je m’en doutais.

— Ils éveillèrent la Grande-Ourse et eurent un court palabre avec elle. Puis ils repartirent aussitôt, regagnant leur goélette, qui prit la direction du grand canal de montagnes…

— Le détroit de Belle-Île ?

— Oui, petit père : c’est bien ça.

— Et la Grande-Ourse ?

— Elle s’est absentée toutes les nuits depuis ce temps-là, toujours escortée de ses six guerriers qui pagayaient le grand canot… Au petit jour, ils regagnaient le campement.

Mais il y a deux nuits et une journée qu’on ne les a pas revus, ni hommes, ni femme, ni canot.

— Plus de doutes ! s’écria le capitaine : ce sont eux qui ont fait le coup.

Mais… où sont-ils ?… Quelle direction ont-ils pris ?… Ah ! c’est à en devenir fou !

Et le pauvre mari de fraîche date, démoralisé par cette dure incertitude, crispait ses poings dressés vers le ciel.

Wapwi ne disait rien, mais sa petite cervelle travaillait ferme.

José Poquin, qui avait rejoint le groupe, hasarda timidement une supposition assez naturelle :

— Mon capitaine, dit-il, pour en « être une autre, c’en est une autre, parole de mousse » !… Mais j’ai une idée…

— Laquelle ?

— La nommée Grande-Ourse est partie avec le plus grand canot du port, — je veux dire de l’île, — pas vrai ?

— Oui, d’après les sauvagesses.

— Et avec six hommes d’équipage ?

— Les « squaws » l’affirment.

— Pour lors, mon capitaine, m’est avis qu’on n’appareille pas une pirogue comme ça pour courir les bois.

— C’est bien vrai… Mais…

— Et que nous trouverons nos voleurs de femmes le long de la côte ou dans quelque île du golfe.

— Au fait, tu as raison, José. Rembarquons et… en chasse !

On se hâta de retourner vers le canot.

Mais Wapwi eut le temps de demander à une jeune micmaque de son âge :

— Petite sœur, dis à ton frère, avant qu’il s’éloigne pour… longtemps, où est allée son ennemie la Grande-Ourse ?

La jeune sauvagesse, les yeux très tendres, entoura le cou de Wapwi et murmura à son oreille :

— Du côté du couchant, sur une grande île…

— Merci, ma sœur.

Et Wapwi, après avoir embrassé rapidement l’enfant, rejoignit en quelques bonds son capitaine.

Il tenait un bout du fil d’Ariane qui devait le conduire vers sa mère adoptive, — « petite mère ». comme il l’appelait.