Les pirates du golfe St-Laurent/Où Thomas improvise une singulière histoire

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L’Album universel (13, 20, 27 octobre ; 3, 10 novembre 1906p. 21-25).

CHAPITRE III

OÙ THOMAS IMPROVISE UNE SINGULIÈRE HISTOIRE


Quand le soleil reparut, ce matin-là, un peu après trois heures, — car on était au 26 juin, c’est-à-dire dans les jours les plus longs de l’année, — une grande animation régnait entre les hautes roches du « Petit-Mécatina. »

Les équipages des deux goélettes, faisant œuvre de charpentiers et de mineurs, jouaient de la hache et du pic dans les grottes.

Les matelots de la « Marie-Jeanne » évidaient une étroite galerie le long des parois de la caverne où l’on avait, l’année précédente, fixé une grande pierre en guise de porte.

Ceux du « Marsouin », — maître Jean Bec et Jean Brest, — façonnaient des épars, sciaient des traverses, mortoisaient des madriers, qu’ils assujettissaient deux par deux sur la galerie préparée par leurs confrères.

Toute la journée, on travailla ainsi, sans autre relâche que le temps nécessaire aux repas et à une courte sieste après l’heure de midi.

Aussi, quand vint le soir, chacun soupirait-il après son lit.

Mais ni le capitaine Pouliot, ni les deux compères français n’entendaient de cette oreille-là.

— Nous partirons au baissant, tout à l’heure, mes amis, dit le Canadien à son équipage, composé de trois vigoureux gaillards qui ne semblaient pas avoir « froid aux yeux. »

De son côté, Thomas, prenant un air désolé, annonçait à ses hommes :

— Mes pauvres Jean-Jean, lestez-vous la cale vite et bien, car, nous aussi, nous partons…

Et comme les matelots le regardaient avec des yeux en forme de points d’interrogation :

— Oh ! une toute petite promenade dans le détroit de Belle-Isle, puis autour de Terre-Neuve, pour revenir par le golfe : — une simple partie de plaisir, mes enfants.

— Là ou ailleurs !… murmura Jean Bec.

— Et même plus loin !… renchérit crânement Jean Brest.

— Ni ailleurs ni plus loin que là où nous trouverons des « marchandises » pour couvrir nos « tablettes » que nous venons de fabriquer.

— Compris ! capitaine… dit Jean Brest, clignant des yeux.

— Entendu ! fit Jean Bec, mettant un doigt sur ses lèvres.

On s’occupa aussitôt du branle-bas d’appareillage.

Il va sans dire que l’ouverture extérieure des grottes fut dissimulée par des branches de sapins, adroitement fichées dans les fissures de son pourtour.

Pas besoin d’ajouter, non plus, que la vieille voile « peinte à fresque » fut remise en place pour jouer, dans le canal, le rôle de décors naturel ou de cul-de-sac.

Quand tout fut prêt pour le départ, les deux capitaines et leur adjoint Gaspard escaladèrent les plus hauts rochers de l’îlot afin de tenir une dernière conférence et convenir de leurs faits.

Avant tout, ils explorèrent, au moyen de longues-vues marines, le golfe autour d’eux.

Quelques navires d’outre-mer, dont on ne voyait guère que les hautes voiles, descendaient le fleuve, là-bas, vers le sud, avec un bon vent d’ouest en poupe.

D’autres, à sec de toile, étaient immobiles, à l’aurore.

Pas une seule goélette en vue.

Aucun paquebot, non plus.

Le capitaine Pouliot, rentrant l’un dans l’autre les tubes de sa lorgnette, dit :

— La mer est libre : c’est le temps de filer.

— Et le vent propice : c’est l’heure de hisser de la toile, appuya Thomas, fermant lui aussi sa longue-vue.

— Vous tenez toujours à passer par Belle-Isle ? interrogea le capitaine Pouliot.

Thomas prit une mine contrite.

— Oh ! capitaine, dit-il, ce n’est pas par caprice, croyez-moi, et pour voir en passant la fumée s’élever au-dessus du toit maternel que j’y tiens.

— Alors, pourquoi rallonger votre course ?

Thomas courba la tête et fut dix secondes sans répondre.

— Tenez, capitaine, il faut que je vous dise ça ! reprit-il avec une franchise admirablement peinte.

Pouliot le regarda, un peu surpris, et voulut protester :

— Non pas… mon ami : si c’est un secret, gardez-le.

— Pas de secret entre nous !… Je me déboutonne.

Ici, Gaspard dressa l’oreille, inquiet, ne sachant pas où voulait en venir son compère.

Mais celui-ci, sans prendre garde à celui-là, reprit en baissant la voix :

— Capitaine, j’ai une sœur…

Pouliot inclina légèrement la tête, mais attendit la suite, sans manifester autrement sa curiosité.

— … Qui fait le désespoir de ma famille… continua le Français.

Ici, le Canadien hocha la tête en signe de condoléance.

Gaspard, lui, demeurait bouche bée.

— … Et conduit notre mère au tombeau ! acheva tragiquement le coquin de Thomas.

Pour le coup, Gaspard n’y tint plus.

— Thomas ! commença-t-il d’une voix sévère.

— Laisse donc, toi !… répliqua tranquillement son compère, avec un imperceptible clignement d’yeux.

Puis, se tournant vers le Canadien :

— Nous sommes des associés, capitaine, de francs associés… Nous jouons gros jeu… Pourquoi des cachotteries entre nous ?

— En effet… commença le marin québecquois…

Mais le rusé Thomas, pressé d’en venir à ses fins, ne le laissa pas s’engager plus loin.

Il acheva tout d’une haleine :

— Ma sœur, une très belle fille, est devenue amoureuse d’un sauvage, d’un Micmac… Je devrais plutôt dire qu’elle subit l’influence mystérieuse, — magnétisme ou maléfice, comme on voudra l’appeler, — de ce moricaud-là, qui campe dans les environs de la baie de Kécarpoui et qui n’a qu’à le vouloir pour qu’irrésistiblement elle se sente attirée là où il se trouve… C’est un vrai « sort ». Nous avons tout essayé pour la guérir de cette singulière folie, mais inutilement. Quand ce mécréant de Micmac est à portée de lui faire sentir son influence, elle se lève, toute troublée, et cherche à nous échapper pour l’aller rejoindre… Heureusement qu’elle prononce son nom : Arthur ! aussitôt que cette obsession étrange la prend : car, autrement, parole d’honneur, je ne sais pas ce qui pourrait arriver hors de notre connaissance…

— Voilà un cas bien singulier de magnétisme à distance ! remarqua le capitaine canadien.

Gaspard, lui, respirait plus à l’aise.

Il commençait à voir clair dans le jeu de son associé.

— Que pensez-vous de cette étrange maladie du cerveau chez une fille d’ailleurs très réservée ? questionna Thomas d’un air bonhomme.

— Ma foi, je ne sais trop qu’en dire… C’est bien ennuyeux, tout de même… murmura, en hochant la tête, le capitaine de la « Marie-Jeanne ».

— Eh bien, mon cher camarade, dit en conclusion Thomas, trouvez-vous à présent que je n’aie pas quelque raison de passer par Kécarpoui ?

— C’est votre devoir de surveiller ce qui se « brasse » chez vous, répondit franchement le Canadien.

Puis il ajouta aussitôt :

— Espérons que tout va bien et que le Micmac aura renoncé à ses projets.

— Oui, espérons-le. Autrement, voyez-vous.

— Eh bien ?

— Autrement je n’hésiterais pas à soustraire, pour un temps du moins, ma pauvre sœur à l’influence du mirliflore cuivré qui la poursuit, ou bien à…

— Achevez.

— À faire disparaître ce donneur de sort.

— Essayez d’abord le premier moyen : il sera moins dangereux pour votre tranquillité future, que le second.

Thomas parut réfléchir un moment.

Puis, tendant avec une amicale brusquerie sa main ouverte au capitaine de la « Marie-Jeanne » :

— Ma foi, camarade, vous êtes de bon conseil, dit-il. Merci. Je suivrai votre avis.

— Et vous ferez bien.

On se sépara pour regagner chacun son vaisseau.