Les plaines (Verhaeren)

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PoèmesSociété du Mercure de France (p. 112-120).
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LES PLAINES


Partout, d’herbes en Mai, d’orges en Juillet pleines,
De lieue en lieue, au loin, depuis le sable ardent
Et les marais sur la Campine s’étendant,
Des plaines, jusqu’aux mers du Nord, partout des plaines !
Autour du plus petit village, où le clocher,
Aigretté d’un coq d’or et reluisant d’ardoises,
Grandit, sur des maisons hautes de quatre toises,
Auprès du bourg pêcheur et du bourg maraîcher,
Toujours, si large et loin que se porte la vue,
Là-bas, où des bœufs noirs beuglent dans les terreaux,
Où des charges de foin passent par tombereaux,
Et puis encor, là-bas, où quelque voile entrevue,

Toute rouge, sur fond diaphane et vermeil,
Fait deviner les flots, la chanson matinière
Des marins qui s’en vont au large, et la rivière
Que sabrent les rayons lamés d’or du soleil,
Partout, soit champ d’avoine, où sont les marjolaines,
Coins de seigle, carrés de lins, arpents de prés,
Partout, bien au-delà des horizons pourprés,
La verte immensité des plaines et des plaines !


I


Sous les premiers ciels bleus du printemps, au soleil,
Dans la chaleur dorée à neuf, elles tressaillent,
Landes grises encor et lourdes au réveil,
Et ne se doutant pas que les sèves travaillent,
Tellement le sol tarde à secouer l’hiver.
Même, quand les vergers dressent les houppes blanches
De leurs pommiers, que la feuille, papillon vert,
S’est attachée et bat de l’aile au long des branches,
Quelques terreaux là-bas boudent compacts et nus.
L’eau des fossés déborde et les terres sont sales,

L’orée et le sentier boueux, les bois chenus,
Bien que Mars ait craché ses poumons en rafales.
Pourtant l’on voit déjà des groupes de fermiers,
Avec leurs lourds chevaux, lustrés de blancheurs crues,
Dans les champs, divisés par cases de damiers,
Couper le sol massif, au tranchant des charrues.
Déjà l’on sème. Un grand vieillard, qui va rêvant,
Semoir autour des reins, jette à pleines poignées
Les graines d’or, qu’abat un brusque coup de vent.
Les sillons sont à point ; les bêches alignées
Reluisent d’un feu blanc sous les coups du soleil,
Et Mai paraît, le mois des fleurs aromatiques,
Et servantes et gars, en rustique appareil,
Habits usés, bras nus, sabots au bout des piques,
Qui de l’aurore au soir fatiguent les labours.
Voici : les champs sont pleins, les fermes délaissées,
On en remet la garde aux chiens veilleurs des cours,
La glèbe, avec des mains calleuses, convulsées,
Avec fièvre, avec joie, avec acharnement,
La glèbe, pied par pied, coin par coin, est conquise ;
Partout la lutte et la sueur, le groupement
Des efforts arrachant la récolte promise :
Femmes sarclant le lin, hommes tassant l’engrais,
Chevaux traînant la herse à travers les cultures,

Pendant qu’autour, flattés de soleil tranquille et frais,
Les trèfles verts, les foins en fleur, les emblavures,
Les taillis, que l’on voit bondir sous le vent clair,
Les jardins, les enclos, les vergers, les fleurettes,
Roulent leur bonne odeur excitante dans l’air,
Où chante, ailes au vent, un millier d’alouettes.


II


Sous les éclats cuivrés et flambants du soleil
Languit la frondaison des chênes, sur les routes
Un sable jaune et fin cuit dans un clair sommeil,
Au ras des fossés verts les mousses sèchent toutes.

Une atmosphère ardente encercle la moisson ;
D’âcres vapeurs, venant de marais noirs, enfument
Tout l’espace enfermé dans le vaste horizon,
Où les orges aux feux méridiens s’allument.

Alors par au dessus des champs, un large vent,
Un vent du Sud, traînant, voluptueux, oppresse,
Avec le va-et-vient de son souffle énervant,
La campagne vautrée en sa lourde paresse.


Un tressaillement d’or court au ras des moissons,
La terre sent l’assaut du rut monter en elle,
Son sol générateur vibrer de longs frissons,
Et son ventre gonfler de chaleur éternelle.

De partout sort le flot des germes fécondants,
Condensés en nuage épaissi de poussières
Et qui descend baigner d’amour les blés ardents.
On dirait voir fumer de géantes braisières,

Des débris d’incendie encor chauds. Chaque arpent,
Chaque tige entr’ouverte est entourée et prise,
Des vibrions en font l’assaut, éperdument,
Et l’union se fait en des moiteurs de brise.


III


Le polder moite et qui suait sa force crue,
Sous les midis, par coins de glaise étincelants,
S’étalait tel : en champs luisants de miroirs blancs
Taillés à chocs brutaux de pique et de charrue.


La Flandre — au coup de col de ses gros chevaux roux,
Bavochant de l’écume au branle de leur tête
Et pieds gluants — traînait son vieux travail de bête
Par à travers les blocs de ses lourds terreaux mous.

De la graisse d’humus et de labour, fondue,
Coulait dans le vent d’or d’automne — et lentement
Toute la plaine enflait sous ce débordement
De vie éparse aux quatre coins de l’étendue.

C’étaient, à l’angle clair d’un bois et d’un marais,
Des gars casseurs de terre, avec de grandes bêches ;
On entendait souffler leur corps d’ahans revêches
Et, d’un rythme visqueux, tomber des tas d’engrais.

Plus loin, les servantes tassaient les sacs, par groupes,
En mouchoirs rouges, en sabots noirs, en jupons bleus ;
Et se baissaient-elles : leurs reins, plies en deux,
Faisaient surgir du sol, monstrueuses, leurs croupes.

Et derrière eux l’Escaut poussait son flux vermeil,
Par au delà des prés et des digues masquantes,
Et les bateaux cinglaient, toutes voiles claquantes
Leur proue et leurs sabords souffletés de soleil.


IV


Voici les nuits, les nuits longues, les jours blafards,
Novembre emplit d’hiver, l’immense plaine morne,
Où tout est boue et pluie et se fond en brouillards,
Où nuit et jour, matin et soir, l’ouragan corne.

Villages et hameaux geignent au vent du Nord ;
L’humidité flétrit les murs de plaques vertes,
La neige tombe et pèse et lourdement endort
Les chaumes noirs groupant entre eux leurs dos inertes.

Les chiens, au seuil des cours de ferme, sont muets ;
Les chemins recouverts de flaques et de fanges ;
On travaille les lins à nonchalants poignets,
Avec la roue à bras qui ronfle dans les granges.

Le fleuve, à clapotis rudes, fouette son bord.
Dans les bouleaux, plantés en rangée équivoque
Sur les digues, un nid d’oiseau ballotte encor,
Un seul — et lentement la bise l’effiloque.


Des bruits lointains et sourds sortent des horizons,
Comme des grondements venus du bout des mondes,
Ils passent, tristes vents des funèbres saisons,
Et sonnent le néant dans leurs notes profondes.

La terre geint et crie à les subir, les bois
Ont des plaintes d’enfant, des râles et des rages,
À se sentir plies et domptés sous leur poids,
Dans un cassement sec et brutal de branchages.

Ils s’acharnent au ras des champs planes et mous,
Cinglant les nudités scrofuleuses des terres,
La végétation pourrie — et leur remous
Abat sur les chemins les ormes solitaires.

Les sapins isolés sont coupés au jarret,
Ou fendus tout du long, en ligne verticale,
Les chênes débranchés — il faut une forêt
Pour résister aux chocs hurleurs de la rafale.

Et dans la plaine vide, on ne rencontre plus
Que sur les chemins noirs de poussifs attelages,
Que des voleurs, le soir, le matin, des perclus,
Se traînant mendier de hameaux en villages,


Que de maigres troupeaux, rentrant par bataillons,
Sous les soufflets du vent, avec des voix bêlantes,
Que d’énormes corbeaux plânants, aux ailes lentes,
Qu’ils agitent dans l’air ainsi que des haillons.