Les précurseurs de la puissance anglaise

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Les précurseurs de la puissance anglaise
Revue pour les Français1 (p. 139-147).

LES

PRÉCURSEURS DE LA PUISSANCE ANGLAISE

i. — ÉLISABETH




On a coutume en Angleterre aussi bien que sur le continent de regarder la reine Élisabeth, Cromwell et Guillaume d’Orange non seulement comme les puissants artisans mais comme les architectes géniaux de la grandeur nationale. On leur fait honneur non seulement du travail qu’ils ont accompli mais de l’idée dominante dont ils se seraient inspirés, du plan qu’ils auraient conçu et exécuté. Il y a là une erreur. En réalité, Élisabeth, Cromwell et Guillaume régnèrent plus ou moins au jour le jour, au milieu de périls sans nombre, d’inquiétudes sans cesse renaissantes, de difficultés le plus souvent impossibles à prévoir. Ils eurent à régler les rapports de trois royaumes qu’on ne pouvait séparer et qu’on n’arrivait point à unir et ceux de trois religions qui aspiraient toutes trois à la prépondérance politique. Ils rencontrèrent en travers de leur route les deux plus redoutables monarques de l’époque, Philippe II et Louis XIV : ils n’eurent pour appuyer leur pouvoir ni le droit incontesté de la couronne ni l’expression manifeste et durable de la volonté populaire. Leurs sujets firent preuve presque en tous points de tant de laisser aller et de manque de suite que, pour un temps, la « légèreté anglaise » devint proverbiale à l’étranger… Tout cela était peu fait pour autoriser les vastes desseins et les entreprises de longue haleine. Aussi chercherait-on en vain dans cette portion de l’histoire britannique la poursuite préméditée de ce qui a été réalisé depuis. Ni les actes des gouvernants, ni les paroles des conseillers, ni les réflexions des spectateurs ne révèlent un de ces courants dominants dont s’inspirent parfois les princes ou les peuples.

Toutefois il est exact que chacune de ces trois périodes envisagée séparément représente l’un des éléments constitutifs de l’Angleterre moderne. Élisabeth, c’est l’insularisme, mélange psychologique de confiance en soi et de méfiance à l’égard d’autrui qui jusqu’alors ne s’était guère manifesté au grand jour et qui va pénétrer la nation entière au point de devenir bientôt un trait caractéristique de l’âme anglaise. En Cromwell, les générations qui nous précédèrent ne voyaient qu’une sorte d’anomalie révolutionnaire, d’accident historique ; mieux placés pour le comprendre, l’État cromwellien nous apparaît comme un reflet anticipé de l’impérialisme contemporain. C’est enfin Guillaume qui inaugure le constitutionnalisme dont il est peu raisonnable de faire remonter l’origine à la charte de Jean-sans-Terre car, à peine d’être faussé dans ses rouages essentiels, ce système suppose la libre coopération du souverain, son adhésion réfléchie et volontaire : et jusqu’à Guillaume, on ne saurait dire qu’une telle adhésion ait réellement existé.

Marie Tudor ne régna que cinq ans mais son règne eut une importance singulière parce qu’elle partageait le trône avec son époux, le terrible roi d’Espagne, Philippe ii — un Habsbourg, l’héritier de la plus belle moitié de l’empire de Charles-Quint. L’Angleterre d’alors ne paraissait pas s’inquiéter de cette menace pour son indépendance, pas plus d’ailleurs que des violences religieuses dont elle était l’objet. Survenant après le schisme d’Henri viii, après les extravagances protestantes d’Edouard vi, la contre-réforme de Marie secouait tout le monde, sans étonner personne. Tant de fois le pays avait souffert du manque d’héritiers royaux d’une légitimité incontestée que, si la reine avait eu un fils de son mariage avec Philippe, on se fut réjoui sans arrière-pensée et le loyalisme s’en fut trouvé grandement renforcé. Ce qui achève de caractériser cette royauté étrangère et ultra catholique, c’est son indépendance financière. Philippe disposait des immenses richesses de son patrimoine espagnol ; il pouvait à son gré se passer des subsides du Parlement de Londres et répandre sur la noblesse anglaise des prodigalités corruptrices. Sans aller jusqu’à dire avec Sir John Robert Seeley « qu’en 1558, l’Angleterre était déjà, à presque tous les points de vue, un royaume Habsbourg placé au même niveau que les Pays-Bas », on doit reconnaître que la nationalité anglaise se trouvait entamée. Le trépas inopiné de Marie Tudor fut un premier pas dans la voie des hasards favorables — premier mais insuffisant. Si Philippe en effet cessait d’être roi d’Angleterre, il pouvait souhaiter le redevenir soit en s’emparant du trône soit, plus simplement, en épousant Élisabeth qui succédait à Marie. Son intérêt le plus évident lui commandait d’agir ainsi. Charles-Quint, en attribuant l’Allemagne à Ferdinand, avait accentué le caractère maritime de la puissance espagnole dont dépendaient non seulement l’Amérique mais encore les Pays-Bas et — depuis le mariage de Philippe avec la reine Marie — l’Angleterre. Il ne restait plus qu’à dominer le Portugal pour avoir constitué à l’ouest de l’Europe un formidable empire susceptible d’enserrer et d’annihiler la France et de confisquer en même temps, à son profit, le commerce du monde entier. Philippe lâcha la proie pour l’ombre. Il demanda bien la main d’Élisabeth mais ni son refus ni les tendances anti-catholiques qui se manifestèrent aussitôt au sein du parlement, ne parurent l’affecter ; le continent l’attirait ; la pourpre impériale l’hypnotisait ; il se jeta au milieu de l’imbroglio germano-italien. Cinq mois ne s’étaient pas écoulés depuis la mort de Marie, qu’il signait le traité de Cateau-Cambrésis et épousait Isabelle de Valois.

Alors un péril nouveau se dessina au Nord. Les Valois disposaient de l’Écosse car le Dauphin avait épousé Marie Stuart qui était à la fois reine d’Écosse et prétendante au trône d’Élisabeth ; et voici que la mort d’Henri ii la fit prématurément reine de France au moment où une alliance venait de rapprocher la France et l’Espagne. Précisément en Écosse, il existait un parti qui s’appuyait sur la Réforme pour résister à l’influence française. Élisabeth en était l’alliée naturelle. Dès lors la guerre avec la France devint imminente. Or le 15 mars 1560 éclata la conjuration d’Ambroise et, quelques mois plus tard, François ii mourut sans enfants.

À peine cette menace écartée, s’en dressa une autre moins précise mais plus générale. Élisabeth ne se prononçait pas en matière de religion ; en toutes choses, elle temporisait. Ce n’est que dix ans plus tard, en 1570, que Pie v s’alarmant de ne pouvoir ramener cette brebis égarée prononcerait l’excommunication. En attendant, la reine se compromettait par l’appui prêté à la Réforme ; grâce à elle, le protestantisme en Angleterre s’étendait et se raffermissait. À ce moment même, le catholicisme reprenait l’offensive sur le continent. Le concile de Trente terminait ses travaux. Beaucoup de bons catholiques déplorent aujourd’hui l’œuvre de ce concile. On comprend néanmoins qu’elle dut exercer sur les contemporains une influence considérable et bénéficier d’un énorme prestige. C’était, après tout, une réforme radicale et sincère restituant à la papauté son caractère religieux et susceptible, par la suppression des abus, de renforcer singulièrement la puissance de l’Église. Le protestantisme perdait ainsi une part de sa raison d’être — occasionnelle sinon essentielle. Aussi bien, la lutte en France ne semblait pas devoir tourner à son profit. L’Allemagne était en proie à des querelles intestines entre calvinistes et luthéniens, querelles qui devaient bientôt amener l’empereur Maximilien ii à se rapprocher de Rome. Aux Pays-Bas, la résistance était âpre mais la puissante Espagne ne finirait-elle pas par l’emporter ? Enfin, Marie Stuart rentrée en Écosse était libre de disposer de sa main et plus inféodée que jamais à la cause catholique.

Marie Stuart n’épousa pas un prince étranger mais elle épousa Darnley qui descendait des Tudors et lui donna aussitôt un fils ; sur sa rivale elle posséda désormais l’énorme avantage d’avoir un successeur légitime… Il devait advenir pourtant cette chose si étrange que le petit prince ne serait point le successeur catholique de sa mère mais l’héritier protestant d’Élisabeth ! Là encore se rencontrèrent des circonstances favorables et imprévues. Qu’on se montre indulgent ou sévère à l’égard de Marie Stuart, il est impossible de méconnaître l’action qu’exercèrent sur les événements les aventures romanesques et les dramatiques incidents de son règne. En bravant imprudemment la noblesse écossaise, elle se condamna elle-même à une prompte abdication et, dès lors, le terrain se trouva miraculeusement déblayé sous les pas de la reine d’Angleterre pour qui se battaient d’autre part les Huguenots de France et les « Gueux » des Pays-Bas. Non seulement les guerres de religion occupaient la France et l’affaiblissaient mais elles entretenaient sa jalousie à l’égard de l’Espagne. Une France paisible et forte n’eût peut-être pas redouté d’aider l’Espagne à faire triompher la cause catholique ; une France divisée s’inquiétait de voir grandir encore la puissance d’une impérieuse voisine. Aussi, l’année même où allait s’accomplir le forfait de la Saint-Barthélémy, Charles ix n’hésita pas à faire alliance avec Élisabeth ; ce fut l’objet du traité de Blois qui constitua une convention de garantie réciproque dirigée contre Philippe dont la victoire de Lépante venait de rehausser encore le prestige mondial. Don Juan d’Autriche qui avait remporté en son nom cette victoire fameuse, méditait une attaque contre l’Angleterre lorsque la mort l’enleva inopinément en 1578 ; pendant les années suivantes, la question portugaise immobilisa le roi d’Espagne et, quand il l’eût résolue à son profit, ce furent les affaires de France qui s’imposèrent à lui. Henri de Navarre était devenu l’héritier de la couronne et, parmi ses futurs sujets, beaucoup préféraient l’Espagnol à l’hérétique ; Philippe était donc candidat au trône de France ; son succès eût perdu l’Angleterre mais Henri de Navarre allait triompher et ce triomphe, même au prix d’une abjuration, consoliderait à jamais l’œuvre d’Élisabeth.

Que d’aléas en toute cette histoire ! Il est bien difficile d’y déterminer avec précision la part de mérite revenant à la souveraine. On exagère assurément en tenant que chacun de ses actes et chacune de ses abstentions furent raisonnés. En admettant qu’elle ait deviné la conjuration d’Amboise et les troubles d’Écosse, Élisabeth ne pouvait compter que la mort ferait disparaître, juste à point pour la servir, François ii de France, Don Juan d’Autriche, Don Sébastien de Portugal et d’autres encore. S’abstenir répondait à une tendance de son caractère et certes on ne saurait s’étonner que la fille d’Henri viii et d’Anne de Boleyn fut d’un naturel ombrageux et méfiant. Mais ses défauts tournèrent à son avantage en engendrant les inactions, les demi-mesures, les contradictions, les vagues promesses, les attitudes dilatoires dont son règne est rempli. On ne saurait le nier, à ce tournant de l’histoire britannique, un monarque actif et droit eut risqué cent fois de compromettre l’avenir de son pays.

Il s’en faut du reste que tous les actes et toutes les abstentions d’Élisabeth puissent être jaugés à la même mesure. Dans l’espace de deux ans, notamment, ont tenu son initiative la plus habile et son inaction la plus maladroite et la plus coupable. En 1585, les Hollandais voulaient se donner à elle ; elle repoussa cette offre dangereuse mais, comme ils commençaient à s’épuiser, elle leur envoya un secours de 6.000 hommes ; de quoi continuer péniblement la lutte, non de quoi la terminer. Le calcul manquait d’honnêteté mais point de finesse car la prolongation de ce conflit entre le roi d’Espagne et ses sujets révoltés, enrichissait doublement l’Angleterre. Chassés de leur pays par la stagnation forcée des affaires et par les persécutions auxquelles ils étaient en butte, les industriels et les négociants des Flandres passaient en Angleterre et s’y installaient ; et, par un phénomène économique connexe, un commerce de contrebande se nouait entre l’Angleterre et le Nouveau-monde ; une école de rudes corsaires se créait, aux énergies et aux initiatives desquels présidait le fameux Francis Drake.

Le seul danger, en toute cette affaire, était que le roi d’Espagne ne finisse par s’attaquer à Élisabeth et ce danger, Élisabeth le provoqua en 1587 par le meurtre de Marie Stuart. Sans doute, il y avait d’autres motifs ; les exploits de Drake, par exemple, lequel s’était emparé de Carthagène et de Saint-Domingue et avait poussé l’audace jusqu’à pénétrer dans le port de Cadix pour y incendier des vaisseaux. Toutefois les gouvernements, en ce temps-là, étaient rarement tenus pour responsables des actes de piraterie et ceux-là pouvaient, à Madrid, être considérés pour tels. La mort de Marie Stuart, au contraire, souleva l’indignation et l’inquiétude en tant qu’atteinte à la majesté royale ; atteinte bien inutile, d’ailleurs, car l’ex-reine d’Écosse avait cessé depuis longtemps d’être une rivale pour Élisabeth. Il semble que cette dernière ait eu conscience de la faute qu’elle commettait en sacrifiant Marie ; elle souhaita d’intervenir pour la sauver et ne sut pas s’y décider. Peu après l’Armada fit voile vers l’Angleterre.

On a beaucoup écrit sur cette question de l’Armada ; les uns veulent que les Anglais n’aient été pour rien dans son échec, les autres qu’il soit entièrement leur œuvre. Pour les premiers, les circonstances adverses, la tempête notamment, expliquent la perte des vaisseaux espagnols ; pour les seconds, il n’y a pas lieu de faire entrer en ligne de compte d’autre élément que la force et l’habileté des marins anglais. La vérité est, sans doute, entre ces deux termes extrêmes. Il ne faut pas oublier qu’une année plus tard, l’Angleterre organisait une armada de 150 navires montés par près de 23.000 hommes et l’envoyait sur les côtes de Portugal où ce grand effort se brisa à son tour. Ce qui rendait l’armada de Sa Majesté catholique si redoutable, c’est qu’il y avait derrière elle toute la puissance de l’Espagne. Pour diminuées que fussent les ressources de Philippe, elles n’en étaient pas moins très supérieures à celles dont disposait Élisabeth. Ayant perdu une flotte, il pouvait en armer une autre, puis une autre encore. La grandeur du péril, du reste, n’échappa pas aux contemporains. Toute l’Angleterre trembla et l’enthousiasme causé par la victoire ne suffit pas à la délivrer de tout souci pour l’avenir. Elle resta quinze années sur le qui-vive, s’entraînant à l’œuvre de guerre et osant parfois de vigoureux coups de main. En France, le trône d’Henri iv se consolidait ; en Hollande, la lutte durait toujours. Philippe ii mourut en 1598 sans avoir pris sa revanche sur Élisabeth. Son successeur, il est vrai, voulut profiter de la révolte de l’Irlande pour s’en saisir ; mais il attendit trop longtemps ; quand ses troupes y débarquèrent en 1603, l’île était déjà à demi pacifiée et il n’y trouva plus l’appui sur lequel il aurait pu compter au début.

Ainsi la fortune était demeurée jusqu’au bout fidèle à Élisabeth ; il est certain que dans l’ensemble de son règne, elle s’en était montrée digne. Quand Froude lui reprocha de ne s’être pas mise à la tête d’une ligue des États protestants, quand d’autres historiens reprennent et commentent favorablement une rodomontade de Raleigh[1], ils ne font les uns et les autres que rehausser la politique d’Élisabeth en montrant combien facilement elle aurait pu s’égarer dans des voies plus séduisantes mais peu sûres. Les hasards favorables jouèrent toutefois dans son existence un rôle prépondérant et il convient de leur attribuer une large part des résultats obtenus pendant les quarante cinq années de son règne.

Ces résultats ont ceci de surprenant qu’ils ne se traduisirent par aucun signe extérieur d’extension ou de puissance. Au lendemain de son avènement, Élisabeth avait dû évacuer Calais ; elle ne le reconquit point ni autre chose d’équivalent. En dehors de quelques pêcheries embryonnaires à Terre-Neuve, elle ne possédait aucune parcelle du Nouveau monde déjà les Hollandais avaient su se tailler une place aux dépens des Espagnols. On ne saurait dire qu’elle eut une armée modèle ni même une flotte perfectionnée ; la prospérité était grande dans le royaume mais n’excédait pas ce qu’on pouvait attendre d’une longue période de repos relatif et d’économie… Élisabeth ne laissait derrière elle ni une alliance solide ni même une politique gouvernementale bien déterminée ; enfin on ne saurait spécifier de réformes précises, d’améliorations définies réalisées sous son règne. Elles existaient bien mais à l’état naissant. On ne les eut distinguées qu’au microscope. Et pourtant l’Angleterre avait subi une transformation si profonde, si radicale qu’à peine aurait-on pu la reconnaître s’il avait été possible de prendre contact avec son état d’âme, d’analyser la conscience nationale et de la comparer avec ce qu’elle était un demi-siècle plus tôt.

L’anglais jusqu’alors a regretté son isolement géographique ; désormais il s’en réjouira. Il s’est inquiété de ne pas ressembler aux autres peuples ; à présent il en sera fier. Il connaît qu’il ne faut plus se modeler sur eux, que ce qui leur réussit ne lui vaut rien et que, par contre, il a des armes à lui dont les autres ne savent pas se servir. Un orgueil méfiant a pénétré en lui et s’est mêlé à jamais avec son sang. En même temps la mer a cessé de lui être indifférente ou hostile ; il ne la comprend pas encore mais il la pressent. Enfin il a pris goût à l’effort persévérant parce qu’il en a vu les bénéfices. C’est le climat, répètent volontiers les apôtres de la théorie des milieux, qui incite l’anglais à la ténacité. Mais d’autres climats presque analogues et celui-là même, jusqu’alors n’ont point exercé pareille influence. La vérité, c’est que, dans la vie du peuple anglais, un moment s’est rencontré où le sens de l’effort lui a été inoculé par les circonstances ; ce moment, c’est le règne d’Élisabeth. La plante longtemps demeurera faible ; plus d’un orage la menacera ; elle s’épanouira enfin au temps de Victoria.

Telles sont les conséquences dominantes du règne de l’étrange princesse, orgueilleuse elle-même et méfiante qui, issue de parents et de grands parents anglais, sans attaches familiales au dehors, préféra demeurer vierge et laisser le trône à un héritier de hasard que d’atténuer, si peu que ce fut, le caractère intensément national de son gouvernement.


ii. — CROMWELL


Ce nationalisme insulaire perdit les Stuarts qui ne surent point y sacrifier et éleva Cromwell, habile à s’en faire le champion.

L’acuité des disputes religieuses d’alors nous masque la prédominance en toutes choses de ce sentiment. Jacques ier ne redouta pas d’entraîner l’Angleterre dans la guerre de Trente ans pour défendre les droits de son gendre l’Électeur palatin Frédéric, devenu roi de Bohême en 1619. Ce Frédéric était bien le chef des calvinistes allemands mais c’était le point de vue dynastique qui primait chez le roi d’Angleterre toute autre considération. Si zélé protestant qu’il fut, Jacques songeait à sa famille avant de songer à ses sujets. Avec Charles ier, ce fut pire encore ; il guerroyait par vanité royale pour se donner du prestige, pour consolider sa couronne. L’Angleterre se sentait un jouet dans sa main ; dès le principe, il exista entre le peuple et le souverain un malentendu profond ; là encore la question religieuse ne se dressait qu’en façade. La reine était plus impopulaire à cause de sa race que de son culte : on lui reprochait d’être française plutôt que d’être catholique ; il est vrai qu’elle n’avait pas encore demandé de subsides au pape et que ses efforts pour convertir son époux ne s’étaient point ébruités. S’il y avait eu sur le trône une seconde Élisabeth, catholiques, puritains, anglicans, presbytériens auraient pu vivre en assez bonne harmonie. Mais les Stuarts n’étaient pas des « insulaires ». Sans cesse ils regardaient au delà des frontières pour y chercher des exemples ou des amitiés ; on devinait qu’à la première occasion ils provoqueraient une intervention armée. Dès 1646, Mazarin pour cette raison prévoyait la république et s’en alarmait. Or ce ne fut pas une république qui vint, ce fut un soldat populaire à qui l’on demanda d’incarner l’Angleterre nationale bien plus que de consolider l’Angleterre protestante. Aussi Cromwell se montra-t-il à la fois tolérant et belliqueux.

Pendant les premières années de son règne — car il régna vraiment sous des titres divers, ses troupes bataillèrent en Irlande puis en Écosse, cependant que ses vaisseaux donnaient la chasse aux royalistes qui occupaient Jersey, Man, les Scilly et quelques ports d’Irlande. On peut alléguer que cette guerre-là était nécessaire, qu’il s’agissait de rebelles à dompter, d’un régime nouveau à établir. Mais, à partir de 1652, ce régime, déjà reconnu par l’Espagne, l’était également par la France. Mazarin avait mis les pouces et son envoyé reçu en audience solennelle avait déclaré que « l’union qui doit exister entre deux États voisins ne dépend pas de la forme de leurs gouvernements ». Rien à craindre, par conséquent de l’étranger ; d’autre part, la réorganisation intérieure commencée en 1648 (avant même la mort de Charles ier) par l’épuration du Parlement était sur le point d’être achevée. Pourquoi donc faire la guerre à la Hollande puis deux ans après à l’Espagne et puis au Danemark ? La difficulté n’était pas de trouver des motifs de querelle ; on en trouve toujours. La difficulté était d’en trouver de bons ; il n’en existait pas. Que signifie cette mission remplie par Blake dans la Méditerranée à la tête de vingt cinq navires ? Il menaça Naples, força le pape et le grand duc de Toscane à lui payer des indemnités pour quelques dommages causés à des marchands anglais ; après quoi, il bombarda Tunis et termina par des démonstrations belliqueuses devant Venise, Malte, Toulon et Marseille. Cromwell prépara ensuite l’attaque de Saint-Domingue et imposa un traité à Jean iv de Portugal.

Notons qu’en 1649, les Portugais du Brésil irrités contre les Hollandais les chassaient de chez eux. C’était une belle occasion d’intervenir et d’acquérir des débouchés avantageux et des territoires importants ; Cromwell n’y songea pas malgré qu’il se préoccupât de ne point laisser chômer sa flotte où parfois se manifestaient des tendances royalistes. L’échec de l’expédition de Saint-Domingue l’irrita ; il en fit mettre les chefs en prison, comptant pour peu de chose apparemment le fait de s’être emparés de la Jamaïque au retour. Il songeait, semble-t-il, à cette Ligue protestante que l’on reproche à Élisabeth de n’avoir point su organiser ; pour y parvenir, non content d’avoir fait alliance avec la Suède, il entama des négociations avec les cantons helvétiques acquis à la réforme. Certes, le Protecteur était un protestant convaincu et, lorsqu’il se posait en champion armé, en archange du protestantisme, il était sincère. Cela n’allait pas cependant jusqu’à s’abstenir de faire la guerre aux Hollandais protestants ou de s’allier, plus tard, à la France catholique.

La vérité, c’est qu’en Cromwell il faut voir avant tout un chef militaire ; la guerre était un rouage essentiel de son système. C’est ce qu’exprime fort bien un mot de Blake aux officiers de marine placés sous ses ordres. Comme ces derniers s’inquiétaient de ce qui se passait à terre : « Nous n’avons pas, leur dit-il, à nous occuper des affaires d’État mais à empêcher les étrangers de se jouer de nous ». Vraie parole de soldat qui dut s’échapper des lèvres de plus d’un Français durant les campagnes de la révolution. Animée d’un esprit pareil, une armée de métier est redoutable. Turenne qui, en 1658, eut celle-là sous ses ordres par suite de l’alliance récemment conclue, en fut émerveillé. « J’ai vu les Anglais, écrivait-il à Mazarin ; ce sont les plus belles troupes qu’on puisse imaginer ».

Mais à quoi sert cet admirable instrument ? Voici que, la même année, Cromwell meurt. Il faudrait à son fils des talents exceptionnels pour hériter du pouvoir d’un parvenu. Prince royal d’un trône incontesté, Richard pourrait se maintenir à la hauteur de sa tâche ; fils du Protecteur, cette tâche l’écrase. En quelques mois, la Restauration est accomplie et l’édifice cromvellien s’effondre. Or, cent cinquante ans plus tard, Bonaparte sera pour la France un Cromwell qui réussit. Entre ces deux hommes, les contrastes sans doute sont presque aussi nombreux que les rapprochements mais l’esprit dans lequel ils conçoivent leur œuvre est identique. L’un et l’autre aiment l’ordre et la force et veulent réaliser l’ordre par la force. Ils prétendent organiser le bonheur et la vertu et se croient investis à cet effet d’une mission providentielle. Les régimes établis par de tels chefs peuvent être féconds en victoires mais ils entravent forcément l’individualisme et détruisent l’élasticité nationale. Surgissant après les longues démoralisations d’un Louis XIV et d’un Louis XV, après les crimes et les horreurs d’une révolution sanguinaire, Bonaparte, servi d’ailleurs par un génie exceptionnel, exécute son plan et marque la nation française d’une empreinte profonde. En Angleterre, les secousses ont été bien moindres et, par delà le règne agité de Charles Ier et le règne insignifiant de Jacques Ier, c’est la figure d’Élisabeth qui se dresse comme le palladium de la monarchie bienfaisante et prospère. Le parlement de plus est une institution déjà robuste et traditionnelle ; il faudrait beaucoup d’épurations successives pour en venir à bout. Cromwell n’a pas le génie d’un Bonaparte et il a moins de temps devant lui : dix années seulement qu’il emploie activement à reprendre son œuvre, à la parfaire, à la remettre d’aplomb. Successivement Lord général avec une assemblée de notables puritains, Protecteur concentrant les pouvoirs, césar gouvernant par le moyen de ses majors généraux, penchant enfin vers une sorte de royauté à demi-constitutionnelle, il cherche avant tout à « organiser » l’Angleterre. Mais l’Angleterre ne se laisse pas organiser et sa résistance épargne les sources de sa grandeur future et en réserve la possibilité.

Pourtant ce n’est pas impunément qu’un peuple remporte des victoires sur les champs de bataille et possède des troupes dont un homme de guerre comme Turenne peut dire que ce sont les plus belles du monde. Le militarisme britannique est né et désormais il faudra compter avec lui. L’existence du sentiment militaire au sein des sociétés anglo-saxonnes est un fait que les analystes ont presque constamment négligé de prendre en considération dans leurs travaux sur l’Angleterre moderne et sur les États-Unis. L’attachement aux libertés constitutionnelles et la poursuite infatigable de la richesse ne doivent pas masquer la force d’un sentiment qui, pour ne se manifester que de façon occasionnelle et temporaire n’en existe pas moins constamment à l’état latent. Tel est le résultat de l’ère cromwellienne.


iii. — GUILLAUME


Si l’on va au fond des choses, plutôt que de s’en tenir aux apparences, on constate que la période à laquelle Cromwell a laissé son nom se termine par la victoire du parlement. Le terme de restauration appliqué au rétablissement de la dynastie Stuart est aussi impropre que celui de république sous lequel on désigne le régime précédent. Les annales postérieures de la France ont fâcheusement influencé sous ce rapport la critique historique. La France a établi une véritable république et a vu se produire une véritable restauration ; la république d’Angleterre, au contraire, ne fut qu’un césarisme inachevé et la restauration, un changement de souverain. Le principe monarchique ne grandit pas de Cromwell à Charles ii. Sans doute, la « légitimité » du roi ne fut pas étrangère à son rappel ; mais le véritable vainqueur ce fut le parlement.

Lorsque Guillaume-le-Conquérant distribua à ses grands vassaux les fiefs de son nouveau royaume, ils se trouvèrent dispersés d’un bout à l’autre du pays dans des « manoirs exigus. » Aucun, parmi eux, ne se sentit assez puissant pour pouvoir, même aidé de ses plus proches voisins, entrer en lutte avec la royauté. L’union s’imposait donc. De cette nécessité sortit le parlement et, dès le xiiie siècle, la noblesse avait eu en lui une sorte d’organe régulier chargé de défendre ses intérêts auprès du roi. Il ne faut pas, bien entendu, prendre ce mot de parlement dans le sens d’assemblée nationale. Représentatif, il ne le deviendra, à proprement parler, qu’au xixe siècle lorsque s’effacera l’oligarchie qui l’avait confisquée. En attendant il demeure l’incarnation du droit de contrôle ; il fait partie des institutions nationales et c’est pourquoi la monarchie traditionnelle quand elle vise à se passer de lui, à le comprimer, n’a pas du moins la tentation de le supprimer ; cette suppression la diminuerait. Cromwell ne pouvait avoir les mêmes scrupules. Jusqu’au xviiie siècle l’existence du parlement ne fut menacée que deux fois ; sous Marie Tudor, parce que Philippe d’Espagne, son époux, était assez riche par lui-même pour dédaigner les subsides du peuple anglais ; après la mort de Charles ier, parce que le pouvoir passait aux mains d’un soldat aux instincts césariens. Maître de l’État, appuyé sur une armée fidèle, Cromwell devait forcément verser dans l’abus de la centralisation et du régime administratif. Les césars sont tous les mêmes ; dès qu’ils cessent de faire la guerre, ils sont en quelque sorte obligés d’organiser la paix et cette organisation ne peut se faire que par le fractionnement indéfini et la réglementation minutieuse ; une institution parlementaire est impropre à vivre sous le césarisme.

Les membres des chambres britanniques s’en rendaient compte lorsqu’en 1688 ils imposaient à Guillaume d’Orange de renoncer à entretenir une armée sans leur permission. La révolution de 1688, à cet égard, fut le remplacement, non point de celle de 1649, mais bien de la restauration de 1659. Le parlement acheva de se mettre à l’abri des atteintes ultérieures. Toutefois, le souci de limiter le pouvoir royal ne fut pas la cause dominante de l’événement ; encore moins le désir de rendre incontestée la suprématie de la religion réformée. Il y eut autre chose.

Un mouvement de chaude et enthousiaste sympathie avait accueilli le retour de Charles ii. On ignorait qu’il ramenât par devers lui les éléments d’une corruption morale propre à gangrener rapidement les hautes sphères anglaises. Un tel résultat ne pouvait être prévu et, sur aucun des points qui touchaient aux préoccupations présentes de l’opinion, il ne devait s’élever de dissentiments entre le souverain et son peuple. Charles ii, notamment, n’était enclin ni à la bellicosité, ni à l’intolérence. Sa femme, une princesse de Bragance, lui avait apporté, outre une dot de cinq millions et demi, Tanger et Bombay. Il vendit à la France Dunkerque, qui coûtait fort cher et ne servait pas à grand chose. Il ne prolongea pas la lutte contre la Hollande au-delà du nécessaire ; les succès qu’il y remporta furent atténués par le coup de main de 1667 lequel amena les Hollandais jusque dans la Tamise ; le traité de Breda n’en stipula pas moins la cession à l’Angleterre de New-Amsterdam, devenue New-York. En religion, Charles ii inclinait vers le scepticisme. Il n’insista pas pour faire adopter par le parlement sa déclaration d’urgence et consentit à ratifier le Test act qui le privait de choisir des conseillers parmi les dissidents. Jacques, son héritier, était catholique mais les filles de Jacques étaient protestantes et avaient épousé Guillaume d’Orange et Georges de Danemark ; les intérêts anglicans n’étaient donc point menacés. Alors d’où vinrent le malaise et l’inquiétude qui, très vite, se firent jour et prirent, dès 1678, un caractère aigu ?… De ceci : que la nation eut conscience que son chef n’était qu’à demi insulaire ; en quoi elle ne se trompait pas.

Charles ii, pour débauché qu’il fut, n’en avait pas moins de l’envergure mais son intelligence et son énergie l’entraînaient vers une œuvre contraire au sentiment de son peuple. Il voulait reprendre à son profit l’entreprise de Cromwell et la reprendre en s’inspirant des exemples de Louis XIV. En une page saisissante, Seeley oppose l’état d’esprit du roi et celui des sujets : ceux-ci, enfermés dans les horizons étroits et brumeux des querelles idéologiques et des méfiances insulaires, celui-là captivé, ébloui par l’éclat de la monarchie française qui rayonne sur tout le continent. Cette monarchie était encore basée sur l’édit de Henri IV et sur la pratique d’une sage tolérance. Mais, d’autre part, Charles II savait « que le courant de la pensée européenne se dirigeait vers le catholicisme ; » il voyait le parti huguenot décliner en France, l’illustre Turenne abjurer de son plein gré, Port-Royal enfin réaliser au sein du catholicisme cette austérité grave dont le protestantisme se prétendait seul capable. De tout cela, les Anglais ne retenaient rien ; leur roi rêvait d’un régime où tous les cultes s’associeraient pour contribuer à la gloire de sa couronne ; eux ne voyaient que l’éternel papisme dont Henri VIII et Élisabeth leur avaient inoculé l’effroi. Ce rapprochement d’avec les monarchies continentales, cette rentrée en Europe, ils n’en voulaient à aucun prix. Inconsciemment leur insularisme s’insurgeait et l’impopularité de Charles s’augmentait de la popularité posthume de cette Élisabeth à laquelle il ressemblait si peu.

Bien que lui-même catholique, on ne saurait dire que Jacques II ait voulu établir dans son royaume la suprématie catholique ; il souhaitait seulement lui assurer des droits égaux à ceux des autres églises. Mais rien n’indiquait qu’il eût renoncé à se prévaloir, à l’occasion, des stipulations imprudentes de ce traité de Douvres signé par son frère en 1670 et dont les articles, tenus trop peu secrets, contenaient une promesse d’appui de la France pour l’établissement de la monarchie autoritaire en Angleterre. Jacques II, plus encore que Charles II, admirait Louis XIV et son admiration croissait à mesure qu’elle était moins justifiée ; Louis XIV, en effet, l’année même de l’avènement de Jacques, avait révoqué l’Édit de Nantes, organisé les Dragonades et multiplié les preuves de sa violence et de son fanatique orgueil. Jacques était son humble disciple bien plus que celui du Pape. Non seulement Innocent II qui régnait alors mais l’empereur et le roi d’Espagne lui-même étaient enclins à la tolérance ; Rome craignait par dessus tout le catholicisme insolent et quasi schismatique de Louis XIV. C’est ainsi que, chose bien étrange, l’expédition de Guillaume fut élaborée dans des pourparlers auxquels prirent part non seulement les États de Hollande et la ville d’Amsterdam mais encore le grand électeur, le duc de Brunswick et les représentants des Habsbourg et du Souverain pontife.

Assurément ce qui s’est passé en France en 1830 a fortement contribué à accréditer la légende du libérateur appelé par les Anglais pour les délivrer du droit divin et y substituer le libéralisme constitutionnel. Que tel ait été le résultat final, la chose est claire ; il y a d’autant moins à s’en étonner que la maison d’Orange était, si l’on peut ainsi s’exprimer, rompue à la pratique d’un pareil régime ; seule au monde elle pouvait, à cette époque, fournir un souverain qui ne crut pas décheoir en acceptant que son pouvoir fut limité par les droits de ses sujets et contrôlé par leurs mandataires. Mais cette besogne, Guillaume la fit par surcroit, le plus souvent inconsciemment et, à de certains moments, semble-t-il, contre son gré. Ce n’était pas pour cela que l’Europe l’avait poussé ; elle voyait en lui l’ennemi de Louis XIV et ce point de vue primait tout le reste.

La révolution s’accomplit en six semaines, facilitée par l’indifférence de la nation, indifférence à laquelle se mêlait un peu de mauvaise humeur contre Guillaume, tant à cause de sa qualité d’étranger qu’en perspective de la guerre avec la France, résultat inévitable de son accession au trône anglais. L’Irlande par contre se déclara en faveur de Jacques. La situation du nouveau roi était donc assez critique ; il s’en tira par son énergie. Il prononça la dissolution du parlement que déchiraient de violentes querelles entre whigs et tories, puis à la tête d’une armée composée en grande partie de mercenaires continentaux, il passa en Irlande et remporta la victoire de la Boyne qui contrebalança heureusement l’effet produit par le succès de la France à Beachy Head et sa mémorable victoire de Fleurus sur les Hollandais. Deux ans plus tard, la bataille de la Hague vint fort à propos consolider le pouvoir encore chancelant de Guillaume. Enfin, le traité de Ryswyck termina en 1697 cette période de troubles intérieurs mais n’amena pas ce que les Anglais avaient espéré : la paix, le licenciement de l’armée et un gouvernement économe. Une guerre commençait qui allait durer près de cent cinquante ans, coupée çà et là par de rares périodes de repos. On les eût fort surpris en leur disant que cette guerre ne serait point imposée à la nation mais bien consentie par elle. Rendue d’abord nécessaire par les agressions de Louis XIV, elle devint par la suite utile au commerce britannique ; on la poursuivit par intérêt ; plus tard le point d’honneur et l’esprit belliqueux réveillé la prolongèrent au-delà de tout motif jusqu’à ce qu’enfin un second Louis XIV parut qui menaçait lui aussi l’indépendance et la fortune de l’Angleterre et contre lequel celle-ci mena une véritable lutte pour la vie.

Tels furent donc les résultats de l’œuvre des « précurseurs ». D’abord ce que nous avons appelé les trois germes : l’esprit insulaire issu du long règne d’Élisabeth, de ses méfiances et de son orgueil, qu’elle a si bien enseignés à ses sujets — puis l’esprit cromwellien qui est, si l’on peut ainsi dire, une forme insulaire de l’esprit militaire — enfin l’esprit constitutionnel né des efforts honnêtes de Guillaume mais aussi des sages réflexions de l’esprit public ému de tant de changements, de tant de révolutions, de tant de hasards et désireux de s’attacher coûte que coûte à quelque chose de fixe et de solide.

Il y eut d’autres résultats encore. La nation anglaise finit par s’éprendre de la mer et du commerce. Elle y était destinée par la nature et, du jour où la découverte de l’Amérique transportait de la Méditerranée dans l’Atlantique le centre des échanges fructueux, ce destin devenait inéluctable. Malgré cela, un siècle s’écoula encore avant qu’elle prit conscience de sa vocation et sir Walter Raleigh put écrire à la fin du règne d’Élisabeth « Les Hollandais viennent trafiquer chez nous avec 500 ou 600 vaisseaux tous les ans et nous en envoyons à peine 30 ou 40 chez eux ; ils trafiquent avec toutes les places de France et nous avec cinq ou six seulement ». Aux Lombards et aux Hanséates qui s’étaient partagés avec les Hollandais le commerce européen, le Portugal, l’Espagne et la France s’étaient peu à peu substitués. Or le Portugal avait des intérêts continentaux, l’Espagne était liée à l’Italie et à l’Autriche, la France ne pouvait se désintéresser de l’Allemagne. Quelle différence entre leur situation et celle de l’Angleterre ayant un énorme développement de côtes, des ports naturels, des rivières aux larges embouchures, et… pas grand chose à faire chez elle ! En dehors même des traditions ancestrales des Vikings que l’on s’étonne de trouver si complètement oubliées, de tels avantages eussent dû fournir des moissons de navigateurs. Il n’en était rien. Des navires, ils ne sentaient pas le besoin d’en acquérir et c’est un spectacle étrange que celui du puissant roi Henri V obligé de s’adresser aux Hollandais et de leur emprunter une flotte pour transporter ses troupes en France. Le souverain capable des vastes desseins et de tels efforts ne songeait même pas à préserver ses villes maritimes et les laissait se garder toutes seules.

Nous avons vu la marine anglaise naître sous Élisabeth des circonstances extérieures et non de l’instinct national. La lutte contre l’Espagne, lutte sourde et mal définie qui dure plus de quinze ans, développe les énergies et les appétits des corsaires ; la guerre navale de Cromwell contre les royalistes entretient l’institution naissante et Charles ii se trouve à la tête d’une flotte sérieuse. Ce n’est qu’en 1713, pourtant, à la paix d’Utrecht, que l’Angleterre sera reconnue pour une grande puissance navale. L’idée commerciale marche de pair, avec la même lenteur. En 1625, à l’avènement de Charles ier, un mouvement se dessine ; des publications relatives au commerce paraissent en grand nombre ; aussi les droits de douanes, qui montaient à 14.000 livres en 1590, en atteignent-ils 50.000 en 1641. La routine contribue à retarder l’essor. Tandis qu’en Hollande on peut depuis longtemps emprunter à 3 pour cent, l’intérêt de droit et de fait est, en Angleterre, de 8 pour cent. Voilà qui ne facilite pas les entreprises lointaines. Le roi lui-même n’a pour prêteur que des orfèvres et difficilement se procurerait un capital supérieur à son revenu d’une année. Guillaume d’Orange, en créant la banque, en opérant la réforme financière, en établissant le contrôle de la frappe des monnaies, prépare et facilite l’élan commercial plus encore qu’en fondant la Compagnie des Indes.

Cet élan, pour manifeste qu’il soit devenu, à l’heure où disparaît le troisième des « précurseurs », n’en demeure pas moins localisé dans une faible partie de la nation. Il y a alors trois Angleterres distinctes et presque étrangères l’une à l’autre. La première et la plus nombreuse est cette Angleterre agricole formée au lendemain de la conquête normande. Depuis que la guerre des Deux-Roses a fait disparaître ce qui restait de l’ancienne noblesse féodale, elle s’est complétée et achevée. Le gentleman farmer y a pris le premier rôle. C’est l’âge de la Merry England qu’ont chantée les poètes d’antan ; elle n’est ni paresseuse, ni inactive mais elle ne pratique ni ne conçoit le travail intense qui sera le lot de l’avenir. Depuis 1589, un rudiment d’industrie s’est superposé à l’agriculture ; les Anglais, qui ne savaient pas jusqu’alors tisser la laine de leurs moutons et la livraient aux Flamands pour la manufacturer, ont appris de ceux-ci, chassés de leur pays par les armées espagnoles, l’art de fabriquer les étoiles ; mais cette industrie demeure lente, placide et ne trouble point encore les mœurs agricoles.

La seconde Angleterre est dévorée de zèle religieux ; c’est l’Angleterre dissidente qu’un destin bien étrange convertit malgré elle en un merveilleux instrument d’essaimage lointain. Il importe de bien se rendre compte que l’Angleterre agricole et anglicane n’est point passionnée religieusement. Nous l’avons vu, à maintes reprises, témoigner à cet égard d’une singulière indifférence et cette indifférence va s’accroître au point que Montesquieu se déclarera frappé de « l’absence de foi » des Anglais et que Voltaire s’étonnera de leur « tiédeur ». Elle ne hait que le papisme, et non point parce qu’elle le juge superstitieux, mais qu’il est étranger. C’est une forme d’insularisme éveillée par Henri viii et fortifiée par Élisabeth. Voilà pourquoi la masse du peuple refuse le catholicisme. À l’endroit des dissidents, il n’existe au contraire aucune haine ; mais ceux-là sont persécutés par les dignitaires de l’église anglicane qui craignent pour les situations avantageuses qu’ils ont conquises, pour les charges dans lesquelles ils se prélassent. Et cette hostilité forme le courant qui s’en va au-delà de l’océan construire l’État puritain d’où sortira la république des États-Unis.

Enfin, il existe une troisième Angleterre, très peu nombreuse encore, mais pleine d’énergie, d’activité et d’appétit. C’est celle de ces marchands, « âpres au gain, honnêtes dans le trafic parce que la bonne foi est la condition du commerce, malhonnêtes en toutes autres choses ; peu soucieux de leur engagement avec d’autres puissances, inhumains et cruels au-delà de toute expression ». (É. Boutmy.) Ce sont eux qui, par le traité de l’Aniento conclu avec l’Espagne en même temps que la paix d’Utrecht, confisqueront à leur profit le commerce des esclaves ; ce sera la base de leur politique pendant le xviiie siècle. Ils se lancent dans la carrière « avec un orgueil effréné et une avidité insatiable ».

  1. « Si feue notre reine avait voulu croire ses hommes de guerre nous aurions, sous son règne, mis en pièces le grand empire et fait de ses souverains des marchands de figues et d’oranges comme ils l’étaient autrefois. »