Les prochaines réformes dans l’enseignement secondaire

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Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 137-140).

CHRONIQUE DE L’ENSEIGNEMENT

ANGLETERRE

Les réformes prochaines dans l’enseignement secondaire[1]. — Il est assez difficile, en général, pour un étranger de concevoir avec exactitude le sens d’une agitation réformatrice dont le théâtre est un autre pays que le sien. Cela est plus difficile encore quand on se propose de suivre la vie des institutions anglaises, ces institutions étant plutôt le résultat d’un long développement historique que celui de telle ou telle disposition légale. Les systèmes d’éducation anglais ne sont pas une exception à cette règle. Leur ensemble est si confus, ils s’enchevêtrent tant et si bien les uns dans les autres qu’il y a bien peu d’Anglais, mème cultivés, qui puissent se flatter de posséder une vue complète et précise de leur ensemble. Et la meilleure disposition d’esprit pour un Français qui se propose d’explorer cette brousse à peu près inextricable, est d’oublier pour un instant le joli jardin bien dessiné, aux larges avenues et à l’ordonnance méthodique, auquel on peut comparer, par opposition, l’ensemble des institutions d’enseignement en France.

Mais avant d’essayer de pénétrer dans cette région quelque peu sauvage il serait peut ètre prudent et utile de délimiter et de définir, dans la mesure du possible tout au moins, les frontières approximatives de celle de ses provinces que nous voulons explorer : l’enseignement secondaire. Où s’arrête-t-il ? D’où part-il ? — Nous pouvons lui assigner, comme limite extrême, terminus a quo, les Universités, d’une part, et aussi ces établissements mixtes généralement désignés sous le nom d’University colleges, bien que, mème ici, la ligne de démarcation soit assez indécise, ces collèges donnent plutôt une éducation secondaire supérieure qu’une véritable éducation d’Université, Quoi qu’il en soit, cette première distinction entre l’enseignement secondaire anglais et ce qui est au-dessus de lui, est à peu près suffisante, mais où la tâche devient beaucoup plus malaise, c’est quand il s’agit de le distinguer de ce qui est à côté de lui ou au-dessous de lui (terminus ad quem). Comment établir des classifications rigoureuses entre les institutions d’ordre primaire, primaire supérieur, professionnel ct secondaire, dans un pays où l’enseignement est par essence chose d’initiative privée, où il n’y a pas de programmes officiels, pas d’examens d’état, et où il est loisible à chaque chef d’institution et mème à chaque élève de créer un type d’éducation spécial, répondant à un besoin local ou à une fantaisie individuelle, et qui pourra être par certains côtés très désintéressé, et par suite très décidément secondaire, et par d’autres, aussi pratique et utilitaire que possible, et par suite nettement primaire supérieur ou professionnel ? La confusion est d’autant plus grande que, l’enseignement primaire étant soumis à un certain contrôle gouvernemental et l’enseignement secondaire étant absolument libre, un grand nombre de chefs d’institutions primaires ont déclaré leurs écoles comme appartenant au type secondaire, et que, en conséquence, ces écoles ont été confondues dans les statistiques avec celles qui ont vraiment le droit d’être rangées parmi les établissements d’enseignement secondaire. On voit que, s’il est assez difficile de savoir où s’arrête, du côté du sommet, l’enseignement secondaire anglais, il est à peu près impossible de savoir où il commence, du côté de la base. Les statistiques confondent des écoles où un millier de jeunes gens se préparent aux grands emplois de l’État ou aux places les plus élevées dans la société, comme Eton et Harrow, avec les plus minuscules des écoles maternelles privées. On est bien fondé ici à éprouver quelque chose de la surprise ingénue dont ne pouvait se défendre Alphonse Karr quand il voyait voisiner, dans les classifications botaniques, un palmier géant et une plante en pot.

Comment remédier à ce chaos ? Faut-il démolir l’édifice tout entier et rebâtir un nouveau système ? Ou doit-on s’efforcer de tirer le meilleur parti des éléments existants afin de produire le maximum d’effet utile avec le minimum de perturbation ? La réponse ne saurait être douteuse un seul instant. L’esprit anglais est très évolutionniste et très peu révolutionnaire, aussi disposé à tout modifier, qu’opposé à rien abolir. Dans le cas qui nous occupe, il sent très vivement que le système dont nous venons de donner une idée, si hétérogène et chaotique qu’il soit, est un des organes vivants de la vie nationale, et il a un trop grand respect de la vie pour vouloir risquer de la compromettre par une opération chirurgicale radicale, mais imprudente. En un mot, la seule chose possible et peut-être la seule chose souhaitable est une réorganisation et non une création de novo.

Ceci étant admis, il reste à savoir ce que devra être cette réorganisation. À qui faut-il en confier le premier soin ? Aux autorités locales ou au pouvoir central ? Une expérience antérieure peut nous aider à répondre à cette question. Elle avait donné aux autorités locales des pouvoirs assez étendus, dont celles-ci ne purent faire usage, par suite de rivalités entre les divers corps et conseils qui les constituent. Le résultat serait le même aujourd’hui. Et, en admettant que ces rivalités ne paralysent pas leur action, il est fort douteux que, à l’heure actuelle, en présence des difficultés de l’œuvre à accomplir, les autorités locales se décident à entreprendre cette œuvre ou l’entreprennent avec une suffisante compétence. C’est donc vers le pouvoir central qu’il faut se tourner. Le malheur est que, en matière d’éducation, il n’y a pas, en Angleterre, de pouvoir central. Nous n’avons pas de ministre de l’Instruction publique, le Lord Président du Conseil Privé, qui en tient la place, n’en exerçant que fort peu les fonctions. Et, d’autre part, le contrôle central, en matière d’enseignement, au lieu d’appartenir à une seule administration, est partagé entre quatre corps, conseils ou rouages administratifs divers.

La première chose à faire, par conséquent, doit être la création d’un Ministère de l’Instruction publique concentrant les pouvoirs actuellement répartis entre quatre administrations différentes, unification qui n’ira pas sans quelques tiraillements et quelques crises. Cette autorité centrale une fois créée (et dûment assistée d’ailleurs d’un conseil consultatif de l’Enseignement secondaire où seraient représentés et défendus par leurs champions naturels, les intérêts, les libertés et les principes des écoles secondaires actuelles) devra établir un mode d’inspection plus ou moins obligatoire des écoles secondaires, capable de renseigner l’État et les familles sur la valeur et le niveau de leur enseignement. Le but à atteindre en effet, n’est pas de créer un type immuable d’école secondaire, ni d’empêcher des rivalités et des concurrences souvent profitables par les innovations qu’elles suscitent. Ce que l’on se proposera, en instituant l’inspection d’État, c’est de donner aux bonnes écoles secondaires un moyen de faire reconnaître leur qualité, et de se distinguer, par l’estampille officielle, des mauvaises petites écoles qui ne seront pas capables de l’obtenir. Ce sera alors le tour des autorités locales d’intervenir dans la vie des écoles secondaires de leur district, en aidant celles qui se suffisent difficilement à elles-mèmes, et en les rendant réellement les organes de l’enseignement secondaire public par l’institution de bourses au profit des élèves venant des écoles primaires. Il sera aussi de leur devoir et dans leurs attributions de favoriser la création de nouvelles écoles secondaires dans les arrondissements qui en ont été jusqu’ici privés.

On peut remarquer qu’il y a encore une importante lacune dans ce plan de réorganisation. Quels seront les maîtres des écoles ainsi rajeunies ? Ce serait au Conseil consultatif dont nous avons parlé de décider les qualifications exigibles pour être officiellement reconnu et enregistré comme professeur de l’enseignement secondaire. Ce serait à lui aussi de concerter avec le Ministère nouveau de l’Instruction publique des méthodes d’enseignement normal à l’usage des jeunes gens qui se préparent à devenir professeurs de l’enseignement secondaire, afin de les munir de quelques notions sur la théorie et la pratique de l’éducation. Rien n’a été fait chez nous, à cet égard, de ce qui a été entrepris très largement en Allemagne.

J’arrête ici ce bref exposé, peut-être aride et obscur malgré mes efforts, — de l’état actuel de l’enseignement secondaire en Angleterre et des projets de réformes qui ne tarderont pas sans doute à le modifier. Nous sommes sur le point d’abandonner une part de liberté en échange d’un peu plus d’ordre, et une parti d’indépendance dans l’espoir d’y gagner quelque solidarité. Nous sommes sur le point d’accepter le contrôle de l’État en considération de l’assistance qu’implique ce contrôle lui-même, et celui des autorités locales en échange de leur assistance financière, parce que nous sentons que, si excellent que puisse être notre enseignement secondaire dans quelques-unes de ses parties, il a besoin d’être élargi parfois, d’être égalisé dans d’autres cas, d’être enrichi dans d’autres cas encore. Et ce mouvement d’opinion n’est ni contre la démocratie, ni contre la liberté, ni contre l’esprit national. Loin de vouloir exclure le fils du pauvre du bénéfice de l’enseignement secondaire, nous voulons que l’éducation qui lui sera offerte sous ce nom, et à laquelle il aura accès grâce à des bourses de plus en plus nombreuses, soit réellement digne de ce nom. En distinguant nos divers degrés d’enseignement les uns des autres, nous voulons rendre le but et la fonction de chacun d’eux intelligibles à tous les parents, et accroître et éclairer par là l’intérêt de la nation pour ce qui touche à l’éducation de ses enfants, c’est-à-dire à l’une des plus importantes redoutes de la défense nationale, et l’intérêt des localités pour les écoles locales, où se nourrit et se fortifie l’attachement au pays natal qui est l’une des forces du patriotisme suisse. Nous espérons enfin que nous réussirons à éviter, par une large tolérance, les difficultés religieuses de toutes sortes, et que nous saurons maintenir, dans nos écoles secondaires, ces traditions qui ont formé l’esprit national, qui lui ont donné le goût de l’entreprise, l’habitude de l’initiative, la foi en l’association, le respect de la discipline. Et ce que l’organisation nouvelle ne pourrait guère manquer d’assurer, c’est une élévation générale du niveau intellectuel de la nation, qui la rendrait capable de se mesurer avec les difficultés croissantes de la vie commerciale, sociale, politique et internationale. Ce n’est pas assez que d’éduquer le caractère, car le caractère seul est insuffisant. Le besoin devient de plus en plus grand chaque jour d’une intelligence développée capable de le diriger. Une bonne éducation secondaire doit par suite être mise à la portée de tous ceux qui sont aptes à en profiter. C’est l’honneur et la force de l’Allemagne actuelle de l’avoir compris la première.

Et l’on est amené une fois de plus à conclure que sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le problème à résoudre, en Angleterre, est inverse de celui qui occupe en France, à l’heure actuelle, une bonne part du monde des éducateurs, des penseurs et des hommes politiques. À en juger notamment par les écrits de M. Demolins, le problème français — et même continental — est l’éducation du caractère. Le problème anglais est l’éducation de l’intelligence[2].

  1. L’auteur de cet article, M. Cloudesley Brereton, qui n’est pas un inconnu pour les lecteurs de la Revue, est, dans la grands presse anglaise, l’un des champions les plus résolus du mouvement de réformes dont il esquisse ici les grandes lignes. Il s’est efforcé aujourd’hui, en écrivant pour le public français, d’être aussi court et aussi simple que possible. Il a, d’ailleurs, traité le même sujet avec plus d’étendue et de profondeur ans le numéro du 1er novembre 198 de la Fortnightly Review, où il s’est attaché particulièrement à discuter les deux bills introduits récemment à la Chambre des Lords, par le duc de Devonshire, lord président du Conseil Privé, sur la réforme de l’Enseignement secondaire. Ces deux bills seront probablement, avec la question de l’Université de Londres et celle de l’Université catholique d’Irlande, parmi les principaux objets de l’activité du Parlement anglais durant la prochaine session. (N. du Tr.).
  2. Nous tiendrons les lecteurs de la Revue au courant des progrès faits en Angleterre par la question que M. Brereton a exposée si clairement et si largement, dans les quelques pages qui précèdent (N. de la Réd.).