Les révélations du crime ou Cambray et ses complices/Chapitre IX

La bibliothèque libre.

CHAPITRE IX.


La jeune épouse. — Ses appréhensions. — Le rendez-vous. — Vol avec effraction chez Madame Montgomery.


Le même jour vers neuf heures et demie du soir, trois personnes veillaient ensemble dans une chambre assez étroite, située au rez-de-chaussée, et assez confortablement meublée. Waterworth, assis dans un coin de l’appartement, et la tête entre les mains, ne disait mot ; Cambray se tenait auprès d’une table, décrivant avec un crayon les divisions d’une maison spacieuse ; de l’autre côté et devant lui était une jeune femme, d’une physionomie douce et agréable, et en apparence d’une santé très-faible et très-délicate. Une expression de mélancolie se peignait sur sa figure, et lui donnait un air fort intéressant. Elle était dans un état qui ajoutait encore au sentiment de sympathie qu’elle inspirait. Elle semblait souffrir beaucoup, et essuyait avec un mouchoir blanc de grosses larmes, qui coulaient le long de ses joues. Une seule chandelle, dont la clarté était obscurcie par une mèche noire et longue, jetait sa faible lueur sur ces trois figures, et semblait ajouter encore à la solennité du silence triste et mystérieux qui régnait dans cette chambre !

— « Mais, mon cher ami, » observa la jeune femme, interrompant la première cette monotone tranquillité, « quelle vie mènes-tu donc depuis quelque temps ? Hélas ! tu ne restes plus chez toi ; tes occupations sont trop nombreuses ; ton commerce est trop étendu ; prends-bien garde, mon cher mari, de te mettre dans de mauvaises affaires, de te couvrir de dettes. Je crains beaucoup ; tu me fais de la peine ; tu n’es plus le même ; je te vois soucieux, rêveur, discret ; tu ne prends pas même le temps de dormir. Oui, je crains que tu n’aies pour moi des secrets ! se pourrait-il que tu cachasses à ta femme quelque chose ? »

— « Oh ! ne me trouble donc pas ! » répartit brutalement le mari impatienté ; « si l’on vous en croyait, vous autres femmes, il faudrait constamment rester à la maison comme des poupées de cire. Ce n’est pas comme cela que l’on gagne sa vie. Toutes tes craintes, toutes tes lamentations sont des imaginations, des caprices de femme. Est-ce que tu n’as pas tout ce qu’il te faut ? »

— « Il est vrai que nous avons beaucoup d’argent ; ça m’étonne même que tu puisses en gagner tant : les temps sont si mauvais ! Mais ne disais-tu pas que tu pars encore demain au matin pour les Foulons ? À quoi bon toutes ces courses, mon cher mari ? »

— « Oui, femme, je te le disais, et ce sera. Je vais me coucher un instant dans la mansarde, afin de partir sans t’éveiller. »

Au même instant, un chien qui était couché sous la table, se leva en grondant, le poil hérissé sur le dos, et s’approchant de la porte qui donnait sur la cour, se mit à aboyer. Waterworth fit un bond involontaire, et relevant la tête, rencontra la figure de son associé qui lui fit un clin-d’œil significatif, et se mit à sourire.

— « Eh bien ! bon soir, ma petite femme, » ajouta Cambray, — « Tâche d’être plus raisonnable. » Et se tournant du côté de son associé : « Il est temps, Waterworth, il nous faudra partir de bon matin ; montons nous coucher. »

— « Charles ! Charles ! » interrompit la jeune femme, comme pour faire diversion à la douleur qui l’oppressait, « quand me donnes-tu donc le schall que tu m’as promis : il ne vient jamais ? »

— « Sois tranquille ; tu l’auras demain ; car j’espère faire de bonnes affaires avant le jour. Adieu ! »

En disant ces mots, il grimpa, suivi de son compagnon, dans les marches étroites d’un escalier tortueux, et entra dans une mansarde basse, grande au plus de huit pieds carrés, dans laquelle était étendu un méchant grabat. Les deux brigands, se trouvant seuls, ne purent s’empêcher de rire.

— « Elle est bien innocente, la poulette, » dit Cambray ; « laissons-la coucher, et nous passerons par la lucarne : l’échelle est placée là pour nous recevoir. »

Au bout d’un quart d’heure, ils étaient tous deux sur le fenil, se glissant dans le silence et l’obscurité, comme on nous peint les sorciers allant au Sabath.

— « Êtes-vous là, camarades ? » murmura Cambray.

— « Ici, » répartit un phantôme noir blotti dans un coin ; « nous voici tous trois, braves comme l’épée du Roi. Je sommeillais déjà, j’ai eu des rêves charmans ; nous avions rompu la vieille, exploité la servante, pillé la maison, et incendié le tout avant de partir ! »

— « Charmant en vérité ! » dit Cambray, « mais il est temps, préparons-nous à partir. Et vous, » s’adressant à Lemire et à Stewart, « vous saurez que c’est chez Madame Montgomery que nous allons ce soir. Connaissez-vous ?

— « Chez Madame Montgomery ? » dit Lemire, « ma foi c’est drôle ça ; c’est chez elle que je devais faire une visite demain avec G…g…n. C’est une bonne fortune qu’une affaire comme cela. Faut-il casser la tête, assassiner… ?

— « Non, point de violence inutile, » dit Cambray ; « seulement emmailloter les gens, pour qu’on ne nous voie pas : je me charge du pillage. Partons. »

— « Le serment, le serment ! » observa Waterworth, « c’est notre sûreté ! »

— « Ah ! oui, c’est de rigueur, » dit Mathieu, « quoiqu’entre gens de notre réputation ce ne soit guères nécessaire. »

Alors Cambray leur fit prononcer à tous un serment horrible, par lequel ils se vouaient à la mort s’ils reculaient d’un pas, ou s’ils vendaient le secret. Cette cérémonie terminée, ils défilèrent en silence les uns après les autres dans la rue, et montèrent à la Haute-Ville.

— « Ah ! le voilà, le bijou ! » dit Mathieu, et il se lança rudement sur une petite porte de cour, qu’il enfonça et par laquelle il entra suivi des autres.

— « Vois donc Waterworth, » ajouta-t-il ; « j’étais certain qu’il serait le dernier à entrer : il est toujours poltron dans une occasion de la sorte. »

— « Je suis si reconnaissable ! » répondit Waterworth ; « mais nous verrons qui tiendra mieux le serment jusqu’à la fin. »

Là-dessus une fenêtre de la cuisine fut ouverte, et ils entrèrent dans la maison.

Parvenus dans une cuisine basse, ils entendirent un petit chien japper au-dessus de leur tête au second étage, et le plancher résonner sous les pas d’une personne qui venait de sauter précipitamment hors de son lit. Interdits un moment, ils se blottirent chacun dans leur coin, silencieux et immobiles comme des statues de marbre.

Dans l’appartement, supérieur, une femme dans le déclin de l’âge, s’éveillant en sursaut, s’était écriée d’une voix altérée, en appelant sa servante : —

« Élizabeth ! Élisabeth ! n’as-tu pas entendu un bruit sourd en bas ? Qu’a donc le chien à japper ? Écoute, écoute, n’entends-tu pas ? Ciel ! des voleurs peut-être… ?

— « Oui, j’entends bien, » répondit la servante, « c’est dans la cuisine ; une fenêtre qui bat peut-être ? Non, j’entends marcher quelqu’un, je crois ; descendons voir…

— « Non, non ; au nom de Dieu, ne sois pas si étourdie, » répliqua la vieille femme, perdant presque connaissance, « ferme la porte à la clef, et prêtons bien l’oreille ; Ah ! ciel, viens donc à moi, j’étouffe ! »

— « Qu’y a-t-il donc ? vous ne dormez pas, Madame ? » murmura un petit garçon de dix ans qui donnait sur un sopha, et que ce bruit avait éveillé. C’était les seules trois personnes qu’il y eût dans la maison ; et dans la cuisine, les cinq brigands intimidés restaient toujours tranquilles, respirant à peine, prêtant l’oreille, et cherchant à deviner à combien de personnes ils avaient à faire. Toute la maison rentra bientôt dans le plus profond silence ; silence pénible et douloureux, qui ne fut interrompu que par les soupirs retenus des deux femmes, le bruit de l’horloge qui sonna minuit, et les jappemens interrompus et entrecoupés du petit chien qui parcourait les appartemens en se battant les flancs.

Il y en a qui se sont plus à peindre sous les couleurs les plus fortes les ennuis, les souffrances, l’agonie d’un amant qui attend en vain à un rendez-vous, et se promène seul dans un lieu solitaire, le cœur plein d’amour, d’espoir, d’impatience et de jalousie. Ce n’est rien que cette situation comparée à celle de deux femmes faibles et sans protection, tremblantes et épouvantées, certaines qu’elles sont que des brigands viennent d’entrer dans leur demeure, épient le moment de fondre dans leur appartement, et trament contre elles dans les ténèbres des projets de sang et de mort. À tout moment elles s’attendent à voir leur porte se rompre avec fracas, des figures horribles s’avancer vers elle, les saisir à la gorge, et leur présenter le pistolet ou le poignard. Si le vent siffle à une fenêtre ; si une planche craque ; si un insecte remue ; c’est pour elles un bruit terrible, qui leur peint le danger tout entier, glace leur sang au cœur, et leur cause une crispation mortelle. Attendre dans cette situation un danger réel ou imaginaire, c’est souffrir mille morts ; c’est être sous une meule qui vous brise et vous broie les os ; c’est être sur des aiguilles qui vous déchirent et vous ensanglantent ; c’est dormir au milieu d’une orgie de spectres, qui font retentir votre cabinet d’affreux ricanemens, se pressent auteur de votre couche, et vous soufflent à l’oreille des imprécations ; c’est souffrir tous les maux à la fois, sans la consolation qu’ils peuvent excéder vos forces et vous rendre insensible. Telle fut la situation de ces deux femmes durant près d’une heure que dura, après le premier bruit, le silence suspect qui lui succéda.

— « Élizabeth, j’espère qu’ils sont partis, » reprit enfin la vieille femme reprenant un peu ses sens ; « je vais me remettre au lit, je ne crois pourtant pas que je dorme du reste de la nuit ; veille encore un instant. »

Pendant tout ce temps les voleurs n’avaient point changé de place, pas même de posture. Ils éprouvaient aussi eux des émotions non moins vives d’impatience, de crainte, d’emportement, et de convoitise. Ils étaient laissés à leurs réflexions, qui leur fesaient souffrir mille tortures, qui leur montraient le danger, l’infamie, l’échaffaud, la mort, et puis de l’or, des orgies, des amantes.

— « J’ai cru entendre la voix d’un homme, » disait l’un d’eux ; « faut-il monter ? qu’en pensez-vous ?

— « Attendons encore un moment… !

— « Non, non, je suis certain qu’il n’y a que des femmes ; courage, montons, montons. »

Et au même instant Cambray fit de la lumière, et montrant le chemin, se précipita dans l’escalier, brisa les portes, et gagna, suivi des autres, la chambre où étaient les femmes. En entrant, il reçut un violent coup, que la servante, Elizabeth McLellan, lui appliqua avec un tisonnier de fer. Cependant les trois personnes sont saisies à la gorge, enveloppées dans des couvertures, et surveillées par trois des voleurs, tandisque les deux autres pillent la maison. Madame Montgomery s’était presque évanouie d’abord, mais revenant à elle-même, elle dit à celui qui avait soin d’elle, avec un accent qui eut adouci un tigre :

— « Vous êtes un bon garçon ; vous ne me ferez pas de mal, j’espère ? »

— « Non, non, je ne suis pas un bon homme ; je suis un méchant homme, très-méchant. Mathieu, trouves-tu quelque chose ? ” »

— « Tut… tut… tut… silence, tais-toi donc. »

Les voleurs parcoururent toute la maison ; vidèrent les armoires, les bureaux, les valises ; culbutèrent tout sans dessus-dessous ; s’emparèrent d’une grande quantité d’argenterie et d’effets précieux ; et partirent chargés, ayant eu la cruelle précaution de rouler les deux femmes et le petit garçon dans les tapis, de manière qu’il leur fût difficile de se débarrasser. Il fesait jour lorsqu’ils sortirent, et quand ils passèrent à la porte St. Jean, ils rencontrèrent les hommes du guet qui revenaient de leur poste, et les laissèrent passer tranquillement.

Cambray et Mathieu ont eu leur procès pour ce crime le 28 Mars, (1837,) et sur la déposition de Waterworth, leur complice, ont été trouvés coupables tous deux. À cette époque, Lemire avait été déporté, et Stewart était mort.