Les rois de l'océan : L'Olonnais/00/3

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E. Dentu (1p. 29-46).

III

DE QUELLE FAÇON LE COMTE DE MANFREDI-LABAUME COMPRENAIT LA VENGEANCE.

Les heures sombres de la nuit s’étaient lentement écoulées ; l’aube commençait à teinter les vitres d’une lueur grisâtre qui faisait pâlir les lumières, le feu s’éteignait tristement dans l’âtre ; des bouffées d’un air froid et humide couraient sur les longues tapisseries qu’elles faisaient frissonner ; un silence de mort planait sur la chambre de la malade.

Silence rendu plus farouche et plus significatif par l’immobilité marmoréenne des deux ennemis ; toujours placés côte à côte, le cou tendu et le regard étincelant, à demi dissimulés dans les larges plis des lourds rideaux, comme deux tigres aux aguets, ils n’avaient pas échangé un mot, pas fait un geste, depuis que le docteur avait brusquement mis fin à leur débat.

Le docteur Guénaud, pâle, les sourcils froncés, les lèvres serrées, prodiguait à la malade les soins les plus intelligents et les plus affectueux ; sans s’arrêter une seconde, luttant pied à pied contre la crise terrible qui, en se prolongeant, menaçait d’être fatale à la pauvre jeune fille, essuyant furtivement son front inondé de sueur ; oubliant sa fatigue, sa douleur, pour ravir à la mort cette proie dont elle voulait s’emparer.

Il y avait quelque chose de grandiose et de terrible dans cette lutte acharnée de la science, que rien n’aidait dans ce corps inerte et que la vie semblait avoir abandonné, contre les affres terribles d’un enfantement laborieux ; dans des circonstances aussi en dehors de toutes prévisions ; soutenu seulement par un dévouement sans bornes, et une énergie que rien ne pouvait abattre ; pas même la certitude que la frêle créature qui allait naître, était, à l’avance, vouée au malheur et à la honte.

Tout à coup, le médecin se redressa ; il tenait un enfant dans les bras ; son front s’éclaira et un éclair traversa son regard.

L’enfant jeta un cri.

Les deux hommes tressaillirent.

— Messieurs, dit le docteur d’une voix émue, c’est un garçon !

Le prince de Montlaur voulut s’élancer.

Une main de fer le cloua immobile à sa place, tandis que le comte lui disait avec un accent terrible :

— Vous n’êtes pas son père encore ?

— Ne puis-je donc l’embrasser ? demanda-t-il avec égarement.

Le premier cri de son enfant lui avait brisé le cœur, en lui révélant un sentiment qu’il ignorait, le sentiment le plus vrai, le plus doux de la nature : La Paternité.

— Peut-être l’embrasserez-vous, répondit froidement le comte, cela dépend de vous seul ?

— Que faut-il faire pour cela ?

Le comte le traîna, plutôt qu’il ne le conduisit devant le lit où gisait, pâle, muette et pâmée, la jeune femme.

— Ce qu’il faut faire ? reprit-il.

— Oui, murmura le prince avec anxiété.

— Il faut épouser sa mère ; dit lentement le comte, en le couvrant d’un regard brûlant.

Le jeune homme s’affaissa dans un fauteuil, cacha sa tête dans ses mains, et pleura.

— Vous ne me répondez pas ? reprit le comte toujours impassible.

— Hélas ! s’écria-t-il, en relevant son visage inondé de larmes, le puis-je ?

— Vous refusez ?

— Je ne suis pas maître de ma volonté ; je vous en supplie, laissez-moi donner un baiser à mon fils ?

— Vous n’avez pas de fils.

— Un seul baiser, puis vous ferez ce que vous voudrez ?

— Non ! dit-il brutalement.

Au bout d’un instant, il reprit :

— Regardez cette pendule ; la grande aiguille est sur le chiffre quatre ; lorsque la demie sonnera, une fois encore je vous demanderai si vous consentez à rendre à ma sœur, en l’épousant, l’honneur que vous lui avez lâchement ravi. Vous avez dix minutes pour prendre votre résolution, c’est plus qu’il ne vous en faut. Dieu veuille que vous écoutiez votre cœur et non votre orgueil !

Le comte tourna alors le dos au jeune homme ; il s’approcha du docteur Guénaud ; celui-ci, après avoir lavé l’enfant avec de l’eau tiède, l’enveloppait dans des langes préparés à l’avance, avec la délicatesse et le soin minutieux qu’y aurait mis une sage-femme.

— Merci, docteur, lui dit-il avec émotion ; vous avez été bon et dévoué comme toujours ; l’accouchement a été pénible, n’est-ce pas ?

— J’ai craint vingt fois que la pauvre femme ne pût supporter les douleurs et qu’elle mourût entre mes bras.

— C’eût été peut-être plus heureux pour elle ? murmura-t-il d’une voix sourde.

— Ne parlez pas ainsi de votre sœur, Ludovic, vous l’aimez !

— Oui, je l’aime ! plus que ma vie ! Pauvre Sancia !… cet homme est un lâche !

— Non, c’est une nature faible, athrophiée et orgueilleuse.

— Il refusera la réparation.

— C’est malheureusement probable ; il n’osera pas lutter contre sa famille.

— Tant pis pour lui, alors ; ma sœur sera vengée, je vous le jure.

— Que voulez-vous faire ?

— Ceci me regarde seul ; dit-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique.

— Vous ne le tuerez pas ! s’écria le médecin.

— Le tuer ? fit-il avec un ricanement sinistre ; allons-donc ! vous êtes fou, docteur. Est-ce que la mort est un châtiment ? non, je veux qu’il souffre longtemps, sa vie toute entière. Chaque seconde de souffrances de sa victime sera rachetée par des années de douleurs et de tortures incessantes.

— Vous me faites trembler, Ludovic. Quel sinistre projet avez-vous donc conçu ?

— Ne m’interrogez pas, docteur, je ne pourrais vous répondre ; ma résolution est prise ; rien ne saurait la changer.

Le docteur Guénaud baissa tristement la tête ; il connaissait cette nature de fer, l’énergie terrible de ce cœur de lion ; il savait que toutes prières, toutes observations seraient inutiles, et viendraient se briser contre une inébranlable volonté.

Le comte reprit la parole après quelques secondes :

— En quel état se trouve ma sœur en ce moment ? demanda-t-il.

— Aussi bien qu’elle peut être…

— Il y a-t-il du danger à la transporter immédiatement ?

— Aucun, en usant de grandes précautions.

— Ceci est votre affaire, docteur ; vous savez ce dont nous sommes convenus ?

— Certes !

— Êtes-vous toujours disposé à me rendre le service que j’attends de vous ?

— Disposez de moi, Ludovic ; ce que je vous ai promis, je le ferai ; plus encore, s’il le faut.

— Merci, docteur ; vous n’avez plus rien à faire ici ?

— Plus rien, qu’à envelopper soigneusement la malade, de crainte que le froid ne la saisisse.

— Faites donc, et remettez votre masque ; il est inutile que les gens qui vont entrer vous connaissent.

Le docteur obéit ; le comte l’observait d’un air pensif.

Lorsque la jeune femme fut enveloppée dans des mantes et des couvertures, il s’approcha, se pencha sur elle, et la baisa sur le front, en essuyant une larme à la dérobée.

— Pauvre Sancia ! murmura-t-il. Cette parole était la seule qu’il trouvait pour exprimer sa douleur ; puis, sans même jeter un regard sur l’enfant, que le médecin lui présentait : La demie ! dit-il d’une voix vibrante.

En effet, en ce moment, la pendule sonna une fois.

Le comte prit un sifflet d’or, pendu à son cou, par une chaîne de même métal et il siffla.

Au même instant, toutes les portes s’ouvrirent à la fois ; une trentaine d’hommes, au moins, pénétrèrent dans la chambre à coucher ; parmi ces hommes, dix étaient armés ; ils semblaient servir de gardes aux vingt autres, dont les bras étaient liés au coude par derrière, mais d’une façon assez lâche pour ne pas trop gêner leurs mouvements. Quatre hommes portaient une civière qu’ils déposèrent auprès du lit ; tous ces individus avaient des masques sur le visage. Beaucoup d’autres, armés jusques aux dents, restèrent dans les autres pièces de la maison ; prêts, selon toutes probabilités, à obéir au premier signal que leur donnerait le sifflet du comte. Ceux qui avaient réussi à pénétrer, ou plutôt, à trouver place dans la chambre à coucher, allèrent se ranger silencieusement contre la tapisserie et demeurèrent immobiles.

Depuis les quelques mots qu’il avait échangés avec son ennemi, le prince de Montlaur était demeuré morne, affaissé, la tête cachée dans les mains, indifférent, en apparence, à ce qui se passait devant lui, et ne semblant même pas s’en apercevoir.

Le docteur Guénaud enleva la jeune femme dans ses bras, la plaça doucement dans la litière, et, après l’avoir accommodée, de manière à ce qu’elle ne souffrît point du froid, il se préparait à donner aux porteurs l’ordre du départ, lorsque le comte l’arrêta d’un geste.

— Un instant, docteur, s’il vous plaît ? lui dit-il.

Le comte s’approcha alors du prince et lui posa légèrement la main sur l’épaule.

Le jeune homme releva la tête et fixa un regard interrogateur sur son ennemi.

— Monsieur le prince de Montlaur, dit alors celui-ci, d’une voix ferme, claire, accentuée et qui fut entendue même des personnes restées dans les pièces adjacentes à celle où il se trouvait, la demie est sonnée, j’attends votre réponse ; et afin qu’il n’y ait pas de malentendu entre nous, je répéterai ma demande. Je tiens à ce que nul n’ignore ce qui s’est passé, et, quoi qu’il arrive, puisse témoigner de ce qui va avoir lieu ici.

— Je vous écoute, Monsieur ; parlez donc, je vous prie ? répondit le jeune homme, en se levant et allant se placer près de la cheminée.

— Monsieur le prince de Montlaur, reprit le comte, n’est-il pas vrai que je vous ai, il y a deux ans à peine, sauvé la vie au risque de la mienne ?

— C’est vrai, monsieur. Je le reconnais.

— N’est-il pas vrai que, moi votre ennemi personnel, je n’ai pas hésité à abjurer ma haine, en vous offrant dans mon château la plus large et la plus affectueuse hospitalité ?

— Tout cela est rigoureusement exact, monsieur.

— Comment avez-vous reconnu les services que je vous ai rendus ? Je vais vous le dire, monsieur le prince de Montlaur.

— C’est inutile, monsieur le comte, répondit le jeune homme avec noblesse. Puisque vous exigez de moi une confession publique, soit ! j’y consens ; cette confession, je la ferai franche et loyale : Séduit par la beauté et la candeur de l’ange que vous nommez votre sœur, j’ai méconnu les lois de l’honneur, j’ai oublié les devoirs de l’hospitalité, la reconnaissance que je vous devais, à vous, mon sauveur : j’ai aimé votre sœur, et je me suis fait aimer d’elle. Seul, j’ai été coupable, je reconnais et je déplore, non pas la faute, mais le crime où m’a entraîné une passion que je n’ai eu ni le courage, ni la force de vaincre ; je vous l’ai dit et je vous le répète : je suis prêt à vous donner toutes les satisfactions que vous êtes en droit d’attendre de moi.

— Vous m’avez dit cela, oui, sans doute, monsieur, répondit le comte avec ironie ; mais la seule satisfaction que je vous demande, vous refusez de me la donner ?

— Parce que cela m’est impossible, monsieur ; parce que, bien que vous soyez d’aussi bonne race que moi, que votre fortune soit au moins égale à la mienne, un abîme infranchissable nous sépare ; la haine séculaire de nos deux familles.

— Il est un peu tard, il me semble, pour faire cette réflexion, avouez-le, monsieur ?

Le jeune homme rougit et baissa la tête sans répondre.

— C’est bien ! reprit le comte ; ainsi, vous refusez de donner à ma sœur la seule satisfaction qui lui puisse rendre l’honneur que vous lui avez enlevé ; en un mot, vous ne voulez pas consentir à l’épouser.

— Monsieur !

— Pas d’ambages ni de faux-fuyants, monsieur ; répondez-moi catégoriquement, comme je vous interroge, par oui ou par non ; il faut que tout le monde sache bien ici, par votre propre aveu, qui de vous ou de moi a commis une action indigne, a failli à l’honneur, et, étant gentilhomme, s’est conduit comme un croquant.

— Monsieur, de telles insultes !…

— Je ne vous insulte pas, je constate la vérité ; je veux, que, quelle que soit ma vengeance, on soit contraint de reconnaître que j’ai été juste et que j’avais le droit d’agir comme je vais le faire.

— Je le reconnais moi-même, monsieur ; vous êtes donc absous à l’avance par celui que vous considérez à juste titre comme étant votre ennemi mortel : faites ce qu’il vous plaira ; je saurai souffrir, sans me plaindre, l’expiation que vous m’infligerez.

— Peut-être ? murmura le comte avec un sourire sinistre.

— Quant à l’union que vous me proposez, continua le prince, union qui comblerait tous mes vœux et laverait la tache dont mon honneur est souillé : cette union, bien que mon cœur se brise en vous parlant ainsi, je suis forcé de vous répondre qu’elle est impossible ; nulle puissance au monde ne me la fera jamais contracter, quelles que soient pour moi les suites de ce refus.

Un long frémissement de colère et de menace parcourut les rangs des spectres sinistres, témoins silencieux de cette scène étrange.

Le comte fit un geste, tout se tut.

Pendant deux ou trois minutes, le sombre jeune homme marcha d’un pas saccadé à travers la chambre.

Chaque fois qu’il passait devant la litière, il jetait un long regard à sa sœur qui dormait, calme et souriante ; sans avoir conscience de ce drame terrible et dont seule elle était la cause.

Le comte, pas plus que le prince, n’avait remis son masque ; il était donc facile de suivre sur ses traits, pâles et contractés, les sentiments qui tour à tour l’agitaient et venaient se refléter sur son visage comme sur un miroir. À un certain moment, sa physionomie prit une telle expression de sauvage férocité, que tous ces hommes, dont les regards étaient fixés sur lui, se sentirent frissonner de terreur ; bien qu’ils ignorassent quelle pensée infernale avait tout à coup traversé son cerveau.

Seul, le prince de Montlaur demeurait calme et indifférent en apparence ; il connaissait l’implacable énergie de l’homme aux mains duquel il était tombé ; il savait quelle haine furieuse gonflait son cœur ; il comprenait que tout espoir était perdu pour lui ; aussi, résolu à ne pas faire courber sa volonté devant la sienne ; à ne pas transiger honteusement avec son orgueil ; avait-il bravement fait le sacrifice de sa vie ; peu lui importait la façon dont son ennemi lui donnerait la mort.

Enfin le comte s’arrêta ; il sembla faire un violent effort sur lui-même, et, s’adressant d’une voix douce et triste au médecin, qui l’examinait avec une inquiétude secrète :

— Docteur, lui dit-il, je vous remercie sincèrement du dévouement que vous avez témoigné à ma famille dans cette malheureuse affaire. Je vous dois la vie de ma sœur, je ne l’oublierai pas. Votre présence, vous le voyez, n’est plus nécessaire ici : emmenez la pauvre enfant ; je vous la confie, veillez sur elle : vous avez mes instructions ; je suis certain qu’elles seront, par vous, exécutées à la lettre ; merci encore une fois, docteur, merci et adieu !

— Ludovic, dit le médecin avec effort, en jetant à la dérobée un regard sur le prince de Montlaur, toujours immobile et accoudé à la cheminée ; l’injure qui vous a été faite est terrible, mais la haine est mauvaise conseillère ; ne vous laissez pas dominer par elle, soyez clément ; souvenez-vous que nul n’a droit de se faire justice soi-même ?

— Docteur, répondit le comte avec un sourire amer, je vous sais gré de ces bonnes paroles : mais souvenez-vous, vous aussi, que je suis gentilhomme ; le châtiment égalera la faute ; sachez seulement que la vie de cet homme me sera sacrée ; je ne rougirai pas mes mains de son sang ; maintenant, allez, accomplissez votre tâche comme moi j’accomplirai la mienne.

Le docteur hocha douloureusement la tête, mais il n’osa pas insister ; il fit un signe ; les quatre porteurs enlevèrent la litière.

— Adieu ! dit-il.

— Adieu ! répondit froidement le comte ; et il ajouta, au moment où le médecin franchissait le seuil de la chambre : Vous me renverrez mes hommes à l’endroit convenu, aussitôt que vous n’aurez plus besoin d’eux.

Le docteur Guénaud s’inclina sans répondre, et il sortit.

Pendant quelques instants, on entendit résonner sourdement sur les tapis, les pas lourds et cadencés de ceux qui s’éloignaient, puis le bruit cessa, et le silence se rétablit.

Le comte avait recommencé sa promenade de bête fauve à travers la chambre ; les assistants attendaient, en proie à une anxiété extrême ; ils comprenaient que quelque chose de terrible allait se passer.

— Il faut en finir ! murmurait le comte, tout en marchant, il faut en finir !

Mais malgré lui il hésitait : l’horrible vengeance qu’il méditait l’effrayait lui-même.

Enfin, il s’arrêta brusquement devant M. de Montlaur, et, après l’avoir regardé fixement pendant deux ou trois secondes :

— Êtes-vous prêt ? lui dit-il d’un ton de menace.

— Je suis prêt, répondit laconiquement le prince, tuez-moi !

Le comte hocha la tête à plusieurs reprises.

— Non, dit-il, vous ne mourrez pas ; la mort n’est pas une expiation, c’est une délivrance.

— Faites ce que vous voudrez, je suis entre vos mains ; répondit le jeune homme avec une dignité froide.

— Allez ! dit le comte en faisant un geste.

Quatre hommes s’élancèrent à l’improviste sur le prince de Montlaur, le terrassèrent, sans qu’il essayât de se défendre, lui mirent le buste à nu, le garrottèrent de façon à ce qu’il lui fût impossible de faire le moindre mouvement, puis ils le bâillonnèrent avec un linge mouillé qu’ils lui attachèrent fortement sur la bouche.

— C’est bien, dit le comte ; et maintenant, écoutez-moi, vous tous qui m’entourez, amis ou ennemis, j’ai voulu vous rendre témoins du châtiment, comme vous l’avez été de l’insulte. Cet homme s’est condamné lui-même en avouant son crime ; il n’a même pas essayé de l’amoindrir, tant la vérité et le cri de sa conscience le maîtrisaient et le contraignaient, malgré lui, à s’avouer coupable. Vous avez été témoins des efforts que j’ai tentés pour dompter son orgueil, et l’obliger à m’accorder la seule réparation possible de l’insulte que j’ai reçue : menaces, prières, j’ai tout essayé en vain ; ses oreilles sont restées sourdes, son cœur fermé ; en ce moment même, où il se sent perdu, où ses chairs frémissent sous l’étreinte de la peur, il est aussi inflexible que s’il était libre au milieu des siens ; que sa volonté s’accomplisse donc, et que Dieu juge entre nous !

Après avoir prononcé ces paroles d’une voix nerveuse et saccadée, au milieu d’un silence de mort, le comte fit un signe.

Un homme pénétra alors dans la chambre et vint se placer près de la cheminée.

Cet homme portait un réchaud rempli de charbons ardents, au milieu duquel plongeait une longue tige de fer.

— Je suis de race princière, alliée à la maison de France ; mes ancêtres ont régné à Pise et à Florence, j’ai droit de haute justice sur mes terres, reprit le comte, dont les traits avaient pris la rigidité du marbre : cette justice, je prétends l’exercer contre cet homme qui m’a déshonoré : c’est mon droit ; quelqu’un d’entre vous prétend-il s’y opposer ?… qu’il parle, qu’il me prouve que le misérable qui se tord à mes pieds n’est pas coupable !… j’attends !

Pas une voix ne se fit entendre.

— Alors, continua le comte dont la voix se faisait plus ferme, l’accent plus sombre, vous reconnaissez la culpabilité de cet homme, la justice de ma vengeance ?

— Oui ! répondirent les assistants qui tous étaient les amis ou les affidés du comte.

Seuls, les prisonniers gardèrent un morne silence ; ils n’osaient absoudre ; ils ne voulaient pas condamner.

Le comte s’empara vivement de la tige de fer.

— Que justice soit faite ! dit-il, et il appliqua vigoureusement cette tige, terminée par une fleur-de-lys, sur l’épaule nue et frémissante de son ennemi.

Un crépitement de chairs brûlées se fit entendre ; le jeune homme poussa un hurlement d’agonie, en se tordant dans ses liens, puis ce fut tout : il retomba inerte sur le plancher ; il avait perdu connaissance.

— Le prince de Montlaur n’existe plus, reprit le comte : il n’y a plus ici qu’un misérable que la justice humaine a flétri, et que la société repousse. Si j’ai outrepassé mes droits en vengeant ainsi mon honneur perdu, je le répète, Dieu me jugera.

Sur un geste du comte, le jeune homme fut roulé dans un caban de marin et chargé sur les épaules d’un vigoureux matelot.

— Nous n’avons plus rien à faire ici, dit le féroce gentilhomme ; la première partie de notre tâche est accomplie ; à la seconde, maintenant : à bord, tous !

Il sortit le premier de la chambre ; ses affidés le suivirent, sans même se donner la peine de fermer les portes derrière eux.

Il était huit heures du matin, le jour était sombre, le froid vif ; le vent s’était calmé ; cependant, la mer était grosse encore, et des lames monstrueuses déferlaient avec fureur contre les rochers ; les habitants des Sables, soit par crainte, soit par tout autre motif, étaient encore renfermés dans leurs demeures. Il n’y avait, sur la plage, que quelques marins désœuvrés en apparence, mais qui, en reconnaissant le comte, se mirent aussitôt à sa suite.

Ludovic de Manfredi-Labaume monta sur le lougre, ainsi que tout son monde, y compris le prince et les autres prisonniers.

L’ordre de l’appareillage fut aussitôt donné. Quelques minutes plus tard, le léger bâtiment tournait son avant vers le large, prenait le vent, et courait comme un alcyon sur la crête des lames.

Au moment où le lougre disparaissait en haute mer, une gerbe de flammes s’éleva de la maison isolée ; deux heures plus tard, elle n’était plus qu’un monceau de cendres. Personne n’avait essayé d’éteindre l’incendie. Les dignes Olonnais, réunis sur le seuil de leurs portes, regardèrent au contraire, avec une satisfaction visible, brûler cette maison mystérieuse, sur laquelle on racontait de si lugubres légendes.

À cinq ou six lieues des côtes, le lougre rallia un fort brick qui courait des bordées.

Les deux navires échangèrent quelques signaux, puis ils firent voile de conserve.

C’étaient deux bâtiments matelots.

Vers le soir, le comte descendit dans la cabine où il avait fait transporter le prince de Montlaur, et où déjà avait été placé son frère, le marquis de la Roche-Taillée, blessé par le comte d’un coup d’épée à travers la poitrine.

Les trois hommes demeurèrent enfermés pendant la nuit tout entière.

Que se passa-t-il entre eux ? nul ne le sut jamais.

Lorsqu’au lever du soleil le comte remonta sur le pont, ses traits étaient plus sombres, son visage plus pâle.

À trois heures de l’après-dîner, les deux navires mirent sur le mât, à portée de pistolet, la mer était assez calme, la brise maniable, les communications faciles.

Plusieurs embarcations se détachèrent des flancs du brick et se dirigèrent vers le lougre qu’elles atteignirent en quelques coups d’avirons.

Les prisonniers qui, jusqu’à ce moment avaient été retenus dans la cale du lougre, montèrent sur le pont et reçurent l’ordre de s’embarquer dans les canots.

Ils obéirent ; ils furent répartis dans trois embarcations qui retournèrent immédiatement au brick ; ces prisonniers étaient au nombre de vingt-cinq.

Une dernière embarcation attendait encore ; le comte y descendit, précédant le marquis de la Roche-Taillée que l’on fut contraint d’affaler dans une chaise, au moyen d’un faux-bras frappé sur l’extrémité d’une des voiles à bourcet du grand mât.

Le marquis, que la gravité de sa blessure rendait inconscient de ce qui se passait, ne s’aperçut pas de son transbordement.

Le comte demeura sur le brick en conférence avec le capitaine de ce bâtiment jusqu’au coucher du soleil, puis il regagna son bord.

Les deux navires orientèrent alors leurs voiles et, tandis que le lougre fuyait au plus près du vent dans la direction du détroit de Gibraltar, le brick hissait les perroquets, larguait ses ris et s’élançait grand largue vers la haute mer.

Deux heures plus tard, on n’apercevait plus du pont du lougre que l’extrémité de sa mâture ; bientôt il disparut tout-à-fait.

Pendant le reste de la traversée qui dura encore dix-huit jours, le comte ne revit pas le prince de Montlaur, auquel il avait définitivement abandonné sa cabine.

Une sentinelle veillait jour et nuit à la porte de cette cabine, afin de prévenir toute tentative du malheureux jeune homme, non pas pour fuir, cela lui était impossible, mais pour se donner la mort, dans un accès de rage ou de désespoir.

Le dix-huitième jour, au lever du-soleil, la vigie signala à l’avant une longue ligne bleuâtre, c’était la terre !

Bientôt cette terre devint visible, avec ses échancrures : Le lougre se trouvait sur la côte d’Afrique, en vue du Cap Blanc.

Le comte ordonna d’orienter au plus près sous petite voilure, et le lougre commença à courir des bordées, à trois lieues environ des côtes.

Une heure à peine s’était écoulée depuis que le léger bâtiment avait pris cette nouvelle allure, lorsque le comte qui, au moyen d’une longue-vue, instrument inventé depuis peu, fouillait minutieusement l’horizon, donna l’ordre de laisser arriver sur la terre, manœuvre qui fut immédiatement exécutée.

Une demi-heure plus tard, on aperçut un longue felouque, qui, sortie d’une des anses de la côte, où sans doute elle se tenait embusquée, se dirigeait vers le lougre, avec lequel elle commença bientôt à échanger des signaux, puis, arrivée à une encâblure environ du lougre, elle mit sur le mât, exemple suivi aussitôt par le bâtiment français.

Une embarcation légère, montée par quatre hommes se détacha alors de la felouque.

Le comte dit quelques mots à voix basse à un matelot qui se tenait près de lui ; celui-ci s’inclina et quitta le pont ; mais bientôt il reparut, suivi du prince de Montlaur.

Pâle, amaigri, le malheureux jeune homme n’était plus que l’ombre de lui-même ; en quelques jours, il avait vieilli de vingt ans ; sa mère ne l’eût pas reconnu ; ses yeux brûlés de fièvre, lançaient des lueurs fauves : une ride profonde s’était creusée entre ses deux sourcils, sa bouche, déformée par l’angoisse, avait un tic nerveux qui lui faisait grimacer un amer sourire, lorsqu’il était en proie à une vive émotion.

Bien qu’en ce moment il fût sous le coup d’une poignante douleur, cependant son visage était calme, froid, digne ; il avait pris sans doute lui aussi une résolution terrible.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il au comte.

— Vous dire que nous allons nous séparer pour toujours.

— Alors, je vais mourir ? reprit-il avec indifférence.

— Non pas ; j’ai promis de ne point attenter à votre vie ; je fais mieux.

— Vous vous connaissez en tortures.

— Vous trouvez ! regardez là, tenez, voyez-vous ce canot ?

— Je le vois, après ?

— L’homme qui le monte est un corsaire barbaresque auquel je vous ai vendu.

— Et à qui vous allez me livrer ?

— C’est cela même.

— Monsieur le comte, dit-il froidement, en regardant son ennemi bien en face, vous avez eu tort de ne pas me tuer.

— Ah ! pourquoi donc cela, cher monsieur de Montlaur ?

— Parce que vous avez dépassé le but : Vous m’avez marqué, c’était horrible ; vous me vendez, c’est maladroit. Il n’y a que du tombeau que l’on ne peut s’échapper. Un jour, dans bien longtemps peut-être, je m’échapperai, et nous nous retrouverons face à face !… alors !

— Alors ?…

— Ce sera mon tour ; vous même l’avez dit : la vengeance se mange froide. Je m’en souviendrai.

Le comte fronça le sourcil, fit un ou deux tours sur le pont, et, revenant à son prisonnier, toujours immobile et calme à la place où il l’avait laissé :

— Eh bien ! soit ! Vengez-vous si vous le pouvez, dit-il d’une voix sourde, mais prenez-y garde, je ne suis pas facile à surprendre ?

— Le plus prudent s’endort, dit froidement le prince.

— Voici le canot qui accoste, monsieur, reprit le comte avec ironie ; je suis contraint, à mon grand regret, de rompre notre conversation.

— En effet, monsieur, répondit le jeune homme sur le même ton ; mon nouveau maître monte sur le pont de votre navire ; ne vous gênez pas, nous reprendrons cette conversation peut-être plus tôt que vous le supposez.

— Quand on est esclave en Afrique, on ne s’échappe pas : on est mort.

— Souhaitez-le, monsieur, dit-il avec un sourire amer.

Et il lui tourna le dos, en haussant dédaigneusement les épaules.

— Est-ce que je me serais trompé sur le caractère de cet homme ? serait-il réellement à redouter ? murmura le capitaine à part lui, tout en allant au-devant du capitaine barbaresque ; allons donc ! je suis fou ! Le diable m’emporte, il m’a presque fait peur avec son damné sang-froid !

Le capitaine musulman était un renégat Candiote, à la figure de fouine, aux traits grimaçants et aux petits yeux gris, brillants comme des escarboucles.

Le marché avait été fait à l’avance avec lui par le comte, marché singulier, par lequel le vendeur payait une grosse somme à l’acheteur. Aussi n’y eut-il aucune contestation, et tout fut bientôt réglé entre les deux parties ; le comte, après avoir de nouveau recommandé la plus active surveillance au renégat, ce qui fit beaucoup rire celui-ci, tant il était certain que son esclave ne s’échapperait pas, donna l’ordre que le jeune homme fût descendu dans le canot ; ce qui fut exécuté immédiatement ; puis il prit congé du capitaine.

Pendant que l’embarcation débordait, le comte suivait d’un regard de triomphe son ennemi, auquel on avait mis de fortes chaînes, en l’attachant à un banc.

— Adieu, monsieur le prince de Montlaur, lui cria-t-il d’une voix stridente.

— Au revoir ! monsieur le comte Ludovic de Manfredi-Labaume, répondit le jeune homme, avec un accent de menace terrible.

— Silence ! cria le capitaine, en appliquant un coup de courbache sur les épaules du nouvel esclave.

— Merci ! dit celui-ci avec un sourire d’une expression étrange.

Ce sourire fit courir un frisson dans les veines du comte ; il pâlit et se rejeta en arrière.

Ce fut tout.

Une heure plus tard, la felouque avait disparu derrière une anfractuosité de la côte, et le lougre se dirigeait, toutes voiles dehors, vers le détroit de Gibraltar.