Les rois de l'océan : L'Olonnais/03

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E. Dentu (1p. 106-127).
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III

COMMENT ET POURQUOI L’OLONNAIS S’EMBARQUA POUR LA CÔTE.

Afin de bien expliquer au lecteur les événements très-sérieux qui venaient de se passer à bord du vaisseau le Santiago, et avaient obligé le commandant par intérim de ce navire à faire au capitaine Vent-en-Panne, les signaux répétés et si peu intelligibles, qui avaient si fort surpris les officiers du Robuste, il nous faut reculer d’environ six semaines en arrière, et revenir à Dieppe quelques heures avant le départ du bâtiment de la Compagnie pour la côte.

Le navire de neuf cents tonneaux, le Coq, armé de douze pièces de canon ; ayant soixante-dix hommes d’équipage, et appartenant à la Compagnie des Indes, était en partance pour Port-de-Paix ; où il allait porter des denrées de toutes sortes, indispensables à la colonie, et cent-quatre-vingt-dix engagés des deux sexes.

On sait de quelle façon cruelle, la Compagnie des Indes en agissait avec ces malheureux.

On les recrutait un peu partout ; on les enlevait même au besoin. Un mari, qui voulait se débarrasser de sa femme, une femme de son mari, un père de son fils, un fils de son père, un débiteur de son créancier, s’entendaient avec les racoleurs de la Compagnie ; leur remettaient une somme plus ou moins considérable ; et l’individu dont on voulait se débarrasser était saisi, appréhendé au corps, n’importe où on le trouvait : dans les rues, dans les promenades publiques même, en plein jour, devant tout le monde ; sans que personne tentât de s’interposer, tant était grande la terreur inspirée par ces racoleurs taillés en hercule ; gens de sac et de corde et de plus assurés de l’impunité.

Les autres engagés étaient racolés dans les cabarets, les maisons borgnes ou les tripots de bas étage.

On enivrait ces pauvres diables, on leur faisait les promesses les plus fantastiques ; on leur promettait l’or et les diamants à foison ; aussitôt qu’ils débarquaient à Saint-Domingue après une longue traversée pendant laquelle, parqués sous les ponts comme des animaux, ils avaient enduré d’indicibles misères ; ils étaient vendus comme esclaves pour un laps de trois à cinq ans, aux habitants et aux boucaniers qui les traitaient comme des bêtes de somme ; et parfois, après les avoir roués de coups, les estropiaient et même les tuaient. Et cela, sans qu’il leur fût possible d’élever la moindre réclamation contre l’odieux guet-apens dont ils étaient victimes ; leurs réclamations n’étaient pas admises ; on riait de leurs plaintes ; bon gré mal gré, ils étaient contraints de courber l’échine et de demeurer esclaves.

Il est vrai que, s’ils ne succombaient pas à la peine, ce dur apprentissage terminé, ils étaient libres ; jouissaient des mêmes immunités que leurs anciens maîtres ; devenaient habitants, boucaniers ou flibustiers ; frères de la Côte enfin. Alors à leur tour, ils achetaient des esclaves et les traitaient absolument comme ils avaient été traités eux-mêmes, sans plus se souvenir des souffrances qu’ils avaient endurées, pendant les trois ou cinq ans de leur esclavage.

Le Coq était un excellent navire ; parfaitement accastillé, fin voilier, se conduisant bien à la mer et supérieurement disposé, pour les voyages spéciaux, exigeant un arrimage, et des aménagements intérieurs tout particuliers.

Quarante-huit heures environ, avant l’époque fixée pour le départ de son bâtiment, le capitaine du Coq revenait du Pollet, où il avait dîné avec un des agents de la Compagnie ; tout en causant avec cet agent sur le port, en attendant son canot pour retourner à bord, il suivait d’un regard distrait les évolutions d’une pirogue manœuvrée par un seul homme, et qui exécutait les courbes les plus gracieuses ; lorsque cette pirogue virant subitement de bord, se dirigea rapidement vers la terre, et vint s’échouer à deux pas de l’endroit, où se tenait le capitaine.

Le marin qui la montait sauta légèrement à terre et après avoir tiré sa pirogue sur le sable, il s’approcha du capitaine, le bonnet à la main.

Ce marin était un jeune homme de vingt-six ans ; d’une taille élevée, bien prise, parfaitement proportionnée ; et doué ainsi qu’il en avait donné la preuve quelques minutes auparavant, d’une agilité, d’une force et d’une adresse extraordinaires : ses traits mâles et accentués avaient une rare expression d’énergie et de franchise ; il avait les yeux noirs, le regard profond, le front large et pur, le nez droit, la bouche un peu grande garnie de dents magnifiques. Ses longs cheveux blonds et soyeux, sa fine moustache un peu fauve coquettement retroussée, imprimaient à sa physionomie un cachet d’étrangeté, qui inspirait la sympathie au premier abord ; en somme, c’était un beau et vigoureux garçon ressemblant bien plutôt à un gentilhomme déguisé, qu’à un matelot ; et cependant il en portait le costume avec une aisance témoignant d’une longue habitude.

— Voilà un beau gars ! dit à voix basse le capitaine à l’agent de la Compagnie, pendant que le matelot s’approchait.

— Et fièrement campé ! répondit l’agent sur le même ton.

En ce moment le matelot les aborda :

— Je vous demande pardon, messieurs, d’interrompre votre conversation ; dit-il poliment d’une voix sonore et harmonieusement timbrée.

— Que désirez-vous, mon ami ? demanda le capitaine. Cherchez-vous un engagement ?

— Peut-être, monsieur ; mais pas probablement dans le sens que vous supposez.

— Expliquez-vous, mon ami ! reprit le capitaine avec intérêt.

— C’est ce que je vais faire avec votre permission, messieurs. Si je ne me trompe, je parle, n’est-ce pas, à monsieur le capitaine Guichard, commandant Le Coq, en partance pour la Côte, et à monsieur de Frappel, agent principal de la Compagnie des Indes à Dieppe ?.

— Vous êtes bien renseigné, mon ami ; nous sommes, en effet, les personnes que vous dites, et si c’est à nous que vous avez affaire, nous voici prêts à vous entendre.

— Voici la chose en deux mots, messieurs, reprit le jeune homme : je suis né, il y a quelque vingt-cinq ans, du côté des Sables d’Olonne ; je n’ai jamais connu mes parents qui ne se sont pas plus occupés de moi, que pour ma part, je n’ai songé à eux. J’avais six ou sept ans, je crois, lorsque la pauvre femme qui m’élevait, se noya avec son mari. Au retour de la pêche, la barque que nous montions chavira, dans une saute de vent ; les deux braves pêcheurs disparurent sous l’eau et ne reparurent plus. Moi je fus plus heureux. Tout en nageant, car mon brave père nourricier avait eu soin de m’apprendre à nager si jeune que je fusse, je réussis, je ne sais comment, à saisir un aviron sur lequel je me maintins assez longtemps, pour permettre à d’autres pêcheurs, témoins de notre sinistre, de venir à mon secours et de me sauver.

— Eh ! eh ! fit en riant le capitaine, c’était avoir du bonheur.

— J’ai toujours été heureux ; reprit gaiement le jeune homme. Par la mort de mes pères nourriciers, notre pauvre marmite était renversée ; il fallait vivre ; je m’embarquai mousse. Depuis j’ai constamment navigué ; par tous les temps, sous toutes les latitudes ; à la pêche aux harengs, à la baleine, en Afrique, en Amérique, dans l’Inde ; que sais-je encore ? tantôt comme matelot, tantôt comme maître parfois comme officier ; car je me suis appris à lire et à écrire, je sais faire mon point, prendre une amplitude ; bref, je le dis avec orgueil, je suis bon marin ; mais je suis ambitieux.

— C’est de votre âge, fit observer M. de Frappel.

— N’est-ce pas, monsieur ? reprit le jeune matelot. Eh bien ! il y a un pays dans lequel je ne suis jamais allé ; dont on dit des merveilles et que je brûle de connaître ; certain que j’y ferai fortune et que je m’y créerai une belle position en peu de temps.

— Quel est ce pays ? demanda le capitaine.

— La Côte ! je veux, moi aussi, devenir frère de la Côte !

— Vous n’êtes pas dégoûté, mon cher ami ; dit l’agent de la Compagnie.

— Bah ! j’ai tout ce qu’il faut pour cela. Je suis brave, intelligent, je veux parvenir. Est-il besoin d’autre chose ?

— Ma foi non ! Vous voudriez partir avec nous ?

— Oui. Je travaillerais pour mon passage et arrivé à Saint-Domingue, vous me débarqueriez.

— Vous m’intéressez, je voudrais vous être utile ; malheureusement ce que vous me demandez est impossible.

— Impossible ?

— Oui, la loi s’y oppose formellement. Vous n’avez que deux alternatives : vous faire inscrire sur mon rôle d’équipage et alors je serai obligé de vous ramener à Dieppe ; et, si je consens à cela, c’est par intérêt pour vous, car mon équipage est complet, ou bien…

— Ou bien ?.

— Vous engager avec la Compagnie des Indes ; et vous savez ce qui vous attend là-bas ?

— Oui, je le sais ; hum ! c’est dur ! Vous m’affirmez qu’il n’y a pas d’autre moyen ?

— Sur l’honneur.

Le jeune homme sembla réfléchir pendant quelques instants ; puis tout-à-coup il releva la tête et répondit gaillardement :

— Bah ! ne vous ai-je pas dit que j’avais toujours eu du bonheur ! il me reste la chance. C’est dit, capitaine, j’accepte et je pars avec vous.

— Vous acceptez ?

— Oui, mais à deux conditions.

— Voyons les conditions ?

— La première c’est que pendant toute la traversée je ferai mon métier de matelot, et je serai considéré comme faisant partie de l’équipage.

— Voyons la seconde ?

— Quand appareillez-vous ?

— Après-demain à l’heure de la marée.

— Eh bien ! la seconde c’est que je demeurerai à terre jusqu’au moment du départ. Est-ce convenu, capitaine ?

— J’accepte vos conditions. Vous ferez le service de deuxième lieutenant à bord.

— Merci, capitaine, vous n’aurez pas à vous plaindre de moi.

— Je le crois. Et qui sait ? peut-être là-bas pourrai-je vous être utile. Quel est votre nom ?

— Je n’en ai jamais eu ; on m’a toujours appelé l’Olonnais à cause de la ville où probablement je suis né.

— Soit, on vous nommera ainsi. Eh bien ! l’Olonnais, suivez monsieur ; signez votre engagement, et soyez exact après-demain.

— Merci, capitaine ; comptez sur moi.

En ce moment le canot du capitaine Guichard arriva ; celui-ci s’embarqua et regagna son bord.

L’Olonnais retourna au Pollet en compagnie de M. de Frappel ; l’agent de la compagnie lui fit signer son engagement, lui compta une prime de cent cinquante francs, somme énorme pour l’époque, lui fit promettre de ne pas manquer à sa parole, et le congédia en lui souhaitant tous les bonheurs possibles.

Le jeune homme remercia. M. de Frappel, et le quitta en faisant joyeusement sauter les écus de six livres qui remplissaient sa poche.

Mais, dès que l’Olonnais fut seul, son visage redevint sérieux ; il doubla le pas, et au lieu d’entrer au cabaret, ce que n’aurait pas manqué de faire tout autre matelot dans sa position, il sortit de la ville et alla sur la route de Paris s’embusquer au milieu d’un épais taillis, dans lequel il disparut.

Il était à peu près six heures du soir, dans les premiers jours du mois de mai, c’est-à dire presque à l’époque des plus longs jours de l’année.

— Là, murmura-t-il en s’accommodant le moins mal possible dans sa cachette, je suis certain de la voir ; attendons !

L’attente fut longue, mais l’Olonnais était patient ; il demeurait assis, l’oreille tendue, ne bougeant pas plus qu’un fakir indien, surveillant les rares passants qui entraient dans la ville ou en sortaient.

Depuis une heure environ, il était embusqué dans sa singulière cachette, lorsqu’il lui sembla entendre un bruit de grelots, un roulement de voiture sur le cailloutis pointu de la route, et le pas pressé de plusieurs chevaux.

Il redoubla d’attention.

— Cette fois, je ne me trompe pas ; murmura-t-il avec une émotion contenue, en appuyant fortement la main sur son cœur comme pour en modérer les battements.

En effet, quelques minutes plus tard, une lourde voiture attelée de cinq chevaux, passa rapidement devant l’endroit où se tenait le matelot ; celui-ci se pencha vivement, une expression d’ineffable bonheur se peignit sur son visage, et il murmura avec un accent impossible à rendre :

— C’est elle ! qu’elle est belle, mon Dieu !… Soudain il pâlit, baissa la tête avec découragement et deux larmes tombèrent de ses yeux. Hélas ! reprit-il, quelle fatalité m’a jeté, moi, misérable, sur les pas de cette femme ! comment osai-je aimer cette séduisante créature ! Que suis-je ! pour elle si riche, si belle, si noble ?… moi, pauvre enfant trouvé, qui n’ai pas même de nom !… Allons, je suis fou ! existerai-je jamais à ses yeux ? daignera-t-elle regarder assez bas pour m’apercevoir ?… Puis son œil noir lança un fulgurant éclair d’orgueil et de volonté : Qui sait ?… ajouta-t-il, l’avenir m’appartient ! Ce nom, cette fortune qui me manquent je puis les conquérir ! Je les conquerrai !… ou bien je mourrai !… et la mort, c’est l’oubli !

Tout en discutant ainsi avec lui-même, le matelot avait quitté sa cachette, s’était jeté dans un chemin de traverse et s’était lancé en courant vers la ville.

Il fit si grande diligence, qu’il arriva à temps, pour voir une seconde fois la voiture passer devant lui.

Cette voiture contenait trois personnes : un gentilhomme de cinquante-cinq ans environ, d’une mine hautaine et dédaigneuse, et deux dames ; la mère et la fille selon toutes probabilités.

Bien que la plus âgée des deux dames eût dépassé de plusieurs années la quarantaine, il lui eut été facile de n’avouer que trente deux ou trente-trois ans, tant sa beauté, qui avait dû être extraordinaire, s’était conservée presque dans toute sa splendeur première ; son visage avait cette pureté de lignes, que les anciens savaient si bien rendre, avec leur ciseau, et dont ils ont avec eux emporté le secret ; sa peau d’une finesse extrême avait une transparence et un velouté tout juvénile ; un léger nuage de mélancolie, répandu sur ses traits, ajoutait un charme de plus à sa physionomie expressive ; parfois elle laissait languissamment reposer son regard sur sa fille, et alors un délicieux sourire entr’ouvrait ses lèvres carminées, et une expression profonde et passionnée d’amour maternel, éclatait dans son regard, qui subitement se faisait rêveur.

Sa fille était une enfant de seize ans à peine. Que dire d’elle, sinon qu’elle était belle comme sa mère l’avait été à son âge ! Blonde avec des yeux noirs ; elle avait un teint nuancé de rose et d’opale, des lèvres rosées, des dents admirables, de longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, une taille svelte, élancée ; en un mot cette jeune fille avait toutes les grâces de l’enfance qui s’ignore encore, avec la délicieuse langueur de la femme ; elle était belle sans le savoir.

Autour du carrosse galopaient quatre valets en grande livrée, armés jusques aux dents.

Lorsque la lourde voiture eut disparu à l’angle de la rue la plus proche, le jeune homme sembla se réveiller en sursaut de l’extase où il était plongé :

— Chère Violenta ! murmura-t-il. Est-ce une femme ou un ange ? Et moi, moi misérable fou ! j’ose aimer cette créature céleste ! oh ! oui, je l’aime ! je l’aime à mourir sur un mot de ses lèvres, sur un signe de ses doigts rosés. Oh ! la voir ! la voir toujours !…

Et il reprit sa course, fou, éperdu, derrière la voiture.

Mais cette course ne fut pas longue. Le carrosse tourna sur le port et s’engloutit comme un ouragan dans la cour d’une maison dont les portes se refermèrent aussitôt sur lui.

Le matelot s’arrêta à quelques pas, et examina cette maison avec la plus sérieuse attention.

— C’est là qu’elle s’arrête, murmura-t-il à part lui. On ne m’avait pas trompé ! Mes renseignements étaient exacts ! Partira-t-elle réellement ?… oh ! je le saurai !

Il jeta un dernier regard sur la maison, puis il s’éloigna comme à regret, et entra, une centaine de pas plus loin, dans un cabaret fréquenté par les matelots.

Mais ce n’était ni pour boire ni pour manger ; l’Olonnais avait bien d’autres choses en tête en ce moment, que la satisfaction de ses appétits matériels.

Il s’arrêta un instant sur le seuil de la porte et, après avoir promené un regard inquisiteur tout autour de la salle basse, sombre, enfumée, sans doute il découvrit ce qu’il cherchait ; car il se dirigea vers une table occupée seulement par un buveur solitaire, et il s’assit sans hésiter à côté de lui.

Les deux marins, car l’inconnu lui aussi portait le costume de matelot, échangèrent un sourire et une poignée de mains.

— Eh bien ! Pitrians, demanda l’Olonnais avec une certaine hésitation, quoi de nouveau, mon vieux camarade ?

Hâtons-nous de constater que le vieux camarade en question, était un solide gaillard, haut de près de six pieds, taillé en Hercule, à la mine un peu chafouine bien que sympathique, à l’œil fin, perçant et vif, à la physionomie rusée, et âgé à peine de vingt-deux ans.

— Rien qui doive t’inquiéter, matelot, répondit-il en riant. Sur ma parole tu es né coiffé, comme disent les vieilles femmes ; tout tourne à ton gré ; le hasard même semble prendre plaisir à se mettre de la partie, pour mieux arranger les choses.

— Comment cela ? dis vite, matelot.

— Tu vas en juger. Le señor don Blas Sallazar, comte de Médina Campo et duc de la Torre, au diable les Espagnols pour avoir une telle kyrielle de noms !…

— Tu me fais bouillir !

— M’y voici. Il paraît que le dit Seigneur est très-ami de notre roi S. M. Louis XIV, à la cour duquel il réside depuis longtemps

— Que m’importe tout cela ?

— Patience donc ! Il paraît que don Blas, etc., etc., a été nommé vice-roi du Pérou, par le roi d’Espagne, son souverain, qui a pour lui une estime toute particulière.

— Qu’est-ce que cela me fait !

— Plus que tu ne le supposes. Bien que le roi de France et le roi d’Espagne soient en guerre, M. de Colbert avait reçu l’ordre de mettre gracieusement la frégate le Porc-Épic à la disposition du señor don Blas, etc., etc., pour passer au Pérou ; mais comme M. de Colbert a jugé à propos de disposer de la frégate pour surveiller les côtes d’Espagne… Tu m’entends, n’est-ce pas ?

— Parfaitement, mais je ne comprends pas ?

— C’est que tu ne le veux point ; cependant c’est limpide. Le ministre n’osant désobéir aux ordres du roi, s’est entendu avec les directeurs de la Compagnie des Indes ; ceux-ci ont prévenu le capitaine Guichard dont le bâtiment est en partance, qu’il embarquerait et conduirait à Saint-Domingue avec tous les honneurs dûs à son rang, le comte de Médina Campo, nouveau vice-roi du Pérou, et sa famille ; de sorte que tout a été préparé à bord du navire le Coq pour recevoir ces illustres passagers. Arrivés à Saint-Domingue, rien ne sera plus facile à M. d’Ogeron, gouverneur de la partie française de l’île, que de faire conduire en sûreté le comte et sa suite sur le territoire espagnol.

— Tu es certain de ce que tu avances ?

— Tout ce qu’il y a de plus certain ; je le tiens du valet de chambre même du duc ; un grand sec, qu’on ne voit jamais que de profil, n’importe de quelle façon on le regarde.

— Bon ! s’écria l’Olonnais, je l’avais deviné !

— Toi ?

— Oui, mon cœur me l’avait dit ! s’écria-t-il en se frottant joyeusement les mains.

— Bah ! Pas possible !

— C’est si bien possible, reprit le jeune homme en riant, que je pars avec eux.

— Toi ?

— Oui. Écoute et tu verras si je me suis trompé.

Alors l’Olonnais raconta à son ami de quelle façon il s’était engagé à bord du Coq.

Pitrians l’écouta non pas avec surprise, mais avec une véritable stupeur.

— C’est égal, dit-il, en hochant la tête d’un air mécontent, tu as eu tort. Ton amour t’a fait faire une sottise. Tout cela te conduira Dieu sait où !

— Après nous la fin du monde ! s’écria l’autre d’un air délibéré.

— Tu raisonnes comme une calebasse, mais tu es mon ami ; je ne te dirai donc rien ; sinon que tu t’es mal conduit envers moi, en agissant ainsi que tu l’as fait sans me prévenir.

— Je ne te comprends pas, Pitrians.

— Suffit ! Je me comprends et tu me le paieras.

— Allons donc ! Tu es fou !

— Non, c’est toi qui l’es. Viens, il temps de nous retirer.

En parlant ainsi il se leva, solda la bouteille de vin qu’il avait à peine entamée, et tous deux quittèrent le cabaret.

L’Olonnais fut exact au rendez-vous qu’il avait donné au capitaine Guichard. À l’heure dite il arrivait à bord du Coq et se présentait au capitaine. L’appareillage était commencé ; une partie de l’équipage virait au guindeau pour déraper l’ancre, tandis que des matelots courant sur toutes vergues larguaient les voiles.

Après avoir serré de la façon la plus cordiale la main de son nouveau lieutenant, le capitaine Guichard lui fit indiquer par un mousse, la cabine qu’il lui destinait, afin qu’il y déposât son coffre ; puis son installation terminée, et ce fut l’affaire de quelques minutes, l’Olonnais prit immédiatement son service à bord.

Le premier individu, auquel il se heurta en montant sur le pont, fut Pitrians.

— Tu le vois, matelot, dit celui-ci en riant sans façon au nez de son ami, il n’y a pas que toi qui saches faire des sottises ; je ne m’en tire pas mal aussi, hein ?

— Est-ce que tu es embarqué sur le Coq ?

— Parfaitement ; aux mêmes conditions que toi ; seulement je ne suis pas officier, moi ; je ne suis que maître d’équipage ; mais je m’en bats complètement l’œil. Tu es vexé de me voir ici, n’est-ce pas, sournois ? Je te l’avais bien dit que tu me le paierais !

— Merci, Pitrians ; répondit l’Olonnais avec émotion, en lui serrant la main.

La conversation finit là. Quel besoin avaient-ils de s’en dire plus ? ils se comprenaient. Chacun se rendit où l’appelait son devoir.

Une heure après le navire le Coq dérapait et prenait la mer.

Les dix ou douze premiers jours de la traversée furent favorisés par une bonne brise et un temps magnifique ; ce qui fit supposer que le voyage s’accomplirait dans les meilleurs conditions.

Le duc de La Torre s’était tout de suite fait aimer de l’équipage par ses manières affables et sa générosité.

Les matelots de quart le voyaient avec plaisir se promener sur le pont en compagnie de la duchesse et de sa charmante fille. Dès que ces trois personnes paraissaient sur l’arrière, l’équipage s’éloignait respectueusement pour leur laisser la place nécessaire à leur promenade ; les matelots ne causaient plus entre eux qu’à voix basse, évitant avec le plus grand soin de se servir de ces expressions grossières, ou plus que lestes, dont ils ont l’habitude.

Mademoiselle Violenta de la Torre était surtout l’objet, non seulement d’un respect profond de la part de ces hommes presque primitifs, mais pour ainsi dire d’un culte. Ils professaient une admiration sans bornes pour cette jeune fille ; avec une crédulité naïve et touchante qui caractérise ces natures à la fois simples et énergiques, ils se figuraient que la présence à bord de cette ravissante enfant, portait bonheur à eux et au navire.

L’Olonnais était heureux, plus heureux qu’il n’avait jamais été ; à la vérité, il n’avait osé adresser la parole à la jeune fille autrement que pour échanger timidement avec elle quelques banales questions, sur le temps, la marche du bâtiment, ou la durée probable du voyage ; mais il n’était plus à présent absolument un étranger pour elle ; la douce et harmonieuse musique de sa voix, l’enivrait et faisait courir des frissons de bonheur dans ses veines ; et puis il la voyait chaque jour pendant plusieurs heures ; il pouvait de plus la contempler et l’admirer en secret. Aussi, nous le répétons, il était heureux.

Cependant une goutte d’absinthe ne tarda pas à tomber sur ce bonheur, et à le changer presque en amertume.

Sans qu’il s’en doutât, une conspiration horrible se tramait dans l’ombre, contre la femme pour laquelle il avait une adoration si respectueuse, et nous dirons presque si désintéressée ; à cause de la barrière infranchissable, que les lois implacables de la société d’alors élevaient entre elle et lui.

Ceci demande une explication que nous allons essayer de donner en peu de mots.

Le premier lieutenant, ou second capitaine du bord, était un ancien officier de la marine royale, que certaines fredaines un peu trop accentuées, et qu’il est inutile de rapporter ici, avaient obligé à donner sa démission. Cet homme était noble ; il portait même un beau nom ; le comte Horace de Villenomble ; et se trouvait apparenté avec la meilleure noblesse d’Auvergne. De plus il était neveu d’un des directeurs de la Compagnie des Indes. C’était même, grâce à la protection de cet oncle, qu’il avait obtenu l’emploi de deuxième capitaine du navire le Coq ; emploi qu’il occupait depuis trois ans, tant bien que mal. Nous ne prétendons pas dire par là qu’il fût mauvais marin ; bien au contraire, il connaissait parfaitement son métier ; en maintes circonstances, il avait fait preuve de grands talents, et d’une remarquable science nautique. Mais les bonnes qualités que M. de Villenomble possédait comme marin, étaient complètement obscurcies par des vices honteux et une immoralité sans bornes ; cet homme n’avait de respect pour rien. Il était ivrogne, joueur, licencieux et le reste. Rien ne lui coûtait pour satisfaire ses caprices, ou assouvir ses passions.

À bord du Coq il était exécré par tout l’équipage, et surtout redouté, à cause de l’influence dont il jouissait sur l’esprit de son oncle, qu’il était parvenu à complètement aveugler sur son compte, et à convaincre de son retour définitif à une existence honnête et laborieuse. Parfois même, le digne homme se félicitait de sa conversion ; et s’applaudissait d’être parvenu à le remettre dans la bonne voie.

Au physique, le chevalier Horace de Villenomble était un charmant cavalier de trente-deux à trente-quatre ans, d’une élégance suprême ; très au fait des usages de la cour ; et surtout possédant au plus haut degré ce talent, si rare, même à cette époque de galanterie quintessenciée, de dire des riens spirituels ; de raconter avec esprit des anecdotes souvent assez scabreuses, enfin de plaire aux dames sans affectation, et sans paraître leur faire la cour.

Deux jours avant le départ du Coq, le comte revenait d’une promenade assez longue qu’il avait faite à cheval sur la route d’Arques. Il était environ sept heures et demie du soir ; plongé dans des réflexions assez sérieuses et qui, à en juger par l’expression de sa physionomie ne devaient pas être couleur de rose, le jeune officier avait abandonné la bride sur le cou de son cheval, et le laissait marcher à sa guise ; liberté dont l’animal profitait, pour happer une touffe d’herbe, à chaque angle de la route.

Tout à coup deux hommes vêtus en matelots arrêtèrent le cheval par le mors.

Le comte redressa vivement la tête en portant la main à ses fontes.

— Que me voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix menaçante.

— Vous rendre service ; répondit un des deux hommes, si vous êtes celui que nous cherchons.

— Qui cherchez-vous ?

— Le comte Horace de Villenomble, lieutenant en premier du vaisseau de la Compagnie, le Coq.

— C’est moi, dit-il.

— Alors veuillez nous suivre à quelques pas d’ici ; nous avons à vous faire une proposition avantageuse pour vous.

— Qui m’assure que vous ne me tendez pas un piège ? que vous ne voulez pas me faire tomber dans un guet-apens pour m’assassiner ?

— Allons donc ! vous ne croyez pas un mot de ce que vous dites. Nous sommes sans armes. D’ailleurs c’est à prendre ou à laisser. Vous savez, monsieur le comte, que c’est demain à six heures du matin, que vous devez payer les cinq milles pistoles, que vous avez perdues hier, et que vous venez dans ce moment, d’aller vainement demander à un de vos amis ; sinon vous serez arrêté immédiatement ; cassé de votre grade, et cette fois sans rémission possible.

— Quand tout cela serait vrai, reprit le comte avec hauteur, qu’en résulterait-il ?

— Ceci tout simplement que, si vous consentez à nous suivre, dans un quart d’heure vous aurez les cinq mille pistoles que vous avez vainement cherchées ; et cinq mille pistoles en sus, sans compter le double de cette somme, dès que votre navire sera arrivé à Port-Margot, si vous consentez à votre tour à nous rendre le service que nous attendons de vous.

Le comte sembla réfléchir un instant, puis prenant son parti :

— Allons ! dit-il d’un ton résolu.

Et il s’éloigna à travers champs en compagnie des deux hommes.

Après avoir marché pendant quatre ou cinq minutes à peine, ils atteignirent une espèce de masure abandonnée dans laquelle le comte, après avoir mis pied à terre et attaché son cheval, pénétra à la suite de ses deux guides inconnus.

L’un d’eux alluma une chandelle de suif jaune, qu’il posa sur une table boiteuse, et la conversation s’engagea aussitôt entre les trois hommes.

Que se dirent-ils ? Quelles propositions furent faites au comte ? C’est ce que nous saurons bientôt. Mais ces propositions durent être terribles ; car le comte, qui cependant faisait profession de ne rien redouter au monde, et dont en ce moment la situation était réellement désespérée, hésita à les accepter.

Cependant, il paraît que les inconnus réussirent à vaincre ses scrupules et à obtenir son consentement ; car le comte reçut, séance tenante, dix mille pistoles en billets de caisse ; billets qu’il examina soigneusement et qu’il plaça avec un soupir de satisfaction dans son portefeuille ; puis il sortit et monta à cheval.

— Nous avons tenu nos promesses ; dit un des inconnus avec un accent de menace, à vous de tenir la vôtre. Sachez bien que si vous n’accomplissez pas l’affaire dont vous vous êtes chargé, rien ne pourra vous soustraire à notre vengeance.

— Nous serons aussitôt que vous sur la Côte, ajouta le second d’une voix sombre.

— Messieurs, répondit le comte avec hauteur, vous avez ma parole de gentilhomme ; puisque vous me connaissez si bien, vous devez savoir que je n’y ai jamais manqué. Adieu et merci.

Et rendant la main à son cheval, il partit au galop.

— Au revoir, répondirent les inconnus d’une voix railleuse.

Dix minutes plus tard, le comte arrivait à Dieppe. Sans s’arrêter, il se rendait chez son créancier, acquittait sa dette, puis après avoir pris certaines dispositions, il montait dans un canot et se faisait conduire à bord du Coq ; fermement résolu à ne plus descendre à terre avant le départ.

En sa qualité de second du navire, le comte Horace était spécialement chargé de tout ce qui regardait l’aménagement intérieur du bâtiment ; de l’établissement des cabines, de l’arrimage et enfin de tous ces détails minutieux, que comporte l’installation d’un navire depuis les agrès, le lest ou le chargement, jusqu’à la nourriture et à la discipline de l’équipage et des passagers ; le premier capitaine ne s’occupant en général que de la route.

Lorsque le capitaine Guichard reçut l’ordre de prendre à son bord le duc de la Torre et sa famille, naturellement il communiqua cet ordre à son second, en laissant à ses soins les dispositions à prendre, pour que les nobles passagers se trouvassent le moins mal possible sur le Coq, pendant une traversée assez longue ; puisque, en supposant que le temps se maintint au beau, elle devait durer plus d’un mois.

Le comte Horace, rendons-lui cette justice, s’acquitta de la mission délicate que lui confiait son capitaine avec un tact et un goût exquis : il fit réellement des prodiges dans l’arrangement des cabines, dont il forma un appartement luxueux, assez grand et surtout très-commode ; chose qui est si difficile à obtenir, même souvent sur un bâtiment d’un tonnage supérieur à celui du Coq, qui, de plus, était encombré déjà, d’un nombre considérable de passagers des deux sexes.

Le duc de la Torre redoutait sur toutes choses l’incommodité, à laquelle il s’attendait à être condamné à bord d’un navire de commerce, d’un tonnage relativement faible où, d’ordinaire, l’espace est excessivement restreint ; il fut très-agréablement surpris, lorsque le comte Horace, après l’avoir reçu avec une exquise courtoisie à son arrivée à bord, l’eût conduit à l’appartement qui lui était destiné. Le duc, enchanté de tout ce qu’il voyait, remercia chaleureusement l’officier, qu’il ne connaissait pas encore, mais dont les grandes manières l’avaient séduit dès le premier moment ; il ne s’en tint pas là ; dès qu’il reçut la visite du capitaine, il saisit cette occasion pour le féliciter sur le goût et le talent déployés par son second, dans l’aménagement de cet appartement si adroitement improvisé.

Le capitaine fut obligé, à son grand regret, de répondre aux courtoises avances de son noble passager en lui présentant le comte de Villenomble ; formalité que le digne capitaine comptait différer, jusqu’à ce qu’il eût eu le loisir de prévenir secrètement le duc, du caractère véritable de l’homme que les directeurs de la Compagnie des Indes lui avaient imposé pour second. Mais comme déjà plusieurs fois en pareilles circonstances, le capitaine Guichard avait réussi à déjouer les roueries plus ou moins honnêtes de son second, celui-ci se tenait sur ses gardes ; il s’arrangea de façon à prendre l’avance et à contraindre le capitaine à le servir malgré lui, en le présentant.

Ces deux hommes se connaissaient de longue date ; ils se méprisaient et se haïssaient mortellement ; c’était entre eux, à la vérité, une guerre à armes courtoises ; mais sourde, implacable, acharnée, quoique silencieuse ; et cela, en conservant continuellement le sourire sur les lèvres. Naturellement le duc de la Torre, qui n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon de la mésintelligence secrète de ces deux hommes, fut ravi de rencontrer sur ce bâtiment, dont il avait d’abord si fort redouté le séjour, un gentilhomme de sa caste et presque de son rang ; de manières exquises, avec lequel il pourrait entretenir des relations agréables pendant le cours du voyage, et qui formerait une société à sa famille ; en l’aidant à supporter patiemment les ennuis inséparables d’une longue traversée. Il accueillit donc le comte Horace de la façon la plus gracieuse ; bientôt celui-ci dont le plan était dressé à l’avance, sut si bien se rendre indispensable au duc de la Torre, que le noble castillan le prit en grande estime, et qu’il réussit ainsi à s’introduire dans son intimité.

L’amour rend clairvoyant. L’Olonnais ne tarda pas à s’apercevoir du manège de son supérieur. Il remarqua avec une douleur secrète que les assiduités du comte, étaient acceptées avec une certaine amabilité par les dames ; mais il reprit bientôt courage ; car il lui fut facile de constater que mademoiselle de la Torre semblait éprouver une répulsion instinctive pour cet homme, auquel en toutes circonstances, elle témoignait une extrême froideur.

Malheureusement pour l’Olonnais, la position inférieure qu’il occupait à bord, ne lui permettait en aucune façon de servir les passagères ; ni même de les avertir de se tenir en garde, contre les assiduités du comte Horace.

Celui-ci était son supérieur immédiat ; il ne pouvait rien contre lui ; de plus, à cette époque, le code maritime était d’une sévérité, ou plutôt d’une cruauté telle, que bien rarement, on avait à appliquer ses lois draconiennes.

Le capitaine Guichard avait pris l’éveil lui aussi. Il connaissait son second depuis trop longtemps, pour ne pas surveiller de près ses actions, même celles en apparence les plus indifférentes ; il avait le pressentiment que celui-ci agissait d’après un plan laborieusement élaboré. Quel était ce plan ? Quel but le comte voulait-il atteindre ? Voilà ce que le capitaine Guichard ignorait, mais ce qu’il lui importait de découvrir ; afin, s’il était possible, de déjouer les machinations du comte, et de le démasquer, aussitôt qu’il se laisserait emporter à commettre une faute.

Mais le comte était bien fin ; se sentant soupçonné il jouait très-serré.

Il fallait donc faire avec lui un assaut continu de ruse et d’adresse ; feindre avant tout à ses yeux, d’avoir en lui la plus entière confiance ; tout en le surveillant attentivement.

La situation était difficile, critique même. Le capitaine Guichard avait à lutter contre forte partie. Il n’hésita pas à faire part à l’Olonnais, qu’il avait appris à connaître, et dans lequel il avait la plus entière confiance, de son appréhension secrète ; il lui révéla le caractère équivoque de son second, et les craintes qu’il éprouvait à son sujet. L’Olonnais écouta cette confidence avec la joie la plus vive. Soutenu par son capitaine, il se sentit fort et reprit espoir. Pitrians son ami fut mis dans le secret et tous trois, d’un commun accord, ils résolurent d’exercer une surveillance occulte autour de l’homme que, désormais, ils considéraient comme un ennemi ; d’épier ses moindres actions, soit de jour, soit de nuit ; en un mot de ne pas le perdre de vue un instant, afin de déjouer le plan que sans doute il avait conçu, pour séduire la jeune et charmante fille du duc de la Torre, et la compromettre de telle sorte, qu’elle fût contrainte d’accepter sa main.

Cependant le voyage se continuait dans les plus excellentes conditions ; la brise depuis le départ de Dieppe n’avait ni augmenté ni diminué ; elle n’avait cessé d’être favorable. Les bras, les écoutes et les amures, semblaient amarrés à demeure sur les taquets ; ainsi que les matelots disaient entre eux en riant.

On approchait rapidement de Saint-Domingue ; encore sept ou huit jours au plus et le Coq laisserait tomber son ancre sur la rade de Port-de-Paix, dans la partie française de l’île.

Le comte Horace de Villenomble redoublait de prudence ; mais en même temps, ses assiduités auprès de M. le duc de la Torre devenaient plus sérieuses ; sachant l’influence dont jouissait le vice-roi du Pérou, connaissant ses liens nombreux de parenté, avec les premières familles du royaume ; le crédit qu’il possédait à Versailles, malgré sa qualité d’Espagnol ; le comte Horace s’était présenté à lui comme une victime de l’envie, poursuivi par des ennemis puissants, qui avaient réussi à le noircir auprès de M. de Colbert, le tout-puissant ministre du roi Louis XIV, dont la haine implacable avait brisé sa carrière, en le contraignant à donner sa démission ; l’obligeant ainsi à végéter honteusement dans les grades inférieurs, à bord de bâtiments de commerce ; confondu avec des gens qui n’étant ni de son rang ni de sa caste, le considéraient comme un ennemi, et par conséquent, poussés par leur haine implacable contre la noblesse, essayaient eux aussi de lui nuire.

M. le duc de la Torre, ému malgré lui, par le récit souvent répété de ces malheurs imaginaires, s’était intéressé à la situation précaire de ce jeune homme, placé dans une situation si au-dessous de sa naissance ; il lui avait promis, bien que la guerre fût déclarée entre la France et l’Espagne, d’intercéder auprès du ministre ; et d’employer toute l’influence dont ses parents ou ses amis disposaient à Versailles, pour que justice lui fût rendue, et qu’il fût replacé dans la marine royale, dans des conditions plus en rapport avec le nom honorable qu’il portait.

Les choses en étaient à ce point ; le comte Horace se félicitait secrètement du chemin qu’il avait fait dans l’esprit de M. de la Torre ; il entrevoyait dans un avenir prochain le succès presque assuré de ses machinations et de ses trames si adroitement tissées, lorsqu’un événement auquel il était bien loin de s’attendre vint, non pas changer, mais complétement modifier ses projets, et le pousser ainsi à sa perte.

Cet événement fut la prise du bâtiment de la Compagnie des Indes, le Coq, par le vaisseau de guerre espagnol, le Santiago.

Voici comment le navire français fut amariné à l’improviste, à cent cinquante lieues au plus de l’île de Saint-Domingue, but de son voyage, lorsqu’il se croyait certain d’avoir trompé la vigilance des nombreux croiseurs ennemis et de leur avoir échappé.